Lechevalier, Voyage de la Propontide et du Pont-Euxin, 1800-1802

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SECONDE PARTIE. 


Carte du Bosphore

CHAPITRE PREMIER. 
Du Bosphore. 

LE Bosphore de Thrace sépare l’Europe de l’Asie, et réunit la mer Noire à la Propontide, comme l’Hellespont réunit la Propontide à la mer Egée. Il n’existe aucun détroit sur le globe, qui puisse lui être comparé ; il les surpasse tous par la beauté de ses rives, par la sûreté de ses mouillages, et par la variété infinie des objets pittoresques qu’il offre aux yeux du navigateur. 

Il serpente, comme un beau fleuve, entre deux chaînes de montagnes dont les sommets sont ornés de grouppes d’arbres, la pente entrecoupée de jardins, et le pied couvert d’agréables villages, qui se succèdent presque sans interruption, depuis Constantinople jusqu’à l’entrée de la mer Noire. 

On y voit un nombre prodigieux de vaisseaux de toutes les formes et de toutes les nations ; il abonde en poissons de toute espèce ; les dauphins en troupe se jouent sur la surface de ses eaux. Les halcyons et d’autres oiseaux aquatiques, volant par bandes et en longues files, passent et repassent sans cesse d’une mer à l’autre ; le Bosphore en un mot est un tableau vivant et animé, dont les scènes se renouvellent à tous les momens du jour et ne se répètent jamais.

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CHAPITRE II. 
Des dimensions du Bosphore, 

Les anciens ne sont point intelligibles dans les dimensions qu’ils donnent au Bosphore. Hérodote dit qu’il avoit cent vingt stades de longueur ; mais il n’en fixe point les deux extrémités, sur lesquelles il est facile de se méprendre. Le judicieux Polybe lui donne la même longueur qu’Hérodote, à compter depuis le temple jusqu’à Chalcédoine : mais de quel temple parle-t-il ? Strabon n’est pas beaucoup plus clair que les deux autres, quand il place le temple de Jupiter à la même distance des îles Cyanées que ces mêmes îles avoient entr’elles, c’est-à-dire à vingt stades. 

La manière la plus naturelle d’évaluer la longueur du Bosphore, c’est d’en placer l’origine aux îles Cyanées, et l’extrémité au promontoire de Chalcédoine ; ce qui fait une longueur d’environ sept lieues, comme on peut s’en assurer par l’échelle de la carte. 

Sa largeur n’est pas par-tout la même ; et quand Hérodote nous dit encore qu’il n’a que quatre ou cinq stades de largeur, il veut sans doute parler des deux points où il est le plus étroit. 

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CHAPITRE III.
Des courants du Bosphore. 

LES sinuosités du Bosphore ne sont pas insensibles et coulantes comme celles des fleuves ; elles sont au contraire brusques et anguleuses ; ses rives d’espace en espace présentent un obstacle perpendiculaire à son cours, en rompent l’impétuosité, et le rendent à-la-fois plus tranquille et plus navigable. 

En sortant du Pont-Euxin, il suit la même direction du nord-est au sud-ouest, jusqu’au golfe de Boïouk-déré [Büyükdere], Bathycolpos ; de-là il coule quelques milles vers l’est, et se détourne ensuite vers le couchant pour arriver au promontoire Kislar-Bouroun, Hermoeum. Enfin, reprenant encore une fois la direction nord-est, il parvient à Constantinople, d’où, en suivant la ligne nord et sud, il entre dans la Propontide.

En un mot, le Bosphore forme sept coudes différens, qui produisent autant de courants, dont l’effort se fait sentir dans des directions particulières. Le premier coude est dirigé de la mer Noire vers la terre d’Europe, à l’endroit que les anciens appeloient la Pierre Juste (Petra Dicaera), et que les turcs appellent Kirshe-Bouroun, 

Le second se porte vers l’Asie, à l’endroit appelé Kanlidge-Bouroun (Glarium pr.) ; le troisième au promontoire Kislar-Bouroun, Hermaeum ; le quatrième au promontoire de Vaniékeu [Vaniköy], Moletrinum. ; le cinquième, à Effendi-Bouroun, Estias, d’où il est repoussé en partie vers la côte d’Asie, en partie sur celle d’Europe vers Salibasari ; le sixième au promontoire de Scutari, Bos ou Damalis ; le septième enfin se jette sur la pointe du sérail. 

