extrait de Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, 1894
L'Asie Mineure ayant dans son ensemble la forme d'un plateau incliné vers le nord-ouest, il est nécessaire que l'écoulement des eaux se fasse surtout dans cette direction ; c'est à la mer Noire, par les bassins des deux Irmak et du Sakaria, que vont les eaux de plus d'une moitié de l'Anatolie ; mais il reste encore dans le centre de la Péninsule de vastes dépressions fermées où les pluies s'amassent en lacs salés. A une époque antérieure, lorsque le climat méditerranéen était plus humide, ces cavités, mieux remplies, déversaient probablement leur trop-plein dans la mer ; mais l'assèchement général du sol, l'excès de l'évaporation sur les apports ont peu à peu opéré la division des anciens lacs d'eau douce en nappes salines.
[Yeşil Irmak, Kızıl Irmak]
Le bassin le plus considérable au nord-est de l'Anatolie est celui de l'ancien Iris, le Yechil irmak, qui reçoit presque toutes ses eaux des ramifications occidentales de l'Anti-Caucase. Le Tosanli-sou, considéré comme la rivière maîtresse, à cause de la direction de sa vallée, prend sa source dans les vallons du Kôs-dagh, dont le versant méridional donne naissance au Kizil irmak, le plus grand fleuve de l'Asie Mineure. Il coule d'abord à l'ouest, puis se recourbe vers le nord et le nord-est en recevant à Amasia l'émissaire d'un lac, le Ladik-gôl, qui est aujourd'hui peu considérable, mais qui occupait une vaste étendue au temps de Strabon. L'ancien Lycus, appelé par les Turcs Kelkit ou Ghermili, est le plus abondant des deux cours d'eau ; il naît beaucoup plus à l'est que le Tosanli, sous le méridien de Trébizonde. En aval de la jonction, le fleuve ne reçoit plus d'affluent ; il traverse en défilé une dernière chaîne de rochers qui barrait jadis son cours, puis, arrivé dans la plaine du littoral, il s'étale en un delta dont les alluvions ont conquis sur la mer plusieurs centaines de kilomètres carrés. L'eau du Tosanli, légèrement saline en été, est aussi chargée de calcaire, et les habitants d'Amasia sont obligés de changer fréquemment les conduites d'arrosage, obstruées par des incrustations. Immédiatement à l'est du Yechil irmak, coule une rivière, souvent difficile à traverser et beaucoup plus abondante qu'on ne pourrait s'y attendre d'après la faible superficie du bassin : c'est le Termeh, dont le nom rappelle la désignation grecque de Thermodon ; la haute vallée que parcourt ce torrent était fameuse dans l'antiquité par le souvenir des Amazones, dont parlent encore les légendes locales. Une des chaînes de rochers que traverse le Termeh se continue à l'ouest jusqu'au delà de l'Iris sous le nom de Mason-dagh ou « Mont des Amazones ».
Dans l'ensemble de son cours, le Kizil irmak ou « fleuve Rouge » des Turcs, le Halys des anciens, décrit une vaste courbe concentrique au
Yechil irmak ou « fleuve Vert » ; la longueur développée de son courant, entre les sources du Kös-dagh et son delta, est au moins quintuple de Ia distance directe entre les deux points extrêmes. Dans sa partie supérieure, le fleuve Rouge est parfois complètement desséché en été ; même dans son cours moyen et jusque dans le voisinage du delta, il est guéable en maints endroits. L'excès d'évaporation sur les apports d'eaux pluviales lui donne un goût saumâtre qui justifie son nom grec ; dans la plaine de Sivas il traverse des bancs de sel gemme d'où les habitants de l'Arménie occidentale reçoivent leur provision habituelle (1). Comme le Yechil, le fleuve Rouge se divise à son embouchure en un grand nombre de branches empiétant au loin par leurs alluvions sur la mer Noire. Souvent les géographes anciens, suivant l'exemple d'Hérodote, ont pris le Halys comme limite de l'Asie Mineure : au delà du fleuve s'étendait pour eux la vaste Asie Transhalysienne. Le choix de cette limite s'explique par l'importance militaire de trois cours d'eau considérables, le Thermodon, l'Iris, le Halys, se succédant à peu de distance, comme les fossés d'une citadelle (1).
1. Taylor, Journal of the Geographical Society, 1868
Le progrès des alluvions du Kizil irmak a été considérable : la ville de Pavrakhé, la Bâfra de nos jours, était au bord de la mer il y a un millier d'années ; au dix-septième siècle, elle était encore visitée par les navires (2).
[Sakaria, lacs salés du plateau]
Quoique plus long que tous les autres fleuves de l'Asie Mineure, le Kizîl irmak roule une masse liquide inférieure à celle du Sakaria, le Sagaris ou Sagarias des anciens. Le Sakaria est très sinueux, comme les deux Irmak de l'Anatolie orientale ; tandis que, des sources à l'embouchure, sa distance en ligne droite est de 200 kilomètres, son développement total est au moins triple. La direction normale des montagnes de cette région courant de l'est à l'ouest, c'est dans le même sens que coulent le Sakaria et ses affluents, et, pour gagner la mer Noire, ils s'engagent en d'étroites ; cluses ou derbent ouvertes à travers les monts. Dans la plaine inférieure, le Sakaria, rapide et chargé d'alluvions, a fréquemment changé de lit, et les annales byzantines parlent de travaux hydrauliques considérables entrepris pour le rectifier. Plusieurs projets de canalisation du Sakaria ont été aussi présentés de nos jours au gouvernement turc ; d'après un plan dressé en 1870 par des ingénieurs français, le fleuve devait être rendu complètement navigable en toute saison jusqu'à 250 kilomètres en amont de l'embouchure par une série de barrages écluses ; des canaux latéraux devaient être creusés en certaines parties difficiles du parcours et la barre du fleuve aurait été évitée par une coupure de la côte, prolongée jusqu'en eau profonde (1). Ces projets n'ont point été réalisés et le Sakaria ne sert qu'à la petite batellerie locale et au flottage des bois et des charbons expédiés à Constantinople. Les projets de chemins de fer, projets qui n'ont pas été réalisés non plus, ont détourné l'attention publique des plans de canalisation ; mais il est indispensable que la voie de Sakaria soit améliorée, car elle fait partie de la ligne transversale de l'Asie Mineure, fragment du chemin le plus court entre l'Inde et l'Angleterre.
La région lacustre de l'Anatolie centrale semble avoir fait jadis partie du bassin du Sakaria, au moins pour la grande moitié de son étendue. Touz göl [Tuz gölü] ou le « lac Salé », appelé aussi Khodj-hissar-gôl, d'après une cité voisine de sa rive orientale, est le plus vaste bassin lacustre de toute l’Asie Mineure ; il n’a pas moins d'une centaine de kilomètres en longueur, du nord-ouest au sud-est, et nulle pari moins de 12 kilomètres en largeur ; il occupe une superficie de plus d'un millier de kilomètres carrés, mais il est probable qu'en été sa profondeur moyenne ne dépasse pas deux mètres.
