Lechevalier, Voyage de la Propontide et du Pont-Euxin, 1800-1802

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CINQUIÈME PARTIE.

DESCRIPTION TOPOGRAPHIQUE DES CÔTES DE LA MER NOIRE. (1)

CHAPITRE PREMIER.
Dimensions de la mer Noire. Nom des principaux fleuves qui s’y jettent.

LA mer Noire, nommée autrefois le Pont-Euxin, s’étend du 41e au 46e degré de latitude septentrionale, et du 46e au 60e méridien (en comptant celui de l’île de Fer pour le premier). 

(1) J’ai enrichi cette cinquième Partie des observations de l’ingénieur Lafitte, qui m’ont été communiquées par le général de brigade Monnier.

Elle a environ 210 lieues marines de longueur de l’ouest à l’est, depuis la côte de Romélie jusqu’à l’embouchure du Phase dans la Géorgie, et près de 110lieues de largeur du sud au nord, depuis le cap Baba sur la côte d’Anatolie, jusqu’à Kodjabey sur celle d’Oczakow.

Cinq fleuves principaux, le Danube, le Niester, le Niéper, le Don et le Couban, ainsi que plusieurs rivières d’un moindre cours, telles que le Phase, le Batoum, le Kizyl-Ermak [Kızılırmak], la Saccaria [Sakarya], etc., portent leurs eaux dans cette mer.

Le Danube a ses bouches à l’ouest près de la côte de Bulgarie. Son vallon, borné sur sa rive droite par le mont Hœmus, que les turcs nomment le Balkan, sur sa gauche ne paroît point séparé des eaux du Niester et du Niéper qui débouchent au nord ; en sorte que la côte, depuis Kara-Herman jusqu’à Aktiar en Crimée, est dans toute cette partie fort basse et difficile à reconnoître.

Le Don ou Tanaïs, qui, après avoir embouché la mer d’Azof, entre dans la mer Noire par le détroit de Zabache, forme aussi, conjointement avec le Couban, dont les eaux se partagent à ces deux mers, un seul et même vallon, étendu depuis Caffa où finissent les montagnes de la Crimée, jusqu’à Anapa sur la côte des Abazes, où se terminent les branches et contreforts du mont Caucase.

Tout le reste de la côte, bordé de hauteurs très-élevées d’où quelques rivières se précipitent par des vallons étroits, présente de bons points de reconnoissance aux navigateurs.

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CHAPITRE II. 
De la Côte des Abazes. 

LA côte des Abazes s’étend depuis l’embouchure du bras principal du Couban dans la mer Noire, jusqu’à Sohoum, où elle est séparée de la Mingrélie et de la Géorgie par une petite rivière du même nom que cette ville. Depuis le Couban jusqu’à Anapa, sur une distance d’environ huit heures de chemin, la plage est fort basse et sabloneuse ; mais depuis Anapa jusqu’à Sogoudjak, la côte est très-élevée ; et c’est dans cet endroit que se termine à la mer la montagne de Varda, l’une des branches du Caucase. De Sogoudjak à 

Ghélindgik, elle est toujours de même nature, et formée par les contreforts du Caucase. 

La ville d’Anapa, située par environ 44° 30’ de latitude, a été jusqu’à présent confondue, par beaucoup de géographes, avec celle de Sogoudjak, qui en est éloignée de neuf heures de chemin. Ils placent aussi le port de Ghélindgik [Gelincik] beaucoup trop loin dans l’est, puisqu’il n’est éloigné de Sogoudjak que d’environ six heures. Anapa, sur le bord de la mer, dans une grande plaine où vont se terminer les branches et contreforts du Caucase, présente encore les vestiges de l’enceinte d’une grande ville qui y existoit autrefois. On n’y voit plus aujourd’hui qu’une mauvaise batterie de quatre petits canons, et un hameau de trente à quarante maisons, parmi lesquelles s’élève un kan ou auberge assez bien bâti et crénelé, qui sert de retraite aux marchands et de dépôt à leurs effets. Le voisinage de La Crimée et le commerce des abazes qui s’y porte naturellement, attirent plusieurs bâtimens dans ce mouillage, qui est en pleine côte. Le golfe d’Anapa, peu profond, s’étend depuis la pointe sur laquelle est placée la batterie, jusqu’au cap sud de l’embouchure du Couban.

