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On trouve aussi parmi les fossiles adhérens aux rochers, l'espèce d'oursin, dont le vif est particulier à la mer Rouge. Les vallons qui sillonnent cette partie de la Crimée contiennent de très-grands bancs de fossiles univalves, & presque tous du genre des bonnets Chinois. Ces fossiles diffèrent cependant de ceux que l'on trouve dans la Méditerranée, par une coquille plus épaisse, moins évasée & couverte de stries circulaires; dans quelques vallons, leur abondance est telle qu'elles y étouffent absolument toute végétation; ces coquilles y sont mêlées avec des fragmens d'un tuf follié & herborisé dont le principal lit se découvre dans le fond des ravins.
Le niveau des bancs de rochers que j'ai vérifié d'une montagne à l'autre avec le niveau d'eau, annonce que toutes les couches sont également horisontales. J'ai toujours porté la plus scrupuleuse attention dans mes recherches sur un objet aussi intéressant que neuf, & je n'ai rien découvert qui altéra cette uniformité.
Lorsque les connaissances humaines auront pénétré le principe des révolutions du globe, l'observation que je rapporte sur l'immutabilité du sol de la Crimée acquérera plus de valeur, elle prouvera que les causes du renversement ont été sans effet pour la presqu'Isle. Les tremblemens de terre qui y sont à peine connus, n'ont jamais dû y être centrais, le sommet des rochers y est encore couvert d'une terre végétale ; les montagnes les plus élevées n'offrent aucun indice de crathère, aucun vestige de laves.
La carte des terres supérieures de la Crimée, prise sur le niveau de ces bancs de rochers, ne présenterait qu'un Archipel, un amas d'îles plus ou moins élevées, placées à peu de distance les unes des autres, & toujours à l'Ouest du Caucase ; mais fort éloignées des terres qui pouvaient à cette époque former le continent vers le Nord, & ce n'est que vers le petit Don que le sol commence à s'élever jusqu'au même niveau.
Ces recherches sur la Géographie primitive, en servant aux progrès des connaissances humaines, répandraient sans doute un nouveau jour sur un objet dont l'esprit de système s'est emparé depuis long-temps. Les Savans qui seront curieux de connaître le premier aspect du globe, le retrouveront en suivant le même niveau dont ils appercevront par-tout les traces les plus distinctes. Des montagnes plus élevées leur présenteront encore des niveaux plus anciennement abandonnées par les eaux ; mais borné dans ces Mémoires aux seuls détails du tableau actuel des pays que j'ai parcourus, & du moral de leurs habitans, je ne me permettrai plus sur cette matière que de rapporter la réponse d'un tartare. Je me promenais avec cet homme, dans une des gorges qui joignent celle dans laquelle Bactcheseray est situé. J'y remarquai un anneau de fer placé au haut d'un rocher inaccessible qui couronnait & fermait cette gorge dans son enfoncement. J'interrogeai mon Tartare sur l'utilité de cet anneau. J'imagine qu'il servait, me répondit-il froidement, à attacher les vaisseaux, lorsque la mer, en baignant ces rochers, formait un port de cette gorge. Je restai confondu, j'admirai le génie qui, n'ayant d'autre guide que la comparaison journalière du rivage actuel de la mer avec les anciennes traces de ses eaux, imprimées & conservées sur les montagnes, s'élevait jusqu'à la solution du problème. Les anciens Grecs & les anciens Romains eurent des occasions d'admirer aussi la plus sublime philosophie morale dansées Scythes ; mais l'idée la plus vaste sur les révolutions du globe est sans doute plus étonnante dans un Tartare, & sa simplicité naïve ajoutait encore à mon admiration. On peut juger par lui, que ses compatriotes accordent peu d'intérêt aux monumens qui attellent les différens âges de la nature, ils négligent aussi de s'en approprier le travail par l'exploitation des mines du Tchadir-Dague. Les Génois plus instruits, & sûrement plus avides, avaient commencé à extraire l'or que cette montagne contient en assez grande abondance. On peut même présumer que le Kam n'aurait pas été insensible â l'acquisition de ces richesse, si la crainte d'exciter l'avidité de la Porte ne lui avait fait préférer l'inaction à tin travail dont elle se serait approprié le fruit. Le danger de voir passer ces richesse à Constantinople n'est pas le seul auquel Je Kam des Tartares se ferait exposé, en voulant exploiter la mine d'or qu'il possède. Forcé d'attirer les gens de la monnaie pour diriger ce travail, il aurait introduit en Crimée le fléau des prohibitions; & c'est à la tranquillité publique que l'humanité des Souverains Tartares a sacrifié leur propre intérêt. II y a bien quelque gloire à être pauvre à ce prix.