1. Spiegel, Eranische Altherthumskunde,
2. O. Blau, Petermann’s Mittheilungen, XI, 1865
3. Vidal-Naquet, Notes manuscrites.
[Page 498]
Vers le milieu du Touz göl on voit les traces d'une digue d'environ 12 kilomètres, qu'un sultan avait fait construire pour le passage de son armée, et l'eau qui borde ce remblai n'offre en aucun endroit plus d'un mètre d'épaisseur. En réalité, ce lac n'est qu'une immense nappe de saumure. Pendant la saison des sécheresses, on ne reconnaît le pourtour que par les plantes du rivage (1) ; une dalle solide de sel se prolonge à des lieues de distance ; mais il est rare qu'on puisse le visiter, à cause du manque d'eau et d'approvisionnements. En hiver, l'eau remplit toute la cavité, mais au-dessus s'étend une croûte saline dont l'épaisseur varie de 5 centimètres à 2 mètres ; elle acquiert généralement assez de consistance pour qu'on puisse la traverser à cheval ; on a pu ainsi se rendre d'une rive à l'autre comme à travers un lac gelé. Les sauniers qui exploitent le lac Salé se bornent à casser la dalle superficielle, que l'eau sépare du fond d'argile bleuâtre, et bientôt le sel se reforme. D'après l'analyse de Philipps, l'eau du Touz göl, plus pesante et plus saline que celle de la mer Morte, renferme plus de 32 parties de sel sur 100 parties d'eau et son poids spécifique est de 1,240. A l'est s'élèvent quelques collines, dont la verdure fait contraste avec la nappe étincelante de la plaine (2).
A l'ouest du Touz göl, la plaine est parsemée de nombreux étangs, nappes saumâtres, marécages et ruisseaux d'eau salée qui s'évaporent en été pour reprendre leur cours en hiver. Plusieurs diffèrent du Touz göl par la teneur saline. Ainsi le Boulouk-göl, non loin du village d'Eskil, renferme surtout des sulfates de magnésie et de soude. Les argiles bleuâtres, lits des lacs temporaires, qui s'étendent au sud et à l'ouest dans l'immense bassin des steppes, sont également imprégnées de sels amers magnésiens, sans mélange de chlorure de sodium : la proximité de lacs amers et de lacs salés, provenant de sources qui traversent des couches différentes, est un phénomène assez commun dans les bassins fermés ; sur les bords du Boulouk-göl, un de ces ruisseaux magnésiens a été reconnu de l'origine à l'embouchure. Le limon imprégné de sel magnésien n'offre pas la solidité de celui que recouvrent les efflorescences de sel ordinaire ; il se maintient dans un état pâteux qui rend la marche difficile, le terrain cédant à la moindre pression. Les pailles les plus sèches de la steppe sont revêtues d'une herbe dont les vaches sont très friandes et qui répand une odeur délicieuse quand le cheval les écrase du sabot ; à Konieh [Konya] on en fabrique une huile de senteur qui parut à von Moltke au moins aussi agréable que l'essence de roses. Vers le centre de la plaine, entre le Touz göl et Konieh, près de la station d'Obroukli, une mare apparaît au fond d'un trou de 60 mètres de profondeur.
1. Ainsworth, Journal of the Geographical Socety, 1840.
2. Tchihatcheff, ouvrage cité.
[Page 500]
Outre les lacs de l’Anatolie Centrale qui se trouvent dans les steppes voisines du Grand Lac Salé et font évidemment partie d'un ancien bassin plus étendu qui s'écoulait au nord par le courant du Sakaria, il est d'autres réservoirs qui, tout en occupant des vallées distinctes en des cirques presque fermés, semblent appartenir au même versant du Pont-Euxin. Des seuils élevés au-dessus des bassins, des gorges où l'on voit les traces de courants fluviaux, indiquent en plusieurs endroits les traces d'anciennes communications. Les étangs épars dans la dépression qui sépare l'Emir-dagh et le Soultan-dagh [Sultan Dağ] et qui sont alternativement des nappes d'eau rappelant les lacs des Alpes, et de simples marais entourés de sel, paraissent également avoir appartenu au bassin maritime de l'Anatolie Centrale : au nord par le détroit de plaines qui s'ouvre d'Afioum-Kara hissar [Afyon Karahisar] à Kiutayeh [Kütahya], au sud par une large brèche du rempart de l'Emir-dagh.
[Sakarya, lac de Sapanca]
Dans la région du cours inférieur, le Sakaria reçoit les eaux d'écoulement d'un lac peu considérable, mais fort curieux comme reste probable d'une vallée d'érosion que s'était ouvert le flot de la mer Noire avant de percer plus à l'ouest l'étroite cluse du Bosphore. Ce lac est le Sabandja, l'ancien Sophon, dont la nappe est à 51 mètres au-dessus de la mer. Comparé aux bassins du plateau, il est d'une grande profondeur, car la sonde ne touche le lit qu'à plus de 56 mètres (1) ; pourtant il n'est qu'un reste de mer intérieure, car le sol environnant se compose de terres pulvérulentes que déposèrent ses eaux et que le moindre vent soulève en nuages de poussière.
1. Evlya Effendi ; — von Hammer ; — Tchihatcheff.
Au sud, des collines élevées couvertes de futaies et de broussailles contrastent avec les escarpements arides de la rive opposée. Il semble à première vue que le lac de Sabandja soit indiqué d'avance comme le port intérieur pour une voie navigable entre la mer de Marmara et la mer Noire par le golfe d'Ismid et le cours inférieur du Sakaria ; des hauteurs qui dominent la vallée, on dirait qu'il suffirait d'une faible excavation pour unir les deux mers. Pline le Jeune avait proposé à Trajan cette œuvre de canalisation et des traces que l'on voyait de son temps témoignaient que l'entreprise avait été déjà commencée par Mithridate, Xerxès ou tout autre souverain. Le projet fut repris à diverses époques, depuis le règne de Soliman le Magnifique, et les ingénieurs se mirent plus d'une fois à l'œuvre, mais sans résultat. Le seuil de partage est trop élevé pour que dans un pats aussi peu commerçant que l'Anatolie il vaille la peine d’entreprendre ce percement ou la construction d'un escalier d'écluses entre le golfe d'ismid et le lac de Sabandja. D'après le nivellement approximatif d'Hommaire de Hell, confirmé depuis par des études précises (1), le seuil, composé de mollasse qu'ont usée les eaux, est à près de 41 mètres : la voie du chemin de fer commencé passe un peu plus haut. C'est donc de 40 à 50 mètres au moins que s'est modifié le niveau relatif de la terre et de la mer depuis que s'est fermé le détroit maritime du Sabandja, événement qui coïncida peut-être avec l'ouverture de la cluse du Bosphore.
1. Briot, Notes manuscrites
Le long des côtes de l'Euxin se voient encore en maints endroits et à diverses hauteurs, jusqu'à 50 mètres, des plages abandonnées, couvertes de coquillages qui appartiennent toujours h la faune de la mer Noire. Il n'est pas de région plus curieuse que ces isthmes et ces détroits changeants entre l'Europe et l'Asie, mais l'histoire géologique moderne n'en est encore qu'imparfaitement connue. On ne sait pas même avec certitude quel est le régime du courant de sortie et du contre-courant de rentrée entre la mer Noire et la mer de Marmara ; on ignore même si le niveau des deux nappes maritimes ne présente aucun écart. Les eaux du Pont-Euxin qui affluent vers l'entrée du Bosphore en suivant les rivages de la Turquie, ne peuvent toutes pénétrer dans l’entonnoir du canal ; il se forme une sorte de remous ou contre-courant qui projette la masse liquide le long des côtes de l’Anatolie : la vitesse moyenne de ce courant, que l’on remarque jusqu'à Sinope, est de 2 à 3 kilomètres, même de 4 kilomètres devant Ineboli [Inebolu]. C'est au pied du phare de ce port que l'on a constaté pour la première fois des marées régulières dans la mer Noire : sur les côtes voisines du Bosphore, M. Vidal-Naquet a reconnu que les deux oscillations diurnes du flot varient de 9 à 12 centimètres suivant l'état du vent. En pénétrant dans le ruisseau d'Ineboli, le flot remonte le courant en un mascaret très énergique jusqu'à 2 kilomètres de distance (1).
