Ils n'eurent pas eu la même postérité que les célèbres derviches tourneurs. Le nom étrange et inquiétant de "derviches hurleurs", de leur vrai nom rufaï, leur fut donné par les Européens. Pourtant ce portrait photographique ne reflète aucune agressivité, il est juste très exotique.
Ce derviche porte le bonnet typique, un chapelet et un collier dont nous ignorons la symbolique, sans oublier le bâton qui aide à la marche et permet de se protéger.
Les textes ci-dessous décrivent les rituels qui valurent à ces derviches le qualificatif de hurleurs. Ils évoquent, pour la plupart, le tekke (couvent) de Scutari (Üsküdar) qui devint alors un lieu touristique
Andréossy, Constantinople et le Bosphore de Thrace pendant les années 1812, 1813 et pendant l'année 1826, Paris, 1828
"Seid-Ahmed-Rufai, mort dans un bois, en 578 (1182), entre Bagdad et Bassora, est le fondateur de l'ordre des Rufaï.
Cette classe de Derviches a une grande analogie avec les Bèdèvi ; comme eux, ils font consister leur dévotion à invoquer le nom de Dieu à haute voix, jusqu'à en perdre haleine. Leur office ou exercice religieux est divisé en cinq parties : la première est remplie par le Wamaz fait en commun, sous la direction du Cheïkh, auquel ils donnent, avant de commencer, toutes les marques de respect qui lui sont dues en cette qualité. La prière terminée, tous les Derviches se portent dans le fond de la salle ; et debout, rangés sur une file, ils entonnent en se balançant de droite à gauche, des versets du Koran, en élevant graduellement la voix, et en accélérant le mouvement, suivant la mesure que marque le coryphée, en frappant dans ses mains. Ils terminent cette seconde reprise, par réciter les attributs de Dieu, qu'ils prononcent les yeux fermés jusqu'à ce que la voix leur manque. A cet état violent succède un instant de repos, pendant lequel le Derviche qui prend ici rang au milieu de la file, s'arme d'une paire de cymbales; le coryphée se saisit de timbales, et un des Derviches reçoit un tambour de basque. Ces instrumens, mis en jeu de la manière la plus discordante, donnent le signal de la troisième reprise , servant d'accompagnement à des Hamdimouhammedi, ou hymnes en l'honneur du Prophète, que psalmodie le coryphée, tandis que les autres y répondent par des Allah! et des Hou. Ces prières se terminent par des hurlemens qui semblent être une lutte, un combat d'efforts de la part des Derviches, avec cette musique barbare, qui accroît de son côté le tintamarre qu'elle fait. A la quatrième reprise, le Cheïkh fait déposer les instrumens, afin d'en revenir à la voix, et l'on entonne les Ilahis, ou hymnes persans composés par des Derviches qui passent pour saints. Le balancement qui, jusque là avait eu lieu d'un côté à l'autre, change et se fait de l'arrière à l'avant. Les Derviches , pendant ce mouvement crient Allah ! et Hou, avec une précipitation qui va toujours croissant, et avec plus de force qu'ils ne l'avaient encore fait. C'est à la fin de cette reprise que les fers acérés et brûlans sont mis en jeu et abandonnés par le Cheïkh aux plus adroits des Derviches. Ceux qui s'arment d'un de ces instrumens qui paraît le plus redoutable, le font brandir dans l'air, puis feignent de se l'appliquer sur la joue et sur quelque autre partie du corps, en lui imprimant un mouvement de rotation. On sent que ce mouvement exécuté avec adresse, en trompant les yeux des assistans, dérobe l'épiderme à tout contact du fer chaud. Enfin, pour terminer la jonglerie, il suffit de quelques prières prononcées par le Cheïkh, et d'un peu de sa salive pour opérer la guérison de brûlures qui n'existaient pas.
Ces prodiges ne sont pas les seuls que les Cheïkh, suivant l'opinion commune, ont la vertu d'opérer : les mères dont les enfans sont disgraciés de la nature ou atteints d'une maladie locale, viennent les déposer aux pieds de ces religieux ; ceux-ci les touchent dans la partie affectée, et si le ciel est compatissant, il fait un miracle en leur faveur. En attendant, ces bonnes femmes ne se retirent pas sans avoir offert au Cheïkh une rétribution qui n'est jamais dédaignée.