Entre Anapa et Ghélindgik on trouve Sogoudjak, dont la rade, placée au débouché d’un vallon formé par un ruisseau qui descend du Caucase, est entourée des branches et contreforts de cette montagne. Un petit fort carré, d’environ cent dix toises du côté où réside le pacha qui commande dans cette partie, et où il n’y a qu’une foible garnison et très-peu d’habitans, constitue toute la défense de cette rade.

Les hauteurs du Caucase embrassent aussi le port de Ghélindgik, qui reçoit deux petits ruisseaux dont les vallons sont assez beaux. Son entrée a environ mille toises d’ouverture, et sa défense se réduit à une mauvaise batterie de quatre à cinq petites pièces de canon, gardée par vingt-cinq hommes seulement.

Les abazes sont confinés du côté des terres par le sommet du Caucase, dont le revers au nord jusqu’au fleuve Couban est occupé par les circassiens, et se nomme Circassie. A l’exception de la plaine d’Anapa, traversée par plusieurs affluens d’un ruisseau qui, après avoir arrosé un grand nombre de villages, se rend à lâ mer à environ quatre cents toises de cet endroit, le pays est en général très-montueux, coupé de ravins et de précipices. A travers les bois qui couvrent les montagnes, on trouve çà et là quelques portions de terrain cultivé et des hameaux clair-semés dans les vallons.

La terre y est généralement fertile et supportée par des couches de rochers entre-mêlées d’argile. Ces différens lits se remarquent très-bien aux hauteurs escarpées et presque verticales qui bordent cette côte.

Malgré les montagnes et les bois qui rendent ce pays difficile à parcourir et à reconnoître, on y trouve cependant des chemins, très-roides à la vérité, mais où les petits charriots peuvent passer. On communique même à la Circassie, en traversant le Caucase en quelques endroits.

Les abazes [Abkhazes], d’une constitution forte et robuste, marchent toujours armés de sabres, de fusils, de pistolets ou de flèches, à cause des guerres continuelles que leurs princes se font entre eux. L’habillement de ce peuple consiste en un long caleçon, semblable à celui des matelots, un petit gilet à manches, une espèce de redingotte avec une ceinture de cuir ; et pour l’hiver une pelisse de peau de mouton. Des souliers grossièrement faits d’une seule peau sans couture sur les côtés, lui servent de chaussure. Il laisse croître sa barbe, il se rase la tête ; sa coiffure est une espèce de kalpak, et l’ensemble de son costume est peu différent de celui des turcs. Un abaze armé en guerre, porte un fusil en bandoulière un sabre et un pistolet à la ceinture ; il y ajoute une cotte-de-maille fort pesante (espèce de chemise à manches qui va jusqu’aux genoux, et fabriquée avec de petits anneaux de fer) ; cependant la plus grande partie de cette nation ne se sert que de flèches.

La façon de vivre grossière de ce peuple ne comporte pas un grand luxe dans les habits, ni dans les maisons, qui sont toutes composées de colombage ou de clayonage, garnies de mortier et couvertes d’un peu de chaume ou de terre. On y trouve toute sorte de volailles et de nombreux troupeaux de chevaux, de vaches, de moutons, et de chèvres dont le laitage sert à sa nourriture. Il cultive le froment, le seigle et sur-tout le millet, qu’il emploie à la composition d’une boisson nommée boza. La population doit être rare dans un pays où la plus grande partie du sol est inculte ou en bois. La situation des hameaux dans des plaines ou des vallons assez éloignés de la mer, produit sans doute chez cette nation son indifférence pour la pêche, et par conséquent pour la navigation. Anapa est le seul endroit où l’on construise quelques bâtimens marchands. Rien de moins commun sur toute cette côte, que les bâteaux abazes.

Par quelques usages religieux, comme de placer des croix sur les tombeaux, de porter des alimens aux morts, de planter dans les cimetières des pieux crochus pour qu’au retour de leurs promenades nocturnes ceux-ci puissent y attacher leurs chevaux, et par d’autres pratiques, l’on peut juger que le culte des abazes est un mélange bizarre de christianisme, de mahométisme et de paganisme. Ceux enrôlés au service de la Porte et ceux amenés par le commerce à Constantinople, adoptent la religion mahométane, ou du moins ils la mêlent à leurs superstitions. L’on ne voit dans tout ce pays que la seule mosquée de Sogoudjak : cependant très-tolérans à cet égard, ils donnent indifféremment leurs filles en mariage à des chrétiens ou à des musulmans.