[Lac d’Iznik, lac de Manyas]
Le lac d'Isnik [Iznik] ou Nicée est un bassin d'eau douce comme le Sabandja, et communique aussi avec la mer par un effluent. A l'ouest, le golfe de Ghemlik se projette au loin dans l'intérieur comme pour s'unir au lac d'Isnik, qui sans doute fut lui-même un golfe à une époque antérieure : la distance de la mer au lac n'est que de 12 kilomètres, et la différence de niveau est de 50 mètres seulement. Au sud-ouest, un autre bassin lacustre, qui a conservé son nom grec d'Apollonia sous la forme d'Abolonta ou Abolounia, occupe une superficie à peu près égale à celle du lac de Nicée et comme lui semble avoir été plus étendu à une époque relativement moderne ; des coquillages de nuances aussi vives que ceux des grèves de la mer voisine parsèment les rives du lac d'Apollonia et les îles naguère immergées. L'affluent de ce bassin lacustre rejoint la forte rivière de Sousourlu-tchaï [Susurluk Çayı], presque en face du confluent d'un autre ruisseau qui apporte le trop-plein du lac de Maniyas [Manyas gölü], l'ancien Miletopolites ou Aphanites. De mêmes dimensions que le lac d'Apollonia, celui de Maniyas se trouve également à une très faible élévation au-dessus du niveau de la mer (2). Il termine à l'ouest la chaîne des lacs qui se succèdent parallèlement aux rivages méridionaux de la mer de Marmara et qui semblent être les restes d'une ancienne Propontide entre l'Egée et le Pont-Euxin. Des quatre grands lacs de cette chaîne, celui d'Apollonia est le plus utilisé pour la navigation ; ses riverains, de race grecque, cinglent sur la nappe d'eau en des barques de commerce faisant escale de village en village (3).
1. Vidal-Naquet, Notes manuscrites.
2. P. de Tchihatcheff, ouvrage cité.
3. George Perrot, Souvenirs d'un voyage en Asie Mineure.
[Page 503]
A l'ouest du Sousourlu-tchaï et du lac de Maniyas, le petit bassin du Kodja-tchaï, l’ancien Granique, est en partie alimenté par les eaux de l'Ida et sépare les massifs de la Troade du reste de l'Anatolie. Le Kodja, de même que les rivières voisines, n'est un véritable fleuve qu'après de fortes pluies ou lors de la fonte des neiges, mais alors il est dangereux à traverser et ses flots jaunâtres .se répandent au loin dans la mer bleue. Parmi ces cours torrentiels, qui sont alternativement des rivières furieuses et des filets arpentant dans les sables, il en est un que les chants d'Homère ont
à jamais rendu fameux le Mendereh, et cependant on discute encore pour savoir s'il faut l'identifier avec le Simoïs ou le Scamandre. D'après la plupart des historiens et des archéologues, c'est le Simoïs ; Schliemann, l'heureux explorateur des ruines de Hissarlik, en fait, conformément à l'étymologie du nom actuel, le Xanthus, ce fleuve dont les « belles eaux, resserrées par les cadavres amoncelés, ne pouvaient plus couler jusqu'à la mer divine » (1).
1. Iliade, chant XXI, 2
L'aspect du sol prouve que la plaine de Troie est une des régions de l'Asie Mineure qui ont le plus changé depuis les temps antiques. L'ossature des monts et des collines qui s'arrondissent en amphithéâtre autour des campagnes que parcourt le Mendereh, n'a pu subir que de faibles changements par les éboulis ou les érosions, mais la plaine intermédiaire» jadis partiellement couverte d'étangs, s’est asséchée. Un cordon de dunes, dont la courbe gracieuse rattache les collines d’Eren-koi à la pointe de Koum-kaleh [Kumkale] ou « château des Sables », a protégé le comblement qui s'opérait dans la plaine par les apports du Mendereh et d'autres cours d'eau. Les coulées sinueuses qui parcourent ce dédale de prairies marécageuses ne portent point d'embarcations, et Kalafat, le « bourg des Calfats », où se charpentaient autrefois les bateaux, n'est plus qu'une agglomération de cabanes peuplée d'agriculteurs et désormais perdue dans les terres. Maintenant les alluvions du Mendereh, entraînées dans la mer, sont saisies par le courant de l'Hellespont et portées au loin dans la mer Egée ; seulement une partie des sables est rejetée sur la pointe de Koum-kalch, dont la forteresse est ensevelie jusqu'aux créneaux (1). Jadis, la rivière de Bounar-bachi, celle qui, d'après la plupart des voyageurs, serait le Scamandre d'Homère, s'unissait au Mendereh par des nappes marécageuses ; mais le seuil qui séparait le bassin du Bounarbachi et le versant de la baie de Besika, ayant seulement quelques mètres de hauteur, on eut l'idée d'y creuser une fosse d'écoulement et de rejeter ainsi les eaux dans la mer de Tenedos. La petite chaîne rocheuse du cap Sigée, surmontée de buttes funéraires, est ainsi changée en île. Une profonde tranchée, ouverte vers l'extrémité méridionale du chaînon, mais à un niveau supérieur à celui de la fosse actuelle, prouve qu'à une époque fort ancienne, peut-être même aux âges troyens, on s'occupait aussi de régulariser la distribution des eaux dans ces fertiles campagnes.
[Plaines de Troie, Tuzla, Gediz]
Les rivières qui se déversent du mont Ida et des massifs voisins dans la mer Égée n'ont pas un bassin assez considérable pour fournir un débit moyen de quelque importance ; mais, parmi ces cours d'eau, le Touzla-sou ou « Fleuve Salé », qui naît sur le versant méridional du mont Ida, se distingue par la forme bizarre de sa vallée : se creusant une ravine dans ces hauteurs neigeuses, il coule parallèlement au rivage du golfe d'Edremid, pour se jeter dans l'Egée, au nord du promontoire de Baba-kaleh [Babakale]. Au lieu de descendre directement vers la mer voisine, il en reste séparé par un mur de rochers, dont il longe le pied sur un espace d'environ 100 kilomètres. A l'issue de la vallée, les parois des montagnes, blanches et veinées de bleu, de rouge et de jaune, sont toutes désagrégées par une multitude de petits jets d'eau salée ; du sol de la plaine s'élancent de toutes parts des filets, dont la température est de 78 à 90 degrés et qui se réunissent en un ruisseau thermal, affluent du Touzla-sou. Ou pourrait en retirer une énorme quantité de sel, mais, d'après Tchibatcheff, la production annuelle atteindrait à peine 10 ou 20 tonneaux.
