Extrait de Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, 1876. A l'époque où Reclus écrit, les territoires sont turcs. Mais il n'en restera, en 1918, que la Thrace.

III. LE LITTORAL DE LA TURQUIE HELLENIQUE : THRACE, MACEDOINE ET THESSALIE.

Par un singulier contraste, qui prouve combien la mer a été l'élément prépondérant dans la distribution des peuples méditerranéens et les mouvements de l'histoire, il se trouve que tout le littoral égéen de la Turquie appartient ethnologiquement à la race hellénique. De même que la Grèce se prolonge sous-marinement vers l'Egypte par l'île de Candie, de même elle se continue au nord vers les pays danubiens par une longue zone de terrains qui bordent la mer Egée. La Thessalie, la Macédoine, la Chalcidique, la Thrace sont des terres grecques ; Constantinople même est dans l'Hellade ethnologique. De là un complet désaccord entre la géographie des races, de beaucoup la plus importante, et celle des montagnes, des fleuves, du climat. La Turquie hellénique, formée de tant de bassins naturels différents, n'a point d'unité géographique, si ce n'est relativement aux eaux de l’Archipel qui en baignent tous les rivages. 

La péninsule de Turquie, partout si riche par l'imprévu de ses formes et les accidents de son relief, devient encore plus variée d'aspects, plus mobile pour ainsi dire, sur les bords de la mer Egée et de son avant-bassin, la mer de Marmara. Là des buttes isolées, des collines, des massifs de montagnes s'élèvent brusquement du milieu des plaines; des golfes s'avancent au loin dans les terres ; des presqu'îles ramifiées se baignent [140] dans les eaux profondes : on dirait que le continent s'essaye à former des archipels pareils à ceux qui plus au sud parsèment l’étendue de la mer. 

[Position de Constantinople]

La langue de terre sur laquelle est située Constantinople est un exemple remarquable de l'indépendance d'allures qui distingue le littoral de cette partie de l'Europe. Géologiquement, toute la péninsule de Constantinople  offre un caractère essentiellement asiatique. Elle a son propre massif de collines séparé des monts granitiques de l'Europe par une large plaine de terrains récents : les ruines du mur d'Athanase, qui défendait autrefois les alentours de la cité, marquent à peu près la véritable limite entre les deux continents. Des deux cotés du Bosphore, les roches appartiennent à la formation dévonienne, possèdent les mêmes fossiles, le même aspect, datent de la môme époque. Un lambeau de terrains volcaniques, à l'entrée septentrionale du détroit, présente aussi les mêmes caractères sur les deux rivages  [141] opposés. On voit de la façon la plus nette que la péninsule européenne faisait partie de l'Asie Mineure et qu'elle en a été séparée par l'irruption des eaux. 

Apollon lui-même, disait la légende byzantine, indiqua l'emplacement où devait s'élever la cité qui depuis est devenue Constantinople. Nulle part l'oracle n'aurait pu trouver mieux. La ville occupe, en effet, le point le plus heureusement situé au bord de la grande fissure du Bosphore. En cet endroit, une péninsule aux collines doucement ondulées s'avance entre la mer de Marmara el la baie sinueuse à laquelle sa forme et la richesse de son commerce ont valu le nom de « Corne d'Or ». Le rapide courant du Bosphore qui pénètre dans le havre et le purifie des boues descendues de la ville, va plus loin se perdre dans la mer au détour de la presqu'île extérieure, permettant ainsi aux navires à voiles de se glisser jusqu'au lieu d'ancrage sans avoir beaucoup à lutter contre la violence des eaux. L'excellent mouillage du port, si heureusement disposé pour abriter tout un monde d'embarcations, est en même temps un réservoir naturel de pêche et, malgré l'incessante agitation des flots remués par les rames des caïques, les roues et les hélices des vapeurs, les thons et d'autres poissons entrent chaque année en longs convois dans la Corne d'Or. Le port de Constantinople, tout accessible qu'il est aux paisibles flottes de commerce, peut néanmoins se clore sans peine aux navires de guerre; les rives, sans être trop escarpées, sont assez hautes pour dominer tous les abords, el l'entrée du mouillage est resserrée par une sorte de détroit où, plus d'une fois, les habitants assiégés ont tendu une chaîne de fermeture. La ville elle-même, occupant une péninsule élevée, que des terres basses séparent du tronc continental, est très-facile à fortifier contre toute attaque du dehors; pour tenter un siège, il faut que l’ennemi, déjà maître des Dardanelles et du Bosphore, puisse disposer à la fois d'une flotte el d'une puissante armée de terre. A tous ces avantages locaux, qui devaient assurer à Constantinople une importance considérable, il faut ajouter le privilège d'un climat un peu plus doux que celui des villes situées au bord de la mer Noire ou sur la rive asiatique du Bosphore. Grâce au massif de hauteurs qui s'élève au nord de la cité, celle-ci est partiellement garantie des âpres vents polaires. 

Aux premiers temps de l'histoire, lorsque les grands mouvements des peuples el du commerce ne se produisaient qu'avec lenteur, le site si favorisé de Byzance ne pouvait attirer que les populations voisines; mais dès que les grandes navigations d'échange eurent commencé, des « aveugles » seuls, ainsi que le dit un vieil oracle d'Apollon, auraient pu méconnaître les avantages que leur offraient les rivages de la Corne d'Or. C'est à Constantinople [148]  même que viennent se croiser l’axe continental du monde européo-asiatique et l'axe maritime de la Méditerranée. En outre, la voie naturelle qui longe dans l'Archipel les rivages de la Thrace, se continue à l'est dans la mer Noire le long des côtes de l'Asie Mineure; de même la ligne du littoral tracée du nord au sud, entre le golfe danubien et le Bosphore, reprend au sortir des Dardanelles et se poursuit dans la direction de Smyrne, de Samos et de Rhodes. Constantinople se trouve donc à la fois sur la plus grande route continentale des peuples et sur plusieurs de leurs grandes roules maritimes; géographiquement elle est située aux bouches du Danube, du Dniester, du Dnieper, du Don, du Uion, du Kizil-lrmak, puisiprelle en garde le déversoir commun par le détroit du Bosphore. Choisie pour devenir la Rome d'Orient, une ville aussi admirablement située que l'est Byzance ne pouvait donc manquer de s'accroître rapidement en population et en prospérité; elle devait mériter bientôt le titre de ville par excellence (Polis), et c'est, en effet, ce que signifie son nom actuel de Stamboul (es tèn Polin). Pour les tribus éloignées qui vivent dans les montagnes de l'Asie Mineure et par delà l’Euphrate, Constantinople s'est tout simplement substituée à l'ancienne Rome. Elles ne lui connaissent pas d'autre nom que « Roum », et le pays dont elle est la capitale est devenu la « Roumélie ». 

[Constantinople]

Par la beauté de son aspect, Constantinople est aussi l'une des premières cités de l'univers : c'est la « Ville-Paradis des Orientaux ». Elle peut se comparer à Naples, à Rio de Janeiro, et nombre de voyageurs la proclament la plus belle des trois. Quand on vogue à l'entrée de la Corne d'Or sur un léger calque, plus gracieux que les gondoles de Venise, on voit à chaque coup de rame changer l'aspect si varié de l'immense panorama. Au delà des murs blancs du sérail et de ses massifs de verdure, les maisons de Stamboul, les tours, les vastes dômes des mosquées avec leur collier de petites coupoles, et les élégants minarets tout brodés de balcons, s'élèvent en amphithéâtre sur les sept collines de la péninsule. De l'autre côté du port, que franchissent des ponts de bateaux, d'autres mosquées, d'autres tours, entrevues à travers les cordages et les mâts pavoises, s'étagent sur les pentes d'une colline que couronnent les maisons régulières et les palais de Pera. Au nord, une ville continue de maisons de plaisance borde les deux rives du Bosphore. A l'orient, la côte d'Asie s'avance en un promontoire également couvert d'édifices qu’entourent les jardins et les ombrages. Voilà Scutari, la Constantinople asiatique, avec ses maisons roses et son vaste cimetière aux admirables bois de cyprès; plus loin, on aperçoit Kadi-Keuï, l'antique Chalcédoine, et le bourg de Prinkipo, sur une des Iles de l'archipel des Princes, parsemant du vert de leurs bosquets et du jaune de leurs roches  [151] les eaux bleues de la mer de Marmara. Entre toutes ces villes qui baignent leur pied dans le flot, vont et viennent incessamment les navires et les embarcations de toutes formes, à la rame, à la voile, à vapeur, animant l'espace de leur mouvement et donnant la vie à ce tableau magnifique. Des hauteurs qui dominent Constantinople et Scutari, le spectacle est peut-être encore plus beau, car on voit se dessiner tous les contours des rivages d'Europe et d'Asie, on suit du regard les sinuosités du Bosphore et du golfe de Nicomédie, et dans le lointain, au-dessus des vallées ombreuses, on voit pyramider la masse de l'Olympe de Bithynie, presque toujours revêtue de neiges. 

