[Chios]

La ville de Chio, qui s'étend sur plusieurs kilomètres de longueur dans l'île de même nom, au bord d'un rivage dentelé, entre les jardins d'orangers et les olivettes, témoigne par sou aspect des désastres que peuvent causer les tremblements du sol. En 1881, elle fut presque entièrement renversée et plus de 5800 personnes périrent sous les décombres ; quoiqu'on ait en grande partie reconstruit la ville (1), on y voit encore nombre de tours penchées et de murs lézardés. Telle est l’industrie des Chiotes, qu'ils auront bientôt fait disparaître les traces de Teffroyable catastrophe, de même qu'avant le tremblement de terre ils effaçaient les vestiges d'un désastre plus grand encore. En 1822, aux premiers temps de la guerre de l'Indépendance, les Turcs « passèrent là », et lorsque l'œuvre de dévastation fut accomplie, villes et villages n'étaient plus que des ruines ; 25 000 Chiotes avaient été massacrés et 45 000 emmenés comme esclaves à Smyrne et à Constantinople ; 15 000 s'étaient réfugiés dans les îles et dans la Grèce continentale ; le reste se mourait par la famine ou le typhus ; de toute la population, qui avait dépassé 100 000 personnes, 2 000 seulement survécurent. C'est ainsi que le gouvernement turc se vengea des défaites que les marins de Psara ou Ipsara, petite île voisine de Chio, au nord-ouest, avaient fait subir à ses vaisseaux.

Le « Paradis de l'Archipel » s'est repeuplé, sans que toutefois le nombre des habitants égale la moitié de ce qu'il était avant la guerre. La ville de Chio, ou Castro, — ainsi qu'on l'appelle du château génois qui la domine, — occupe une situation des plus heureuses sur le chemin des navires qui longent les côtes occidentales de l'Asie Mineure ; elle est l'escale avancée de Smyrne sur la route d'Athènes et de l'Occident. Au nord, elle se prolonge par le faubourg ou plutôt par l'immense parc de Vrontados, habité surtout par les marins ; au sud, elle se continue par les mille villas de Campos, où les négociants se retirent chaque soir. De tout temps, les Grecs chiotes se sont distingués par leur génie mercantile ; ceux qui trouvèrent un refuge à l'étranger pendant la guerre de l'Indépendance, profitèrent de leur exil pour fonder des maisons de commerce en Occident, à Londres, à Marseille, à Livourne, et c'est à leur initiative que le trafic de l’île a dû de refleurir. « La nature, dit-on, les a faits négociants et banquiers ; ils deviennent riches sans efforts. »

1. Restauration de Chîo jusqu’au mois de juillet 1883, d'après L’impartial de Smyrne : 1321 maisons, églises et mosquées reconstruites ; 1873 réparées.

Les autres Grecs se défient de ces frères de race si habiles et prétendent souvent qu'il faut voir en eux les descendants d'une colonie juive ou phénicienne ; d'ailleurs les Chiotes ont réellement quelque chose du type sémitique, surtout les femmes, qui se distinguent par la noblesse et la régularité des traits. Comme les Juifs, les Chiotes évitent de se mêler aux étrangers ou aux Hellènes des autres îles ; les mariages ne se font qu'entre eux et quand il s'agit de choisir un correspondant de commerce, ils prennent toujours un membre de leur famille ; de cette manière, d’un bout du monde à l’autre, les affaires se traitent entre parents (1). Souples et insinuants, les Chiotes sont aussi fort habiles à conquérir les honneurs : le nombre des hauts fonctionnaires originaires de l’île est très considérable à la cour et dans les pachaliks. 

1. Fustel de Coulanges, Archives scientifiques, tome V.

Si ce n’est dans le fonds, Chio n’est pas spontanément fertile. La pierre, composée presque partout de marbre bleuâtre à gros cristaux, n'est recouverte que d'une mince couche de terre végétale. Il a fallu créer le sol et  le retenir sur les gradins étages en escalier au flanc des montagnes ; il a fallu aussi chercher les sources dans le sein du rocher, les amener à la surface et les distribuer en canaux : si l'île est devenue féconde, c'est grâce au travail de l'homme. Les Chiotes sont parmi les Grecs les horticulteurs les plus habiles ; on les recherche comme jardiniers à Constaotinople, à Smyrne et jusqu'en Italie ; c'est une expression proverbiale que « la terre s'améliore entre leurs mains ». Grâce à cet âpre travail et à son heureux climat, Chio, très riche en fruits de toute espèce, exporte de 55 à 40 millions d'oranges chaque année, de 40 à 50 millions de citrons, des raisins, des figues et les gommes du pistachier lentisque et du téréhinthe, dont on se sert pour préparer le « mastic » que mâchent les Orientales, et cet autre « mastic » qui est là principale liqueur forte du Levant (1). Une singularité remarquable de la végétation dans l'île de Chio est que l'olivier, l'arbre par excellence de l’Orient grec, ne donne de fruits que tous les deux ans. En revanche, le lentisque, stérile ou peu productif dans les autres iles et sur le continent, secrète dans les campagnes méridionales de Chio cette résine précieuse qui a valu à l'ile entière son nom turc de Sakiz Adassi [Sakız adası]. Les Génois, qui possédaient l'ile avant qu'elle ne tombât entre les mains des Turcs, attachaient un tel prix au monopole de la fameuse gomme, que, pour surveiller plus facilement les paysans et prévenir toute contrebande, ils avaient fait de chaque « village à mastic » une vaste prison. Encore de nos jours, les bourgades du midi de l'île sont de véritables forteresses carrées, ne communiquant avec les campagnes que par une étroite porte percée dans l'enceinte des hautes murailles et fermée la nuit par une grille en fer. A l'intérieur, les maisons sont serrées les unes contre les autres autour d'un donjon où l'on ne peut monter que par une échelle de cordes. Ni la ville de Castro, ni les autres lieux habités de l'île n'ont gardé de débris antiques, si ce n'est, à 8 kilomètres au nord de la ville, un banc sculpté dans le roc et porté par des effigies grossières représentant soit des lions, soit des sphinx : ce monument, peut-être préhellénique, est appelé « l'école d'Homère », d'après une tradition qui fait du poète un philosophe et le montre s'asseyant en cet endroit, entouré de ses disciples. Dans les temps modernes, comme dans les temps anciens, Chio eut des enfants qui marquèrent dans les sciences et les lettres : l'helléniste Coray, qui a tant fait pour la restitution des textes classiques, était Chiote. Les Turcs ont une garnison dans la citadelle et n'y laissent que rarement pénétrer les chrétiens ; mais ils se mêlent peu du gouvernement de l'île. Les affaires de Chio, comme celles de la plupart des terres de l'Archipel, sont gérées par un patriciat presque autonome.

