Avant la première guerre mondiale, comme en témoignent de nombreuses publications françaises, on connaît la richesse de la Cilicie, de la région et de ses ports, ce qui suscite en Europe des convoitises qui se concrétiseront en 1916 dans l'accord Sykes-Picot.
La région est riche grâce à l'agriculture et aux industries qui en dépendent : le texte de Eugène Jung (1906) est très précis et fournit des chiffres.
En Turquie aussi, les autorités songent à son développement en construisant un vrai port à Mersin (voir le journal "La Jeune Turquie" ou Eugène Gallois en 1907).
La Cilicie a aussi un intérêt stratégique, comme le signale dès la fin du XIXe siècle, le lieutenant-colonel Niox.
A la fin de la Première guerre mondiale, l'idée a fait son chemin en France que cette région peut être rattachée à la Syrie dont elle serait le prolongement géographique naturel. En 1920, il existe même un Office commercial français de Syrie-Cilicie.
C'est cette évolution, sur plus de 20 ans, du discours, de la curiosité à la justification de l'occupation militaire, qu'illustrent les citations ci-dessous.
La détermination et l'habileté de Mustafa Kemal Ataturk et la résistance acharnée des Turcs permirent à la Turquie de récupérer cette région si convoitée.
Lieutenant-colonel Gustave Léon Niox (1840-1921), Géographie militaire. Le Levant et le bassin de la Méditerrannée par le lieutenant-colonel Niox, Paris, Baudoin, 1886-1891
"Sur la côte de Cilicie, Selefke [Silifke] (l'ancienne Séleucie). Tarse [Tarsus] sur les bords du Cydnus (10,000 habitants). La ville principale est Adana (40,000 habitants) dans l'intérieur du pays, sur les bords du Seihun. C'est une excellente position militaire qui commande à la fois l'entrée de l'Asie-Mineure, l'entrée de la Syrie et la route d'Erzeroum. "
Eugène Jung (1863-1936), Puissances devant la révolte arabe, la crise mondiale de demain, Paris, Hachette, 1906
Signale l'importance de la production textile à Mersin.
"Il y a quelques années seulement Mersina exportait pour 4 500 000 francs de coton et pour 2 millions de graines de coton ; Alexandrette [Iskenderun] exportait aussi pour 500 000 francs de coton, mais celte culture diminue chaque année par suite du manque d'irrigations et du peu de sécurité. [...] Mersina, qui est le centre le plus important de cette industrie, compte 2 700 broches."
Eugène Gallois(1856-1916), Asie-Mineure et Syrie (sites et monuments),... Paris, E. Guilmoto, 1907
Eugène Gallois mentionne "la petite ville de Mersina [Mersin] dont on songe à faire un véritable port grâce à des travaux assez indispensables, tant est relatif jusqu'à présent l'accostage à un misérable warf en bois où certains jours on n'aborde qu'en tremblant" et les ruines de Pompeiopolis dont il évoque les 18 colonnes du portique et les ruines.
La Jeune Turquie : Organe des intérêts généraux de l'Empire ottoman, 17/05/1911
Dans sa rubrique "Questions économiques", le journal titre une de ses brèves "Un port serait construit à Mersina".
"Le gouvernement a décidé la construction d'un port à Mersina et le ministère des Travaux publics a entamé des négociations à ce sujet avec la Compagnie des Quais d'Haidar-Pacha. Le vali d'Adana qui se trouve à Constantinople a avisé le gouverneur de Mersina de cette résolution. La dépense atteindrait trente millions ! c'est un bien gros chiffre pour Adana et nous croyons qu'il a été mal transmis."
La Syrie : importance actuelle des intérêts français en Syrie, leur développement dans l'avenir, la Banque de Syrie, communication faite le 3 janvier 1919, au Congrès français de la Syrie, par M. Boissière,...1919
Le vilayet d'Adana y est cité comme appartenant à la Syrie : "En dehors de ces six ports de la Syrie proprement dite, il est intéressant d'indiquer les relations maritimes de la France avec Mersina [Mersin] et Salefké [Silifke] qui accaparent tout le commerce extérieur du vilayet d'Adana, puisque ce vilayet, aux termes des accords de 1916, ferait partie de la Syrie française."
Le Correspondant, revue mensuelle : religion, philosophie, politique... , 1919
Gustave Gautherot, "Les troupes françaises en Cilicie, avec une carte", page 202-212
Les intentions sont clairement affichées : l'essentiel de l'article porte sur l'occupation militaire, mais l'auteur explique l'intérêt économique de la Cilicie.
"Pourtant au pied des monts, de Mersina à Adana, puis de Missis à Osmanié, et partout où l'assèchement est réalisé, le blé, l'avoine, l'orge, le maïs, la canne à sucre, le sésame, le millet, le riz donnent de plantureuses récoltes. Les villes sont ceintes de vergers où les légumes les plus variés poussent à l'ombre des arbres, où la multitude des orangers, citronniers, grenadiers, abricotiers, sans parler des raisins aux grains géants, rappellent le « Paradis » de Damas.
Les autres agglomérations, Missis, au passage de Djihoun, Osmanié, chef-lieu d'un caza, Bagtché, Port-Ayas, ont moins de 1 000 habitants, à l'exception de Mersina, qui atteint 20 000. Cette ville nouvelle a remplacé Soli, détruit par Alexandre et reconstruit par Pompée, port médiocre, où ne peuvent accoster que les chalands et les remorqueurs, où les vents du sud rendent difficiles, parfois impossibles, les transbordements nécessaires, mais seule « Echelle » de la plaine, et surtout débouché immédiat du « Bagdad », grâce à l'embranchement Mersina-Adana.
[...]
Parlerons-nous des raisons d'ordre économique et politique susceptibles d'attirer nos alliés dans cette plaine nourricière et dans ce marché à conquérir ? Il y manquait le sucre, le café, le pétrole, les objets fabriqués, le charbon, le charbon nécessaire aux industries cotonnières de Mersina, Tarsous et Adana ainsi qu'aux mines du Taurus et de l'Amanus prêtes à l'exploitation.
[...]
La Compagnie française d'Anatolie possède d'ailleurs 700 kilomètres de voies qui assure au "Bagdad" [le chemin de fer] les débouchés de Smyrne et de Panderna (mer de Marmara) ; les embranchements de Mersina et d'Alexandrette, en zone française, constituent d'autres débouchés sans parler de ceux de Tripoli et de Beyrouth.
[...]
La plaine de Cilicie, enfin, tourne le dos à l'Anatolie, dont tout l'isole, sauf le "Bagdad" [le chemin de fer]. Son climat est celui de la Syrie, avec cette différence que le régime des eaux lui assure une extraordinaire fertilité, la fertilité d'une « Egypte du Nord ». La Syrie française, surtout réduite au littoral rocheux, a donc pour complément la Cilicie française."
© JMB 05-2011