Cette grande cité de Constantinople, d'un aspect si féerique à l'extérieur, est, on le sait, fort sale encore dans la plupart de ses quartiers. En maintes parties de la ville, le visiteur hésite à s'engager entre les maisons sordides, dans les sinuosités de ces ruelles immondes que parcourent les chiens errants et où gîtent les pourceaux; l'insouciance turque laisse complaisamment les maladies germer dans ces chaos de masures. Au point de vue de la salubrité générale, il est donc presque heureux que de fréquents incendies viennent nettoyer la ville. Même en Russie, même dans l'Amérique du Nord, il n'est pas de cité dont les maisons flambent plus souvent en une vaste mer de feu. Quelquefois le veilleur qui, du haut de la tour du Séraskier, voit toute la ville et ses faubourgs étendus à ses pieds, signale dix ou douze incendies par semaine et il ne se passe guère d'années que des milliers de constructions n'aient été dévorées par le feu. Ainsi Constantinople, purifiée par les flammes, se renouvelle peu à peu ; mais avant que les Francs eussent construit leur ville de pierre sur la colline de Péra, c'est-à-dire « Au-Delà », les quartiers incendiés se relevaient à peu près aussi misérables qu'au jour où le feu les avait dévorés. Heureusement l'usage de la pierre se répand de plus en plus; maintenant les maisons de bois sont remplacées par des constructions plus durables, bâties d'un calcaire blanchâtre et rempli de fossiles qui se trouve en abondance aux portes mêmes de Constantinople. Pour les édifices de luxe, les architectes ont à leur disposition les marbres bleus et gris de Marmara et les beaux marbres couleur de chair du golfe de Cyzique, dans l'Asie Mineure. 

Les nombreux incendies de Stamboul, ainsi que les violences de guerre que la cité a dû subir tant de fois avant le triomphe des mahométans, ont fait disparaître presque tous les monuments de la Byzance antique ; seulement on voit encore, sur la place de l’hippodrome, le précieux trépied de bronze, aux trois serpents enroulés, que les Platéens avaient déposé dans le temple de Delphes, en souvenir de leur victoire sur les Perses, Même de [152] l'époque des Césars byzantins il ne reste que des colonnes, des obélisques, des arches d'aqueducs, les murailles un peu ébréchées de la ville, les débris récemment retrouvés du palais de Justinien et les deux églises de Sainte-Sophie, aujourd'hui transformées en mosquées. La grande Sainte-Sophie, qui s'élève sur la dernière pente de la presqu'île de Constantinople, à côté du sérail, n'est plus, comme au temps de Justinien, le plus magnifique édifice de l'univers. Elle est loin d'avoir la grâce et la merveilleuse élégance de l'Ahmédieh et d'autres mosquées à minarets arabes bâties par les musulmans ; d'énormes substructions, des murs de soutènement, des contreforts extérieurs, entremêlés d'échoppes et de maisons lépreuses, donnent à l'édifice un aspect de lourdeur extrême. A l'intérieur, d'autres piliers de consolidation et le badigeon des Turcs appliqué sur les éclatantes mosaïques ont changé le caractère de l'église; mais la puissante coupole produit un effet prodigieux : c'est une merveille de force et de légèreté. Quatre colonnes de brèche verte qui s'élèvent entre les piliers du grand dôme proviennent, dit-on, du temple d'Ephèse. 

Le sérail occupe à la Pointe des Jardins l'emplacement de l'antique Byzance. Il a ses charmants pavillons, ses beaux ombrages, mais aussi ses affreux souvenirs de crimes et de massacres : c'est ainsi que l'on montre encore, en dehors de la muraille extérieure, le plan incliné sur lequel les esclaves lançaient pendant les nuits les sacs où se trouvaient enfermées des sultanes ou des odalisques vivantes; l'eau qui recevait leur corps passe au pied de la glissoire, rapide comme un fleuve, et tournoyant en sinistres remous. Bien plus remarquables que l'ancien palais des sultans sont les merveilleux édifices d'architecture arabe ou persane qui bordent les rives du Bosphore, avec leurs kiosques, leurs fontaines, leurs ponts, leurs arcades, leurs bosquets de verdure. Embellies par la nature environnante, par le rayonnement du ciel et des eaux, ces constructions charmantes donnent aux faubourgs de la grande cité l'aspect le plus séduisant île splendeur orientale. 

Les édifices les plus curieux à visiter dans l'intérieur de Constantinople sont les bazars, non pas seulement à cause des richesses, des marchandises de toute espèce qui s'y trouvent entassées, mais surtout à cause des hommes de toute race et de tout climat qu'on y voit réunis. Entre les pays d'Europe, la Turquie est celui où l'on observe les plus étonnants contrastes de peuples et de langues ; mais nulle part, pas même dans la Dobroudja, on ne peut voir un chaos de nations plus grand qu'à Stamboul. C'est que la capitale de l'empire ottoman attire vers elle, en sa qualité de métropole, les populations de l’Anatolie, de la Syrie, de l'Arabie, de l'Egypte, de la Tunisie, [153] des oasis même, aussi bien que les habitants de la péninsule turco-hellénique. En même temps, les Francs de l'Europe entière, Italiens et Français, Anglais et Allemands, accourent en foule pour prendre leur part de bénéfice dans le commerce grandissant du Bosphore. 

[Esclavage]

La variété des types de toute couleur et de toute race est encore accrue par le trafic interlope des esclaves que les caravanes vont chercher au fond de l'Afrique jusqu'aux sources du Nil. Officiellement, la vente de chair humaine est interdite à Constantinople ; mais, en dépit de toutes les affirmations diplomatiques, la « très-honorable corporation des marchands d'esclaves » fait encore d'excellentes affaires en négresses, en Circassiennes, en eunuques blancs et noirs. En peut-il être autrement dans un pays où le souverain et les principaux dignitaires estiment qu'il est de leur dignité de posséder un harem bien rempli ? L'Anglais Millingen évalue à 50,000 le nombre des esclaves de Constantinople, en grande majorité importés du centre de l'Afrique. Il est très-remarquable, au point de vue de l'anthropologie, que les familles des nègres amenées à Stamboul n'aient point fait souche. Depuis quatre cents ans, on a certainement introduit plus d'un million de noirs en Turquie; mais les difficultés de l’acclimatement, les sévices et la misère ont fait disparaître presque en entier cet élément de population. 

[Démographie]

Les statistiques plus ou moins approximatives que l’on a essayé de dresser relativement aux six cent mille habitants de Constantinople et de ses faubourgs ne sont point assez solidement établies pour qu'il soit possible de dire à quelle race appartient la majorité de la population. Une grande cause d'erreur est que l'on confond ordinairement les musulmans avec les Turcs. Dans les provinces, il est souvent facile de rectifier cette méprise, car Bosniaques, Albanais ou Bulgares se reconnaissent, quelle que soit leur religion ; mais dans le tourbillon de la grande ville, où les mœurs se modifient si vite, où les types se mélangent diversement, tous ceux qui fréquentent les mosquées finissent par être confondus sous le même nom. Des prétendus Osmanlis de Constantinople, un tiers peut-être se compose de Turcs; les autres sont des Arnautes, des Bulgares ou des Asiatiques, et des Africains de diverses races; un grand nombre de bateliers sont des Lazes des environs de Trébizonde. D'ailleurs, les Mahométans eux-mêmes sont en minorité depuis au moins une vingtaine d'années et l'écart ne cesse de s'accroître au profit des « rayas » qui affluent en plus grand nombre à cause de leur supériorité d'initiative industrielle et commerciale. Dans la vieille Stamboul, où naguère les Francs osaient à peine s'aventurer, les Musulmans ont toujours la prépondérance numérique, mais dans « l'agglomération constantinopolitaine », de Prinkipo à Thérapia, ils sont de beaucoup dépassés [154]  par les Grecs, les Arméniens et les Francs. Certaines localités ne sont habitées que par des chrétiens (1). 