1. Exportation de la gomme mastic : 50 000 à 6O 000 kilogrammes par an.

[623]

Au sud des montagnes de Smyrne, la vallée du Caîstre ou « Petit Méandre », qui se termine par les marais d'Éphèse, est la contrée de faible étendue que les anciens désignèrent spécialement sous le nom d'Asie, est l'une des régions les plus populeuses et les plus commerçantes de l'Anatolie ; des centaines de villages et trois villes importantes, dont la population est encore turque en majorité, Œdemich, Thyra ou Tireh [Tire], Baïndir, expédient à Smyrne les denrées des environs, raisins, olives, ligues, céréales. Thyra, attachée au réseau des chemins de fer smymioles, est l’une des plus jolies agglomérations urbaines de l'Asie Mineure ; divisée en de nombreux quartiers que séparent des ravins boisés, elle est plutôt un groupe de villes qu'une cité unique ;  de toutes parts, les minarets surgissent au-dessus des massifs verdoyants.

[carte 623]

C'est à l'ouest de Thyra que se trouve le vaste tchiftlik de Machat, dont le sultan avait fait cadeau à Lamartine, mais que le poète ne mit point en culture.

[Ephèse]

La cité d'Éphèse, qui garde l'issue de la vallée de Caïstre, a cessé d'exister^ et dans la plaine où se voient les débris de ses monuments, les seules habitations sont cellesdu pauvre village d'Aya soulouk, surplombées parles arcades d'un aqueduc romain sur lequel perchent les cigognes ; c'est au péril de leur vie que les voyageurs s'aventurent en été dans la région marécageuse oît s'élevaient autrefois quelques-uns des plus beaux édifices. Composée d'au moins trois villes originairement distinctes, Éphèse s'étendait sur un espace considérable ; à l’ouest, près de la mer, clic recouvrait les pentes escarpées du mont Coressos ; une montagne isolée, le Pion (Prion), portant un deuxième quartier, était également compris dans l'enceinte, et plus loin, du côté de Test, une autre roche était couronnée de constructions helléniques, auxquelles a succédé un château turc, résidence des sultans d'xiya soulouk. Dans cette vaste étendue, d'environ 4 kilomètres de Test à l'ouest, ne se dresse plus aucun monument intact, mais les débris se rencontrent à chaque pas, témoignant de la puissance et de la splendeur de l'antique cité. Éphèse, « l'œil de l'Asie », n'était-elle pas, après Athènes, la capitale de la confédération ionienne et, comme métropole religieuse, la résidence de prêtres-rois, le séjour de la déesse redoutée, — à la fois Anahid, Artémis et Diane, — qui régnait sur l'Europe aussi bien que sur l'Asie, la « Mère de la Nature » et la « Source de toutes choses » ? Aucune œuvre humaine ne pouvait la représenter dignement ; sa statue la plus vénérée était un bloc de hêtre tombé du ciel. Huit années de fouilles incessantes dirigées par l'Anglais Wood ont fini par lui faire découvrir, en 1871, les fondements de l'Artemision, enfouis à plus de six mètres, non loin de l'endroit où s'élève la mosquée du village d'Aya soidouk, bâtie elle-même sur les restes d'une église. Dans ses recherches, l'explorateur s'était laissé guider par les limites des champs pour reconnaître la direction des anciennes voies : il eut raison dans cette occurence de se confier à l'esprit conservateur du paysan ; les monuments sont détruits, mais les sentiers subsistent.

Le prodigieux édifice, quatre fois plus grand que le Parthénon, s'est révélé aux yeux des archéologues, qui peuvent le reconstruire par la pensée, avec ses rangées de colonnes cannelées reposant sur des soubassements à bas-reliefs, avec ses groupes de sculptures et ses autels, entourés d'ombrages qui laissaient entrevoir les collines d'un profil grave et doux. Les admirables fragments rapportés au Musée Britannique permettent de se faire une idée de ce qu'était la a septième merveille du monde ». Les débris du temple avaient été partiellement utilisés pour la construction de l'aqueduc et pour celle de la mosquée, qui d'ailleurs est un monument original et curieux de l'art turco-persan, orné de versets du Coran qui se groupent et s'enroulent en étonnantes arabesques. Sur les pentes mêmes du Pion et du Coressus, les fondations mises à découvert, les débris de muraille qui font saillie au-dessus du sol, révèlent aussi la prodigieuse richesse en monuments somptueux que présentait la ville des Ephésiens. Quel spectacle grandiose devait offrir la vue du théâtre, où plus de vingt-cinq mille personnes étaient assemblées sur les gradins et sous le péristyle de la colonnade supérieure (1) ! 