Ces sept courants sont d’une telle violence, que les vaisseaux couverts de voiles et poussés par le vent le plus favorable, ont de la peine à les surmonter. Dans la dernière guerre des turcs contre les russes, j’ai vu la flotte ottomane forcée de se touer, jusqu’à l’embouchure de la mer Noire. 

La rapidité des courants du Bosphore ne dépend pas, comme quelques naturalistes l’ont cru, de la largeur plus ou moins grande de ce canal. Il est plus étroit entre les châteaux que partout ailleurs, et cependant le courant n’y est pas trop rapide, parce qu’il suit la ligne droite, et que son effort n’est suspendu par aucun obstacle; mais les eaux poussées d’un promontoire à l’autre, acquièrent une rapidité et une force suffisante pour repousser, même en sens opposé, celles qu’elles trouvent sur leur passage et qui n’ont pas été soumises à la même impulsion qu’elles. 

J’ai souvent observé les flots rejetés de la pointe du sérail jusqu’au promontoire d’Effendi Bouroun, et là se former une lutte affreuse entre les eaux qui tendoient à descendre et celles qui tendoient à remonter ; cette expérience singulière est vérifiée par les bateliers eux-mêmes, toutes les fois que de grandes pluies imprimant une couleur particulière aux eaux des deux fleuves qui coulent à travers le port, permettent de distinguer le mouvement, la direction et le repos des courants. 

Les sept coudes dont j’ai parlé ci-dessus, arrêtent sept fois le cours naturel du Bosphore, et forment sept courants qui, s’ils ne sont pas diamétralement contraires aux premiers, leur sont au moins très-opposés. Leur rapidité empêche le port de Constantinople de se combler. Sans ce bienfait de la nature, comment concevoir qu’il ne l’ait pas été par la prodigieuse quantité de matières que l’on y jette depuis tant de siècles, et par les sables que les fleuves y apportent sans cesse ? 

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CHAPITRE IV. 
Du village de Fondoukli. 

Hussein Aga étoit le plus riche des turcs au tems de Mahomet IV. Il ne se passoit point de semaines qu’il ne reçût le sultan dans sa maison appelée fondoukli [fındıklı], située près du faubourg de Péra, à la vue du palais impérial. On y avoit bâti à grands frais plusieurs chambres avancées sur le Bosphore, afin que des fenêtres le sultan pût prendre le divertissement de la pêche : le poisson qu’il prenoit étoit envoyé en signe de faveur à ses courtisans. Lorsque le présent étoit apporté par un simple chambellan, la récompense ordinaire devoit être une bourse. Si le messager étoit un tchouadar ou maître de la garde-robe, celui à qui le présent étoit adressé ne pouvoit donner moins de cinq bourses. 

Le Village de Fondoukli, qui tire son nom de la maison de Hussein Aga, occupe, si je ne me trompe, l’emplacement de l’antique Aianteïon, où les mégariens adoroient le fils de Télamon. 

Il y avoit aussi près de là un temple de Ptolémée, que les byzantins honoroient d’un culte particulier, parce qu’il leur avoit cédé en Asie un terrain fertile en bled, et qu’il leur avoit fourni des armes et de l’argent dans un besoin pressant. 

Un peu au-dessus de ce temple, on voyoit le tombeau que Chalcis éleva en l’honneur d’un dauphin. Chalcis étoit un berger qui jouoit de la lyre avec une telle perfection, qu’un dauphin attiré par l’harmonie de ses sons, ne manquoit jamais d’approcher du rivage, et d’élever la tête au-dessus des eaux pour l’entendre. Charandas, ennemi de Chalcis ou jaloux de son talent, tendit des embûches au dauphin, et le tua. Chalcis, indigné de cette perfidie, lui érigea une magnifique sépulture, à laquelle il donna le nom du poisson qu’il chérissoit, et celui de son meurtrier. 