Accoutumés à une existence dont les agrémens appartiennent plus à la richesse du sol, qu'au faste qui s'emprisonne dans des lambris dorés, les Tartares mettent en jouissance jusqu'à l'air qu'ils respirent, & ce premier besoin de tous les êtres est pleinement satisfait par la beauté du climat.
Les météores que le ciel de la Crimée présente dans toutes les saisons, ainsi que la blancheur des aurores boréales qui y sont assez fréquentes, attestent la pureté de l'atmosphère. On pourrait aussi attribuer sa qualité pour ainsi dire éthérée, aux plaines immenses & dessechées, qui sont au Nord de ce pays, aussi-bien qu'au voisinage du Caucase dont les sommets attirent & absorbent toutes les vapeurs qui peuvent s'élever à l'Ouest.
Des saisons réglées, & qui se succèdent graduellement, se joignent à la beauté du sol pour y favoriser la plus abondante végétation ; elle se reproduit dans une terre végétale, noire, mêlée de sable, & dont le lit s'étend depuis Léopold, dans la Russie rouge, jusques dans la presqu'Isle. La chaleur du soleil y fait fructifier toutes les graines qu'on y répand, sans exiger du cultivateur qu'un.léger travail. Ce travail se borne effectivement à sillonner avec le soc le terrain qu'on veut ensemencer. Les graines de melon, d'aubergine, de pois, de fèves mêlées ensemble dans un sac sont jettées par un homme qui suit la charrue. On ne daigne pas prendre le soin de recouvrir ces graines. On compte sur les pluies pour y suppléer & le champ est abandonné jusqu'au moment des différentes récoltes qu'il doit offrir, & qu'il faudra seulement tirer de l'état de eonstifion que cette manière de semer rend inévitable.
Dans le nombre des productions spontanées qui couvrent la surface de la Crimée, les asperges, les noix & les noisettes se distinguent par leur grosseur. L'abondance des fleurs est également remarquable; des champs entiers couverts de tulipes de la petite espèce forment par la variété de leurs couleurs le plus agréable tableau.
La manière dont on cultive la vigne en Crimée ne saurait améliorer la qualité du raisin : l'on voit avec regret que les plus belles expositions du monde n'ont pu déterminer les habitans à les préférer aux vallons : les ceps y sont plantés dans des trous de huit à dix pieds de diamètre sur quatre à cinq de profondeur. Le haut de l'escarpement de ces fosses, sert de soutien aux branches du cep, qui en s'y appuyant couvrent tout l'orifice de feuillage au-dessus desquels pendent les grappes, qui par ce moyen y sont à l'abri du soleil, & abondamment alimentées par un sol toujours humide & même souvent noyé par les eaux de pluies qui s'y rassemblent. On éfeuille les vignes un mois avant les vendanges, après lesquelles on a soin de couper le cep prés de terre, & le vignoble submergé pendant 1'hiver par le débordement des ruisseaux, laisse un champ libre aux oiseaux aquatiques.
Dans les différentes espèces de ce genre qui abondent en Crimée, la pins remarquable est une forte d'oie sauvage plus haut montée que les nôtres, & dont le plumage est d'un rouge de brique assez vif. Les Tartares prétendent que la chair de cet animal est très-dangereuse. J'ai cependant voulu la goûter, & je ne l'ai trouvée que très-mauvaise.
Aucun pays n'abonde plus en cailles que la Crimée, & ces animaux dispersés dans tout le pays, pendant la belle saison, se rassemblent à l'approche de l'automne pour traverser la mer Noire, & se rendre à la côte du Sud, d'où ils se transportent ensuite dans des climats plus chauds. L'ordre qui conduit ces émigrations est invariable. Vers la fin d'Août, les cailles qui se sont réunies en Crimée choisissent un de ces jours sereins où le vent du Nord, en soufflant au coucher du soleil, leur promet une belle nuit. Elles se rendent au rivage, partent ensemble à six ou sept heures du soir, & ont fini le trajet de 50 lieues à la pointe du jour, où des filets tendus sur la côte opposée, & des chasseurs qui guettent leur arrivée, déciment les émigrans.