[Image 625]

Du théâtre au port, les temples, dont les noms ont élc conservés par les médailles, se succédaient sans interruption ; les statues, aujourd'hui brisées en fragments ou réduites en mortier, s'élevaient par milliers le long dos avenues ; les carrières du Pion, d'où l'on retira les matériaux pour la construction de tant d'édifices, imposent par leurs dimensions prodigieuses. Comme toutes les villes de prêtres, Éphèse n'avait pas une pierre qui n'ait sa légende, et dans les montagnes environnantes, chaque site était célèbre par des miracles ; tous les dieux y figuraient dans quelque scène mythologique. De même, les chrétiens, héritiers du monde grec, virent dans Éphèse une de leurs cités saintes ; ici est la « prison de saint Paul », ailleurs la tombe de Marie-Madeleine ; là, blottis dans une grotte, reposèrent pendant deux cents années les « Sept Dormants » avec leur chien fidèle, tandis qu'autour d'eux se suivaient les générations, et qu’à la religion païenne succédait un culte nouveau ;

1. Wood, Discoveries at Ephesus.  D'autres explorateurs avaient évalué à 55 000 le nombre de sièges de théâtre (Falkener). 

gravés sur une pierre précieuse, leurs noms sont, pour musulmans et chrétiens, le plus sûr des talismans. La légende donne Éphèse pour résidence à l’apôtre Jean le « Saint Théologien » ; de là le nom du bourg, Haghios Theologos, devenu Aya soulouk [Ayasuluk] dans la bouche des Turcs (1). Après Heraclite, le plus illustre des Grecs nés à Ëphèse fut Apelle, qui, moins heureux que les statuaires hellènes, n'a point laisse d'œuvre pour justifier sa gloire auprès de la postérité.

Les deux havres que possédait autrefois Éphèse ne se voient plus, mais se devinent. Le « port sacré », ainsi nommé parce qu'il était voisin des temples, n'est plus reconnaissable que par un coude soudain que fait le Caïstre. Le bassin de la ville, situé plus loin de la mer et communiquant jadis avec le grand port par un canal, peut-être artificiel, n'est plus qu'un marais entouré de débris. Ces ports envasés ont été remplacés par celui de la « Nouvelle Éphèse », plus connu sous le nom de Scala Nova [Kuşadası] ou « Échelle Neuve », que lui donnèrent les navigateurs italiens. La ville, qui porte le même nom, est d'un grand aspect ; elle s'élève en amphithéâtre sur le versant septentrional d'une colline qui regarde obliquement la mer ; d'anciennes murailles entourent le dédale des rues montantes ; de vastes cimetières s'étendent dans la plaine qui borde le littoral, le port est profond et, du côté de l'ouest, l'îlot des Oiseaux le protège partiellement contre le vent du large ; mais les tempêtes du nord-ouest y sont parfois dangereuses. Scala Nova était visitée par un grand nombre de navires avant l'ouverture du chemin de fer qui pénètre dans la vallée du Méandre et en emporte maintenant toutes les denrées à Smyrne ; mais il est presque délaissé de nos jours, et si on ne lui accorde pas un embranchement avec la station d'Éphèse, sur la ligne maitresse, l'isolement menace de lui faire perdre le petit trafic qu'il a conservé. Cependant des compagnies de bateaux à vapeur, en lutte d'intérêts avec la « société des quais de Smyrne », reprennent souvent l'idée d'établir à la Nouvelle Ephèse un grand port avec tout l'outillage industriel moderne, et de construire une voie spéciale vers la vallée du Méandre pour détourner les échanges à leur profit (2). 

1.  A. von Prokesch, Denkwürdigkeiten aus dem Orient. 
2. Loehnis, Beiträge zur Kenntniss der Levante.

A l'ouest, non loin de la butte qui porte les ruines de Neapolis, la bourgade grecque de Tchangli se cache dans un petit bassin de verdure, au bord d'un torrent qu'ombragent les platanes : ce serait le Panionium où les délégués des cités ioniennes venaient délibérer sur les intérêts de la confédération (1). Au delà de Tchangli la côte n'a plus même un hameau, à peine des maisons isolées.

[image 627]

[Île de Samos]

L'ancienne capitale de l'ile de Samos, qu'un détroit de quelques kilomètres sépare de la péninsule de Mycale, a disparu comme Éphèse, et de tous ses temples ne s'est maintenue qu'une seule colonne, reste de l'Hércion, le sanctuaire le plus vénéré de Héra dans toute l'Ionie asiatique. Une petite ville, appelée Tigani ou la « Poêle », à cause de la forme circulaire de son port, s'est élevée à l'endroit même où se trouvait le quartier commerçant au temps de Policrate ; sur une terrasse des montagnes, au milieu des vignes et des quinconces d'oliviers, une autre ville, aux maisons étagées et aux rues tortueuses, Rhora, le « Lieu » par excellence, occupe l'emplacement d'un quartier de l'antique Samos, la patrie probable de Pythagore : le reste de la plaine, jadis couverte d'habitations, n'a plus que des ruines informes, éparees dans les marais et les terrains de culture. 

[Carte 629]

1. Tournefort, Relation d'un Voyage du levant ; — Chandler, Voyage dans l’Asie Mineure.

Sous la colline de l'acropole, encore surmontée de murs et de tours, on a récemment découvert la double galerie souterraine, d'environ 1200 mètres de long, qui portait à la ville les eaux d'une fontaine jaillissante ; ce tunnel, longtemps cherché, était obstiné à l'entrée pardcs concrétions calcaires et recouvert par des éboulis ; l'eau, à la sortie du gouffre bleu que recouvre le dôme d'une chapelle, coulait dans un étroite golfe pour se perdre dans les marais du littoral. On s'occupe de nettoyer la galerie, et bientôt la petite bourgade de Tigani, mieux pourvue que mainte grande cité, recevra des eaux pures en abondance par un canal creusé il y a plus de vingt-quatre siècles.