1. Emile Burnouf, Archives des Missions scientifiques, tome VII.
Madara-tchaï, Khodja-tchaî, Bakyr-tchaî [Bakırçay] se succèdent dans la direction du sud ; mais le premier fleuve de ce versant qui roule des flots abondants est le Ghediz-tchaï, l'ancien Hermus, qui féconde les campagnes lydiennes. Né près de la ville de Ghediz, qui lui donne son nom, il s'échappe des montagnes par une succession de gorges, puis serpente en longs méandres dans la plaine de Sardes, jadis lacustre ; le petit lac saumâtre de Mermereh,
qui remplit une cavité des montagnes au nord de la plaine, et que l'évaporation a graduellement abaissé jusqu'à une cote à peine supérieure au niveau marin, est peut-être un reste de la mer intérieure qui occupait la plaine de Lydie et qui s'échappa par le défilé de Menemen, entre le Sipyle et le Hassan-dagb. A l'issue de ces gorges, le Ghediz, chargé de boues, n'a cessé d'agrandir le continent aux dépens du golfe ; tout l'espace, de plusieurs centaines de kilomètres carrés, qui s'étend au sud de Menemen, entre les promontoires occidentaux du Sipyle et les montagnes de Phocée, est une conquête du fleuve, alternativement vaste champ de blé et nappe d'inondation. De petites buttes, qui furent autrefois des îles, sont rattachées à la terre ferme. Pline cite le promontoire de Levke (Leucé) comme ayant clé ainsi pris sur les eaux, et cette pointe, connue par les Turcs sous le nom de Tres-tepeh, se trouve de nos jours à pins de 4 kilomètres du rivage extérieur, séparée du golfe de Smyrne par des lagunes de pèche.
[Gediz çay, petit et grand Menderes]
Divisé en plusieurs bras, le Ghediz-tchaï continue de faire reculer la mer sur tout le pourtour de son delta, mais d’une manière très inégale, suivant la direction des courants principaux. Autrefois il s'épanchait surtout du côté de l'ouest vers les collines de Phocée [Foça] ; actuellement les bouches du delta s'avancent au sud comme pour barrer l'entrée du port de Smyrne [Izmir]. Pendant la période des crues, la mer est jaune de troubles jusqu'à une grande distance de l'embouchure. Du côté oriental, dans tout le port, l'eau a perdu sa transparence ; il est rare que, par l'effet des courants et de circonstances météorologiques favorables, elle présente l'aspect des flots du large dans la mer Egée ; la rive orientale du golfe a pris l'apparence d'un lac, et si les travaux de l'homme n'interviennent pour protéger le port, il se séparera de la mer cl deviendra une nappe complètement distincte. Ce n'est là qu'une question d'années et l'on peut déjà calculer l'époque précise à laquelle le détroit se fermera. Devant la bouche principale du Ghediz, les navires trouvent encore une ouverture de plus de 2 kilomètres où la profondeur varie de 20 à 40 mètres, mais à l'est, le chenal, rétréci entre une pointe fortifiée de la rive méridionale et un banc de [Page 509] sable des plages du nord, n'a plus qu'une largeur de 45 mètres, et sa profondeur, d'environ 19 mètres, diminue annuellement de 2 à 5 centimètres ; des tempêtes ont parfois approfondi brusquement le passage, mais, après ces retours soudains, le lent travail de comblement a repris et le fond s'exhausse de nouveau. D'après les évaluations des ingénieurs, le chenal serait réduit à 12 mètres vers l'an 2000 ; la grande navigation deviendra bien difficile, impossible même, avec le port de Smyrne, si jusqu'à cette époque on n'a pas pas rendu au bas Hermus son ancien cours vers Phocée, de manière à rejeter les alluvions dans le golfe extérieure (1).
[Des cours d’eau travailleurs]
Les fleuves méridionaux du versant de la mer Egée sont également parmi les cours d'eau « travailleurs » qui ont conquis de vastes étendues sur la mer, aidés peut-être par un soulèvement graduel du littoral. Tandis que le Ghediz menace seulement le port de Smyrne, le Caïstre ou Koutchouk Mendereh [Küçük Menderes], c'est-à-dire le « Petit Méandre », l'ancien « Fleuve des Cygnes », a depuis longtemps comblé les ports d'Éphèse, et le Grand Méandre a changé en lac intérieur le port de Milet. Dans aucune autre partie du monde, le travail de comblement par les alluvions fluviales ne se fait avec une pareille rapidité, si l'on tient compte du faible débit de ces rivières, que l'on ne saurait comparer à des fleuves comme le Nil, le Rhône ou le Pô. Ainsi, quoique le Petit Méandre n'ait guère plus de 125 kilomètres en cours développé et que la superficie de son bassin soit de 3000 kilomètres carrés seulement, quoique les pluies y soient en moyenne moindres d'un cinquième que sur le territoire français (2), il a pu emplir les ports d'Éphèse, combler l'estuaire qui, d'après le témoignage de Léon le Diacre, existait encore au douzième siècle de l'ère vulgaire, et faire avancer la plage de 8 kilomètres. De tels changements ont fait supposer que les oscillations du sol ont leur part dans le déplacement du littoral. Des nivellements précis faits dans les substructions des travaux hydrauliques de l'ancienne Éphèse permettront de résoudre ce problème de physiographie.
Le Bouyouk Mendereh [Büyük Menderes] ou « Grand Méandre » est en effet l'un des cours d'eau les plus abondants de l'Anatolie ; entre ses sources et son embouchure, la longueur développée du lit est d'environ 580 kilomètres et quelques-uns des affluents du Méandre n'ont pas moins de 100 kilomètres ; l'ensemble du bassin comprend une superficie d'environ 25 900 kilomètres carrés, ce qui permet d'évaluer le débit normal du fleuve à plus de 200 mètres cubes par seconde, d'après la quantité moyenne des pluies qui tombent dans la contrée.
1. Abrami, Notes manuscrites.
2. Julius Hann, Handbuch der Klimatologie.
[Page 510]
Le Méandre naît sur le plateau, dans le petit lac de Hoïran, à près de 1000 mètres d'altitude. A peine sorti du bassin, il disparaît dans une fissure de la roche calcaire, pour surgir à l’est de Dineïr, puis il s'engouffre encore et jaillit une seconde fois, tout près de la ville. Au pied des roches qu'il vient de traverser, il entre dans une vaste plaine, qui fut jadis un lac et, quoique coulant à l'air libre, cesse d'être visible entre les fourrés de joncs qui le bordent à des kilomètres de distance : ces roseaux, au milieu desquels serpente le Méandre caché, sont ceux que la fable nous montre s'inclinant sous la brise pour répéter sans fin la honte du roi Midas. Au sortir de cette plaine, le Méandre, doublé par le Banas-tchaï, traverse d'étroites gorges, puis entre dans les magnifiques campagnes qui, sauf de courts espaces rocheux, se prolongent jusqu'à la mer ; en cet endroit, il semble avoir déjà tout son volume ; en temps de crue, c'est un véritable fleuve, rongeant ses rivages, s'ouvrant de nouveaux lits, formant ou détruisant des îles. Une autre rivière, qui parait à peine son inférieure, le Tchoruk-sou, l'ancien Lycus, vient à sa rencontre et mêle son courant au sien ; des nappes, provenant d'infiltrations latérales, se répandent au loin dans la plaine et lui donnent çà et là l'aspect d'un marécage. Des fontaines incrustantes jaillissent par centaines aux bords du Lycus et lui versent leur flot d'un blanc laiteux. Il paraît qu'au temps d'Hérodote les concrétions formées sur chaque rive par ces eaux calcaires s'étaient rejointes de manière à s'étendre en voûte au-dessus du fleuve ; le courant disparaissait sur une espace de cinq stades, environ un kilomètre. Le tunnel n'existe plus, mais on reconnaît encore les parois surplombantes que les incrustations avaient soudées au roc. L'Ak sou [Akçay], ou « Eau Blanche », la rivière pétrifiante qui avait le plus contribué à former la voûte, s'est déplacée vers l'amont, les concrétions se sont effondrées et le Lycus coule de nouveau à l'air libre. En peu de temps les roues des moulins reconstruits au bord de l'Ak sou disparaissent sous un cercle de pierres et les arbres sur lesquels tombe son eau se changent bientôt en rochers (1).