Les mortifications par le fer chaud viennent de ce que, suivant la tradition des Rufai, Seïd-Ahmed, leur fondateur, emporté un jour par un excès de dévotion, exposa ses jambes sur un brasier ardent, et qu'il lui suffit d'un peu de salive, mise sur les brûlures par un autre dévot Aboul-Kadir-Ghilani, fondateur de l'ordre des Kadiri, pour faire disparaître jusqu'aux traces de la brûlure. Ce que les Mahométans, à l'exemple de leur législateur, admirent le plus dans le Messie, c'est l'effet miraculeux de son souffle et de sa salive. Les Persans disent : Messih-dèm, doué du souffle du Messie, pour exprimer le plus haut point de l'habileté d'un médecin.
Les prodiges opérés par Mahomet, et rapportés par les commentateurs du Koran, ont presque tous été produits par l'apposition immédiate de la salive ; ce sont autant de copies du passage de l'Evangile relatif au sourd et muet de naissance , auquel le Messie donna l'ouïe et la parole, en lui mettant les doigts dans les oreilles et de la salive sur la langue. Le même moyen est employé par les Cheïkh, ou Santons musulmans."
A. Ubicini, La Turquie actuelle, 1855
"Des trente-deux ordres de derviches que l’on comptait anciennement et qui se distinguaient par la règle et par l’habit, c’est à peine si l’on en voit subsister une douzaine que le gouvernement tolère avec peine, attendant une occasion favorable de s’en débarrasser. Le premier coup leur fut porté par Sultan-Mahmoud qui, en 1826, un mois après le massacre
des janissaires, abolit l’ordre des Bektachis, liés avec eux de temps immémorial. Ce coup hardi frappa les autres derviches de terreur, et ils demeurèrent pendant plusieurs semaines, dit l’historiographe Esaad efendi, « dévorés d’angoisses et le dos appuyé contre le mur de la stupéfaction. » Les uns (ce sont les plus dangereux) n’ont point de demeure fixe; plus voleurs que mendiants, ils parcourent les villes et les campagnes, soit isolés, soit par bandes de quatre ou cinq ; les autres vivent sédentaires dans leurs tékiès, où ils se livrent,
sous la conduite de leurs cheikhs, à une multitude de pratiques bizarres, dictées à l’origine par un esprit de mortification, mais qui ne sont plus aujourd’hui qu’un moyen d’établir leur crédit parmi le peuple par le spectacle de prétendus miracles. Tels sont les derviches Ruffaï, qui feignent de s’imprimer sur les bras et sur la poitrine, au moyen de fers chauds, des stigmates qu’un peu de salive du cheikh suffit pour guérir ; les derviches hurleurs de Scutari, qui répètent jusqu’à entrer dans des convulsions horribles le nom et les attributs de la Divinité ; et les derviches Mewlevis de Péra, qui tournent sans interruption pendant plusieurs minutes, au son d’une musique lente et douce, les bras tantôt étendus en forme de balanciers, tantôt croisés sur la poitrine, la tête légèrement inclinée sur l’épaule, voulant exprimer par ce changement continuel de position le détachement des biens de ce monde, et, par le cercle qu’ils décrivent dans leurs évolutions, l’immensité de l’Intelligence qui remplit l’univers et qu’on rencontre partout où les regards peuvent se porter. De même, le balancement dont les derviches hurleurs accompagnent leurs Allah hou ! Allah hou ! en portant leur corps tantôt de droite à gauche, tantôt de l’avant à l’arrière, représente, d’après les idées du fondateur, le roulis et le tangage du vaisseau agité par les vagues de l’Océan, lequel n’ayant, pour ainsi dire, ni borne, ni fond, ni rive, est le symbole affaibli de l’immensité de Dieu. Mais le sens de ces allégories, comme celui de la doctrine primitive, s’est perdu complètement de nos jours chez les derviches."
Guide Joanne de Paris à Constantinople, édition de 1886
Ce texte est attribué à Théophile Gautier, qui avait visité le tekké d'Üsküdar (Scutari), mais en fait a été modifié modifié pour le guide.
"Derviches hurleurs ou Roufaï [...]
