Description sommaire de la Cilicie, d'Alaïa au golfe de Tarsus et de la rivière de Lamas au fond du golfe de Skanderoun [Iskenderun].
extrait de Vivien de Saint-Martin, Description historique et géographique de l'Asie Mineure, Paris, Arthus Bertrand, Librairie de la Société de géographie, 1852
III D'Alaïa au golfe de Tarsous.
(Cilicie Trachée).
A mesure que l'on s'avance au Sud-Est dans la direction du cap Anémour, la côte prend un caractère à la fois plus grandiose, plus sauvage et plus accidenté. Le pays est partout couvert de hautes montagnes, tantôt nues et dépouillées de verdure, tantôt revêtues de forêts et de cèdres, de pins et d'autres arbres vertes. Des rochers à pic bordent presque partout la côte, au dessus de laquelle dominent à l'horizon les sommets neigeux des chaînes de l'intérieur. Çà et là une étroite coupure, qui donne issue à quelque torrent, découvre aux rares navigateurs de cette côte inhospitalière de rapides échappées dont les pentes verdoyantes et les sites pittoresquement variée forment un gracieux contraste avec l'aspect sévère de l'ensemble du tableau. Toute cette partie de la Cilicie, si bien surnommée Cilicie Apre, Tracheïa, était merveilleusement appropriée aux pirates dont elle fut longtemps le repaire. Une multitude de petites baies creusées dans les falaises offraient une facile retraite à leurs légers bâtiments ; et lorsqu'ils s'y voyaient poursuivis, les gorges des montagnes leur ouvraient un sûr asile.
Une partie saillante de la côte, à huit lieues en ligne directe d'Alaïa, forme un promontoire escarpé, dont le nom de Sélinti rappelle celui de Selinus. Les ruines de cette ancienne ville où mourut Trajan, et qui reçut de là le nom de Trajanopolis qu'elle porta pendant un certain temps, sont en effet étendues au pied du promontoire. A quelques lieues de là, on voit d'autres ruines au pied d'une montagne escarpée: cette montagne doit être le Cragus de Cilicie ; ces ruines, celles d'Antiochia, surnommée ad Cragum. Karadran, pauvre village composé de quelques huttes de pâtres éparses au débouché d'une vallée, rappelle, un peu plus loin, le nom ainsi que la situation de l'ancienne Charadrus.
Le cap Anémour, qui forme le front avancé de la grande saillie cilicienne, est en même temps, nous le savons, le point le plus méridional de l'Asie Mineure. L'ancien nom, Anemurium Promontorium, s'est exactement conservé dans le nom moderne. Des ruines étendues, où se distinguent, outre des vestiges de murailles, les restes d'un aqueduc, de deux théâtres et de nombreux tombeaux, y attentent l'existence d'une ville considérable, qui ne peut être qu'Anemurium dont parlent Scylax et Pline. Certaines ne sont pas tout à fait désertes, et les Turks leur donnent en effet le nom d'Eski Anémour [Anamur]. Un château délabré domine la hauteur, au pied de laquelle s'ouvre le port. Deux lieues plus loin, un autre château d'époque moins ancienne, bâti sur la plage même, porte aussi le nom d'Anémour kalèh.
La côte, en avançant à I'Est, continue d'être très haute et très escarpée. De nombreuses ruines éparses sur divers points montrent qu'au temps de sa prospérité cette partie de l'Asie Mineure était couverte de villes. Les plus remarquables sont celles de Kelinderis, auxquelles les Grecs conservent le nom de Kélindrèh, et que les Turks nomment Gulnar ; quelques pauvres familles de pâtres en forment aujourd'hui toute la population.
