extrait de Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, 1894

Considérée dans son ensemble, l'Asie Mineure est plus froide que les presqu'îles de l'Europe sous la même latitude et les températures y sont plus extrêmes. Le contraste s'explique : tandis que l'Espagne, l'Italie, la Thrace et la Grèce sont protégées contre les vents polaires par les Pyrénées, les Alpes, les Balkans, l'Anatolie est partiellement exposée à ces courants aériens, qui ne rencontrent aucun obstacle à travers les plaines de la Russie et l'étendue de la mer Noire. La partie même du littoral de l'Asie Mineure que baignent les eaux du Pont-Euxin fournit un exemple frappant du changement que l'abri d'une chaîne de montagnes produit dans le climat. Ainsi la zone occidentale de la côte comprise entre Constantinople et Sinope est exposée aux froids rigoureux de l'hiver, aux fortes chaleurs de l'été ; mais à l'est le climat « byzantin » se modifie, à mesure que vers le nord-est, par delà la mer Noire, le haut rempart du Caucase s'interpose entre les courants du pôle et le littoral anatolien : les écarts sont moindres de l'hiver à l’été ; les arbres qui ne se hasardent pas sur la côte inhospitalière de l'ouest prospèrent au bord des criques orientales sous le doux climat « trapézéen » ; l'olivier, puis l'oranger font leur apparition autour des villes et des villages, et d'admirables pins pinea croissent à l'état sauvage sur les pentes des collines. La vallée du Tchorouk serait, d'après le botaniste Koch, la patrie de cet arbre, qui caractérise l'aire méditerranéenne. (1)»

Les côtes occidentales de l'Asie Mineure baignant dans la mer Egée sont traversées par des isothermes légèrement obliques aux degrés de latitude : il fait un peu plus froid en moyenne sur le littoral ionien que dans les ports situés en face sur les côtes de Grèce. Les oscillations du climat y sont aussi en général plus soudaines et plus inégales que de l'autre côté de l'archipel. Les iles parsemées au devant du littoral et les nombreuses découpures de la terre ferme modifient à l'infini le régime normal des vents ; les foyers d'appel locaux divisent en mille filets distincts les courants atmosphériques ; chaque cap, chaque détroit a son vent spécial redouté des marins ; à l'entrée de chaque golfe s'établit un conflit entre les airs de température différente qui descendent des montagnes et qui remontent de la mer. Les rafales, les brusques sautes de vent rendent certains parages complètement innavigables en hiver. Ces inégalités de température, ces froids alternant avec la chaleur ne permettent pas à la végétation de prendre un caractère subtropical. Les palmiers chamœrops, les dattiers n'appartiennent pas à la flore spontanée de l'Asie Mineure occidentale. En se dirigeant vers le sud le long des côtes de l'Anatolie, c'est à Patmos, appelée pour cette raison Palmosa dans quelques portulans, que l'on rencontre les premiers groupes de palmiers.

1. Reise nach dem pontischen Gebirge.

La zone méridionale de l'Asie Mineure, bien abritée par les divers massifs du Taurus, jouit naturellement d'un climat beaucoup plus chaud que celui du reste de la Péninsule : à distance égale, il est peu de contrées où la différence dans la température moyenne soit aussi grande qu'entre la côte de Tarse et celle de Sinope : entre les bords de la mer Noire et ceux de la mer de Chypre, l'Anatolie offre une largeur d'environ cinq degrés de latitude, mais les écarts de la température annuelle sont de sept degrés centigrades. La saison la plus agréable, sur les côtes de Cilicie, comprend les deux derniers mois de l’année ; elle est séparée des chaleurs estivales par une crise d'automne, connue sous le nom de kassim [kasım] qui dure ordinairement une huitaine de jours ; pendant cette période, des orages violents, accompagnés d'averses et de grêle, nettoient l'atmosphère des miasmes et des poussières, et les habitants, descendus de leurs campements d'été, n'ont plus à craindre de séjourner dans la plaine (1).