Nous ne connoissons de leur jurisprudence que quelques lois ou coutumes qui sont exactement suivies. Un esclave volé, par exemple, doit être rendu dans quelque pays qu’il se retrouve, et le voleur est condamné à payer tous les frais de la recherche. Même sûreté pour les personnes qu’ils prennent sous leur protection ; c’est par cette raison que les troupes turques ont toujours un ou deux abazes à leur tête dans les différentes marches qu’elles font dans ce pays. Un abaze chargé d’accompagner l’ingénieur Lafitte dans ses opérations, ne pouvant venir lui-même le jour convenu, lui envoya sa flèche, et lui fit dire qu’elle lui serviroit de sauvegarde, en la montrant seulement à ceux qu’il rencontreroit.

La langue des abazes n’a aucun rapport avec celle des turcs ; elle en a davantage avec celle des arabes, par ses sons aspirés et prononcés du gosier.

Leur commerce consiste en esclaves de l’un et de l’autre sexe, qu’ils font dans leurs guerres intestines, ou même de leurs propres familles ; en cire, miel, beurre ou mantégue, cuirs, laines et fourrures. Il se fait par échange pour du sel, des toiles, de grosses étoffes, des fusils, sabres, pistolets, et sur - tout de la poudre. La difficulté de parler la langue du pays et la répugnance des musulmans pour en apprendre d’autres que la leur, ont livré ce négoce à quelques grecs et aux abazes qui font le voyage de Constantinople ; mais il se fart sur des bâtimens turcs, qui en apportent les denrées dans cette capitale. Il y a apparence aussi qu’il en passe beaucoup en Crimée. L’on ne tire aucun parti de la quantité prodigieuse de beaux arbres qui couvrent ce pays ; le chêne, l’orme, le frêne, l’érable et le pin meurent et pourrissent sur le sol qui les a vu naître.

C’est depuis quelques années seulement que la Porte a jugé à-propos de faire des établissemens dans cette partie, c’est-à-dire, à Sogoudjak, à Anapa et à Ghélindgik ; mais ils sont très-précaires et ne contiennent qu’environ cinq cents hommes de troupes, dont les détachemens n’osent communiquer de l’un à l’autre de ces postes, sans avoir un ou deux abazes à leur tête, de peur d’être faits esclaves. Cependant il seroit très-facile de s’y établir solidement et de s’y maintenir. Les abazes paroîssent portés à rester sous la domination du grand-seigneur ; s’il s’y trouvoit quelques rebelles, on les soumettroit aisément en prenant les précautions convenables. Le point essentiel est de se bien fortifier, tant pour contenir le dedans du pays, que pour résister aux entreprises du dehors.

L’art n’aura que très-peu de choses à faire pour rendre le fleuve Couban et le mont Caucase propres à la guerre défensive. La mer offre d’ailleurs une côte aisée à garder, et des endroits propres à recevoir tous les secours qu’on voudra y porter ; mais il est indispensable de s’y établir d’une manière plus solide tant pour la défensive, que pour se procurer les moyens d’offensive, dont ce pays est, comme nous venons de le dire, très-susceptible par sa position.

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CHAPITRE III. 
De la Côte de la Crimée.

ENTRE Anapa et Caffa, la côte est basse et sabloneuse. Le détroit de Zabache, par où les eaux de la mer d’Azof s’écoulent dans la mer Noire, est situé entre ces deux endroits. Il sépare de la Crimée l’île de Taman, entourée de ces deux mers, et désunie du continent par deux bras du fleuve Couban, dont l’un porte ses eaux à celle d’Azof, l’autre au Pont-Euxin.

La ville de Caffa, autrefois Théodosie, est placée au pied de l’un des embranchemens des montagnes qui bordent la côte de la partie méridionale de la Crimée. Son enceinte antique et ses tours tombent en ruines ; celle de la citadelle, située sur le penchant d’un coteau au sud de la ville et fortifiée dans le même goût, n’est pas en meilleur état. Sa rade où les vaisseaux mouillent par quinze brasses, fond de vase, est vaste et profonde ; mais elle est si ouverte qu’il seroit facile à une escadre d’approcher de la ville, de l’incendier ou de s’en emparer en débarquant des troupes sur la plage basse de la grande anse qui la forme.