[carte 630]

Vathy, la capitale actuelle de la principauté de Samos, est située sur le versant opposé de l'île, au boi-d d'un golfe en forme d'entonnoir qui s'ouvre dans la direction du nord-ouest ; les grands navires approchent des nouveaux quais dans l'eau profonde. La ville est triple : dans un cirque herbeux au sud de la montagne escarpée que l’on gravit par des sentiers de chèvre, se voient les anciennes constructions de Palaio-kastron ; à mi-hauteur, sur les contreforts, serpentent les rues en escalier de la ville proprement dite ; en bas, le nouveau quartier du port longe les quais, là où quelques huttes seulement existaient au milieu du siècle. Le port de Vathy, visité régulièrement par des bateaux à vapeur, entrelient un commerce très actif de fruits, d'oignons et de vins, muscats et autres. Autour de la ville, les défrichements et la culture modifient rapidement l'aspect du paysage ; on plante des vignes non seulement dans les plaines et sur les pentes douces, mais encore sur les terrains pierreux, et les fragments de roche enlevés du sol labouré se dressent au pourtour des enclos en murailles et en tours. A quelques kilomètres de la côte d'Asie Mineure, presque entièrement déserte, on s'étonne de voir des populations acharnées au travail. Samos possède une large route carrossable, de Vathy à Tigani ; elle a des ponts, des quais, des jetées dans les deux ports de l'est et sur la côte nord-occidentale, à Carlovassi ; elle fait un commerce considérable, double de celui de la France proportionnellement au nombre des habitants. C'est que la population jouit d'une autonomie presque complète et n'a rien à craindre de la garnison turque de 156 hommes, troupe de parade maintenue pour la forme au nom du sultan suzerain. Un tribut annuel de 47 000 francs libère les Samiens de toute autre sujétion ; le gouvernement est attribué à un certain nombre de notables, que préside un prince désigné par la Porte. Les insulaires ont leur pavillon, que toute une flotte de chaloupes montre fièrement dans l'Archipel. L'île de Samos jouit d'une grande prospérité matérielle, les naissances sont généralement doubles des décès, et chaque année s'accroît le nombre de ses habitants, recensé par une statistique rigoureuse (1). 

1.  Population de Samos 

en 1610      10 000 habitants.

en 1828     27125  habitants

en  1864     33 998  habitants 

en  1879.     37 701 habitants

(Epaminondas Stamatiadis, Annuaire de Samos pour 1880.) 

Budget de Samos en 1876 : 

Recettes  3 033 729 francs.

Dépenses  2 933 429  francs

Cultures de Samos en 1878 : 

Champs labourés     6676 hectares

Olivettes     5719 hectares

Vignobles     2927 hectares

Vergers  395 hectares

Les habitants de Samos sont d'une telle sobriété, que la légende attribue au climat sec et vivifiant de l'île une vertu particulière, qui dispenserait de se nourrir comme partout ailleurs (1).

[632]

Descendants de colons venus de tout l’archipel, des côtes de l’Hellade continentale et de l’Anatolie après la dévastation de l'île par les conquérants turcs, les Samiens contribuent à leur tour à peupler les côtes voisines ; c'est par milliers qu'ils vont chercher fortune à Smyrne et dans les autres villes de l'Ionie ; parmi eux aussi se recrutent trop souvent les bandes de brigands qui parcourent l'Anatolie : les mêmes individus, pacifiques et doux au milieu des populations laborieuses de l'île natale, deviennent des bandits redoutés sur la terre étrangère. On émigré aussi beaucoup de Xikaria et du rocher volcanique de Patmos, où vécut l'auteur de l’Apocalypse. La dernière île a perdu près de la moitié de ses habitants depuis le milieu du siècle.

Si la belle et fertile vallée du Méandre était peuplée et cultivée comme la montagneuse Samos, elle serait le paradis de l'Anatolie. Elle est déjà l'une de ses plus industrieuses régions : c'est de là que Smyrne importe la plus forte part des denrées agricoles et des produits manufacturés qui alimentent son commerce. Dineïr, à la source du Méandre, est la porte même des régions du plateau et doit prochainement, comme terminus du chemin de Smyrne, devenir l'entrepôt de la Phrygie et de la Pisidie. Située sur l'un des hauts affluents du Méandre, Ouchak, entourée de champs qui donnent le meilleur opium de l'Anatolie, brode lés « tapis de Smyrne » ; environ 4000 ouvrières, travaillant en plein air devant des cadres en bois qui portent la chaîne, sont occupées tout le jour à compter, à nouer, à égaliser les fils de la trame. La production s'accroît d'année en année, et i-eprésente une valeur moyenne de deux millions, payée par les importateurs d'Angleterre, de France et des États-Unis ; des négociants français ont leurs agents à Ouchak et font directement les avances aux entrepreneurs, qui payent aux ouvrières 4 à 5 francs par semaine (1). C'est également par des payements anticipés, très inférieurs à la valeur marchande des étoffes, que les négociants de Smyrne achètent les cotonnades, dites alajas, que tissent les femmes du bourg musulman de Kadi-koï, dans le bassin du Lycus, entre Saraï-koï et Denizli. On y compte un millier de métiers. 

1. Valeur des échanges de Patmos en 1879 : 

Importation     15 701 518 francs

Exportation     12 505 582  francs

Ensemble     28 000 900 francs.

Mouvement maritime : 3459 navires, jaugeant 77 014 tonnes. 

2. Edm. Dutemple, En Turquie d'Asie.

Pour accroître leurs revenus par le nombre des ouvrières, les Turcs de Kadi-koï ont presque tous les quatre femmes légitimes que leur permet le Koran (1).

Denizli, située à la base orientale du Baba-dagh, dans une plaine arrosée d'eaux vives, ne se compose guère que d'un bazar et de quelques tanneries ; au milieu du siècle dernier, après un tremblement de terre qui renversa la ville, presque toute la population se dispersa dans les maisonnettes de la campagne environnante, à Tombre des ormeaux, des chênes et des arbres fruitiers. Denizli sera tôt ou tard fréquentée comme centre d'excursions vers les sites admirables du mont Cadmus, les sources pétrifiantes des bords du Lycus et les ruines des cités gréco-romaines. Au nord, Laodicée, l’une des « Sept Églises d'Asie », très riche et très peuplée au commencement de l'ère vulgaire, a laissé les imposants débris de son aqueduc, de ses temples, de ses deux théâtres, désignés maintenant sous le nom collectif d'Eski hissar ou « Château Vieux » ; à l'est, le bourg de Khonas a gardé quelques fragments des édifices de Colosses ; à l'ouest, sur le versant opposé du Baba-dagh, les baraques de Geïra (Hiera) entourent les ruines d'Aphrodisias, dont le principal temple, transformé en église à l'époque byzantine, a toujours quinze colonnes ioniques en parfait état de conservation ; mais les ruines les plus grandioses sont celles de Hierapolis, sur la terrasse de travertin qui domine la plaine alluviale où se rejoignent le Lycus et le Méandre. Des gradins du théâtre, l'un des plus somptueusement construits et des mieux respectés par le temps qui nous soient restés de l'époque d'Hadrien, on jouit d'une vue incomparable sur les montagnes bleues des alentours et sur la plaine du Méandre, qui va se confondre au loin avec les vapeurs transparentes de l'horizon, rendues plus légères par le contraste des édifices ruinés, d'un ton rouge ou noirâtre, qui s'élèvent sur la terrasse des sources.