Après avoir dépassé le cap Cavaliers, une des saillies les plus proéminent de cette côte accidentée, on laisse à gauche une baie large et profonde au fond de laquelle sont les ruines de Holmi ; puis, doublant une pointe avancée qui termine une presqu'île basse et sablonneuse, sous le nom de Lissan el Cape, l'ancien cap Sarpedôn, on arrive à l'embouchure de la seule rivière importante que possède la Cilicie Trachée : cette rivière est l'ancien Calycadanus, auquel les Turks donnent le nom de Gheuk-sou. [Göksu] Sélefkèh [Silifke], l'ancienne Seleucia, est située sur les bords du fleuve à quatre lieues de la mer; elle a des ruines assez considérables. La ville moderne n'est qu'un assemblage de huttes en bois et en terre. Sur une montagne à l'Ouest de la ville, s'élève une ancienne citadelle de forme ovale, entourée d'un double fossé et d'un mur flanqué de tours.
Le Calycadnus, au dessus de Sélefkèh, coule dans une suite de vallées profondes, au milieu d'un pays sauvage, plein de montagnes couvertes d'épaisses forêts. Il se forme de deux branches principales ; l'une, qui vient de l'Ouest, est appelée l'Ermének tchaï, du nom de la ville d'Ermenek, l'ancienne Germanicopolis, qui en est voisine; l'autre, qui vient du Nord, porte le nom de Bousakché tchaï. Près de leur confluent, Mut n'est plus qu'une misérable bourgade, où des ruines très curieuses, de l'époque grecque et de l'époque musulmane, attestent la longue splendeur d'une ancienne cité. Les notions que nous possédons sur l'intérieur de la Cilicie sont du reste jusqu'à présent extrêmement bornées.
La côte, à partir du cap Sarpédon, a pris une direction nord est qu'elle conserve jusqu'au fond du golfe de Tarsous [Tarsus]. Quoique cette côte appartienne encore à ce que les anciens désignaient sous la dénomination de Cilicie Trachée, l'aspect en a complètement changé. Elle n'a plus le caractère âpre et sauvage des parties du Sud et de l'Ouest. De même , et plus encore que sur tout le reste du pourtour cilicien, on trouve ici le long de la plage de nombreuses ruines, indices de sites anciens dont les noms ne sont pas tous indiqués par les auteurs de l'époque classique. Il en est quelques-uns, néanmoins, dont la synonymie est facile à reconnaître. Korghos, château situé près des restes d'une place antique entourée d'une double enceinte de murailles dont on voit les vestiges, est certainement l'ancien Corycus ; un second château, pareillement ruiné, y existait sur une petite île qu'un canal étroit sépare du continent.
Korghos est mentionné fréquemment dans les historiens du moyen âge, sous le nom de Courco, comme le lieu de débarquement le plus fréquenté sur cette côte. C'était près de Corycus qu'était cette caverne mystérieuse, célèbre chez les anciens sous le nom d'antre Corycien ; nous avons fait remarquer précédemment que cet antre n'avait été revu par aucun voyageur moderne. Plus haut, l'ancienne Lamus subsiste encore dans la bourgade de Lamas ; une rivière qui débouche ici dans le golfe de Tarsous était regardée par les anciens comme formant la délimitation du deux Cilicies.
IV.
De la rivière de Lamas, à l'entrée du golfe de Tarsous, au fond du golfe de Skanderoun.
(Cilicie des Plaines)
La désignation du Lamus comme ligne de séparation de la Cilicia Trachea et de la Cilicia Campestris était nettement indiquée par la nature même et l'aspect du pays; c'est à cette rivière, en effet, que disparaissent finalement les rochers et les falaises de la côte , et que commencent les plages sablonneuses auxquelles succèdent bientôt, après les plaines d'alluvion qui s'étendent jusqu'au pied même du Taurus. De vastes ruines éparses sur le rivage, à sept lieues de Lamas, marquent le site de l'ancienne Soloi [Soli, Mersin], nommée plus tard Pompeiopolis. Le port, que deux môles artificiels enveloppaient dans leur prolongement elliptique, est presque entièrement comblé par le sable et les décombres; les édifices de l'antique cité sont tous renversés et à peine reconnaissables. La grande quantité de tombeaux et de vestiges de toute espèce répandue dans les environs, tout rappelle la population nombreuse et active qui couvrit autrefois ces lieux maintenant à demi déserts. La village le plus voisin des ruines porte le nom de Mésetli [Mezitli].