1. Hamilton. Researches in Asia Minor,
[Pamukkale]
La montagne qui domine le confluent du Méandre et du Tchoruk-sou est flanquée à sa base, sur une longueur de plusieurs kilomètres, d'une terrasse régulière à deux étages dont la hauteur au-dessus de la plaine est d'environ 90 mètres : cette terrasse, où l'on voit, à trente kilomètres, resplendir des coulées blanches comme des cascades de lait, a été en entier formée par les concrétions des fontaines pétrifiantes : la plupart des voyageurs lui donnent le nom de Pambouk-kaleh (ou Pambouk-kalessi) [Pammukkale], « château du Coton », sans doute à cause des amas blanchâtres qu'ont déposés les eaux ; cependant les gens du pays l'appellent distinctement Tambouk (1) : c'est le Hierapolis des Grecs. De l'étage supérieur, qui borde la montagne sur une largeur de cinq ou six cents mètres, jaillissent les sources thermales les plus nombreuses et les plus abondantes ; les unes ont une température de 60 degrés, les autres de 50 ou même seulement de 40 ou de 56 ; toutes ont un goût légèrement acidulé et ferrugineux, toutes dégagent de l'acide carbonique. Le sol est recouvert par les couches de travertin mamelonné que ces fontaines ont déposées ; partout se voient les traces d'anciens lits abandonnés par suite du déplacement des sources, qui, après avoir exhaussé leurs margelles et les bords de leurs canaux d'écoulement, se sont ouvert une issue plus bas. Des ruisselets thermaux qui n'ont pu s'échapper par une fissure latérale n'ont cessé de s'élever au-dessus du plateau et coulent dans la rainure supérieure d'une haute muraille que des dépôts du flot surabondant ont bordée de stalactites. Un de ces murs de concrétions, percé à sa base par un ruisseau d'origine récente, n'a plus gardé que son assise supérieure, travée naturelle, frangée de pendentifs qui ressemblent aux glaçons des cascades. Ces phénomènes de « transformation de l'eau en pierre » frappaient vivement les anciens. Strabon dit que l'eau de Hierapolis passe si rapidement à l'état solide, qu'en la conduisant en un canal, celui-ci est aussitôt remplacé par un mur monolithe. D'après Vitruve, les habitants auraient élevé ainsi des clôtures autour de leurs champs. Du temps de Strabon, il existait près de Hierapolis une caverne d'où se dégageaient des gaz acides carboniques, mortels à qui les respirait. Les explorateurs modernes ont vainement cherché cet antre de vapeurs (2).
1. Fellows ; — Ernest Renan.
2. P. de Tchihatcheff, Asie Mineure.
Mais les anciens ne parlent pas de la vraie merveille de Tambouk. Tout le pourtour de la terrasse supérieure est rayé de cascades, et là même où les eaux ne descendent plus en nappes et en fusées, les parois voisines, formées de concrétions que d'autres ruisseaux déposèrent dans leur fuite, semblent elles-mêmes autant de cataractes : devant ces masses d'un blanc laiteux, dont les gradins se succèdent sur le flanc de la montagne, on se trouve comme devant un torrent figé : il semble que le Niagara vient de s'arrêter soudain. Des six grandes cataractes de pierre, une surtout frappe le spectateur par ses dimensions prodigieuses : c'est la falaise méridionale, située immédiatement au-dessous des ruines de l'antique Hierapolis.
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Les concrétions calcaires déposées par les fontaines de Tambouk sont au nombre des plus étonnantes formations de la Terre ; nulle part le travail lent et continu de la goutte d'eau ne se montre sous un aspect plus grandiose. Dans un creux de la terrasse supérieure, au pied des longues pentes de la montagne, plusieurs sources s'unissent en une piscine de plus de 3 mètres de profondeur, parsemée de corniches brisées et de fûts de marbre blanc, débris d'un portique écroulé. Un ruisseau thermal, s'échappant de la piscine, traverse le plateau et pénètre sous les voûtes d'un palais ou gymnase dont il a recouvert les parois sous une couche de 5 mètres, puis s’unit à un autre filet thermal, et s'épanche de gradin en gradin sur le rebord de la falaise. La quantité d'eau qui tombe est peu considérable, peut-être 60 litres par seconde, mais d'en bas on croirait que la cascade, dont les nappes se confondent avec leur lit de pierre, est celle d'un fleuve immense ; en hiver, au printemps et même pendant les matinées d'été, les vapeurs qui s'élèvent de l'eau tiède et flottent dans l'atmosphère ajoutent à l'illusion : à travers ce voile léger on croit distinguer la chute du flot tumultueux. Quand, en se rapprochant de la falaise, qui se développe en un vaste cercle d'un demi-kilomètre de tour, on reconnaît qu'il en tombe seulement une mince nappe transparente, c'est à l'écroulement d'un glacier que l'on compare alors les assises mamelonnées de la roche éblouissante. Comme la glace des Alpes, le travertin de Hierapolis mêle à sa blancheur les belles teintes d'un bleu délicat ; en outre, il se nuance çà et là de rose et de vert comme les albâtres et les marbres. Grandiose dans ses proportions, l'amphithéâtre est charmant dans les détails de ses roches blanches ou faiblement colorées ; en tombant, l'eau graduellement refroidie s'épand en vaguelettes dont la dernière s'arrête en déposant un ourlet calcaire ; chaque gradin se trouve ainsi formé de vasques à margelle ronde, au-dessous desquelles se succèdent d'autres bassins en bénitier. L'eau descend de degré en degré comme par un immense « escalier de Neptune ». Mais dans son parcours elle brode et guilloche partout la surface de la pierre ; il n'est pas un coin de la roche qu'elle ne sculpte d'arabesques.
En aval des ruisseaux qui lui apportent les eaux pétrifiantes de Tambouk et des hauteurs voisines, le Méandre serpente dans sa large plaine en formant ces tours et détours auxquels on a donné son nom. Il est vrai que le courant descend en « méandres » jusqu'à la mer, et semble maintes fois revenir sur lui-même ; mais à cet égard le fleuve reste bien inférieur à d'autres rivières : il ne décrit point de boucles comparables à celles du Lot, de la Seine et du Chiers, il n'a point d'anses comme celles du Mississippi, dont la courbe d'aval se rapproche de celle d'amont et unit par la rejoindre.
[Le Méandre et son delta]
Dans son ensemble, le cours du Méandre n'a guère que des sinuosités locales et n'a point de grands écarts comparables à ceux du Kizil irmak et du Sakaria, auxquels on pourrait appliquer bien plus justement ce que des géographes grecs disaient autrefois du Méandre, qu'il « coule en remontant vers sa propre source ».