L'abondance des eaux qui est grande en Crimée, n'y forme cependant aucune rivière remarquable y & la proximité du rivage appelle chaque ruisseau à la mer. Les plus fortes chaleurs n'y tarissent point les sources, & les habitans trouvent dans chaque gorge des eaux d'autant plus belles, qu'elles coulent alternativement dans des prairies agréables, & à travers des rochers, dont le choc entretient leur limpidité. Le peuplier d'Italie le plaît dans leur voisinage, & son abondance pourrait faire regarder cet arbre, comme naturel à la Crimée, si les établissemens des Génois n'indiquaient pas ceux qui peuvent les y avoir apportés.
Cette nation qui domina long-temps par son industrie, avait étendu son commerce & ses conquêtes jusques dans la Chersoneze Taurique, où les descendans du fameux Gengiskam furent contraints de céder à l'oppression de ces Négocians jusqu'à Mahomet II, qui ne délivra les Tartares de la tyrannie des Génois, que pour y substituer un joug aussi pesant peut-être, mais moins humiliant sans doute.
On voit encore en Crimée les débris des chaînes qui contenaient les Tartares & les assujettissaient aux Génois. Ces monumens de la tyrannie attellent également la crainte & l'inquiétude qui dévoraient les tyrans. Ce n'est que sur les rochers les plus escarpés que Ton retrouve les traces de leurs anciennes habitations. Le rocher même qui servait de base à des châteaux forts, est creusé tout autour & représente encore le plan de leurs demeures. On y voit des écuries dont les mangeoires sont taillées dans le roc. La plupart de ces excavations se communiquent entr'elles, & quelques-unes joignent la ville supérieure par des souterrains dont les avenues sont encore libres.
J'ai trouvé dans le centre d'une salle assez grande, un bassin quarré, de dix pieds de diamètre sur sept de profondeur, actuellement remplis d'ossemens humains. Je ne hasarderai aucune conjecture sur cette eirconstance, & je me borne à rapporter le fait qu'on peut encore observer, puisque ces ruines ne sont qu'à deux lieues de Badcheseray. On voit en Crimée plusieurs de ces retraites ménagées dans le roc, & toujours sur des montagnes d'un accès difficile, & l'on peut présumer qu'elles servaient d'asyle aux troupeaux que les Génois faisaient paître dans les plaines pendant le jour, & qu'ils renfermaient ainsi pendant la nuit.
Les lieux les plus escarpés ont toujours été l'asyle de la liberté ou le repaire de la tyrannie. Les rochers sont en effet le site le plus capable de dissiper les craintes qui assiégent les oppresseurs & les opprimés.
Il est probable que la ville de Cafa [Feodossia, ville de Crimée] qui est encore aujourd'hui le centre du commerce de la Crimée, était également celui où se réunissait le commerce des Génois : mais en considérant la beauté du Port de Baluklava [Balıqlava, Balaklava, ville du sud de la Crimée] & quelques ruines d'anciens édifices qu'on y apperçoit, on est porté à penser qu'ils n'avaient pas négligé d'en faire usage. Ce port est situé sur la pointe la plus méridionale de la Crimée ; les deux caps qui en forment l'entrée sont la première terre qui se présente air Nord-est du Bosphore de Thrace. A la proximité de ce port, à son étendue, à sa sûreté, se joint le voisinage des forêts qui pouvaient fournir les bois de construction entièrement abandonné aujourd'hui, le port de Baluklava ne conserve que des vertiges de son ancienne importance, comme on a déja vu que les tombeaux qui subsistent encore à Krim, l'ancienne capitale de la presqu'Isle, sont les seuls indices qui restent d'une ville jadis considérable.
La Crimée en offre peu qui soient dignes d'être citées, on doit cependant compter Geuzlevé [Gözleve, Kezlev, Eupatoria, ville de l'ouest de la ] à cause de son Port sur la côte occidentale de la presqu'Isle, & Acmedchid, résidence du Sultan [[On verra plus loin quelle est cette dignité.]].