La pierre appelée thermastis étoit au fond de la petite anse voisine ; les turcs paroissent en conserver le souvenir dans le nom qu’ils donnent au village voisin Bechik-Tash [Beşiktaş] (la pierre de Bechik). Le mouillage qui suivoit la pierre thermastis étoit appelé pentecontoricos, à cause des galères à cinquante rames que Taurus y avoit conduites lorsqu’il s’échappa de la Scythie pour aller en Crète déshonorer la fille de Minos. 

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CHAPITRE V. 
Du village de Bechik-Tash. 

AU-DELA du village de Fondoukli on trouve le Kiosk des Melons, Dolma Baktché [Dolmabahçe]. La bizarrerie de ses constructions et les grouppes d’arbres dont il est entouré, offrent l’un des plus délicieux aspects qu’il y ait dans toute l’étendue du Bosphore : c’est la résidence favorite du sultan actuel Sélim III. Le palais de Dolma Baktché, occupe l’emplacement du port où Jason aborda lorsqu’il alloit à Colchos chercher la toison d’or. Le village de Bechik-Tash, voisin du Kiosk des Melons, est l’ancien port des rhodiens. Les turcs y conservent avec une grande vénération les cendres de Hadji-Bektash, le fondateur de ces moines armés, de cette milice redoutable qui, pendant plusieurs siècles, a fait trembler l’Europe et l’Asie. 

Le corps des janissaires étoit dans son origine composé d’un petit nombre de captifs, qu’on saisissoit pour le compte du sultan Amurat Ier au passage de l’Hellespont. Lorsque ce prince les trouva assez nombreux pour former un corps, il les envoya à Bektash, en le priant de leur donner une bannière et un nom. Celui-ci, en les voyant, déchira un pan de sa manche et le plaça sur la tête d’un d’entr’eux, en prononçant ces mots : « Que leur ce nom soit janissaire, que leur contenance soit noble et fière, leur épée tranchante et leur lance toujours prête à frapper la tête de leurs ennemis. » 

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CHAPITRE VI 
Du village de Kourou-Tchesmé. 

A quatre cents pas du village de Bechik-Tash, et un peu au-dessus de celui d’Orta, on trouve le promontoire du Tefterdar, Tefterdar-Bouroun. Les anciens l’appeloient Clidion (la clef), parce qu’il termine la première sinuosité du Bosphore, et qu’il dérobe la vue du reste de ce canal à ceux qui le remontent.

Il y avoit sur le promontoire Clidion un temple dédié au vieillard marin : étoit-ce à Nérée, à Phorcis, à Protée, ou bien au père de Semistra, qui fut le pilote de Jason dans le Pont-Euxin ? 

Le promontoire du Tefterdar est suivi du village de Kourou-Tchesmé [Kuruçeşme], où sont les maisons de campagne des princes et des évêques grecs. On les distingue de celles des turcs à la couleur sombre dont elles sont peintes. Quoique la plupart de ces maisons n’aient aucune apparence extérieure y elles sont très-richement décorées en-dedans : aussi, toutes les fois que le Bostangi-bachi fait sa tournée sur le canal, les grecs, les arméniens et les juifs ont grand soin de fermer leurs fenêtres, de peur que cet officier n’aperçoive chez eux quelque trace de leur magnificence et ne leur fasse une avanie. 

La même loi somptuaire qui leur interdit la faculté de peindre leurs maisons de la même couleur que celles des turcs, leur défend aussi de paroître en public avec de riches vêtemens ; mais la vanité qui, comme toutes les passions, devient plus impérieuse à mesure qu’elle est plus comprimée, les rend industrieux à se dédommager de leur humiliant esclavage. Vous rencontrez dans le jour au milieu des bazars un marchand couvert de haillons : allez le soir à sa maison du canal, vous le trouverez revêtu de pelisses magnifiques, et ayant les plus beaux diamans aux doigts. Les princes grecs, qui osent à peine se faire suivre d’un seul domestique dans les rues, ont un cortège immense dans l’intérieur de leur maison ; ils nomment leurs grands et petits officiers, et passent des journées entières à recevoir à huis-clos les sollicitations et les hommages de leur cour. 