Pompeiopolis est à distance égale de Lamas et de la bouche du Cydnus; dans l'intervalle qui la sépare de cette dernière rivière, plusieurs villages se succèdent sur la plage, situés, pour la plupart, au débouché d'un cours d'eau : Mersïn, Karadovar, Kazanli, Iéni keuï. Karadovar paraît répondre à l'emplacement d'Ankhialé, ville fondée, disait l'ancienne tradition, par le roi d'Assyrie Sardanapale; Kazanli est regardé comme l'échelle, c'est-à-dire comme le port de Tarsous [Tarsus].
Cette dernière ville est à cinq lieues de la mer, à la droite ou à l'Ouest du Cydnus. Peu de cités eurent dans l'histoire uns plus grande célébrité que Tarse ; mais comme toutes les villes anciennes de l'Asie Mineure, elle a eu ses révolutions et ses désastres. Aujourd'hui on en cherche en vain les murailles; on cherche même la place de la Tarsus antique : car les géographes grecs et romaine attestent unanimement que le Cydnus traversait la ville, et maintenant elle est à trois quarts de lieue du fleuve Ce qui reste de ses murailles ne remonte pu au delà du moyen-âge, et dans l'intérieur de la ville les anciens édifices sont entièrement détruits. On montre encore plusieurs qui sont enfouis dans le sol ; les habitants prétendent que ce sont les restes de l'ancienne ville, qui fut renversée par un tremblement de terre. La ville moderne est bâtie en briques crues, qui donnent aux maisons un aspect misérable. La grande mosquée est le seul édifice qui mérite quelque intérêt.
Le Cydnus lui-même, qui put recevoir autrefois les splendides galères de la reine Cléopâtre, est maintenant inaccessible à tout autre bâtiment qu'aux plus petits bateaux. Pour le rendre à la navigation, il ne faudrait cependant que couper la barre que les alluvions y ont formée à l'entrée ; car en deçà on le retrouve profond, et large de cent cinquante pieds environ. Si on le remonte au dessus de Tarse, on arrive à une cataracte à laquelle il ne manque pour être célèbre que d'être située dans un pays plus connu. Une barrière de rochers occupe toute l'étendue du. lit du fleuve; les eaux s'y précipitent en bouillons d'une hauteur d'environ trente pieds. Le Cydnus a ses sources à douze on quatorze lieues dans le Nord-Nord-Ouest de Tarse, au pied des premières rangées de la chaîne du Taurus, vers l'entrée de la grande passe qui conduit des plaines de la Cilicie au plateau lycaonien. Cette passe est celle que les anciens désignèrent sous la dénomination de Portes Ciliciennes, Pylae Ciliciae ; les Turks du pays l'appellent aujourd'hui Gulek boghaz, du nom d'un village renommé par ses mines qui est au pied même du défilé, à quelques heures au nord de Tarse [Tarsus].
Adana, à huit lieues de cette dernière ville dans la direction de l'Est, est une place très ancienne assise sur la rive droite d'un fleuve appelé autrefois le Sarus, et maintenant le Sihoun. Sa population actuelle, que l'on n'évalue qu'à douze mille âmes dont un tiers environ de Chrétiens, est loin de répondre à l'étendue de terrain que la ville embrasse ; une portion considérable en est occupée par des jardins. On y passe le fleuve par un pont en pierre, dont la tête est défendue par un ouvrage fermé.
Le Sarus parait avoir sa source fort loin dans le Nord sur le haut plateau cappadocien ; mais nul voyageur n'en a suivi le cours dans toute son étendue. On n'en a pas même reconnu les douze à quatorze lieues qui séparent Adana de la mer. Cet intervalle ne présente que des plaines basses, unies, entièrement alluviales, entremêlées de dunes de sable et de lagunes, et terminées par une plage sablonneuse. L'embouchure du Sihoun n'est séparée que par un très petit intervalle de celle du Cydnus.