Depuis Caffa Jusqu’à Aktiar, la côte est bordée de montagnes fort élevées, hérissées de rochers décharnés et à pic vers leur sommet. On voit, sur leurs pentes et à l’embouchure des vallons qui en descendent, quelques villages fort mal bâtis, mais dont les environs sont cultivés et plantés de beaucoup d’arbres fruitiers. L’on peut mouiller dans presque toutes les anses de cette côte. Nous avons jeté l’ancre par 15 brasses, fond de vase, dans celle d’Yalita, où l’on ne voit qu’un misérable hameau de quarante à cinquante feux, dont plusieurs maisons sont en ruines.

A l’angle formé par les côtes méridionale et occidentale de la Crimée, est situé le cap Karadzé. Les montagnes, composées de rochers escarpés à pic vers leur sommet, offrent de loin à la vue divers mamelonages et pyramides, qui sont de bons points de reconnoissance pour les navigateurs. Au nord de ce cap, on voit l’entrée du port de Baliklava, qui nous a paru fort étroite et bordée de rochers. Les montagnes s’abaissent ensuite vers le cap Féling ; nous avons aperçu au-delà de ce cap, dans l’embouchure d’une petite rivière, le nouveau port d’Aktiar, où il y avoit plusieurs gros bâtimens ; mais nous en étions trop éloignés pour le bien reconnoître.

Depuis le port d’Aktiar, la côte toujours fort basse, présente un terrain uni, coupé par quelques lacs ou marais. Nous y avons vu de nombreux troupeaux, mais très-peu de terres cultivées.

Les russes sont maintenant occupés à repeupler la Crimée, qu’ils ont dévastée dans les dernières guerres. Ils tâchent d’y attirer beaucoup de grecs sujets du grand-seigneur ; ils y ont même déja fixé un certain nombre d’aventuriers. C’est dans le port d’Aktiar, où ils rassemblent les vaisseaux de guerre construits à Cherson sur le Niéper, qu’ils préparent d’avance tous les moyens propres à se rendre maîtres de la Turquie d’Europe.

Il seroit essentiel pour les turcs, de s’emparer de la Crimée et de l’île de Taman, dès les premiers momens d’une rupture. La côte des abazes leur en donneroit la facilité, s’ils y faisoient les établissemens et les dispositions convenables. Cette île et la partie de côte depuis le détroit de Zabache jusqu’à Caffa, sont très-favorables aux descentes. Il y a bien aussi quelques anses où l’on pourroit débarquer au-delà de cette ville ; mais les montagnes offriroient ensuite trop de difficultés pour pénétrer dans l’intérieur du pays. Depuis le cap Féling jusqu’à la mer Morte, la plage est également très-propre aux débarquemens ; et peut-être seroit-il aisé de bloquer les vaisseaux russes dans le port d’Aktiar.

Beaucoup de bâtimens turcs attirés par les avantages du commerce dans les échelles de la Crimée, sur-tout à Keuslevé et à Caffa, y apportent, malgré les défenses de la Porte à cet égard, des toiles peintes et autres de Kastambol et de Tokat en Asie, du coton, du café et du vin. Ils retirent en échange du sel et quelques autres marchandises. On les oblige à y faire exactement la quarantaine ; précaution contre la peste dont les turcs n’avoient pas d’idée, et à laquelle ils sont contraints dans chaque port par un petit bâtiment armé pour cet effet.

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CHAPITRE IV.
De la Côte d’Oczakow, depuis la Crimée jusqu’au-delà du Danube.

TOUTE cette partie de côte, où arrivent le Niéper, le Niester et le Danube, est basse, difficile à reconnoître, et les bas-fonds s’y étendent fort au large.

Le Niéper ou Boristhène, d’un grand volume et d’un très-long cours, descend de la Russie, traverse l’Ukraine et embouche la mer Noire à Oczakow. Il a deux mille quatre cents toises de largeur entre cette place située sur sa rive droite, et Kilbourn sur sa rive gauche ; il s’élargit considérablement en remontant jusqu’au-dessus du confluent du Bog. Les bâtimens qui tirent plus de seize pieds d’eau ne sauroient entrer sans risque dans son chenal étroit et difficile, terminé à gauche par une pointe de sable très-basse, qui se prolonge dans la mer.