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CHAPITRE VII. 
Du village d’Arnaout-keu [Arnavutköy]. 

CE village est situé près du promontoire Akindi, Akindi-Bouroun, l’ancien promontoire Estias, où les eaux du Bosphore viennent se briser avec la plus extrême impétuosité. Le courant qu’elles forment à cet endroit est appelé par les turcs le courant du diable (cheitan-akindissi) [şeytan akıntısı]. Denis de Byzance raconte que les écrevisses de mer ne pouvant le surmonter, se rendoient par terre jusqu’à son origine, et qu’à force de marcher à travers les rochers elles y avoient creusé leur route. Aelien confirme le même fait, qui n’a après tout rien d’incroyable, puisque les fourmis elles-mêmes à la longue creusent aussi les rochers. 

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CHAPITRE VIII. 
Du village de Balta-Liman (le port de la Hache), ou l’ancien port des Femmes. 

LE château neuf d’Europe, Roumely Hissar [Rumeli Hisar], est situé sur le promontoire de Kislar, Kislar Bouroun, l’ancien promontoire Hermée, du haut duquel Darius contemploit le passage de sa nombreuse armée. C’est au même endroit que les goths et les croisés ont passé d’Europe en Asie. 

Au-delà du promontoire Hermée on apercevoit, au tems de Denis de Byzance, un rocher de couleur blanchâtre, appelé phydalie, ayant la forme d’une aigle qui déploie ses ailes. 

On sait que Phydalie, fille de Barbyssès, redoutant la fureur de son père, se précipita dans le Bosphore, et que Neptune, touché de compassion, la métamorphosa en rocher. 

Suivant Etienne de Byzance, le golfe de Phidalie et le port des Femmes tiroient leur nom d’une autre origine. 

Stroebo, frère de Byzas, ayant attaqué Byzance dans un moment où tous les hommes étoient absens, une héroïne nommée Phydalie se mit à la tête des femmes, et poursuivit l’ennemi jusqu’à ce golfe, auquel elle donna son nom. 

Les turcs paroissent avoir conservé quelque idée de cet événement dans la dénomination de Balta-Liman, le port de la Hache, et dans celle de Kislar-Bouroun, le promontoire des Femmes. 

Le fleuve qui se jette dans le golfe de Balta-Liman, est appelé Kimaros par Denis de Byzance. Il y avoit autrefois un bois de cyprès très-renommé, et un temple d’Hécate sur l’éminence qui domine l’embouchure de ce fleuve, et au pied de laquelle les flots viennent se briser avec impétuosité. 

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CHAPITRE IX. 
Du village de Boïouk-déré (vallée profonde) l’ancienne Bathykolpos. 

SUR toute la côte du Bosphore qui s’étend entre Balta-Liman et le golfe de Sténia, Leostenios, on voit encore des fondemens d’édifices antiques. 

Près du golfe de Leostenios, il y avoit une pointe de terre qu’on appeloit Comarodès, à cause des arbousiers qui y croissoient alors et qui y croissent encore aujourd’hui. C’est près de Comarodès que les Byzantins livrèrent cette fameuse bataille, dans laquelle ils vainquirent Démétrius, général de Philippe. 

Le golfe suivant portoit autrefois le nom de Pharmacias, parce que c’étoit là, suivant la fable, que Médée avoit déposé ses poisons ; les grecs ayant sans doute trouvé que ce nom étoit odieux, lui ont substitué par antiphrase celui de Térapia [Tarabya] qu’il porte aujourd’hui, et qui signifie salut ou guérison, 

La partie du Bosphore que je viens de décrire, ni celle qui lui correspond sur la côte d’Asie, n’ont jamais été levées géométriquement : mais celle qui va suivre depuis Térapia jusqu’à la mer Noire, a été levée avec précision et dans le plus grand détail, par le chef de brigade du génie Monnier, aujourd’hui commandant du génie à Genève. Les travaux militaires exécutés à l’entrée du Bosphore par cet ingénieur et le colonel Lafitte son ami, ont rendu la ville de Constantinople décidément inexpugnable par terre, si les turcs étoient capables d’employer les brillans moyens de défense que ces deux habiles ingénieurs leur ont laissés. 