C'est comme fleuve « travailleur » que le Méandre mérite surtout d'être cité. Son œuvre géologique dans les vingt-trois derniers siècles n'est égalée par aucun autre courant de même volume, et pour l'expliquer il n'est pas étonnant qu'on ait recours à l'bypothèse d'un soulèvement du sol, que d'ailleurs on n'a pas encore observé directement. L'ancien golfe Latmique, au bord duquel se trouvait la cité maritime de Milet et qui s'étendait au nord jusqu'au pied de la colline où s'élevait le temple de Priène, a cessé d'être un golfe ; il n'en reste plus qu'un lac, le Kapikeren Denizi ou Akis-tchaï, dont la plage occidentale est à 17 kilomètres de la mer en ligne droite (1). Ce qui fut l'île de Ladé, à l'ouest de Milet et au nord du cours actuel du Méandre, n'est plus qu'une protubérance au milieu des marécages de l'intérieur. La superficie de l'espace conquis depuis vingt-trois siècles peut être évaluée à 525 kilomètres carrés ; l'avancement moyen du « bec » fluvial a été d'une douzaine de mètres par an.
1. P. de Tchihatcheff, Asie Mineure
2. Olivier Bayet, Milet et le golfe Latmique.
En admettant que, dans toute cette région des alluvions nouvelles, la mer n'ait eu qu'une profondeur de 20 mètres, bien inférieure à celle des autres parages dans les golfes de l’Asie Mineure, et en donnant une dizaine de mètres d'élévation moyenne aux apports du Méandre, — exhaussés par chaque inondation successive, en proportion de l'allongement du delta, — la quantité totale des terres charriées pendant ces deux mille trois cents années aurait été d'environ dix milliards de mètres cubes, soit 500 mètres cubes par jour. Ce n'est point là une proportion extraordinaire, puisque la Brenta, dont le régime a été étudié avec le plus grand soin, dépose chaque jour dans la lagune de Chioggia une masse de boue huit fois supérieure, pour un débit qui n'égale pas celui du Méandre. Mais il est probable que la masse déposée par ce fleuve d'Asie dépasse de beaucoup l'épaisseur présumée de 50 mètres, car, d'après Tchihatcheff, le niveau du lac d'Akis-tchaï, incessamment relevé par le seuil grandissant des alluvions, se trouverait à 29 mètres au-dessus de la mer. Quoi qu'il en soit, le delta du Méandre est un de ceux où se trouvent réunis tous les éléments pour étonner par la grandeur des transformations accomplies : golfes comblés, iles rattachées au continent, cités enfouies sous les vases. Du haut des sommets qui dominent la plaine, et notamment des pics du Samsoun-dagh, qui s'élèvent directement au nord du littoral, on voit étalée à ses pieds et en perspective fuyante toute la région du delta avec les serpentines du Méandre actuel, les innombrables lits des fausses rivières ou ce vieux Méandres » qui s'entrecroisent, les lèvres de l'embouchure qui s'avancent au loin dans la mer, jaunie jusqu'à l'horizon par les troubles du fleuve, les courbes régulières des cordons littoraux interrompues de distance en distance par les graus des pêcheries, et, dans l'intérieur des terres, les dunes concentriques d'anciennes plages successivement délaissées par le progrès des alluvions. Une ligne blanche au pied d'un monticule vert indique l'emplacement de Palatia, ce qui reste de la fameuse Milet.
Sur le versant de l'Asie Mineure tourné vers le midi, le premier lac dont le trop-plein s'épanche dans la Méditerranée paraît être, comme l'Akis-tchaï, la moitié d'un golfe fermé par des alluvions récentes et graduellement exhaussé par le seuil qui se formait en aval : c'est le Ködjez-liman, situé maintenant, d'après Tchihatcheff, à 29 mètres au-dessus du niveau de la mer. De même que l'Akis-tchaï, le Ködjez-liman, graduellement renouvelé par les rivières, est rempli d'une eau quelque peu saumâtre. Aucun témoignage historique ne parle de la séparation du liman de Ködjez d'avec la haute mer ; même au temps de Strabon, Caunus occupait une partie du seuil qui limite le lac du côté du sud : il y a donc au moins dix-huit ou dix-neuf siècles que l’ancien golfe est devenu lac ; mais le tracé du littoral a changé, puisque la ville, alors située au nord de la mer, en est maintenant à 8 kilomètres.
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Non loin de là, près de Makri, se voit une preuve évidente des oscillations de cette partie du littoral. Un sarcophage bâti sur le le sol est couvert de serpules et foré par des animaux marins jusqu'au tiers de sa hauteur : après avoir baigné dans le flot, il se trouve de nouveau sur la terre ferme. Sur le littoral de l'Asie Mineure, les côtes de la Lycie sont les seules où des coraux, de l'espèce cladaeora caespitosa, bâtissent des récifs étendus ; du corail rouge nait aussi dans les fonds, mais ses ramures sont trop petites pour qu'il vaille la peine de les pêcher (1).
Sur la côte sud-occidentale de Lycie, le port de Patara est aussi devenu un lac ou plutôt un marais ; mais un changement bien plus considérable s'est accompli en Pamphylie, sur le littoral septentrional du golfe d'Adalia. Là, du temps de Strabon, s'étendait le lac « très vaste w de Capria, remplacé maintenant par des terres humides, ici marécageuses, ailleurs couvertes de broussailles ; des lagunes croupissantes emplissent les bas-fonds, séparées de la mer par une plage de sable jaune qu'ombragent des pins maritimes. Tchihatcheff évalue à 400 kilomètres carrés la surface du bassin lacustre de la Pamphylie, qui fait actuellement partie de la terre ferme. Mais ce ne sont pas seulement des alluvions qui ont comblé l'ancien réservoir : d'innombrables sources saturées de calcaire, comme les fontaines de Tambouk, l'ont déposé en croûte sur le sol, si rapidement que les herbes et les feuilles sont déjà pétrifiées avant d'avoir perdu leur couleur (2) ; même en certains endroits, l'eau s'écoule par-dessus les falaises jusque dans la mer, et d'énormes stalactites sont suspendues au-dessus des vagues. Près d'Adalia, on voit distinctement que le front des falaises s'est avancé d'au moins 500 mètres, grâce à ces continuels apports.
1. Spratt and Forbes, Travels in Lycia, Milyas and the Cibyratis.
2. Beaufort, Caramania.
Les rivières qui ont recouvert la contrée de couches de travertin changent incessamment de cours : élevant peu à peu leurs lits de pierre au-dessus de la plaine environnante, elles finissent par couler en de hauts aqueducs ; tôt ou tard, les berges cèdent en quelque point faible et le flot se précipite par la brèche latérale pour former un autre lit. Ailleurs, les eaux courantes disparaissent dans le sol poreux, sous des arcades naturelles. De siècle en siècle, la ramure hydrographique est complètement changée : c'est en vain qu'on a cherché à concilier les textes des auteurs avec l'état de choses actuel. Le Cataractès dont parle Strabon, comme d'une grosse [Page 518] rivière se précipitant avec fracas d'une roche très élevée (1), a cessé d'exister et s'est divisé probablement en de nombreux rameaux superficiels ou souterrains. Des fontaines d'eau douce qui jaillissent en pleine mer sont parfaitement visibles du haut de la falaise, grâce à la différence de réfraction dans les deux milieux (2).