Parmi les rayas de Constantinople et de la banlieue, ce sont les Grecs qui l'emportent en influence et peut-être aussi en nombre. Comme les Turcs eux-mêmes, ils ont leur quartier général à Stamboul, aux églises et aux solides maisons de pierre du Phanar, qui dominent les eaux de la Corne d'Or. C'est là que réside le patriarche de Constantinople et que vivent les grandes familles grecques. Jadis la faveur du sultan leur avait concédé l'exploitation politique et commerciale d'une grande partie des populations chrétiennes de l'empire, et notamment des provinces roumaines. La puissance des Phanariotes, bien déchue depuis que la Grèce rebelle a reconquis son autonomie, provenait de la dépendance religieuse dans laquelle tous les chrétiens orthodoxes de la Turquie, Slaves, Albanais, Roumains ou Bulgares se trouvaient à l'égard des Grecs. Tous les fidèles de la religion orthodoxe forment pour la Porte « la nation des Romains », et comme tels ils dépendent en grande partie, même pour le civil, de l'administration des évêques ; c'est à ces prélats grecs qu'ils doivent s'adresser pour les mariages, les divorces, les successions, c'est devant eux qu'ils règlent leurs différends, à eux qu'ils doivent laisser la direction de leurs écoles et de leurs hospices. L'indépendance des églises de Serbie et de Roumanie et la séparation partielle du clergé bulgare ont grandement affaibli l’influence politique du Phanar sur les populations chrétiennes de l'Orient; si les Grecs veulent encore garder leur rôle prépondérant, ils ne peuvent compter pour cela que sur leur intelligence toujours en éveil, sur leur habileté commerciale, leur amour de l'instruction, leur patriotisme et leur esprit de solidarité. 

La « nation » des Arméniens est également fort nombreuse à Constantinople, et peut-être même dépasse-telle les Turcs en importance numérique : on dit qu'elle s'y élève à près de deux cent mille personnes, et au double pour tout l'empire. De même que la « nation des Romains », elle s'administre elle-même pour toutes ses affaires d'intérieur et choisit son conseil exécutif.

(1) Population constantinopolitaine en 1875 d’après Sax

Stamboul … 210,000 habitants

Péra … 130,000

Faubourgs d’Europe … 150,000

Faubourgs d’Asie … 110,000

Total                     …  600,000

Ensemble 200,000 musulmans    400,000 rayas

Les Arméniens ont entre les mains une grande partie du trafic de Constantinople; mais, quoique établis en Turquie et dans la capitale dès les premiers  [155] temps de la conquête musulmane, ils ont toujours gardé dans leurs mœurs quelque chose de l'étranger; ils sont froids, réservés, se maintiennent dans l'isolement. Ils ont de la tenue et le respect de leur propre personne et diffèrent à leur avantage de leurs rivaux en affaires, les Juifs, que les gens polis appellent Bazirghian ou « Négociants », et que l'on voit se glisser furtivement vers leur pauvre faubourg de Balata, dont les ruines ont en partie comblé l'extrémité supérieure de la Corne d'Or. Les Arméniens s'entr'aident volontiers et, comme les Parsis de Bombay, aiment à faire des actes de munificence ; mais ils ne sont point soutenus, comme les Grecs, par une ardente foi dans les destinées de leur nation. La plupart d'entre eux ont mémo perdu leur langue : ils ne parlent leur idiome national, le haikane, que mêlé d'une foule de mots étrangers ; d'ordinaire ils se servent du turc ou du grec, suivant la population avec laquelle ils habitent. 

Encore très-inférieurs en nombre aux Osmanlis, aux Grecs, aux Arméniens, les « Francs » exercent dans la cité du Bosphore une influence bien autrement décisive que celle de leurs rivaux. Ce sont eux qui rattachent Constantinople au inonde de la civilisation occidentale, et qui par leurs journaux, leurs sociétés, leurs entreprises, triomphent peu à peu du vieux fatalisme de l'Orient. C'est à eux que l'on doit les faubourgs d'usines qui s'élèvent à l'ouest de Constantinople et aux abords de Scutari, ainsi que les chemins de fer qui vont se rattacher au réseau des lignes européennes et qui pénètrent au loin dans l'intérieur de l'Asie Mineure. Comme les Arméniens et les Grecs, les Francs se sont groupés en diverses « nations » et jouissent de certains priviléges d'autonomie garantis par les ambassades. Tous les peuples civilisés sont représentés dans ce monde cosmopolite, même les Américains du Nord, auxquels revient l'honneur d'avoir fondé, dans leur Robert's Collège, le premier musée géologique de Constantinople ; mais à en juger par les langues qui se parlent à Héra, le quartier européen par excellence, ce sont les Italiens et les Français qui ont parmi les étrangers l'avantage de l'influence et du nombre. 

Grâce à l'immigration des Francs, Constantinople n'a cessé de grandir, surtout depuis la guerre de Crimée, et nombre de villes et de villages situés en dehors de ses murs ont été changés en simples quartiers de l’immense métropole. L'estuaire entier de la Corne d'Or est bordé de maisons, et les constructions remontent au loin dans les deux vallées tributaires du Cydaris et du Barbyzès. Aux bords de la mer de Marmara, les quartiers industriels se prolongent à l'ouest de l'antique forteresse des Sept-Tours et au sud-est de Chalcédoine vers le golfe de Nicomédie. Enfin le long des deux rives du Bosphore, s'étend un quai de villas, de palais, de kiosques, de cafés [156] et d'hôtels. Celle avenue li(|ui(.le et le vaste bassin qui la précède, entre Constantinople et ses faubourgs d'Asie, ont un développement d'environ trente kilomètres, et sur ce parcours quelle étonnante succession de sites merveilleux ! Semblable à une vallée de montagnes, le détroit serpente en brusques sinuosités ; chaque rive se creuse en golfe, puis s'avance en promontoire; ici le fleuve marin se resserre, pour s'élargir au delà, puis se rétrécir encore, et s'ouvrir enfin sur l'infini de la mer Noire, aux eaux si souvent bouleversées par les vents du nord. Entre la mer inquiète que dominent de [157] sombres rochers habités par les hirondelles de mer, et le détroit tranquille, le contraste est partait. A la mer uniforme et sauvage s'opposent les paysages du Bosphore qui mêlent partout à leur beauté le charme de l'imprévu; les groupes que forment les rochers, les palais, les ombrages, les embarcations de toute espèce, les échafaudages bizarres des pécheurs bulgares et la nappe des eaux courantes varient à l’infini. 

De tous ces lieux de villégiature charmants, Balla-Liman, Thérapia, Buyuk-Déré sont les plus célèbres, à cause des événements qui s'y sont accomplis et des personnages qui y résident; mais toute la vallée marine est si belle, que l'admiration s'égare impuissante. Il est probable qu’avant peu une merveille du travail humain va s'ajouter à ces merveilles de la nature. A l'endroit le moins large, entre les deux châteaux de Roumélie et d'Anatolie bâtis par Mahomet II, le canal a seulement 550 mètres de rive à rive : c'est près de là que Mandroclès de Samos bâtit le pont sur lequel Darius fait défiler son armée de 700,000 hommes marchant contre les Scythes ; peut-être y construira-t-on aussi le pont de chemin de fer qui doit mettre un jour le réseau de l'Europe en communication avec celui de l'Asie (1). Il est fort regrettable que l’on n'ait pas encore procédé au nivellement des eaux du Bosphore. On ne sait pas si le niveau de la mer Noire est plus élevé que celui de la mer de Marmara, quoique le fait soit admis comme très-probable par certains géographes. Il est vrai que le courant sorti du Pont-Euxin se porte vers la mer de Marmara avec une vitesse moyenne de 5 à 8 kilomètres par heure, mais il se peut néanmoins que ce courant se produise sans qu'il y ait pente de l'une à l'autre mer. Le Bosphore, comme le détroit de Gibraltar, est un canal d'échange entre deux courants, l'un plus abondant, formé d'eau moins saline et coulant à la surface, l'autre qui se meut dans les profondeurs du canal, portant une eau plus chargée de sel. 