A cinq cents pas de Térapia, on trouve une éminence que les turcs appellent Kerès-Bouroun, les grecs dialitra, nom qui a beaucoup d’analogie avec ta clitra (les clefs). On commence en effet à découvrir de là l’entrée du Pont-Euxin. 

Les rochers qui terminent la pointe de dialitra, vus de la mer, avoient autrefois la forme d’une pomme de pin, que les anciens appeloient petra dicaea (la pierre juste). 

La fable qui donna lieu à cette dénomination, se retrouve encore aujourd’hui dans la bouche des pêcheurs du Bosphore, et ils la racontent exactement de la même manière que Denis de Byzance. 

Deux navigateurs, disent-ils, déposèrent leur trésor commun dans le creux de ce rocher, et se jurèrent réciproquement de n’y point toucher l’un sans l’autre. Un des deux, infidèle à son serment, vint seul en cachette pour enlever le trésor : la pierre lui résista et s’opposa à sa perfidie ; c’est ce qui lui a fait donner le titre de juste. Il est donc vrai que la superstition fut quelquefois utile, puisqu’elle apprit à respecter les sermens. 

Au-delà de Kerès-Bouroun, on découvre les ruines du monastère de Sainte-Euphémie, et un Aiasma qui porte encore le nom de cette sainte. 

Le golfe de Boïouk-déré, qui vient ensuite, est l’ancien golfe Bathykolpos, et ces deux dénominations sont la traduction littérale l’une de l’autre. 

La fertilité du vallon qui se trouve au fond de ce golfe et la beauté des collines qui l’environnent, lui avoient fait donner le nom de Kalos-Agros, qu’il conserve encore aujourd’hui. 

C’est la promenade ordinaire des francs qui habitent le village de Boïouk-déré ; les grecs riches, les ministres et les négocians étrangers viennent dans la belle saison, y étaler à l’envi leur luxe et leur importance aux yeux du religieux musulman, qui, fidèle aux préceptes de sa loi, paroît insensible à leur pompeux étalage et les méprise tous également. 

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CHAPITRE X. 
De la côte du Bosphore, depuis Boiouk-déré jusqu’aux Cyanées d’Europe. 

A quelque distance du vallon de Boïouk-dëré, on trouve un village que les grecs appellent encore Selectrina, et les turcs Sarikeu. Il est situé à l’entrée du golfe que les anciens appeloient Selectrinum ; ce golfe, dit Denis de Byzance, étoit terminé du côté du midi par un promontoire nommé Simas, aujourd’hui Alezar-Bouroun, sur le sommet duquel il y avoit un autel dédié à Vénus Meretrix ; celui qui le terminoit du côté du nord étoit appelé Milton. On y voyoit autrefois un temple qui se trouvoit en face du fameux temple de Jupiter Urius, situé sur la côte d’Asie ; on y voit aujourd’hui une batterie formidable, construite en 1795, par l’ingénieur Monnier, et contenant vingt-cinq pièces de gros calibre. 

Plus loin se trouve le château d’Europe (Roumeli Kavak), où est la batterie construite par Toussaint en 1783, et augmentée par Monnier en 1794. Les ruines qu’on aperçoit près du Kavak d’Europe, sont celles de la forteresse des génois. Le fleuve qui coule au-delà portoit anciennement le nom de Chrysorhoas, parce qu’il rouloit du sable d’or. 

Sur les sommets voisins de ce fleuve du côté du nord, étoit située la tour appelée Timea, sur laquelle étoit un phare qui servoit à indiquer aux navigateurs l’entrée du Bosphore. On découvre de ce point la mer Noire, le Bosphore, Constantinople et la mer de Marmara. 