A Scutari, le jeudi à 2 h. de l'après-midi, ou au faubourg de Tatavia, à Kassim-Pacha, le dimanche dans l'après-midi. Entrée libre. Des places sont réservées aux étrangers [...]
"La salle des derviches hurleurs de Scutari est un parallélogramme dénué de tout caractère architectural. Aux murailles nues sont suspendus des écriteaux paraphés de versets du Koran. Du côté du Mihrab, sur un tapis, s'asseyent l'imam et ses acolytes. En face de l'imam se rangent les derviches qui répètent à l'unisson une espèce de litanie. A chaque verset, ils balancent leur tête d'avant en arrière et d'arrière en avant, avec ce mouvement de poussah ou de magot qui finit par donner un vertige sympathique. Bientôt tout le monde debout; les derviches forment une chaîne, en se mettant les bras sur les épaules, et commencent à justifier leur nom en tirant du fond de leur poitrine un hurlement rauque et prolongé, la Ilah il allah ! qui ne semble pas appartenir à la voix humaine.
Toute la bande, rendue solidaire du mouvement, recule d'un pas, se jette en avant avec un élan simultané, et hurle d'un ton sourd, enroué, qui ressemble au grommellement d'une ménagerie de mauvaise humeur.
Les hurlements deviennent des rugissements; toute la troupe se jette en arrière d'un seul bloc, puis se lance en avant, comme une ligne de soldats ivres, en hurlant un suprême Allah hou ! L'exaltation est au comble.
Pendant toute la cérémonie, l'imam se tient debout devant le Mihrab, encourageant la frénésie grandissante du geste et de la voix."
A la fin de la cérémonie, l'imam, soutenu par deux aides, marche sur une rangée d'enfants couchés à plat ventre par terre. Cette pratique a pour but de guérir les enfants des maux dont ils sont affligés."
Minas Tchéraz, L'Orient inédit : légendes et traditions arméniennes, grecques et turques, recueillies et traduites. Paris, E. Leroux, 1912, page 286 et suivantes
"Les derviches hurleurs possèdent, à Scutari (Constantinople), un tekké où ils se livrent à leurs évolutions tous les jeudis, vers les 2 heures de l'après-midi.
C'est le 19 août 1889 que je visitai ce tekké, situé dans le quartier turc de Scutari. Je traversai le jardin et pénétrai dans ce modeste bâtiment en bois, après avoir glissé une pièce de 5 piastres dans la main du portier arabe, qui se tenait à l'entrée, à côté d'innombrables paires de souliers laissés là par les fidèles.
Le temple est construit en forme quadrangulaire. Il possède des tribunes masquées de treillis et affectées aux fidèles du beau sexe. On y trouve aussi une tribune sans treillage, destinée aux membres du corps diplomatique. Ces tribunes s'appuient sur des colonnes, séparées par des parapets. Les spectateurs et les spectatrices se tiennent dans le corridor formé derrière ces parapets.
De modestes lampes sont suspendues au plafond. On a attaché aux murs des cadres où figurent les noms des premiers califes, des tambours de basque, de petits tambours, des cymbales larges comme des boucliers. Le mur qui fait face aux spectateurs est orné de dessins représentant le toughra impérial, d'inscriptions arabes, d'un vieux tapis oriental, et d'une couverture noire où l'on a brodé en soie blanche les épithètes d'Ali et d'autres inscriptions; il est encore garni de deux œufs d'autruche et de deux hallebardes. Au centre de ce mur, on a creusé une niche qui fait l'effet d'un autel, mais où pendent de nombreuses armes. Au pied de ce mur, on remarque des bisquains teints en rouge, sur lesquels se reposent le supérieur du tekké - un homme maigre, de taille moyenne et portant une barbe noire - et ses moines, coiffés en général de calottes de feutre blanc. Le plancher est semé de peaux de mouton blanches ou noires, sur lesquelles s'agenouillent les chantres et les danseurs et qui sont enlevées dès qu'on procède à la danse.
Un derviche se met à chanter d'une voix très douce un cantique arabe. Un autre récite en turc des prières, que la foule des croyants s'empresse d'accueillir avec des amen. Il prie Allah d'illuminer l'âme de Hassan et de Hussein, des premiers imams et de tous les trépassés musulmans, de prendre sous sa garde le sultan, d'accorder la victoire à l'armée ottomane, d'écraser les ennemis, de protéger les peuples mahométans, etc.