L'Ak sou, c'est-à-dire la « rivière Blanche », qui égoutte les campagnes occidentales du bassin pierreux, nait dans les montagnes à l'ouest du lac d'Egherdir [Eğirdir], et peut-être que ce bassin écoule souterrainement son trop-plein par cette rivière, ce qui expliquerait pourquoi il n'est point salé comme presque tous les autres réservoirs fermés. Le lac d'Egherdir est probablement le plus considérable de l'Asie Mineure, quoiqu'il n'occupe point une surface aussi étendue que le grand Lac Salé de Lycaonie, mais il n'est pas comme ce dernier une nappe sans profondeur. La cavité lacustre d'Egherdir, ovale qui se prolonge du nord au sud et qu'une chaîne transversale divise en deux lobes, ressemble dans sa partie méridionale à un lac des Alpes ; des escarpements aux terrasses boisées la dominent ; de petites îles, où brillent des maisonnettes blanches entre des groupes de peupliers, se reflètent dans l'eau bleue ; à chaque pas l'infinie variété de la côte dentelée transforme le paysage. Les deux lacs de Bouldour et de Tchourouk-sou, situés à l'ouest sur un plateau faiblement accidenté, diffèrent de l'Egherdir. Entourés de plages basses qu'ils couvrent et découvrent tour à tour, ils ont un aspect marécageux sur une grande partie de leur étendue. L'eau du Bouldour est jaunâtre ; celle de Tchourouk-sou renferme des sulfates de magnésie et de soude associés au sel marin ; en été, l'eau se retire en laissant sur les bords ces substances cristallisées en dalles solides.
[Lacs de Pisidie]
Quoique bien rapproché des pentes qui s'inclinent au sud vers le golfe d'Adalia, le Beïchehr-göl est au nombre des lacs appartenant au système des bassins fermés de l'Ànatolie. Le Beïchehr [Beyşehir Gölü], appelé aussi lac de Kereli, — nom qui diffère à peine de l'ancienne dénomination grecque de Karalitis, — est beaucoup moins vaste que le grand Lac Salé, mais peut-être contient-il une masse liquide plus considérable, car il office quelques cavités profondes au pied des escarpements rocheux de sa rive occidentale ; au sud, les blancs sommets des montagnes de Pisidie se reflètent dans l'eau bleue. Des torrents nombreux descendent des hauteurs voisines dans le Beïchehr-göl, mais la plupart des sources se perdent dans les fissures du sol avant de l'atteindre ; le bassin est principalement alimenté par des sources qui sortent de la cavité lacustre ou des fissures de roches baignées par le flot : les bulles d'air qui s'élèvent des fontaines profondes au travers de l'eau tranquille révèlent le lieu du jaillissement, mais les riverains n'ont pas su capter ces eaux pures, qui vont se perdre dans l'onde fade et malsaine du Beïchehr-göl. En été, les habitants n'ont d'autre boisson que l'eau de puils creusés dans le voisinage de la rive et fort éloignés les uns des autres ; parfois des multitudes d'hommes et d'animaux se disputent l'accès de ces puits, aussi précieux que s'ils jaillissaient dans le désert, quoique non loin s'étende une mer d'eau douce.
1. Livre XIV, chap, iv.
2. Fellows, Travels in Lycia,
La hauteur du Beïchehr-göl est, suivant Tchihatcheff, de 1151 mètres au-dessus du niveau de la mer [1115 m en réalité] ; mais ce lac n'occupe pas la partie la plus profonde du bassin fermé du plateau méridional de la Lycaonie. De l'extré mité du sud sort une rivière qui descend au sud-est par une cluse de rochers et va se perdre dans une cavité située à une quinzaine de mètres plus bas et qu'emplissait naguère un lac considérable, le Soghlou : ce vaste réservoir, dont la profondeur moyenne était de 6 à 7 mètres et qui s'étendait sur un espace d'environ 175 kilomètres carrés, se vida vers le milieu du siècle ; mais le sol est encore parsemé de coquilles bivalves et les habitants gardèrent longtemps une provision de carpes que leur avait fourni la dernière pèche. Cette disparition rapide d'un lac contenant plus d'un milliard de mètres cubes ne saurait s'expliquer par un excès de l’évapora-tion sur les apports ; très probablement les débris qui obstruaient des galeries souterraines auront été déblayés par les eaux profondes et celles-ci se seront épanchées dans la mer. C'est à l'écoulement caché du Beïchehr et du Soghlou que ces deux bassins ont dû de ne pas être saturés de sel comme la plupart des lacs fermés de l'Asie Mineure. Les terres d'alluvions que les torrents avaient déposées dans la cavité du Soghlou ont été transformées en belles campagnes par les agriculteurs. D'après Hamilton, l'apparition et la disparition du Soghlou seraient des phénomènes alternant suivant une périodicité de dix à douze années. Conformément à une loi traditionnelle, les paysans deviennent les propriétaires du sol exondé, moyennant abandon de la moitié de la première récolte au gouvernement ; les années suivantes ils n'ont à payer que la dîme (1). Les petits lacs de la Lycie, dans le bassin d'Elmalu et les plaines voisines, ont un régime analogue à celui du Beichehr ; ils écoulent aussi leur excédent par des galeries souterraines creusées dans les roches calcaires. L'Avlan-Oghlou, au sud d'Elmalu, reçoit une rivière rapide ayant une dizaine de mètres en largeur et 2 mètres de profondeur, et son effluent s'engouffre avec fracas dans une caverne. Les sources abondantes qui rejaillissent près du village de Phineka, non loin de la côte, sont les eaux du lac Avlan-Oghlou (2). Les « bétoirs » ou catavothres de cette région fissurée sont connus sous le nom de douden. D'après une tradition que rapporte Hamilton, la vallée que recouvrent actuellement les eaux du lac d'Egherdir auraient été à sec, il y a huit cents ans, et c'est l'obstruction d'une galerie souterraine qui aurait causé la formation du lac.
A l'orient de la dépression de la Lycaonie, quelques bassins lacustres, aujourd'hui fermés, paraissent s'être épanchés autrefois dans la Méditerranée. Un de ces lacs est le Kara bounar [Karapınar] ou la « Noire Fontaine », qu’entourent des cônes volcaniques et des coulées de lave ; en été, quelques-uns des bassins de sel qui le bordent sont taillés en carrière par les paysans des alentours, et chaque hiver la croûte se reforme.
1. Hamilton, Researches in Asia Minor.
2. Ch. Fellows, Travels and Researches in Asia Minor.
Au sud, le lac d'Eregli est plutôt une nappe d'inondation, qui se prolonge sur une centaine de kilomètres, parallèlement à la base septentrionale du Boulgar-dagh ; ce vaste marécage est parsemé d'étangs, les uns qui sont toujours salins, les autres que de petits affluents remplissent d'eau douce en hiver, mais qui redeviennent un peu saumâtres en été. Le lac d'Eregli est encore le tributaire de la Méditerranée par un ruisseau qui descend au sud dans un bassin de marbre situé à une dizaine de mètres en contre-bas. On ne sait où rejaillit ce torrent, sur le versant opposé des montagnes, quoiqu'il emporte une masse liquide très considérable, surtout au printemps, lors de la fonte des neiges : alors les deux lacs d'Eregli et de Kara bounar, ainsi que tous les marais de la plaine basse, se changent en une vaste mer intérieure, large de 150 kilomètres, qui s'étend à l'ouest jusqu'aux portes de Konieh. Parmi les sources qui alimentent le bassin d'Eregli, un groupe de fontaines thermales se reconnaît de loin aux cônes que forment les eaux en déposant autour de l'orifice les substances en solution. Comme à Tambouk, la pierre finit par obstruer les issues, et l'eau jaillissante, cherchant d'autres ouvertures, dresse butte après butte ; le plateau s'accroît peu à peu, maintenant une hauteur uniforme. Quoique appartenant en apparence au même lac souterrain, les diverses fontaines sont de température et de composition diverses ; les unes ont plus de 50 degrés centigrades, les autres sont presque froides. Tandis que l'eau d'un bassin dépose du sel marin, celle d'un autre amène du soufre et la plupart s'entourent d'une margelle de gypse ; une source forme un ruisselet d'eau pure. La matière pierreuse en solution dans l'eau des fontaines d'Eregli est si abondante, que les bulles de gaz, en contact avec l'atmosphère, se transforment immédiatement par l'évaporation en coquilles d'une ténuité infinitésimale qui, pressées les unes contre les autres, s'agglomèrent graduellement en une masse compacte, ayant la contexture de l'oolithe (1).