Le port de Boïouk-Liman qui suit l’embouchure du fleuve Chrysorhoas, est l’ancien port des éphésiens; depuis cette embouchure jusqu’au fort de Karipché, où étoit le port des lyciens, le canal est bordé de rochers escarpés d’une hauteur prodigieuse, et dont la chaîne n’est interrompue que par le golfe de Boïouk-Liman. 

La batterie de Boïouk-Liman contient douze pièces de canon : elle fut construite par les ingénieurs Lafitte et Monnier. 

Le fort de Karipché en contient vingt-trois : il fut construit sur les plans et sous la direction du baron de Tott, en 1773. 

Le fanal d’Europe (Roumeli Fener) situé sur l’ancien promontoire Panium est défendu par le château de Fanaraki, contenant quinze pièces de canon, et construit en 1769 par un architecte grec. 

C’est au pied du fanal d’Europe que se trouvent les pierres Cyanées, sur l’une desquelles on voit la prétendue colonne de Pompée, qui n’est autre  chose qu’un autel érigé en l’honneur d’Auguste, comme il paroît par l’inscription suivante qu’on y lit. 

CAESARI. AUGUSTO. 
E. CL. ANNIDIUS. 
L. F. CL A. 
FRONTO. 

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CHAPITRE XI. 
De la rive asiatique du Bosphore depuis les îles Cyanées jusqu’au Temple. 

LE promontoire d’Asie qui correspond à celui de Panium sur la cota d’Europe, est le fameux promontoire de l’Ancre, Ancyreum, appelé ainsi à cause de l’ancre de pierre que les Argonautes y avoient prise suivant les ordres de l’oracle ; le nom d’Aios Sideros que les grecs modernes donnent encore au golfe voisin, sembleroit indiquer que les premiers chrétiens altérèrent la pureté de leur culte par le mélange de la fable de Jazon. 

Le phare d’Asie est situé sur le promontoire Ancyreum, et défendu par un fort construit à la même époque que celui d’Europe, et par le même architecte. 

Au pied de ce promontoire sont les Cyanées d’Asie, parmi lesquelles Denis de Byzance en distinguoit une qu’il appeloit la tour de Médée. 

Le promontoire Coracion étoit situé en face du port des éphésiens : on lui avoit donné ce nom à cause des corbeaux dont il est toujours couvert; on l’appelle aujourd’hui Fil-Bouroun : il est voisin du fort nommé Porias-Liman, construit en 1773 par le baron de Tott, et contenant vingt-trois pièces de canon. 

On a cru que le golfe de Panticinum (aujourd’hui Ketcheli-Liman), étoit le lieu que Bélizaire avoit choisi pour sa retraite ; la maison de plaisance de Bélizaire portoit en effet le nom de Pantichium, mais elle étoit située sur la route de Chalcédoine à Nicomédie, 

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CHAPITRE XII. 
Du Temple de Jupiter Urius. 

DIODORE de Sicile dit que les Argonautes revenant de Colchos, élevèrent des autels et firent des sacrifices à l’entrée du Pont-Euxin dans le Bosphore de Thrace. 

Il est probable, dit Denis de Byzance, que les Argonautes firent des sacrifices à Jupiter, d’après les conseils de Phinée, afin d’obtenir des vents favorables. Les vents étésiens qui les retenoient dans sa cour, commençoient à souffler lorsque le soleil étoit à la fin du Cancer ; ils finissoient lorsqu’il étoit au milieu du signe de la Vierge. L’on observe encore aujourd’hui, à très-peu de chose près, le même phénomène. 

L’Ieron, ou temple de Jupiter, fut bâti par Phryxus ; les chalcédoniens et les byzantins s’en disputèrent longtems la possession. Le château d’Asie Anadoli Kavak y a été élevé sur l’emplacement, ou du moins dans le voisinage de ce temple fameux ; et le nom d’Ieron que les grecs modernes lui conservent avec la même pureté qu’au tems de Denis et d’Apollonius, prouve assez que le temple de Jupiter ne devoit pas en être éloigné. 