(1)  Longueur du détroit … 30,000

Largeur moyenne … 1,000

Profondeur moyenne … 27

Profondeur extrême … 52

Deux anciens châteaux génois qui gardent un défilé du Bosphore, Roumili-Kavak et Anadoli-Kavak, peuvent être considérés comme formant la limite septentrionale de cette ligne continue de palais et de maisons de plaisance que projette vers la mer Noire la cité de Constantinople. Cette limite coïncide exactement avec celle des terrains géologiques. Là commencent les falaises escarpées de dolérite et de porphyre, qui se prolongent jusqu’à l'entrée du Pont-Euxin et que terminent les roches Cyanées ou Symplégades, les célèbres [158]  écueils mobiles dont parle le mythe des Argonautes. Sur les deux rives d'Europe et d'Asie, les terrains volcaniques sont nus, tandis que la partie méridionale ou dévonienne du détroit, de beaucoup la plus longue, est bordée des plus charmants ombrages. Il est heureux que les Turcs, bien différents en cela des Espagnols et d'autres peuples du Midi, aiment et respectent la nature ; ils ont le goût des beaux massifs d'arbres et cherchent à les conserver, autant du moins (pie le permet leur indolence. Grâce à eux, les platanes, les cyprès et les térébinthes embellissent encore les rives du détroit; de même, la vaste forêt de Belgrad recouvrit à l’est de Constantinople le massif de collines où jaillissent les eaux d'alimentation destinées à la cité. Les oiseaux sont aussi plus respectés en Turquie que dans la plupart des pays chrétiens; on entend partout le roucoulement plaintif des colombes; des volées d'hirondelles et d'oiseaux de mer tourbillonnent à la surface du Bosphore, et çà et là se montre la grave cigogne, perchée sur le sommet d'un arbre ou sur la pointe d'un minaret. Ces bizarres échassiers contribuent avec la physionomie générale de la végétation et le style des édifices à donner à cette partie de l'Europe un aspect tout méridional. 

Néanmoins le climat de Constantinople est beaucoup plus boréal qu'on ne serait tenté de le croire. Les vents froids des steppes de la Russie pénètrent librement dans le détroit, dont la bouche est précisément tournée vers le nord; aussi les rigueurs de l'hiver sont-elles fort sensibles à Stamboul, et parfois le thermomètre descend à 20 degrés au-dessous du point de glace. Chose plus grave encore, quoique l'influence des mers voisines égalise un peu le climat, cependant le manque d'obstacles à la marche des vents a pour conséquence de très-brusques alternatives de température. Suivant les années, le climat moyen diffère de la manière la plus étonnante : tantôt il est celui de Pékin ou de Baltimore, tantôt celui de Toulon, même celui de Nice. Il est arrivé, dans les années tout exceptionnelles, que le Bosphore a été pris par les glaces, de sorte que la température de Constantinople devait être alors aussi basse que celle de Copenhague. Mais les débâcles étaient rapides et l'on contemplait bientôt le spectacle, à la fois effrayant et magnifique, des blocs de glace venant se heurter sur la Pointe du Sérail et flottant au loin en archipels tournoyants sur la mer de Marmara. En l'année 702, les masses cristallines provenant de la mer Noire et du Bosphore étaient si nombreuses, qu'elles se reformèrent dans les Dardanelles en un immense pont de glace : la tiède mer Egée avait pris l'aspect d'un golfe de l'océan Polaire. 

De même que la presqu’île de Constantinople, tout le littoral de la mer de Marmara présente dans sa formation géologique une indépendance [159] complète du reste de la Turquie. Le large bassin moderne de l'Erkene le sépare des montagnes de l'intérieur, et la région côtière elle-même possède sa petite chaîne de collines, bordant le rivage. Assez basses au nord de la mer de Marmara, ces hauteurs se redressent vers l'ouest et forment les escarpements du Tekir-Dagh ou Saintes-Montagnes, en partie granitiques. De la mer on voit les pentes grisâtres, çà et là revêtues de broussailles et de pâtis, s'élever jusqu'à la hauteur de sept à huit cents mètres. 

[Dardanelles]

La péninsule de Gallipoli, l'ancienne Chersonèse de Thrace, se rattache à cette chaîne côtière par un isthme étroit et d'une faible élévation; mais elle-même consiste en terrains de formation quaternaire, qui sont identiquement les mêmes des deux côtés du détroit des Dardanelles. Les falaises de la côte d'Europe correspondent assise par assise à celles de la côte d'Asie, et les fossiles que Spratt et d'autres géologues ont recueillis de part et d'autre, appartiennent aux mêmes espèces. Jadis un vaste lac d'eau douce occupait une partie de la Thrace et plus de la moitié de l'espace qui est devenu la mer Egée. Lorsque ces diverses contrées émergèrent des eaux lacustres, la Chersonèse était partie intégrante du continent d'Asie. Plus tard seulement, les eaux sorties du Pont-Euxin par le Bosphore se frayèrent aussi leur voie par la fente de l'Hellespont ou des Dardanelles, détroit qui porte encore le nom des antiques Dardaniens. Les sondages des mers voisines démontrent que par le relief de son plateau sous-marin, aussi bien que par sa formation géologique, la péninsule de Gallipoli appartient à l'Asie ; le golfe allongé et profond de Saros la sépare du littoral de la Macédoine comme un véritable abîme. Peut-être les éruptions volcaniques dont on voit les traces à l'est et à l'ouest de la presqu'île, dans le petit archipel de Marmara et près des bouches de la Maritza, ont-elles coïncidé avec le mouvement de rupture. 

Si les mesures de largeur données par Pline et Strabon sont exactes, l'Hellespont se serait élargi depuis l'antiquité grecque par l'effet des courants. A l'étranglement d'Abydos, aujourd'hui Nagara, il n'aurait eu que sept stades de largeur, soit environ 1,255 mètres, tandis qu'il a maintenant près de deux kilomètres. C'est là que Xerxès fit construire un double pont de bateaux pour le passage de son armée. Le lit du fleuve marin est en cet endroit d'une grande profondeur, mais le courant est fort rapide, de sorte qu'il serait impossible, du moins à une flotte en bois, de forcer le passage des Dardanelles, si les batteries qui arment les deux rives d'Europe et d'Asie étaient bien défendues. De même que le Bosphore, l’Hellespont est un détroit à double courant. En hiver, lorsque les fleuves qui se jettent dans la mer Noire sont arrêtés par les glaces et que la mer de Marmara n'est plus alimentée par les eaux du Bosphore, le courant d'eau salée venant de [160] l’Archipel pénètre dans les Dardanelles avec une force plus considérable ; mais il se meut constamment sur le fond, à cause du poids que lui donne sa teneur en sel. Deux fleuves se superposent toujours dans le détroit : en bas celui de l’eau salée qui se dirige vers la mer de Marmara ; à la surface, une nappe d'eau relativement douce descendant vers la mer Egée (1).

(1) Détroit des Dardanelles : 

Longueur … 68,000 mètres. 