Après avoir parcouru les principaux objets qui ont trait à l'Histoire Naturelle de la Crimée, jettons un coup d'oeil plus réfléchi sur la situation politique des Tartares & sur les principes de leur gouvernement.
Les pays compris sous le nom de la petite Tartarie, sont la presqu'Isle de Crimée, le Couban, une partie de la Circassie, & toutes les terres qui séparent l'Empire de Russie de la mer Noire. Cette zone depuis la Moldavie jusqu'auprès de Taganrog [Ville située sur la Mer d'Azov] situé entre le 46e & le 44e degré de latitude, a dans, sa largeur trente à quarante lieues sur près de deux cents de longueur; elle contient de l'Ouest à l'est le Yetitchékoulé ; le Dgiamboyloug, le Yédesan [Yedisan, province située dans la région d'Odessa] & la Bessarabie. Cette dernière province que l'on nomme aujourd'hui le Boudjak, est habitée par des Tartares fixés dans des villages, ainsi que ceux de la presqu'Isle ; mais les habitans des trois autres provinces n'ont que des tentes de feutre qu'ils emportent où il leur plaît.
Ces peuples qu'on nomme Noguais & qu'on croit Nomades, sont cependant fixés dans les vallons, qui du Nord au Sud coupent les plaines qu'ils habitent, & leurs tentes rangées sur une seule ligne y forment des espèces de villages de trente à trente-cinq lieues de long, qui distinguent les différentes hordes.
On peut présumer que la vie champêtre & frugale de ces peuples pasteurs favorise la population, tandis que les besoins & les excès du luxe, chez les nations policées, la coupent dans sa racine. On remarque en effet qu'elle est déja moins considérable sous les toits de la Crimée & du Boudjak [Boudjak, Bucak, région située près du delta du Danube, sur la Mer noire] que sous les tentes des Noguais ; mais on ne peut s'en procurer le dénombrement que dans l'apperçu des forces militaires que le Kam est en état de rassembler: on verra bientôt ce Prince lever en même-tems trois armées: celle qu'il commandait en personne de 100,000 hommes, celle de son Calga de 60,000, & celle de son Nouradin de 40,000. Il aurait pu en lever le double sans préjudicier aux travaux habituels, & si l'on considère ce nombre de soldats & la surface des états de Tartarie, on pourra comparer leur population avec la nôtre.
La manière la plus sûre d'évaluer les forces de ces Nations, c'est de les voir opérer en corps d'armées ; mais il est bon de commencer par observer la nature de ces forces même & les moyens qui les rassemblent. Ces moyens tiennent au Gouvernement, & l'origine de tout Gouvernement est du reslort de l'Histoire.
Celle des Tartares en particulier présente l'image d'un vaste Océan, dont on ne peut connaître l'étendue qu'en parcourant les côtes qui l'environnent. On ne retrouve en effet les fastes de ce peuple que chez les Nations qui ont eu le malheur d'être à portée de lui & qu'il a successivement ravagées : cependant ces mêmes Nations qui ont peu ou point écrit contraignent l'Histoire de se renfermer dans les probabilités; mais elles sont telles qu'en les comparant avec les annales de tous les peuples, on est forcé de convenir que les Tartares ont par devers eux les titres, d'ancienneté les mieux constatés.
Sans prétendre moi-même à faire Un examen approfondi de la grande question qui agite aujourd'hui nos Littérateurs, celle de la véritable situation de l'Isle des Atlantes, j'observerai seulement que le plateau de la Tartarie qui prolonge au Nord la chaîne des montagnes du Caucase & du Thibet jusques vers la presqu'Isle de Corée, présente à en juger par le cours des eaux qui du centre de l'Asie se répandent au Sud & au Nord de cette partie du globe, la portion la plus élevée des terres qui séparent les mers des Indes Se du Kamtchatka.
Cette seule observation semble garantir que cette zone occupée encore présentement par les Tartares a dû être la première terre découverte en Asie, la première habitée, le foyer de la première population, celui d'où sont parties ces émigrations qui constamment repoussées par la muraille de la Chine & par les défilés du Thibet & du Caucase, en se portant sur l'Asie septentrionale ont reflué dans notre Europe sous les noms de Goths, d'Ostrogoths & de Visigoths.