Bouladan, sur un petit affluent septentrional du Méandre, Saraï-koï [Sarayköy], sur le fleuve, en aval de la bouche du Lycus, sont, comme Denizli, des marchés agricoles, expédiant leurs denrées à Smyrne par le chemin de fer d'Aîdin. Plus bas, sur le versant exposé au midi, se montre Nazli [Nazili], composée de deux bourgs distincts, dont l'un, le haut Nazli, peuplé de Grecs, et connu spécialement sous le nom de Bazar, a pris rang comme un des principaux marchés pour les figues dites «  de Smyrne ». La campagne environnante est une immense forêt de figuiers, à l'ombre desquels croissent l'orge et le maïs ; des geais bleus voltigent partout sous le feuillage. 

1. Giudici ; — Séjourné, Notes manuscrites.

Naguère des bosquets d'orangers entouraient la station de Sultan-hissar, mais un petit nombre seulement de ces arbres ont échappé à la maladie, qui fit périr en même temps tous les orangers de Samos. Des ruines romaines se rencontrent presque à chaque pas. Les restes de Nysa la grecque se voient sur une colline, au-dessus de Sultan-hissar.

Aïdin Guzel Hissar [Aydın Güzelhisar] ou le « Beau Château d'Aïdin », la grande cité de la région du Méandre, donne son nom au vilayet dont Smyrne est la capitale. Longue de plusieurs kilomètres, elle s’étend à la base et sur les pentes de collines d'un conglomérat rougeâtre couronnées de quelques villas ; les maisons peintes, jaunes, vertes ou bleues, couvertes de tuiles dont le rouge a disparu sous la mousse, s'élèvent en amphithéâtre sur les escarpements ; des coupoles, des minarets, des groupes de cyprès dominent le dédale des constructions basses ; une vallée profonde s'ouvre au milieu de la ville entre deux promontoires, et sur les bords du ruisseau d'Aïdin-tchaî se penchent les platanes, abritant des cafés sous leur vaste ramure ; d'abondantes sources minérales jaillissent dans les environs. Aïdin, ainsi nommée de l'émir indépendant qui s'empara de la vallée du Méandre «près le passage des Mongols, est peuplée surtout d'Ottomans ; mais les Grecs augmentent en nombre, en richesse et en influence, grâce à leur initiative, à leurs voyages, et surtout à leurs écoles, car s'ils ne forment qu'un cinquième de la population, ils ont la moitié des écoliers. Les Arméniens, dont le quartier, situé sur la pente de la colline, avoisine celui des Grecs, rivalisent avec eux pour les opérations de commerce, et moins redoutés par les Turcs que les entreprenants Hellènes, fournissent à l'administration turque presque tous ses employés. Les Juifs espagnols, qui vivent dans le faubourg inférieur, près de la gare, sont tous commissionnaires, changeurs, préteurs sur gages ou comptables (1). C'est à l'endroit même où finit Aïdin, c'est-à-dire au rebord de la colline dominant à l'ouest la gorge de l'Aïdin-tchaï, que commençait jadis la cité de Tralles. La terrasse qui la portait, parfaitement limitée par des escarpements et rattachée aux montagnes par un isthme de défense facile, constituait une forteresse naturelle de 2 à 3 kilomètres carrés, que des murailles rendaient presque inexpugnable (2). La ville grecque fut somptueuse et riche en beaux édifices ; mais ceux-ci étaient presque tous construits en briques, et depuis des siècles les habitants d'Aïdin n'ont pas d'autre carrière ; des ouvriers fouillent toujours le sol pour en retirer les briques anciennes, les seules dont on puisse se servir pour la construction des fours. Au milieu des oliviers de la terrasse, on ne voit que décombres et cimetières ; seulement à l'extrémité occidentale se dresse encore la puissante façade du gymnase, mur épais de 8 mètres que traversent trois portes en plein cintre, les « Trois Yeux » (Utch Goz) [Üç göz] par lesquels on contemple la vallée basse du fleuve.

1. Population d'Aïdin en 1883 : 25 000 Turcs ; 6500 Grecs ; 1800 Juifs ; 1000 Arméniens 
2. Olivier Rayet et Albert Thomas, Milet et le golfe Latmique.

[635]

Le fief de Thémistocle, Magnésie du Méandre, qui succéda elle-même à une ville plus ancienne, a, comme Tralles, disparu par le travail incessant des carriers ; toutes les maçonneries du chemin de fer entre Aïdin et le col d'Éphèse ont été faites avec les pierres prises à Magnésie. Près des amas informes de ruines, est la station de fialadjik, célèbre par son miel et ses figues, les meilleures de Anatolie (1). 