La batterie du Kavak d’Asie a été construite en 1783 par Toussaint, sous les ordres du capitan Hassan-Pacha. Elle contenoit vingt-cinq pièces de canon et huit mortiers. Eni794 elle fut augmentée par l’ingénieur Monnier de douze pièces de canon et de six mortiers. Au pied de cette batterie on voit sous les eaux les débris de la digue à laquelle on attachoit la chaîne qui fermoit l’entrée du Bosphore, et dont l’autre extrémité alloit aboutir au château d’Europe. 

Cette digue servoit à-la-fois à fixer la chaîne et à former l’enceinte d’un excellent port, qu’on appeloit le port du Temple y où les vaisseaux se trouvoient à l’abri des courants et des vents du nord. 

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CHAPITRE XIII. 
De la montagne du Géant.

Le promontoire Argronium, qui vient immédiatement après le port du Temple, est appelé aujourd’hui Magiar-Bouroun. On y voit la batterie d’Youcha y contenant vingt-trois pièces de canon et douze mortiers, construite en 1795 par l’ingénieur Monnier ; l’église de Saint-Pantaléon dont on reconnoît les ruines sur le haut des rochers escarpés qui dominent cette batterie, fut bâtie par Justinien, et très-probablement avec les débris du temple de Jupiter Urius. 

C’est près de là qu’est située la montagne du Géant, la plus haute de toutes celles qui s’élèvent sur les deux rives du Bosphore ; sur le sommet de cette montagne les turcs montrent un tombeau d’une grandeur extraordinaire, dans lequel reposent, disent-ils, les cendres du Géant. 

Il est bien étonnant que Pierre Gilles n’ait pas reconnu ici le tombeau d’Amycus, vaincu par Pollux, que Valerius Flacus appelle le Géant, et qui, suivant Denis de Byzance, avoit établi sa cour dans un des golfes voisins. 

Sans doute ce savant ne fut pas instruit du nom que les turcs ont conservé à cette montagne ; ce nom seul lui auroit suffi pour lui rappeler la fable d’Amycus, et il auroit épargné à Denis de Bysance, aussi bon observateur que lui, le reproche injuste qu’il lui fait d’avoir mieux connu les rivages asiatiques du Bosphore que les rivages d’Europe. 

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CHAPITRE XIV. 
Des rivages asiatiques du Bosphore, depuis Magiar-Bouroun jusqu’à Scutari, 

Le village de Beikos [Beykoz], situé au-delà du promontoire de Selvi, Selvi-Bouroun, occupe l’endroit où le roi Amycus avoit établi sa cour. L’empereur Soliman y avoit aussi bâti un élégant kiosk, qui est maintenant ruiné, mais dont on admire encore les jardins Soultanié Baktchesi. 

Le golfe Catangion qui faisoit partie de celui d’Amycus, est terminé au midi par le promontoire Glarium, Kandlige-Bouroun, au-delà duquel on trouve le château neuf d’Asie, Anadoli Hissar, 

A la suite de cette forteresse, on trouve deux fleuves, dont le premier est appelé Arété par les grecs, et Iok-Sou par les turcs : c’est le plus considérable de tous ceux qui se jettent dans le Bosphore, depuis la mer Noire jusqu’à Chalcédoine. On y trouve une espèce de poisson nomme lelindgia, qui est aussi très-abondant dans le lac Ascanius. Le second fleuve est appelé Kutchuk-Sou [Küçüksu](la petite eau) pour désigner sans doute la supériorité du premier. C’est entre les rives de ces deux fleuves qu’est situé l’un des plus magnifiques kiosks du grand-seigneur. Le rivage du Bosphore depuis le château neuf d’Asie jusqu’à Scutari, offre presque sans interruption, une suite de villages agréables, parmi lesquels on remarque celui d’Istaveros, où le dernier empereur Abdul-Hamid â fait bâtir une fort belle mosquée. ; 

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CHAPITRE XV. 
De l’ancienne Chrysopolis (Scutari).

L’ancienne Chrysopolis, ou la ville d’or, étoit ainsi appelée, suivant Denis de Byzance, parce que les perses y rassembloient les tribus des villes qui leur étoient soumises. D’autres disent qu’elle tiroit son nom de Chrysès, fils d’Agamemnon et de Chryséïde, qui y avoit sa sépulture. Xénophon raconte (1) que les athéniens l’ayant fortifiée et entourée de murs, s’y établirent avec trente vaisseaux, pour mettre à contribution tous les navigateurs qui passoient le Bosphore. 