Aux observations géographiques qui appuient cette hypothèse, se joint encore la tradition Tartare que Krim-Gueray m'a communiqué. On verra bientôt ce Prince sur le trône, on admirera son courage, ses connaissances, sa philosophie & sa mort.
Il serait cependant difficile de demêler rien de fixe & de parfaitement avéré dans les annales des Tartares avant Gengiskan, mais on sait que ce Prince élu grand Kam par les Kams des différentes tribus, ne fut choisi pour être le Roi des Rois que parce qu'il était le plus puissant d'entr'eux. On sait également qu'à cette époque Gengiskan conçut & exécuta les projets d'envahissement qui lui ont formé le plus vaste empire dont l'Histoire fasse mention. Les émigrations qui ont suivi le conquérant & qui ont couvert les pays conquis prouvent encore le degré de population nécessaire à ces débordemens ; & tous ces motifs réunis rejettent l'origine de cette famille dans l'obscurité des temps les plus reculés.
Une chaîne non interrompue a amené jusqu'à nos jours cette dynastie des Princes Gingisiens, ainsi que le Gouvernement féodal auquel les Tartares sont encore soumis. On retrouve chez eux, les premières loix qui nous ont gouverné, les mêmes préjugés qui nous maîtrisent, & si l'on réunit ces rapports avec les émigrations de ces anciens peuples vers le Nord, & celle des peuples du Nord vers nous, on s'accordera peut-être, pour reconnaître la source de nos usages les plus antiques.
Après la famille souveraine, on compte celles de Chirine, de Mansour, de Sedjoud d'Arguin & de Baroun. La famille de Gengiskan fournit les Seigneurs suzerains, & les cinq autres familles fournissent les cinq grands Vassaux de cet Empire. Ceux-ci qu'on nomme Beys, sont toujours représentés par les plus âgés de chaque famille & cet ordre est invariable. Ces anciens Mirzas dont les annales placent la tige dans les compagnons de Gengiskan, forment la haute noblesse dans l'ordre où ils sont nommés : ils ne peuvent jamais être confondus avec les familles annoblies. Celles-ci réunies sous la dénomination de Mirza Capikouly, c'est-à-dire, Mirza esclave du Prince, ont cependant un Bey qui les représente, & le droit de grande vassalité, celui de siéger aux états. Parmi les Mirzas Capikouly, la famille de Koudalak distinguée par l'antiquité de son annoblissement jouit du droit de fournir dans le plus âgé de les membres le représentant de toutes les familles annoblies ; & ces six Beys, réunis au suzerain, forment le Sénat, la Cour ilté, la toute puissance des Tartares.
On ne convoque ces assemblées que dans les cas extraordinaires ; mais pour que le Kam, qui a le droit de réunir les grands Vassaux, ne puisse abuser de leur éloignement, pour étendre son autorité au-delà des bornes de la féodalité, le Bey des Chirines représente constamment les cinq autres Beys, & ce chef de la noblesse Tartare a, ainsi que le Souverain, son Calga, son Nouradin, ses Ministres, & le droit de convoquer les Beys, si leur réunion négligée par le Ram devenait utile contre lui-même. La charge de Calga des Chirines est toujours occupée par le plus âgé de la famille après le Bey; ce chef a donc constamment son successeur auprès de lui, & ce contre-poids de la puissance souveraine est toujours en activité.
Le même ordre qui réunit toutes les forces contre les attentats du despotisme, veille également à la sûreté & au maintien du pouvoir légitime du souverain. Les grands Vassaux Tartares semblent en effet n'appartenir au Gouvernement, que comme des colonnes-à un édifice ; ils le soutiennent sans pouvoir l'ébranler. On n'a jamais vu chez ce peuple aucun exemple de ces troubles qui ont agité la France dans tous les temps de là féodalité. Le Gouvernement Tartare encore dans sa pureté, ne laisse aucune marge à l'ambition. On naissait grand Vassal en France, à peine a-t-on le temps de l'être en Tartarie.
Il est probable que le même ordre était anciennement établi dans la famille souveraine, & que le Kam des Tartares était constamment le plus âgé des membres de cette famille; mais quel que fût l'ordre de succession avant l'arrivée des Génois en Crimée, on apperçoit distinctement à cette époque la tyrannie protégeant les intrigues, trois Kams élus à la fois, & Mingli-Gueray [Mengli Giray, 1445-1515], dont les droits étaient les plus certains, prisonnier dans Mancoup.