Du temps des anciens, le Cestros, l'Ak sou de nos jours et la rivière voisine, le Köpro-sou [Köprüçay] ou Eurymédon, étaient navigables à leur embouchure ; maintenant ils sont fermés aux barques, tandis que le Mêlas, appelé aujourd'hui Manavgat, porte des bateaux à voile, sans que les auteurs grecs et latins le mentionnent comme accessible aux embarcations.
1. Hamilton, Researches in Asia Minor.
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Quant au fleuve le plus abondant de tout le littoral, à l'ouest de la Cilicie Champêtre, l'Ermerek-sou (Gök sou) [Göksu] ou Calycadnus, il est trop violent pour avoir jamais été navigable, quoi qu'en dise Ammien Marcellin, seul parmi tous les auteurs. Plus à l'est, dans la Cilicie proprement dite, le Tarsous-tchaï ou « fleuve de Tarse », n'est qu'un faible cours d'eau, mais c'est la rivière fameuse dans l'antiquité sous le nom de Cydnus. Sa source est l'une des plus abondantes de l'Asie Mineure. De la paroi d'une roche inclinée, toute percée de crevasses, s'élancent d'innombrables filets qui se réunissent dans un bassin d'où la rivière, infranchissable déjà, descend en bonds furieux à travers les blocs écroulés et disparait dans une cluse ; des cèdres superbes ayant au moins cinq mètres de circonférence, des chênes, des platanes entourés de lierre et de houblon croissent à côté de la source. Descendant par de gracieuses cascades dans la plaine de Tarse, le Cydnus « aux eaux froides » arrose des jardins et des vergers, puis, se répandant en marais qui remplacent un ancien lac, entre dans la mer à une petite distance à l'ouest de l'embouchure du Seïhoun. Comme tant d'autres courants de l'Asie Mineure, le Cydnus a souvent changé de lit : il traversait autrefois la ville de Tarse ; depuis la fin du seizième siècle il coule à l'orient des murs (1).
Mais les fleuves errants par excellence sont les deux rivières de la Cilicie orientale, le Sarus et le Pyramus, que les Turcs et les Arabes appellent Seïhoun (Sihoun, Sihan, Saran) et Djihoun (Djihan), soit en souvenir des deux grands fleuves du même nom dans le Turkestan, plus connus aujourd'hui comme le Sir et l'Amou, soit par allusion aux deux courants du Paradis mythique. Le Sarus est le plus abondant et celui qui a la plus grande longueur. Né vers le milieu de la racine péninsulaire, au nord-est du mont Argée, dans les montagnes qui dominent au sud la vallée du haut Kizil irmak, il reçoit les eaux qui coulent dans les dépressions parallèles de l’Anti-Taurus et qui toutes échappent à la région montueuse par des cluses profondes et d'un aspect grandiose ; à l'ouest, d'autres torrents descendent du plateau central vers le Sarus, après avoir traversé le Taurus par des gorges encore plus difficiles d'accès que les Portes Ciliciennes. Le Djihoun ou Pyramus nait dans la région faîtière de l'autre côté de laquelle coule l'Euphrate, mais jusqu'à nos jours Strabon reste le seul voyageur qui décrive la source du fleuve, « gouffre profond d'où l'eau s'élance tout à coup, si puissante qu'un javelot ne s'y enfonce qu'avec peine. »
1. P. de Tchihatcheff, ouvrage cité ; — Kotschy, Reise in den Cilicischen Taurus.
C'est aussi Strabon qui parle, et en termes d'une rare précision, de la gorge par laquelle le Pyramus échappe à la région des montagnes. « Les saillants d'une paroi correspondent exactement aux rentrants de l'autre, si bien que, rapprochés, ils se rajusteraient aussitôt ; vers le milieu de la gorge, la fissure se rétrécit tellement, qu'un chien ou un lièvre pourrait la Franchir d'un bond (1).» Le Pyramus réunit dans son lit inférieur les torrents de tout le district montagneux qui s'étend à l'orient de l'Anti-Taurus ; mais ces hauteurs, moins exposées aux vents pluvieux que celles de la Cilicie occidentale, reçoivent une moindre quantité d'eau ; aussi le Djihoun, quoique ayant un bassin plus étendu que celui du Seïhoun, lui est bien inférieur par le débit moyen. D'après les ingénieurs qui ont fait les études du chemin de fer projeté entre Mersina [Mersin] et Adana, il n'aurait guère que le tiers de la portée du Seïhoun (2). Cependant le Djihoun est navigable dans sa partie inférieure ; d'après Ainsworth, une barque pourrait le remonter à plus de cent kilomètres de l'embouchure.
1. Livre XII, chapitre 4, édition Amédée Tardieu
2. Fleuves de la Cilicie :
Longueur du cours - Surface du bassin - Débit moyen par seconde
Cydnus (Tarsous-tchaï) : 130 kilomètres - 1400 kil. Carrés - 20 mètres cubes
Sarus (Seihoun) : 450 kilomètres - 22400 kil. carrés - 250 mètres cubes
Pyramus (Djihoun) : 450 kilomètres - 24150 kil. carrés - 95 mètres cubes
[Page 524]
Depuis les commencements de l'ère historique, les deux fleuves n’ont cessé d'errer dans les plaines d'alluvions qu'ils ont formées à l'ouest du golfe d'Alexandrette. Actuellement, les bouches du Sarus et du Pyramus sont distantes en droite ligne de 72 kilomètres, mais il ressort des documents anciens que souvent leurs courants se sont unis par une embouchure commune. Depuis vingt-trois siècles, sept grands changements de cours ont eu lieu : trois fois les fleuves se confondirent en un seul lit ; quatre fois ils se séparèrent (1) ; une faible coupure latérale suffirait pour les réunir encore. En errant ainsi à travers la plaine, ils ne cessaient d'ajouter des terres nouvelles au continent. La « plaine des Turcs », Tchoukour ova [Çukurova], et la plus grande partie de l'espace qui se prolonge de Tarse à Sis, à la base orientale du Taurus, sur plus de 100 kilomètres de distance, est leur « présent ». Le promontoire de Kara tach [Karataş] ou la « Pierre Noire », qui sert de point d'appui méridional aux alluvions apportées, est une ancienne île rattachée à la terre ferme ; de même « le jour viendra », nous dit un oracle rapporté par Strabon, « le jour viendra où le Pyramus aux flots d'argent atteindra les bords sacrés de Chypre. » Les vases qui bordent les deux embouchures sont encore indécises entre la terre et la mer ; flore et faune rappellent le séjour récent de la vague marine ; les eaux sont remplies de poissons, dont les mouvements incessants se révèlent par les frémissements de la surface liquide ; des myriades d'oiseaux aquatiques, pélicans, cygnes, oies et canards, couvrent les bancs de sable, et d'énormes tortues cheminent dans les vases (2).
1. P. de Tchihatcheff, ouvrage cité ; - V. Langlois, Voyage dans la Cilicie.
2. Fr. Beaufort, Caramania ; - Burckbardt Barker, Lares and Penates.