Largeur moyenne … 4,000 

Moindre largeur 1,950 

Profondeur moyenne … 55

Profondeur extrême …  97 

Gallipoli, la Constantinople de l’Hellespont, bâtie à l’extrémité occidentale de la mer de Marmara, est la première ville conquise par les Turcs sur le territoire d'Europe. Ils la possédaient près de cent années avant de s'être emparés de Stamboul. Toutefois Gallipoli, pas plus que la capitale, n'est peuplée en majorité d'Osmanlis ; comme à Rodosto et dans les autres ports [161] du littoral de la Propontide, on y trouve des musulmans de diverses races, des Grecs, des Arméniens, des Juifs, vivant tous en communautés distinctes, quoique dans l'enceinte d'une même cité. La population des villages et des campagnes est composée presque exclusivement de Grecs; ils possèdent le sol et le cultivent. Par un remarquable contraste, c'est précisément en vue de l'Asie, dans la partie de la péninsule des Balkhans où les Turcs se sont installés depuis le plus grand nombre d'années, que les Grecs ont, en dehors de la région du Pinde, leur plus vaste domaine ethnologique. Là ils n'occupent point seulement le littoral, mais aussi tout l'intérieur de la contrée ; sauf les grandes villes, et çà et là quelques villages de Bulgares, toute la Thrace orientale leur appartient ; du Bosphore à Andrinople et des Dardanelles au golfe de Bourgas, on se trouve partout en territoire hellénique. 

La partie basse de cette région, vaste plaine triangulaire, limitée au sud par le Tekir-Dagh et les collines du littoral, à l'ouest par les contreforts de Rhodope, au nord-est par les monts granitiques de Strandcha, est une des contrées les plus monotones de la Turquie ; des bas-fonds marécageux, des jachères y font penser aux steppes ; en été, quand le vent soulève des tourbillons de poussière, on pourrait se croire dans le désert La morne uniformité des plaines n'est rompue que par les silhouettes éloignées des monts et par des groupes de buttes artificielles d'origine inconnue. Ces anciens monuments, qui sans doute servirent de tombeaux, sont si nombreux dans les campagnes de la Thrace et de la Bulgarie qu'ils y semblent un élément nécessaire du paysage; « un peintre pécherait contre la vraisemblance, s'il négligeait, en représentant un site de cette contrée, de mettre un ou deux tumuli dans son tableau. «En un seul itinéraire de moins de 200 kilomètres, M. Weiser a reconnu plus de trois cent vingt buttes. 

[Edirne] 

La ville d'Andrinople, qui occupe à peu près l'extrémité septentrionale de cette plaine sans beauté, produit un effet enchanteur par la verdure de ses jardins contrastant avec les vastes étendues sans arbres que l'on a parcourues. Aucune cité n'est plus riante, plus mêlée de campagnes et de bosquets. Si ce n'est au centre de la ville, dans les quartiers qui entourent la citadelle, Andrinople, l'Edirneh des Turcs, ressemble à une agglomération de villages distincts; les divers groupes de maisons sont séparés les uns des autres par des vergers et des rideaux de cyprès et de peupliers, au-dessus desquels s'élèvent çà et là les minarets de cent cinquante mosquées. Les eaux vives des aqueducs, de nombreux ruisseaux et les trois rivières abondantes de la Maritza, de la Toudja et de l'Arda égayent les faubourgs et les jardins de cette ville éparse. Andrinople n'est pas seulement une cité charmante, elle [162] est aussi le centre de population le plus important de l’intérieur de la Turquie ; le confluent des trois rivières, la convergence des routes qui descendent du bassin supérieur de la Maritza et du versant septentrional des Balkhans, et de celles qui montent de la mer de Marmara et de la mer Egée, toutes les conditions du milieu géographique faisaient de ce site remplacement nécessaire d'une ville considérable. Là s'élevait l'antique Orestias, qui devint la capitale des rois thraces ; là les Romains bâtirent leur Adrianopolis. Les Turcs y installèrent le siège de leur empire avant que Constantinople fût tombée en leur pouvoir, et l'on y voit encore le beau palais d'architecture persane, malheureusement fort mal conservé, que les sultans avaient construit à la fin du quatorzième siècle. Mais dans l'antique capitale, aussi bien qu'à Stamboul, les Osmanlis sont en minorité. Les Grecs les égalent en nombre et les dépassent en activité ; les Bulgares, qui se trouvent en cet endroit sur la limite de leur domaine ethnologique, sont aussi représentés dans la ville par une communauté considérable ; en outre, on y voit, comme dans toutes les villes d'Orient, la foule bariolée des hommes de toutes races, depuis le musicien tsigane jusqu'au marchand de la Perse. Les Juifs sont proportionnellement plus nombreux à Andrinople que dans les autres villes de Turquie ; mais, par un contraste psychologique des plus remarquables, ils diffèrent, affirme-t-on, de leurs coreligionnaires du monde entier par leur manque de finesse, leur naïveté commerciale. D'après un proverbe local, « il faut dix Juifs pour tenir tête à un Grec, » et non seulement les Grecs, mais aussi les Bulgares et les Valaques réussiraient à tromper en affaires les pauvres Israélites : ce serait là un curieux phénomène d'exception dans l'histoire du peuple juif. 

[VALLÉE DE LA MARITZA ET CHALCIDIQUE]

Andrinople n'a pas de communications faciles avec Midia, la vieille cité grecque aux temples souterrains, ni avec d'autres ports de la mer Noire. Les deux issues naturelles de son bassin sont le chemin que lui ouvre la vallée de l'Erkene vers le port de Rodosto, sur la mer de Marmara, et la voie plus tortueuse, moins facile, qui descend directement au sud par Demotika et dans laquelle serpentent les eaux de la Maritza. Naguère les bouches de ce fleuve étaient évitées par les marins, à cause des lagunes et des marécages qui en empestent les campagnes riveraines ; mais la compagnie des chemins de fer rouméliens y a fait aboutir la voie ferrée d'Andrinople à la mer Egée. En cet endroit, le golfe d'Énos s'avance au loin dans l'intérieur des terres et fournit aux navires un excellent abri contre tous les vents, à l'exception de celui du sud-ouest. Prochainement le havre artificiel de Dede-Agatch doit permettre aux vaisseaux, qui mouillent encore à près d'un kilomètre du rivage, d'accoster les jetées d'embarquement ; mais les habitants d'Enos ne  [165] se hâtent nullement d'obéir à l'invitation du commerce et de descendre de leur acropole pittoresque, à la fière enceinte de remparts et de tours, pour aller respirer l'atmosphère mortelle des lagunes inférieures. 

A l'ouest de la Maritza, la zone du territoire grec se rétrécit beaucoup. Le littoral seul est occupé par des marins et des pécheurs de race hellénique, mais les hauteurs qui s'élèvent au nord sont peuplées presque exclusivement de paysans turcs et de pâtres ou cultivateurs bulgares. Les escarpements du Rhodope forment dans cette partie de la Turquie comme un mur de séparation entre les races. La région marécageuse de la côte, les petits bassins fluviaux du versant méridional des monts et quelques massifs isolés de roches volcaniques et cristallines constituent une zone de jonction d'une très-faible largeur entre les Grecs de la Thrace et ceux de la Chalcidique et de la Thessalie. Môme en certains endroits, des Turcs, connus par leurs compatriotes sous le nom de Yuruks ou « Marcheurs », parce qu'ils ont conservé leurs mœurs de nomades, parcourent la contrée jusqu'aux bords mômes de la mer. Ils vivent notamment dans le massif du Pangée ou Pilav-Tépé, qui se dresse au nord-ouest de Thasos. Ce sont les montagnes qui, du temps des rois de Macédoine, étaient si riches en métaux précieux : à cette époque, suivant la tradition populaire, « l'or enlevé par la pioche se reformait tout aussitôt dans les entrailles de la terre, comme repousse dans nos champs l'herbe coupée par la faux. » Immédiatement à l'ouest des masses granitiques de Pilav-Tépé, aux bords du Strymon ou Karasou, qu'alimentent les nombreuses sources du bassin de Drama, jaillissant du sol en véritables rivières, s'étend une plaine des plus fertiles, dont le centre est occupé par la grande ville de Seres. Des centaines de villages sont épars autour de ce chef-lieu, parmi les vergers, les champs de cotonniers et de riz. Du haut des montagnes du Rhodope, la plaine tout entière a l'air d'une immense ville aux innombrables jardins ; malheureusement, elle est fort insalubre en certains endroits. 