C’est sur les hauteurs de Chrysopolis que Constantin remporta sur Licinius cette victoire décisive qui réunit les membres épars de l’univers romain sous l’autorité d’un seul monarque. 

(1) Historia rerum hellenicarum. 

La petite ville de Scutari occupe l’emplacement de l’ancienne Chrysopolis. On y voit de très-belles mosquées ; les maisons y sont bâties avec élégance et situées de la manière la plus avantageuse pour jouir de la vue de Constantinople : elle est de toutes parts entourée de cimetières, où les turcs de distinction se font inhumer de préférence, parce qu’ils regardent l’Asie comme la véritable patrie des mahométans, et qu’ils croyent que leurs cendres y sont plus en sûreté que dans la terre d’Europe, où ils sont persuadés que la domination ottomane ne sera pas de longue durée. 

Le promontoire de Scutari portoit autrefois le nom de Bos, parce qu’on y voyoit, dit Denis de Byzance, une colonne de marbre blanc, sur laquelle étoit la statue de Bos, femme de Charès, général des athéniens. 

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CHAPITRE XVI. 
De la ville de Chalcédoine (Kadi-keu)

AU-DELA du promontoire Bos, dit Denis de Byzance, on trouve la fontaine Hermagora, le temple du héros Eurostès, celui de Vénus, et enfin la ville de Chalcédoine, située sur le fleuve qui lui a donné son nom. Cette ville a joui d’une grande célébrité, tant à cause de son antiquité, des grands hommes qu’elle a produits, et des différentes fortunes qu’elle a essuyées, qu’à cause des monumens qui la décoroient, et en particulier, de ce fameux temple d’Apollon dont les oracles ne le cédoient point à ceux de Delphes. 

Les mégariens, fondateurs de Chalcédoine, furent long-tems l’objet de la dérision de leurs voisins ; on leur donna le nom d’aveugles (1), qu’ils méritoient en effet, s’il est vrai qu’il ait jamais dépendu d’eux de choisir le promontoire de Byzance pour l’emplacement de leur colonie. 

La fontaine Hermagora, dont parle ici Denis de Byzance, coule encore dans le vallon voisin du Kiosk d’Araurat, Kavak-Seraï. Le petit fleuve Chalcédon a perdu son nom. 

La ville de Chalcédoine, après avoir été plusieurs fois ravagée par les perses, dépouillée de ses murailles par Valens, détruite par les goths, rétablie par Cornelius-Avitus, encore une fois renversée par les sarrazins, n’est plus aujourd’hui qu’un misérable village, que les turcs appellent Kadi-keu [Kadiköy]. 

La fameuse église de Sainte-Euphémie, dans laquelle se tint le concile général, n’existe plus ; mais on montre encore à Kadi-keu une petite chapelle qui porte le nom de cette sainte. 

(1) Tacit. Ann. l. 12, Strab. l. 7. Polyb. l. 4. Pline, l. 5, ch. 32. 

C’est à Chalcédoine que l’éloquent et courageux Chrysostôme fut condamné à l’exil, pour avoir déclamé contre les vices des femmes, et contre le culte profane qu’on rendoit à la statue d’Eudoxie. 

Le golfe qui suit la pointe appelée Moundé-Bouroun, est l’ancien port d’Eutrope. On y trouve encore une quantité de fragmens et de murailles antiques. C’est dans ce port, que Phocas fit périr Maurice et ses quatre fils. 

L’ancien promontoire Hereum est celui sur lequel est situé le fanal d’Asie (Fener-Baktchesi [Fenerbahçe]). Justinien, dit Procope, avoit bâti sur ce promontoire un palais et des bains ; on y voit encore les ruines de cette grande citerne qui fut enveloppée dans la proscription générale d’Héraclius contre toutes les fabriques de ce genre, à cause que le savant Etienne lui avoit prédit qu’il périroit dans l’eau. 

 

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