Envoyé depuis Tarsus, un témoignage de l'occupation française de la Cilicie au sud-ouest de la Turquie en 1920 et du caractère colonialiste de cette guerre qui mobilisa des milliers d'hommes pendant plusieurs années.
Texte
J. Mascle
Aumônier
4e division du Levant
??.607
En Cilicie à Tarse le 29 oct.[obre] 1920
Notre colonne partie aux premiers jours d'Oct.[obre] d'Alexandrette est entrée hier triomphalement à Tarse. Nous avons purgé la région montagnarde environnante des brigands qui l'infestaient. Nous avons pris le Djebel-Kef d'où les Réguliers bombardaient la ville. Ce matin j'ai vu ce tombeau de Sardanapale et le puits de St Paul et la butte de Cléopâtre où la reine célèbre remontant le cours du Cydnus vint rendre visite à Antoine. Comme lui vous le savez mieux que moi, Cicéron fut ici gouverneur de la Cilicie. mais plus que ce grand homme St Paul bénit sans doute sa ville natale que fonda Nemrod ou Sennachérib. C'est un oasis avec des champs de cannes à sucre, de figuiers, de grenadiers, de poivrons qu'arrosent le Cydnus.
Et maintenant nous allons traverser de nouveau cette magnifique plaine de Cilicie, une des plus fertiles du monde et que la France après tant de sacrifices, devrait garder. Nous verrons des champs de coton blancs comme neige et que les femmes turques ou arméniennes cueillent à cette époque. Nous dormirons sous la tente au pied des châteaux forts bâtis par nos Croisés. Nous franchirons le Seihoun, l'eau jusqu'aux aisselles, nous nettoyerons un autre massif montagneux puis nous serons de nouveau à Alexandrette notre base. Dieu merci, si nous avons brûlé des villages rebelles et fait la chasse aux "Chétés", c.a.d aux bandits, nous n'avons cette fois ni beaucoup de morts ni beaucoup de blessés. Dans deux jours nous serons à Adana où je suis passé avec la colonne la semaine dernière et où j'ai vu Raymond : dites bien tout cela à ces messieurs en me rappelant à leur bon souvenir et en particulier à celui de m. l. (?) supérieurs. Dites de plus à M. Gautier que j'ai traversé la champ de bataille d'Issus que j'ai vu le rocher près duquel Jonas fut jeté par la baleine et l'endroit où Alexandre en traversant le Cydnus eut une indigestion. L'eau en effet en est très fraîche. Prières bien votre toujours.
PS. Notre colonne comprend 16 bataillons un groupe de 65 ou de 75 une batterie de 155.
Promettez à M. Gautier une longue lettre de ma part.
J. Mascle
Contexte
Après l'armistice de Moudros, à la suite des accords Sykes-Picot, les troupes françaises ont débarqué en novembre 1918 à Mersin, dans la région connue en Occident sous le nom de Cilicie. Ils occupent Tarsus (Tarse) et Adana, mais sont confrontés à la résistance des Turcs.
Au début du mois d’octobre 1920, la 4e division du Levant, partie d'Iskenderun (Alexandrette), est chargée de dégager Djeihané, Adana et Tarsus "menacés" par les "Tchétés" (irréguliers turcs). Le général Goubeau mène des opérations dites de nettoyage dans la région du col de Beylan, d'Adana, puis de Tarsus et du Djébel-El-Khef (le 21 octobre).
Cette carte postale est un mélange d'évocations historiques et économiques qui témoignent d'une grande culture et de récit de la campagne militaire : le soldat qui est un aumônier cite les noms de Jonas, Alexandre, Cléopâtre, Cicéron etc les Croisés et décrit la magnifique et très fertile plaine de Cilicie, la Çukurova. Il parle ensuite de villages rebelles brûlés et de chasse aux "Chétés", des irréguliers turcs qui mènent la guérilla contre les Français, mais que l'on qualifie vite de bandits. Les "réguliers" qui bombardaient Tarsus sont les soldats de l'armée turque qui tentent de récupérer cette région stratégique.
Le discours est colonialiste, sans complexe, évoquant une région que la France devrait garder. A peine fait-il mention des femmes turques et arméniennes cueillant le coton.
Le Donuktaş
La carte postale, éditée par Démétrius Mavroyannis à Mersin, représente le Donuktaş qui n'est pas le tombeau de Sardanapale comme l'indique la légende et comme on le pensait au XIXe et au début du XXe siècle, mais un temple romain de 98 par 43 mètres dont on ignore pour quel dieu il fut construit.
Source : Eric de Fleurian, Levant avril 1917- juin 1941. Participation des régiments de tirailleurs. Eléments de synthèse, 2014-2015 [voir http://www.les-tirailleurs.fr/documents/ed0688be-301e-4890-a43d-0cb494906bb1/afficher]