Alors, tous les derviches et leurs adeptes se lèvent comme un seul homme. Quelques-uns, réunis au centre de la salle, se mettent à chanter; d'autres se mettent à danser, en formant une vaste chaîne autour des chanteurs. Les chansons se prolongent, dénuées d'harmonie, et les danseurs s'embrassent, en répétant, en guise de refrain, le mot hou. Mais l'extase augmente graduellement, et le refrain devient un cri ininterrompu qui étouffe le chant mélodieux d'un vieux derviche. Un Arabe de taille gigantesque, resté debout et impassible, frotte le dos de chaque danseur qui passe devant lui. Ceux qui se sentent fatigués, se retirent; les autres continuent à danser et à hurler. La chaîne des danseurs est formée d'anneaux disparates : un blanc danse à côté d'un nègre, un enfant à côté d'un vieillard, un homme richement vêtu à côté d'un déguenillé, un citadin portant le costume européen à côté d'un provincial affublé du costume asiatique. Quelques-uns sont coiffés de fez, d'autres de calottes, de turbans ou de hauts bonnets cylindriques, propres aux derviches tourneurs. Tous portent des chaussettes.
La plupart des danseurs quittent enfin la salle, brisés de fatigue et ruisselants de sueur. Il ne reste plus qu'une douzaine de braves, qui s'arrêtent devant la niche et continuent à s'agiter et à crier à tue-tête : Hou! hou ! hou ! hou! Leurs cris rauques menacent de déchirer leur gosier et de faire jaillir tout le sang de leurs poumons. Celui qui déploie le plus d'ardeur est un vieux derviche ; avec une régularité automatique, il transporte de gauche à droite et de droite à gauche sa majestueuse barbe blanche, tout en criant le mot d'ordre de la secte : Hou !
Le supérieur s'assied enfin. Deux moines lui présentent des flacons contenant un liquide blanc et des tasses dont je n'ai pu discerner le contenu ; il souffle sur ces objets. Les moines les présentent successivement aux autres derviches, qui soufflent également sur les flacons et les tasses. Ils emportent ces objets, qui sont conservés avec un soin jaloux. Serait-ce une réminiscence de la communion des chrétiens sous les deux espèces?
Ces deux moines s'agenouillent de nouveau devant le supérieur, et lui présentent des mouchoirs blancs ou bleus et une chemise. Il se recueille, prie silencieusement, souffle sur la chemise et les mouchoirs, et en fait un paquet qu'il remet aux moines, pour être restitué aux personnes qui ont voulu faire bénir ces objets dans un but de dévotion ou plutôt de guérison.
On présente alors au supérieur des enfants malades des deux sexes, qui lui baisent la main droite et se couchent devant lui, le visage contre terre. Un des moines réunit leurs jambes. Le supérieur marche sur leurs reins avec ses babouches, avec lesquelles il frotte leur dos ; il souffle sur ces jeunes malades, qui se relèvent et lui baisent la main.
Après la jeunesse vient l'âge mur : des civils, des soldats de terre et de mer et même le gros cavas de la légation de Grèce qui, étant un adepte de la secte de ces derviches, avait dansé frénétiquement avec eux, après s'être débarrassé de son sabre et de son ceinturon. Tous ces musulmans se couchent par terre, et le supérieur répète la même cérémonie.
On amène un bébé, le front serré avec un mouchoir. Le supérieur lui palpe le front avec précaution et souffle dessus. On amène d'autres enfants, mais un derviche les met à la porte, en s'écriant : « Ça ne finira plus. Ça va durer jusqu'au soir. Allez-vous-en ! Nous avons trop souvent récité des prières sur vous. C'est embêtant. »
Les derniers acteurs continuent leurs contorsions avec une frénésie croissante. Le délire de la danse s'empare même des spectateurs. Trois enfants, réunis dans la salle, imitent les gestes des danseurs. Il semble que les colonnes elles-mêmes vont s'ébranler bientôt....
Mais tout a une fin. La danse sacrée meurt d'épuisement, et le hou, qui est transformé en un râle ininterrompu, expire à son tour. On récite d'une voix faible une dernière prière, et les derviches sortent, après avoir respectueusement salué leur chef."