A l'exception de Sokia  [Söke] ou la « Froide », ainsi nommée d'une brèche des montagnes par laquelle souffle le vent du nord, la basse vallée du Méandre n'a point de ville. Sokia, où les Grecs sont en majorité, a pris de l'importance, grâce aux ateliers pour la préparation des réglisses qu'y ont établis des commerçants anglais ; ils exploitent aussi dans le voisinage des mines de lignite et d'émeri. C'est toute l'industrie de la contrée. Mais il n'est pas en Asie Mineure de région où se voient des restes plus précieux de l'art antique. Là où se trouve le village de Samsoun, au pied du Mycale, s'élevait la patrie de Bias, Priène, dont la mer venait jadis baigner les quais et que dominait une très haute acropole ; au pied de la roche, sur une terrasse, se voient les ruines du temple de Minerve Poliade, « modèle de l'architecture ionique à la belle époque », ainsi qu'en témoignent les fragments déposés par M. Pullan au Musée Britannique, et la restauration qu'en ont faite MM. Rayet et Thomas. A une vingtaine de kilomètres au sud, sur un coude du Méandre, le hameau misérable de Palatia marque l'emplacement de la glorieuse Milet, patrie de Thalès et d'Anaximandre ; les restes d'un théâtre, le plus grand que possédât l'Asie Mineure, sont, avec des amas de décombres, recouverts de broussailles, tout ce qui reste de la puissante cité à laquelle appartenait l'hégémonie de la confédération ionienne et qui osa résister aux armées d'Alexandre. Les fouilles dirigées par M. Rayet ont révélé le plan de somptueux édifices et ont ramené des sculptures qui se trouvent maintenant au Louvre. 

1. Récolte moyenne des figues dans la vallée du Méandre : 
30 000 charges, soit 6 560 000 kilogrammes. En 1878 : 10 000 000 kilogr. Récolte de la vallée du Caïstre : 2 120 000 kilogrammes.

Myonte, sur une coulée du Méandre, au nord-est de Milet, a complètement disparu, mais la ville où naquit Zeuxis, Héraclée, située à l'extrémité orientale de l'ancien golfe du Latmos, devenu mer intérieure par les progrès des alluvions fluviales, a conseillé son agora, mieux reconnaissable que celle de toute autre cité grecque, et son enceinte hardie escaladant les rochers. Enfin, près du promontoire qui sépare le golfe du Méandre de celui de Mendelia, à Didymes, la moderne Hieronda, se voient les ruines du sanctuaire d'Apollon Branchides, le plus vaste de l'Asie Mineure, et l'un des plus remarquables, par les dispositions architecturales que nécessitaient les mystères de l'oracle.

[Carte 636]

Une voie de 4 kilomètres, bordée de statues assises qui rappellent le style égyptien, unissait ce temple au port le plus rapproché. Le Louvre et le Musée Britannique possèdent des fragments de Didymes et de la voie Sacrée (1).

[Bodrum, Muğla]

Le petit bassin du Sari tchaï [Sarıçay] ou « Fleuve Jaune », qui débouche dans le golfe de Mendelia, est aussi très riche en antiquités. Non loin de la ville qui a donné son nom au golfe et que dominent au nord les escarpements du Latmus, l'ancienne Euromus montre les restes d'un beau temple corinthien ; Melassa [Milas], la Mylasa des anciens, n'a pas une maison qui ne soit construite des matériaux retirés de temples, de palais ou de mausolées ; Asin-kaleh ou le « Village du Château », qui se trouve au nord de l'embouchure du Sari tchai, est au pied du promontoire péninsulaire qui porta lassus, son beau théâtre, ses tombeaux, ses murs pélasgiques, utilisés plus tard pour une forteresse vénitienne. L'ancienne Caryanda, patrie de Scylax, est sur la rive opposée du golfe de Mendelia. De là il ne reste qu'à traverser un col pour redescendre à Boudroun [Bodrum], la ville qui fut Halicarnasse, où naquit Hérodote. Admirablement située au bord d'une baie sûre et profonde, elle présente, suivant l'expression de Vitruve, la forme d'un théâtre à gradins qui regarde la mer ; deux promontoires limitent la baie, l'un, à droite, qui portait le temple d'Aphrodite et d'Hermès, l'autre, à gauche, que couronnait le palais de Mausole, et que terminait une péninsule rocheuse ; dans ce vaste hémicycle s'élevaient les palais, les temples et le tombeau élevé par Artémise. Cette « merveille » du monde ancien à laquelle avaient travaillé Scopas et les autres sculpteurs les plus célèbres de son temps, fut respectée pendant dix-huit siècles par les conquérants qui se succédèrent sur les côtes de l'Asie Mineure. Quoique plusieurs fois secoué par les tremblements de terre, le socle avait encore toutes ses colonnades et ses sculptures au commencement du quinzième siècle. C'est alors que les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, plus barbares que tous leurs devanciers, s'attaquèrent au monument pour en faire des pierres à bâtir et de la chaux. Sous la direction de l'architecte Heinrich Schlegelholt, ils démolirent le mausolée pour élever une forteresse, que d'ailleurs ils ne défendirent point contre Soliman. Les fouilles de MM. Newton et Pullan, en 1857 et 1858, ont révélé l'emplacement du mausolée et déblayé des fragments admirables : c'est à Londres maintenant qu'il faut aller voir ces restes du plus ancien monument ionique de l'Anatolie ; d'après M. Rayet, il fut construit au milieu du quatrième siècle de l'ère ancienne.

1. O. Rayet et A. Thomas, Milet et le golfe Latmique.

Le port de Boudroun [Bodrum] ne fait qu'un petit commerce de figues ; Djova, située à l’extrémité orientale du golfe de Kos, est simplement l'escale de Moughla [Muğla], qui se trouve à une vingtaine de kilomètres dans l'intérieur, environnée de montagnes ; enfin ta fameuse Cnide, la cité principale de l'Hexapole dorienne, la ville aimée d'Aphrodite, qui possédait la statue de la déesse, sculptée par Prasilèle, n'a laissé que des ruines, des tombeaux,

[carte 638]

des murs cyclopéens, dont les débris ont servi à bâtir des palais en Egypte pour Mébémet Ali ; on n'y a trouvé d'autre fragment remarquable qu'une statue de lion transportée au Musée Britannique. L'Euripe ou canal qui faisait communiquer ses deux ports et que traversaient deux ponts est comblé. 