Les vallées des montagnes et les plateaux de l'intérieur offrent la plus grande diversité de climats, suivant l'altitude, l'exposition, la verdure ou la nudité du sol et les mille oppositions du relief. Mais un caractère général de toute la région de l'Asie Mineure comprise entre les saillies montagneuses du pourtour est la rareté des pluies. Les nuages ne portent aux plateaux anatoliens qu'une faible proportion d'humidité, et les côtes elles-mêmes reçoivent du ciel moins d'eau que l'Europe occidentale : quoique la superficie de l'Asie Mineure égale à peu près celle de la France, le débit total de ses fleuves ne saurait être évalué à plus de 2000 mètres cubes par seconde, environ le tiers de ce que roulent les rivières françaises. Par contraste avec la région pontique, où la précipitation d'humidité est très considérable pendant la saison chaude, la Péninsule appartient à la région subtropicale, qui se distingue par le manque ou du moins la rareté des pluies estivales ; c'est ainsi qu'à Smyrne, où les vents de mer apportent cependant quelques ondées, la chute durant les trois mois de juin, juillet et août est de 4 centimètres seulement, pas même la quinzième partie de la pluie annuelle (2) ; mais dans certains districts de l'intérieur six et sept mois se succèdent sans que le bleu du ciel soit animé par le vol des nuées. Tandis que le climat du littoral peut être assimilé dans son ensemble à celui de la France méditerranéenne, on retrouve dans les plateaux de l'intérieur un régime météorologique analogue à celui des steppes du Turkestan (3).

1. Julius Hann, Handbuch der Klimatologie.

2.Températures moyennes probables de l’Asie Mineure, d'après Tchibatcbeff :

                          Zone                 Année  Hiver  Eté

Zone byzantine     ..............    14°    6°     24 °

‘’ trapézéenne     ..............     14°    7°     22°

‘’ de la Propontide   ..............  14°    7°     22°

‘’ iranienne        ..............       10°    8°     24°

‘’ méridionale     ..............       21°    14°    29°

Ensemble de l’Asie Mineure …   12°    4°,8   22°,6
3. Climat de Smyme, d'après Hann :

Janvier.   Avril.   Juillet   Octobre.  Froid extrême.  Chaud extrême.  Année.     Pluie.

  8°,2       14°,6    26°,7    16°,9        - 4°,4             39°,6             18°,7       61mm

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L'Anatolie est une des contrées du bassin méditerranéen où la malaria est le plus redoutable : la fièvre est la « souveraine de la Péninsule ». Tant de rivières ont changé de lit, parsemant la campagne d'étangs et de mares, tant de marécages se sont formés par les inondations ou le retrait de la mer, tant de lacs s'assèchent et se remplissent alternativement, mêlant les eaux douces aux eaux salées, qu'une grande partie de la plaine et du plateau est toujours baignée d'une atmosphère empoisonnée. Il n'est pas douteux que depuis les beaux temps de la civilisation ionienne le climat de l'Asie Mineure n'ait perdu de sa salubrité : les ruines de cités qui s'élevaient jadis en des contrées devenues inhabitables témoignent de ces changements ; quand les plages des marais émergent au soleil, voir Milet, c'est mourir. Il fut un temps où les rivières étaient maintenues dans leur lit et où des rideaux d'arbres arrêtaient les vapeurs au passage ; la destruction des forêts a détérioré le climat. Le déboisement a été si complet dans plus des trois quarts de la Péninsule, que l'air contaminé des plaines et des vallées est apporté par le vent jusque sur les hauteurs sans rencontrer un massif de végétation qui l'arrête. Les indigènes sont très habiles à choisir pour leurs yaïla [Yayla] ou campements d'été les sites des montagnes que les rochers ou des croupes protègent contre les émanations des marais inférieurs. En certains districts, les villages de la plaine sont complètement abandonnés pendant la saison chaude ; même les administrations se déplacent ; mendiants et voleurs suivent les villageois dans la montagne. Les campements des yaïla déboisées se composent de tentes ou de huttes en pierre ; ceux des régions boisées, dans l'Anatolie septentrionale, sont formés de cabanes construites à la mode des izba russes, en troncs de sapin entaillés aux angles pour le croisement des pièces. Plusieurs de ces villages temporaires, bâtis pour la plupart sur les ruines de cités anciennes, sont d'importants lieux de marché pour la vente du beurre, du fromage, des bestiaux, et les négociants du littoral s'y rencontrent avec ceux de l'intérieur (1).

1. Briot, Notes manuscrites.

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