Oczakow, place de guerre de peu de capacité, d’environ deux cents toises de longueur sur cent de largeur, est entourée de fortifications antiques et mal disposées. Il fut pris en 1737 par les russes qui n’y firent aucune brèche. Le seul incendie des magasins et des maisons, qui sont toutes en bois, obligea les turcs à capituler, après trois jours de siège. L’on y a fait depuis ce tems-là un grand retranchement en terre, sans flancs et mal appuyé, qui enveloppe les deux faubourgs. Le fort de Hassan-Pacha, situé à la pointe d’un banc de sable à environ cinq cents toises de la place, n’est autre chose qu’une mauvaise redoute en maçonnerie, destinée autrefois à croiser ses feux de plus près avec ceux de Kilbourn sur l’entrée du fleuve.

Kilbourn, très-petite place carrée de cent dix toises de côté, a été cédé par les turcs aux russes. Ceux-ci y ont construit, depuis leur prise de possession, une enveloppe en terre à redans, qui ne couvre point son enceinte vers le Niéper. Quoique cette forteresse ait trop peu de capacité pour pouvoir faire une longue résistance, et que sa situation soit très-basse, cependant le chenal du fleuve en est si rapproché, qu’il ne seroit pas possible, en cas de guerre, d’y faire passer des bâtimens, si l’on ne s’en rendoit maître auparavant : expédition qui ne paroît pas très-difficile.

L’ingénieur Lafitte a réalisé ce projet contre le fort de Kilbourn, et il auroit infailliblement réussi, s’il avoit été secondé par le pacha d’Oczakow. Voici ce qu’il m’écrivoit à Yassi, capitale de la Moldavie, le 5 octobre 1787, au commencement de l’attaque.

Oczakow, le 5 octobre 1787. 

« J’ai reçu, mon ami, le 29 du mois dernier, vos deux lettres, des 16 et 19 septembre, le paquet de Monnier, ainsi que la boîte aux remèdes, et je vous en fait mes remercimens bien sincères. Les cahots de la voiture du callarache et le frottement ont un peu dispersé la poudre d’ipécacuanha, et presque vuidé le pot de thériaque ; mais nous n’avons point encore fini celle que nous avions : ainsi c’est un petit malheur. M. Grégoire, toujours demandant, Vous prie encore de lui envoyer, dans le même paquet que vos lettres, dix à douze prises de rhubarbe en poudre, parce qu’il ne lui en reste presque plus. Pour mon compte je vous prierai aussi de m’envoyer par le premier callarache, deux bâtons de cire d’Espagne rouge. Le sergent des canonniers est un peu indisposé ; le caporal bombardier a été mal, il est maintenant très-foible. M. d’Abancourt n’est pas beaucoup mieux. Le mauvais pain, la mauvaise eau et la fatigue contribuent beaucoup à ces indispositions passagères. Il seroit bien dur de mourir de maladie lorsqu’on a une plus belle mort à choisir. Venons aux nouvelles.

Dans la nuit du 23 au 24 septembre, les chaloupes ont commencé à jeter des bombes sur le fort de Kilbourn. On a aussi tiré des boulets pendant le jour. Le feu du canon et des mortie a continué le 25 et le 26 fort lentement, et presque sans succès. L’artillerie du fort ne ripostoit pas mieux, et tiroit rarement par salve. Le 26, au matin, une chaloupe ou galère russe revenant de Cherson ou de Gloubour, s’est avancée hardiment contre les chaloupes, s’est battue contre elles, a fait un grand feu d’artillerie et de mousquéterie sur l’une des chaloupes qui avoit resté au mouillage, et s’est retirée a la rame sous le fort de Kilbourn. Les turcs ont craint, en la voyant avancer ainsi, que ce ne fût un brulôt, et c’est la raison qui a forcé plusieurs chaloupes de mettre à la voile, de même que le manque de poudre. Le 27, le combat des chaloupes contre la galère russe qui étoit au mouillage, a recommencé, mais sans succès, ainsi que le 28. On a perdu, des deux cotés, beaucoup de poudre, de boulets et de bombes.