[Kos]

Actuellement le marché de l'Asie Mineure sud-occidentale est dans l'île de Kos : de la ville du même nom, située sur une grève arrandie en demi-cercle, l'on voit au nord la baie de Boudroun, au sud le cap Krio, l'ancien promontoire Triopium ou Cnide. Kos la grecque, l'une des plus riches îles de l'Archipel, exporte d'excellents vins, des oignons, du sésame ; elle alimente de fruits, grenades, amandes, citrons, raisins, le marché d'Alexandrie. Comme Boudroun, Kos est dominée par une forteresse des chevaliers de Saint-Jean qui renferme les bas-reliefs d'un temple grec ; la grande place est ombragée par un platane de 19 mètres de circonférence, dont les branches latérales sont soutenues par des piliers de marbre : c'est là, dit la tradition, qu'Hippocrate donnait ses consultations ; des sources, qui jaillissent au sud-ouest, sur les flancs de l'Oromedon, sont connues sous le nom du « Père de la Médecine ». 

[carte 639]

Kos, voisine du volcan de Nisyios, abonde en fontaines thermales et la fécondité de ses campagnes est due principalement, ainsi que l'a démontré Gorceix, aux cendres volcaniques qui furent expulsées du cratère de Nisyros lors de quelque antique éruption. Les autres montagnes insulaires de ces parages de l'Archipel, Kalymnos, Astropalxa, Symi, ont pour richesse principale les éponges de leurs baies ; les marins de Symi emploient à cette pèche une douzaine de grandes embarcations et 150 bateaux ordinaires. Tous les Symiotes sont habiles plongeurs et ne craignent pas de s'aventurer dans les eaux où nagent les requins ; ta coutume interdit au jeune homme de se marier avant qu'il sache cueillir une éponge à vingt brasses (1). 

1. Hamilton. Researches in Asia Miaor.

La scène que décrit la ballade de Schiller aurait souvent eu lieu à Symi : la plus belle fille du pays est promise par le père au jeune homme le plus audacieux et la foule s'assemble pour assister et juger les plongeurs (1).

[Rhodes]

Rhodes, la « terre des Roses », ou plutôt des « Grenades » (2) ainsi qu'en témoignent d'anciennes monnaies, est l’une des plus grandes îles de l'Archipel anatolien. A certains égards elle occupe une position privilégiée : abritée des vents du nord-est par les montagnes de la Lycie, ne subissant point le vent du nord, qui, par l'appel des foyers de chaleur d'Egypte et de Syrie, se change pour elle en vent de nord-ouest (3), rafraîchie en été par les brises marines, elle jouit d'un climat plus égal que les autres Sporades asiatiques et ses vallons ne sont pas moins fertiles que ceux de Chio et de Mytilini : c'est à Rhodes, mieux qu'à toute autre île de l'archipel, que s'applique le mot d'Hippocrate : « On n'y connaît guère de différence de chaleur et de froidure ; les deux températures se fondent l'une dans l'autre. » Rhodes est l’«épouse du Soleil », le « séjour des Héliades », parce qu'il n'est pas un jour de l'année où le rayon lumineux ne perce les nues ; « les arbres n'y sont jamais sans feuillage, ni les jours sans soleil. » Située à l'angle même de la Péninsule, Rhodes occupe un centre de convergence sur les routes de la mer, et dans l'antiquité, alors que les navires se hasardaient rarement loin des côtes, elle était l'escale nécessaire des flottes de commerce qui, arrivées à l'angle du continent, avaient à changer de route. Ainsi s'explique l'importance des échanges qui se faisaient autrefois dans la cité de Rhodes, « à laquelle, dit Strabon, nulle ne pouvait être égalée ». Au troisième et au deuxième siècle de l'ère ancienne, les Rhodiens étaient « les premiers marins du monde » ; héritiers des Phéniciens, qui avaient eu des colonies dans leur île, ils établirent comme eux des comptoirs jusque dans l'Ibérie lointaine, et la ville de Rosas, les montagnes de Roda rappellent encore leurs visites aux promontoires pyrénéens. Ils faisaient un très grand commerce avec Sinope, qui leur fournissait du blé de Crimée, des esclaves, des poissons « pélamides » ou sterlets, et leur politique recherchait toujours l'amitié de Ryzance pour s'assurer le passage du Bosphore (4). La position de Rhodes lui donnait aussi une valeur stratégique de premier ordre, et les chevaliers de Saint-Jean, expulsés de la terre ferme, firent preuve de sagacité en établissant leur forteresse principale sur la pointe avancée de l'île, semblable à une proue de vaisseau heurtant le rivage ; là ils balancèrent pendant plus de deux siècles la fortune des Turcs dans les mers du Levant, et l'on sait avec quelle vigueur ils résisièrent, en 1522, aux forces de Soliman le Magnifique.

1. Van Egmont and Heyman, Travels ;  — Schubert, Reisen in dos Morgenland.
2. V. Guérin, Ile de Rhodes.
3. Ross, Reisen in den griechischen Insein. 
4. E. Desjardin, Notes manuscrites.

[image 641]

La ville actuelle, occupant à peine un seizième de l’ancienne étendue, appartient encore, par l'un de ses quartiers, au moyen âge chrétien : en montant la rue tortueuse des Chevaliers, entre les portes blasonnées des « auberges », on se croirait transporté à quatre siècles dans le passé. L'ile asiatique a conservé l'aspect d'une cité de l'Europe féodale ; malheureusement les  plus remarquables monuments de la Rhodes des Chevaliers, l'église de Saint-Jean-Baptiste et le palais des Grands Maitres, furent détruits en 1856 par une explosion : d'anciens documents étudiés par M. Guérin lui font présumer que les barils de poudre, cause du désastre, étaient ceux qu'avait cachés le traître d'Amaral pour hâter la reddition de la place, en 1522.