Mahomet II [Mehmet II] venait de consommer la conquête de Constantinople ; il en avait expulsé les Génois ; il courut les chasser de la Crimée & délivra Mingli-Gueray de leurs mains ; mais il ne le rétablit sur le trône, qu'après avoir fait avec ce Prince un traité qui soumettait à la Porte sa nomination & celle de ses successeurs. Une grande partie de la Romélie fut donnée en appanage au Prince Gengizien ; de riches possessions devinrent le dédommagement de la liberté des Sultans Tartares & le garant de leur soumission & chacun des Princes de la famille régnante eut l'espoir de parvenir au trône par l'es intrigues à Constantinople.
Malgré les précautions que prit Mahomet II, vainqueur des Génois en Tartarie . pour assurer l'exécution de son traité avec Mingli Gueray, il est certain que les parties contractantes ne pouvaient réellement stipuler qu'en vertu de leurs droits respectifs: que ceux de la république des Tartares ne purent être compromis, & que la déposition du suzerain attribuée au Grand-Seigneur ne portait aucune atteinte légitime à l'indépendance de la nation.
Le droit public des Tartares a donc été négligé ou méconnu quand on a prononcé l'indépendance de cette Nation. Déclarer libre une Nation qui n'a jamais celle de l'être est le premier acte de son assujettissement.
Les moyens politiques qui maintiennent en Crimée un parfait équilibre entre les Grands-Vassaux & le Suzerain, avaient besoin que la distribution des terres en assurât la durée. Mais cette répartition devait elle-même se ressentir des différences qui se trouvent dans la manière d'exister des habitans.
Les terres de Crimée & de Bessarabie sont divisées en fiefs nobles, en Domaines royaux, & en possessions roturières. Les premières qui sont toutes héréditaires ne relèvent pas même de la Couronne & ne paient aucune redevance. Celles du Domaine sont en partie annexées à certaines charges dont elles composent le revenu ; le surplus est distribué par le Souverain à ceux qu'il veut en gratifier. Le droit d'aubaine établi en Crimée au défaut d'héritier au septieme degré, met le Kam en jouissance de ce privilège pour tout ce qui concerne les biens nobles, & chaque Mirza jouit du même droit sur tous les biens roturiers dans l'étendue de son fief. C'est d'après ce principe qu'est également perçue la capitation annuelle à laquelle tous les vassaux chrétiens ou juifs sont assujettis, & ce dernier objet donne au bien noble en Tartarie toute l'extension de la propriété la plus absolue.
Ce n'est aussi qu'aux Etats assemblés que les Mirzas possesseurs de fiefs sont redevables du service militaire, & je traiterai cet article, lorsque j'en serai aux circonstances qui en ont mis tous les détails en action.
On ne connaît point chez les Noguais ces distinctions de propriété territoriale, & ces peuples pasteurs uniquement occupés de leurs troupeaux, leur laissent la libre jouissance des plaines qu'ils habitent, & se bornent aux seules limites qui sont marquées entre les hordes voisines.
Mais si les Mirzas Noguais partagent avec leurs Vassaux la communauté du sol, s'ils attachent même une forte de honte à la culture, ils n'en sont pas moins puissans. Retirés pendant l'hiver dans les vallons que leurs hordes occupent, ils y perçoivent chacun dans son Aoul [[Aoul, portion d'une horde qui comprend les vassaux relevans du même noble.]] la redevance en bestiaux & en denrées qui leur est due ; & lorsque la saison permet d'ensemencer, ils se transportent avec les cultivateurs dans la plaine, choisissent le lieu de la culture, & en sont le partage entre leurs vassaux.
En promenant ainsi leur culture, les Noguais réunissent d'excellens pâturages à des récoltes abondantes que produisent des terres qu'ils n'épuisent jamais.
Le droit de corvée qui tient moins sans doute à la constitution féodale qu'au luxe des Grands-Vassaux & des Seigneurs de fiefs est établi en Crimée & n'est point connu chez les Noguais; mais ils paient la dîme au Gouverneur de la Province.

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