La triple péninsule de la Chalcidique, qui s'avance au loin dans la mer comme une gigantesque main étendue sur les eaux, est complètement séparée de tous les contre-forts du Rhodope et ne tient au continent que par un mince pédoncule de terres un peu élevées : presque toute la racine de la presqu'île est occupée par des lacs, des marécages et des plages d'alluvions. C'est une Grèce en miniature par la forme de ses côtes, bizarrement découpées en baies et en promontoires, et par ses massifs de montagnes distinctes se dressant, au milieu des terres plus basses, comme les îles au milieu des eaux de l'Archipel. Un premier groupe de sommets schisteux, dominé par le mont Kortiach, s'élève dans le tronc même de la péninsule, et [166] chacune de ses trois ramifications possède également son système de hauteurs escarpées. Grec par l'aspect, cet étrange appendice du continent est également grec par la population : chose rare en Turquie, les habitants n'appartiennent qu'à une seule race, sauf dans la petite ville de Nisvoro, où vivent des Turcs, et sur le mont Athos, où quelques moines sont d'origine slave. 

Des trois langues de terre que la Chalcidique projette dans la mer Egée, celle de l'Orient est presque complètement isolée : jadis même elle lui séparée du continent lorsque Xerxès fit creuser un canal de 1,200 mètres à travers l'isthme de jonction, soit afin d'éviter à sa flotte la dangereuse circumnavigation du promontoire d'Acte, soit plutôt pour donner aux populations émerveillées un témoignage de sa puissance. Cette presqu'île est celle de l'Hagion Oros, le Monte Santo des Italiens. Une montagne superbe de roches calcaires, la plus belle peut-être de tout l’Orient méditerranéen, dresse sa pointe à l'extrémité de la péninsule : c'est le célèbre mont Athos, dans lequel un architecte, Dinocrate ou Démophile, voulait tailler la statue d'Alexandre, tenant une ville dans une main, la source d'un torrent dans l'autre; c'est aussi le sommet où, d'après la légende locale, le diable transporta Jésus pour lui montrer tous les royaumes de la terre étendus à ses pieds. Quoi qu'en disent les moines grecs, le panorama n'est point aussi vaste; mais tout le littoral de la Chalcidique, de la Macédoine et de la Thrace, les [167] vagues linéaments de la côte d'Asie, le cône abrupt de Samothrace et les eaux bleues de la mer n'en forment pas moins un admirable spectacle : le regard se promène dans un immense espace, de l'Olympe thessalien au mont Ida de l'Asie Mineure. Les lignes vigoureuses des édifices fortifiés que l'on voit surgir çà et là sur les pentes de la montagne du milieu des bois de châtaigniers, de chênes ou de sapins, contrastent de la manière la plus heureuse avec l'horizon fuyant des côtes indistinctes (1). 

Cette péninsule, qu'un voyageur compare à un « sphinx accroupi sur les eaux », appartient à une république de moines nommant leur propre conseil et s'administrant à leur guise. Eux seuls, moyennant tribut, ont droit de l'habiter, et l'on ne peut y pénétrer que muni de leur permission. Une compagnie de soldats chrétiens veille à l'isthme de frontière pour empêcher qu'aucune femme ne vienne souiller de sa présence la terre sacrée ; le gouverneur turc lui-même doit laisser son harem en dehors de l'Hagion-Oros ; depuis quatorze siècles, dit l'histoire du mont Athos, nulle personne du sexe féminin n'a mis le pied sur la Sainte Montagne. Bien plus, l'introduction de tout animal femelle est très-sévèrement interdite ; les poules mêmes profaneraient les couvents par leur voisinage ; aussi faut-il importer tous les œufs de Lemnos. A l'exception des fournisseurs qui vivent dans le village de Karyès, au centre de la presqu'île, les autres habitants, au nombre d'environ six mille religieux et servants, résident dans les couvents ou les ermitages épars autour des 955 églises de la contrée. Presque tous les moines sont Grecs ; cependant, parmi les vingt grands couvents, un est de fondation russe et deux ont été construits aux frais des anciens souverains de la Serbie. Ces édifices, bâtis sur les promontoires en forme de citadelles, avec hautes murailles et tours de défense, offrent pour la plupart un aspect très-pittoresque ; l'un d'eux, Simopetra, dressé sur un roc de la côte occidentale, semble absolument inaccessible. C'est dans ces retraites que les « bons vieillards », ou caloyers, passent leur vie d'inaction contemplative; d'après leur règle, ils doivent prier huit heures par jour et deux heures par nuit, sans jamais s'asseoir pendant leurs oraisons. Aussi les moines n'ont-ils plus de force ni de temps pour la moindre étude ou les plus simples travaux manuels. Les livres de leurs bibliothèques, plusieurs fois explorées par des érudits, sont pour eux un incompréhensible grimoire, et, malgré leur sobriété, ils risqueraient de mourir de faim si les frères laïcs ne travaillaient pour eux et s'ils ne possédaient sur le continent de nombreuses métairies. 

(1) Mont Pangée (Pilav-Tépé) … 1,885 mètres. 

» Kortiach 1,187 

» Athos. ... 2,066 

[168]

Quelques chargements de noisettes, ce sont là tous les produits de la fertile péninsule du mont Athos. 

Les deux cités d'Olynthe et de Potidée, qui se trouvaient à la racine de la presqu'île occidentale de la Chalcidique, sont maintenant remplacées par d'insignifiants villages; mais l'antique Therma, devenue plus tard la Thessalonique des Macédoniens, puis la Salonique des Orientaux et de3 Francs, ne pouvait disparaître. Elle occupe une situation trop heureuse pour qu'elle ne se relevât pas constamment de ses ruines après les sièges et les incendies : on y voit encore des restes de toutes les époques, des murs cyclopéens et helléniques, des arcs de triomphe, des fragments de temples romains, des constructions byzantines, des châteaux vénitiens. L'excellence de son port, la beauté de sa rade bien abritée, dont les eaux sont paisibles comme celles d'un lac, la convergence des deux grandes vallées du Vardar et de l’Indjé-Karasou, qui ouvrent les chemins de la Haute-Macédoine et de l’Épire, enfin sa position à l'angle de la mer Egée, précisément à la racine de la péninsule grecque, ont fait de Salonique une cité nécessaire ; elle est actuellement la troisième de la Turquie d'Europe par ordre d'importance. Comme dans les autres cités de l'Orient, toutes les races s'y trouvent représentées, mais les Israélites y sont proportionnellement fort nombreux ; ils descendent en majorité des Juifs expulsés d'Espagne par l'inquisition : leur langage usuel est encore le castillan. Pour éviter de nouvelles persécutions, un grand nombre avaient cru devoir se convertir extérieurement au mahométisme ; mais les musulmans les repoussèrent toujours avec mépris. Ils sont en général connus sous le nom de Mamins. 

[Salonique, Selanik, Thessalonique et Mont Olympe]

Déjà fort commerçante, la ville de Salonique, près de laquelle naquit jadis la puissance des Macédoniens, a de très-hautes visées pour l'avenir. Elle aussi, comme Marseille, comme Trieste, comme Brindisi, veut servir de point d'attache au commerce des Indes avec l'Angleterre. En effet, lorsque le chemin transcontinental de la Manche à la mer Egée sera terminé, Salonique sera la tête de ligne du réseau européen dans la direction de l'isthme de Suez, et cet avantage, ajouté à ses autres privilèges, ne peut manquer de lui assurer une très-grande importance dans le commerce du monde. Au point de vue ethnologique, l’emporium de la Macédoine est également destiné à un rôle considérable, car lii race dominante de la Turquie, la nation slavisée des Bulgares, qui partout ailleurs, si ce n'est à Bourgas, sur le Pont-Euxin, reste séparée de la mer par des populations d'autre origine, est arrivée dans cette partie de la Macédoine jusqu'aux bords de la Méditerranée; par Salonique, elle se trouve en rapport d'échanges avec le reste de l'Europe. Après le régime politique, la grande cause qui  [169] retarde les hautes destinées de Salonique, ce sont les marécages des environs; en été, toute la population aisée s'enfuit pour aller habiter à l'ouest de la ville la localité plus saine des Kalameria. D'ailleurs ce fléau de l'insalubrité miasmatique désole toute la côte septentrionale de la mer Egée. Par ses golfes nombreux et la richesse de sa formation péninsulaire, la Macédoine semblerait être un des pays les mieux situés pour le commerce ; mais si ce n'est à Salonique, elle est restée jusqu'à maintenant en dehors du grand mouvement des échanges ; ses lacs el ses bassins marécageux, bien plus que ses montagnes, ont séparé commercialement les vallées de l'intérieur et la zone du littoral. 