Ce sont aussi des plaines entièrement découvertes qui séparent, dans une longueur de six lieues de l'Ouest à l'Est, la ville de Messis de celle d'Adana. Messis, dont le nom actuel est une contraction du nom classique, Mopsuestia, est située sur la rive droite de l'ancien Pyramus, rivière à laquelle les Turks ont donné le nom de Djihoun, comme ils ont donné celui de Sihoun au Sarus. Quoique le Pyramus n'ait pas un cours aussi étendu que le Sihoun, il descend de même des terres élevées du plateau cataonien, et se fraye un passage, fréquemment coupé de chutes et de cascades, à travers les gradins superposés qui conduisent des basses plaines au plateau. Il paraît se former, dans la haute région qui s'étend au nord du Taurus, de la réunion de plusieurs branches ; l'une de ces branches supérieures baigne Gheuksoun , dans lequel on reconnaît un poste militaire important de l'époque romaine fréquemment cité sous le nom de Cocussus et de Cokson ; une autre passe à El-Bostân, place située au milieu d'une plaine fertile couverte de villages. Au dessous d'El-Bostân, le Djihoun parcourt d'effroyables ravins, avant d'atteindre une nouvelle plaine de cinq à six lieues d'étendue, au centre de laquelle est assise la ville turque de Mérasch bâtie en amphithéâtre des deux côtés d'une petite rivière qui va se réunir à l'Ak-sou, affluent considérable de la gauche du Pyramus. Mérasch peut compter de quinze à vingt mille habitants.
Sis, résidence des rois arméniens de la Cilicie orientale, ou Petite Arménie, est baignée par un autre affluent de la droite du Pyramus; elle est à trente lieues environ dans l'Ouest de Mérâsch, et à quinze au Nord de Messie. Sa rapide splendeur, attestée par les historiens, n'y a laissé que de bien faibles traces. Aïn Zarba, ville ruinée à quatre lieues au sud de Sis, indique le site de l'ancienne Anazarbas.
Tout ce vaste bassin qu'arrosent le Pyramus et ses nombreux affluents appelle l'active exploration des voyageurs futurs ; malgré des aperçus que nous en ont donnés quelques relations de date récente, cette région du Taurus oriental n'en a est pu moins encore au nombre des plus imparfaitement connues de l'Asie mineure.
Sauf la population sédentaire de petit nombre de villes que nous avons mentionnées, tout le pays plat de la Cilicie orientale, aussi bien que les hautes vallées de la montagne, ne sont habités que par des tribus de Turkomans nomades. Chacune de ces tribus a son chef, et ne reconnaît guère que de nom l'autorité du gouvernement de Constantinople. On y compte aussi un certain nombre d'Ansariès, émigrés du nord de la Syrie. La bonne harmonie ne règne pas toujours entre ces tribus, et les querelles s'y terminent habituellement par la voie des armes.
Le Pyramus, au-dessous de Messis, décrit un large demi-cercle avant d'aller se jeter à l'entrée du golfe de Skanderoun. Son lit inférieur avait autrefois une direction plus occidentale; l'envahissemement des sables a causé de très grands changements dans la disposition physique de toute cette région basse.
Le cap élevé de Kara Tasch, ou de la Roche Noire, entre l'embouchure actuelle du Pyramus et celle du Sarus, marque l'entrée du vaste golfe de Skanderoun, l'Issicus Sinus des anciens ; il fait face au cap Khansir, situé sur la côte syrienne à dix lieues dans le Sud Est. Du cap Kara Tâsch au fond du golfe de Skanderoun, on mesure une distance de dix-sept de nos lieues communes; la direction du golfe est du Sud-Ouest au Nord-Est. Sa côte nord, la seule qui appartienne à l'Asie Mineure n'a qu'un lieu digne de remarque : c'est le bourg d'Aïas, qui répond à l'Aegae de l'ancienne géographie. Les montagnes qui dominent cette côte à peu de distance sont une ramification de l'Amanus, dont les sommités boisées enveloppent le golfe tout entier.