[642]

[carte 642]

Les ports de Rhodes sont en grande partie oblitérés : le havre du sud, situé en dehors des remparts, n'est plus utilisé par le commerce ; celui du nord, dans lequel étaient remisées les galères des Chevaliers, ne reçoit plus que de faibles embarcations ; les navires ordinaires ne pénètrent que dans le port central, au-dessus duquel s'arrondit l'amphithéâtre de la ville. Mais ce port même est mal protégé ; son entrée, qu'il serait facile d'abriter par un brise-lames, est largement ouverte aux vents dangereux du nord-est, et souvent les équipages doivent appareiller pour les criques du continent, surtout pour le havre magnifique de Mermeridje, bassin à tortueuse entrée qu'entourent de hautes collines. 

[image 643]

[645]

L'île, assez massive dans ses contours, n'a plus de ports fréquentés au sud de la cité des Chevaliers ; les navires ne visitent plus la baie que domine l'ancienne acropole de Lindos, vers le milieu de la côte orientale. Près de là, au nord, se voient les restes de l'antique cité phénicienne de Camiros, dont la nécropole a livré aux chercheurs des milliers de poteries curieuses.

Au sud-ouest de Rhodes, l'ile allongée de Karpathos fait quelque commerce, mais la plupart des habitants émigrent temporairement pour gagner leur vie comme charpentiers ou sculpteurs sur bois. Quant aux insulaires de la petite Kasos, qui continue la chaîne des iles vers la Crète, ils s'occupent presque exclusivement de navigation, et leur pavillon se montre dans tous les ports de la Méditerranée (1). Après une descente meurtrière que firent les Turcs pendant la guerre de l'Indépendance, l'île avait été complètement abandonnée. La plupart des terres de l'Archipel se gouvernent elles-mêmes : on ne leur demande que l'impôt.

Sur la côte méridionale de la Péninsule, le port de Makri, assez vaste pour recevoir tous les navires de la Méditerranée, n'a pourtant sur ses

1. Villes principales du versant anatolien de la mer Egée et des iles turques de l’Archipel, arec leur population approximative : 

GORTIIfBIlT.

Smyme   192 000 hab.

Manissa (Magnésie)   50 000  »

Gydonia (Aïvali), d'ap. Humann.  35 000  »

Aïdin, d'après Apostolidès  .  .  52 000  »

Kirkagatch   20 000  »

Akhissar   20 000  »

Tchesmeh, en 1882  16 285  »

Pergame, d'après Humann .  .  16 000  »

Alachehr (Philadelphie). . .  .  15 000  »

Ouchak, d’après De Moustier .  15 000  »

Thyra   15 000  »

Latzata,en 1882   13 880  »

Kassaba   12 000  »

Moughla, d'après Scherzer .  .  11 000  »

Boumabat   10 000  »

Vourlah   10 000  »

Soma   10 000 « 

Kadi-koy  du Méandre 4 000

Gördiz 10 000

Nazli 10 000

Denizli 10 000

Koula  9 000

Edremid  8 000

Baïndir 8 000

Œdemich  8 000

Bouladan  8 000

Yenidje Fokia 8 000

Ghediz, d'après de Moustier.  7 500

Fokia (Phocée)   7 000

Menemen 7 000

Scala Nova   7 000

Sokia   7 000

Sighadjik  5 000

Sevri-hissar 4 000

Dikeli, d'après Humann    4000 hab.

Iles.

Archipel. Capitales.

Tenedos  7 000 bab. 3 000 hab.

Mytilini  60 000  » 20 000  »

Chio  70 000  » 26 000  »

Ipsara (Psara).  ...  6 000  »

Samos   40 000  »  7 000  »

Ikaria (Nikaria) ...  7 000  »  1000  »

Patmos..   3000 

Leros   3000 

Kalymnos   16 000 hab.   15 000

Kos   25 000    11 000

Nisyros   2 500

Symi   7 000   7 000

Telos   1000

Rhodes   27 000    11 000

Karpathos   5000 

Kasos   5000

bords qu’un village, presque abandonné pendant la saison des chaleurs, mais très commerçant en hiver. Là se trouvait Telmessus, la ville des devins, dont il reste d'importants débris. Les contreforts du Cragus qui dominent le port sont percés de tombeaux, dont quelques-uns taillés en forme de temple, avec porche, péristyle et fronton ; à l'entrée d'une de ces tombes, une colonne ayant perdu son soubassement par une rupture de la paroi reste suspendue au roc par le chapiteau (1).

[646]

De remarquables débris de l'architecture lycienne ont été trouvés dans les ruines de Xanthos, cité qui s'élevait jadis sur une colline isolée au milieu d'une plaine d'alluvions que parcourt l'Œren-tchaï avant d'entrer dans la mer, à l'est du massif superbe des Sept Caps. Les fragments les plus précieux de Xanthos, recueillis par le voyageur Fellows, occupent l'une des salles du Musée Britannique : ce sont des tombeaux et des bas-reliefs, très curieux dans l'histoire de l'art, car les sculptures, helléniques par la vérité des formes, la grâce des attitudes, l'élégance du vêtement et des armes, n'en ont pas moins un caractère original, comme il convenait à un peuple longtemps indépendant, qui s'était trouvé en relations avec les nations de l'Asie intérieure aussi bien qu'avec les Ioniens et les Dorions du littoral ; dans les ruines de ces régions montagneuses, toutes les sculptures ont l'élégance et la pureté de style. Les Termilaï ou Lyciens avaient leur écriture spéciale, ayant quelques caractères communs avec celle des Cypriotes (2) : leurs inscriptions sont gravées en caractères, qui tout en ressemblant beaucoup au grec archaïque et quoique accompagnées sur quelques tombeaux par une traduction grecque, n'ont pu être complètement déchiffrés. Dans leurs tombeaux sculptés, comme dans leurs temples, les architectes lyciens reproduisaient exactement tous les détails des cabanes en bois de chêne ou de pin que les paysans construisaient à cette époque et construisent encore : tout est scrupuleusement imité, troncs du support, poutres, poutrelles et bardeaux ; même les ornements des angles ressemblent aux touffes d'herbes qui croissent sur les bords des toits en terre mal aplanis par le rouleau'. Néanmoins la variété des formes architecturales reproduites est considérable et nombre de tombeaux lyciens se terminent par un faite ogival.

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