Sur la rive occidentale du golfe de Salonique, au delà du Vardar aux bouches errantes, et de l'Indjé-Karasou ou Haliacmon aux eaux salines, les terres, d'abord basses et marécageuses, se relèvent peu à peu ; des collines, puis de vraitîs montagnes redressent leurs pentes, et bientôt d'énormes contre-forts, laissant à peine un étroit sentier le long du rivage, s'étagent de croupe en croupe jusqu'aux superbes cimes que couronne l'Olympe, le « triple Pic du Ciel ». Parmi les nombreuses montagnes qui ont porté ce nom d'Olympe, synonyme d'Eclatant, celle-ci est la plus haute et la plus belle ; c'est aussi, grâce aux enchantements de la poésie grecque, celle que nous nous représentons toujours comme servant de trône à une assemblée de dieux. C'est à l'ombre de l'Olympe, dans les plaines de la Thessalie, que les Hellènes vivaient au printemps de leur histoire ; les traditions les plus chères se rattachaient à ces beaux sites. Les monts qui avaient abrité leur berceau restaient pour eux le siège de leurs divinités protectrices. Môme de nos jours, si Jupiter, Bacchus et les autres grands dieux ont disparu de l'Olympe, des prophètes et des apôtres, saint Elie, saint Denys, ont pris leur place et des moines ont bâti leurs couvents dans les forêts sacrées que parcouraient les Bacchantes : un sommet, le Kalogheros, est, d'après la légende, le couvercle du tombeau de saint Denys; un autre, le pic Métamorphosis, fut le lieu de la Transfiguration. 

Naguère des klephtes ou bandits, parmi lesquels les insurrections grecques trouvèrent des héros, étaient avec les moines les seuls habitants des hautes vallées de l'Olympe, où les soldats arnautes ne pouvaient que difficilement les poursuivre. Le massif forme, en effet, comme une sorte de monde à pari, présentant de tous les côtés des escarpements formidables : « quarante-deux pics sont les créneaux de cette citadelle, cinquante-deux fontaines y jaillissent, Comment donc le Turc abhorré aurait-il pu ravir au klephte sa fière [170] « liberté sur la montagne ? » Les plus belles forêts de lauriers, de platanes, de châtaigniers et de chênes couvraient aussi les pentes maritimes du bas Olympe et pendant les époques de troubles servaient de refuge à des populations entières ; mais des spéculateurs italiens en ont obtenu la concession, et bientôt peut-être l'Olympe, privé de ses ombrages, ne sera phis qu'une pyramide nue comme la plupart des montagnes de l'Archipel. D'ailleurs la limite supérieure de la végétation forestière est assez basse sur le massif de l’Olympe, comme sur les autres montagnes élevées de la Péninsule. Des chamois bondissent encore sur les escarpements rocailleux du haut Olympe; plus bas, les chats sauvages sont fort nombreux, quant aux ours, ils ont disparu : saint Denys, ayant eu besoin d'une monture, les a tous changés en chevaux. 

Un géomètre ancien, Xénagoras, avait déjà tenté de mesurer la hauteur de l’Olympe. Il lui trouva plus de dix stades d'élévation verticale, soit environ 1877 mètres; il se trompait d'un tiers, puisque le plus haut sommet a près de trois kilomètres, il est possible que l'Olympe soit la montagne la plus élevée de la péninsule thraco-hellénique : il conserve toujours quelque neige dans ses plus hautes anfractuosités, et les saillies abruptes de ses roches suprêmes le rendent difficile à vaincre; malgré certaines affirmations contraires, il paraîtrait que nul de ses gravisseurs n'a pu en escalader le point culminant. D'après le mythe grec, le Pélion entassé sur l'Ossa n'aurait pas suffi aux Titans pour qu'ils pussent se dresser à la hauteur de l’Olympe, et réellement ces deux montagnes, empilées l'une sur l'autre, ne dépasseraient que faiblement l'altitude de l’Olympe. Mais en dépit de leur infériorité relative, l'Ossa « pointu » et le « long » Pélion, connus aujourd'hui sous les noms de Kissovo et de Zagora, n'en produisent pas moins un très-grand effet, à cause de leurs vallons sauvages, de leurs roches abruptes et des falaises de leurs promontoires. Cette chaîne, qui se termine au nord de l'île d'Eubée par la bizarre péninsule de Magnésie, contournée en forme de crochet, était pour la Grèce antique le plus solide boulevard de défense. Les envahisseurs barbares s'arrêtaient devant ce mur infranchissable. C'est à l'ouest de cette chaîne qu'ils devaient passer, en remontant la vallée du Pénée, souvent considérée à bon droit comme la frontière naturelle de l'Hellade. De là l'extrême importance qu'avait, au point de vue stratégique, la position de Pharsale, qui commande au sud de la Thessalie l'entrée des gorges de l'Othrys et des plaines du Sperchius. 

(1) Olympe …  2,972 mètres. 

Ossa …  l,600

Péhon …  1,564 

[Olumpe et Ossa]

[173]

A l’extrémité septentrionale de l'Olympe, le col de Peira était, pour des raisons analogues, un passage surveillé avec soin. 

Une grande partie de l'espace compris entre les arêtes cristallines de l’Olympe et de l'Ossa et le système parallèle des montagnes crétacées du Pinde est occupée par des plaines unies que recouvraient autrefois les eaux de vastes lacs. Le golfe de Volo, qui lui-même diffère à peine d'une mer intérieure, se rapproche du lac de Karlas ou de Bœbeïs, reste d'un bassin considérable, dans lequel se déversent les eaux de la plaine encore marécageuse de Larissa; les habitants riverains du lac de Karlas racontent que parfois des grondements sourds sortent de ses profondeurs, et ils attribuent ce bruit, qui peut provenir de la soudaine compression de l'air dans les cavités profondes, au mugissement de quelque animal invisible. D'autres fonds lacustres entourent la base de l'Olympe à l'ouest et au nord-ouest; enfin diverses vallées des bassins supérieurs du Pénée et de ses affluents sont revêtues de terres alluviales laissées par les eaux. Hercule, disent les uns, [174] Neptune, suivant les autres, vida tous ces lacs de la Thessalie en ouvrant entre l'Olympe et l'Ossa l’étroite issue de dégorgement que les anciens appelaient la vallée de Tempe. Cette gorge, due sans doute au lent mais incessant travail d'érosion exercé par la masse des eaux supérieures, était pour les Grecs la vallée par excellence, le lieu idéal de fraîcheur et de grâce. Si grande était la renommée de Tempe parmi les Hellènes, sans doute à cause des souvenirs légendaires qui s'y rattachaient, que tous les neuf ans une théorie envoyée de Delphes allait y cueillir les lauriers destinés aux vainqueurs des jeux pythiens. Certes, la vallée de Tempe est fort helle; les eaux rapides et claires du Pénée, le branchage étalé des platanes, les bouquets de lauriers-roses, les parois rougeâtres du défilé forment çà et là des paysages à la fois charmants et grandioses ; mais, dans son ensemble, la vallée, trop étroite et trop sombre, mérite bien son nom moderne de Lykostomo ou « Gueule du Loup ». Dans la Thessalie même, surtout dans les vallons du Pinde, combien de sites nous paraissent plus riants et plus beaux ! 

Les hautes vallées du Salambria sont, comme la partie inférieure de son cours, fort riches en curiosités naturelles, défilés, gouffres et cavernes. Au nord-ouest de l'Olympe, un affluent de « l'aimable » Titarèse coule dans l'étroite gorge de Sarandoporos ou des « Quarante Gués », qui fut considérée jadis connue une des portes de l'enfer. Par contre, les monts Lyngons ou Khassia, dont les sommets calcaires et schisteux se dressent à 1,500 mètres entre les tributaires tortueux du Pénée, et plus à l'ouest, les hauts contre-forts du Pinde, sont devenus célèbres par leurs « œuvres divines » (theodista). Ce sont des tours, des aiguilles, des prismes d'origine miocène qui se dressent isolément. Parmi ces piliers naturels, les plus célèbres sont ceux qui s'élèvent au bord du Salambria, non loin de Trikala, capitale de la Thessalie. Des moines, zélés imitateurs de Siméon le Stylile, ont eu l'idée de percher leurs couvents sur ceux des rochers qui se terminent par une plate-forme assez large pour les porter. Juchés là-haut et condamnés à ne point en descendre, ils ne reçoivent leurs vivres et leurs visiteurs que par le moyen d'un (ilet qui se balance en tournoyant à l'extrémité d'une corde mue par un cabestan. Au couvent de Barlaam, la hauteur de l'ascension aérienne qu'il faut exécuter ainsi, en oscillant au bout de la corde et en se heurtant de temps à autre contre la pierre, n'est pas moindre de 67 mètres ; des échelles appliquées boni à bout contre la paroi permettent d'accomplir le voyage d'une façon plus périlleuse encore. Du reste, le zèle religieux qui portait les moines à vivre dans ces aires d'aigles diminue peu à peu ; des vingt couvents qui existaient  [175] autrefois, il n'en reste plus que sept; un seul, celui de Météore, est assez considérable : on y compte une vingtaine de caloyers. 

[Thessalie]

De toutes les contrées grecques appartenant encore à l'empire turc, nulle ne s'est plus souvent agitée pour échapper à la domination des Osmanlis, nulle n'est revendiquée avec plus d'ardeur par les Hellènes eux-mêmes comme un fragment de la patrie commune et comme le berceau de leur race. Par les traditions historiques, par la langue des habitants, par l'aspect général de la terre et du ciel, la Thessalie est bien, en effet, une partie de la Grèce ; elle s'en distingue seulement avec avantage par une plus grande fertilité du sol, par une végétation beaucoup plus riche, par des paysages plus riants et plus doux. Il est vrai qu'en Thessalie, comme dans la Basse-Macédoine, l'atmosphère a rarement cette sérénité, ce bel azur profond que l'on admire dans la Grèce méridionale. Les vapeurs qui s'élèvent incessamment de la mer Egée vers l'Olympe et les autres montagnes rendent parfois l'air nébuleux et trouble ; mais elles prêtent plus de charme aux lointains, et surtout elles contribuent à la fécondité du sol en empêchant les fortes chaleurs estivales de le dessécher, de le calciner comme les terres de l'Attique et de l’Argolide. 

La population grecque de la Thessalie est assez fortement mêlée d'éléments étrangers qu'elle s'est graduellement assimilés. Il ne reste plus de Serbes ni de Bulgares dans le pays, quoique le nom d'une des principales branches du Titarèse porte encore le nom de Vourgaris, ou « rivière des Bulgares ». Quant aux Zinzares ou Macédo-Valaques, si nombreux au moyen âge sur les deux versants du Pinde, ils occupent entièrement quelques villages, surtout dans le massif de l'Olympe. Quoique très-fiers de leur origine romaine, ils ne peuvent que s'helléniser peu à peu, à cause du milieu qui les entoure : presque tous les mots de leur idiome qui désignent des objets de la vie civilisée sont de racine hellénique; leurs prêtres, leurs instituteurs prêchent et enseignent en grec; eux-mêmes savent tous le grec et, comme nationalité, ils se perdent par une émigration à outrance ; même les cultivateurs parmi eux ont conservé quelque chose du nomade : la vie errante du pâtre ou du marchand forain leur plaît. Les Turcs habitent encore en masses compactes les basses plaines qui entourent Larissa, et cette ville est elle-même en grande partie musulmane. Les pays montueux qui se trouvent plus au nord, entre la vallée de l'Indjé-Karasou et les lacs d'Ostrovo et de Castoria, sont également peuplés de Turcs, qui se distinguent d'ailleurs de tous les autres Osmanlis de l'empire : ce sont les Koniarides ; ils habitent aussi en petits groupes une partie de l'Ossa et de loin on peut toujours reconnaître si les villages sont habités par des Turcs ou par des Grecs. Suivant la remarque [176] de M. Mézières, les Turcs « plantent des arbres pour en avoir l'ombre, les Grecs pour en avoir le profit » : d'un côté sont les cyprès et les platanes, de l'autre les vergers et les vignobles. D'après quelques autours, les Koniarides seraient venus en Macédoine et en Thessalie dès le onzième siècle, appelés en qualité de colons par les empereurs d'Orient. Ils se gouvernent eux-mêmes par des assemblées républicaines et sont respectés de tous à cause de leur probité, de leurs mœurs hospitalières, de leurs vertus rustiques. 

Inférieurs aux cultivateurs turcs par leurs qualités morales, les Grecs leur sont de beaucoup supérieurs par leur vive intelligence et leur activité. Au dix-septième siècle, ils eurent même une sorte de Renaissance, analogue à celle de l'Europe occidentale, et l'amour des arts se développa suffisamment parmi eux pour faire naître une école de peinture dans les villages de l'Olympe. Fidèles à leurs traditions de l'antiquité et à leurs instincts de race, les Grecs de la Thessalie, comme ceux de tout l'empire, ont cherché à se constituer en communes autonomes, en petites cités républicaines, auxquelles manque seulement l'indépendance politique. Dans les kephalokliori ou villages libres, ils élisent leurs propres chefs, organisent leurs écoles, choisissent les professeurs qui leur conviennent et, grâce à leur intime cohésion, grâce aussi à leurs sacrifices pécuniaires, ils trouvent le moyen de désintéresser les pachas de tout souci d'administration dans leurs cités. Comme aux temps où leurs aïeux payaient le tribut aux Athéniens ou à d'autres Grecs, ils acquittent les impôts exigés par le Turc ; mais pour tout le reste, ils s'administrent eux-mêmes, ils sont des citoyens libres. Le contraste est grand entre ces communes autonomes et les tchifliks où les propriétaires musulmans ont parqué les Grecs en qualité de métayers. Chose curieuse, grâce à la liberté des cultivateurs, ce sont précisément les terrains les plus âpres, les champs les plus froids et les plus rocailleux qui donnent le plus de produits et entretiennent la population dans la plus large aisance ! 

[THESSALIE ET VERSANT DE L'ADRIATIQUE.]

Le principal soin des Grecs de Thessalie, et c'est en cela surtout qu'ils font preuve de sens et d'une noble ambition, est de veiller à l'instruction de la génération naissante. Les villages grecs les plus misérables des montagnes du Pinde entretiennent à leurs frais des écoles que fréquentent les jeunes gens jusqu'à l'Age de quinze ans. Pour donner une idée de l'esprit pralique des Thessaliens, on doit signaler ce fait remarquable que, dès le siècle dernier, les tisserands d'Ambelakia, ville charmante située au milieu des arbres fruitiers et des vignobles, sur les hauteurs qui dominent au sud la vallée de Tempe, s'étaient associés par petits groupes participant aux bénéfices les uns des autres. Cette grande association, qui avait eu la  [177] sagesse de réduire son dividende annuel à dix pour cent et d'employer le reste du gain à l'accroissement des affaires, jouit longtemps d'une grande prospérité. Les guerres de l'empire la ruinèrent en lui fermant le marché de l'Allemagne, où se vendaient presque tous ses tissus. C'est aussi en partie par l'association que les vingt-quatre villages grecs si riches de la péninsule de Magnésie, au nord du golfe de Volo, ont pu donner une si grande prospérité à leurs fabriques d'étoffes, tant d'aisance générale à leurs habitants. Peut-être ce district est-il, avec celui de Verria, au nord de l'Indjé-Karasou, le plus prospère de toute la Turquie hellénique. D'ailleurs il a eu la chance d'être presque toujours épargné par les guerres, grâce à son heureuse position en dehors des grandes voies stratégiques (1). 

 

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