On a aperçu le 27, deux frégates russes, et deux galères pareilles à la première, qui stationnoient à un cap éloigné d’environ une lieue d’ici sur la rive gauche du Niéper, ce qui a obligé les chaloupes à prendre le soir, à l’entrée de la nuit, une position oblique sur le fleuve ; le lendemain 28, les deux frégates ont descendu le Niéper, et ont avancé contre les chaloupes de la rive droite, dont elles ont été à portée vers les trois heures et demie du soir. Le combat a commencé alors ; et elles ont viré de bord pour remonter le Niéper, lorsqu’elles ont vu les chaloupes turques mettre à la voile pour les poursuivre, et ont fait leur retraite en tirant sans cesse. Elles ont été poursuivies jusqu’à la rivière du Bog, où les quatre bâtimens se sont refugiés vers les dix heures du soir. Le combat a cessé alors : les chaloupes sont revenues, et l’on prétend que les quatre bâtimens russes ont été fort endommagés. Cela pourroit très-bien être, puisque nous ne les avons plus revus depuis. Pendant ce combat, la chaloupe ou galère russe, mouillée sous Kilbourn, avoit mis aussi à la voile, et remontoit le Niéper ; mais elle a été poursuivie par une chaloupe canonnière turque, avec laquelle elle s’est battue jusqu’à dix heures du soir, et qui l’a forcée de revenir au mouillage sous le fort. J’ai soupçonné que cette galère, qui a environ 20 rames de chaque côté, dont les pales sont fort larges, étoit un des chameaux destinés à descendre les gros vaisseaux de Cherson à Gloubou ; elle a à-peu-près la largeur d’une frégate ; les rameurs sont sous le pont supérieur, qui est chargé d’une nombreuse artillerie en canons et mortiers, et d’une grande quantité de fusils. Elle doit avoir un fond très-plat. Elle a deux mâts très-rapprochés de l’avant, avec deux voiles latines ; mais elle marche lentement, soit à la voile, soit à la rame.

Dans la nuit du 30 sept, au 1er oct. le feu des chaloupes et de trois galiottes à bombes, nouvellement arrivées, a recommencé contre le fort de Kilbourn, et la galère qui s’est avancée vers les sept heures du matin, contre une chaloupe qui étoit au mouillage, sur laquelle elle a fait un feu très-vif d’artillerie et de mousquéterie ; mais ayant vu les autres chaloupes mettre à la voile et courir sur elle, elle s’est retirée sous le fort. Ce combat a duré environ une heure.

Depuis ce jour il n’y a point eu d’hostilités, et l’on s’est occupé des préparatifs pour l’attaque de Kilbourn. Trois des dix vaisseaux de guerre ont remonté le Niéper, et se sont postés avec les chaloupes, vis-à-vis d’un camp de 60 à 70 tentes, établi par les russes à environ 600 toises du fort. Je ne vous cache point que j’ai été consulté à cet égard, mais qu’on ne suit point mon projet, auquel cependant il faudra revenir. J’ai démontré les inconvéniens et le danger de celui qu’on veut suivre. On m’a répondu : c’est leur affaire, ils le veulent ainsi ; il n’y a que l’expérience qui puisse convaincre les ignorans, peut-être les rendra-telle plus dociles. La grande flotte est en vue de la place. Je suis en correspondance avec le capitana Bey, à qui j’ai marqué franchement, d’après la demande qu’il m’en a faite, tout ce qui se passe ici ; mais il n’a point assez d’autorité. Enfin nous verrons.

Le 26 septembre au soir, une caravelle a été incendiée. Le feu a, dit-on, pris aux poudres par une imprudence ordinaire aux matelots turcs, qui est de fumer sans cesse et par-tout. L’explosion n’a pas été considérable, ni bruyante ; je n’ai entendu partir qu’un seul canon, après avoir vu une grande fumée. Dans cinq minutes de tems tout a été fini. L’on voit encore sa carcasse, qui a brûlé jusqu’à la flottaison. Six cent soixante-trois hommes y ont péri ; sept autres qui, dans ce moment, étoient sur les vergues, ont été sauvés. Le capitana n’étoit point à bord.

Voilà, mon ami, une assez longue gazette, dont vous ferez au reste l’usage que vous voudrez. Je m’en rapporte entièrement à votre prudence là-dessus ; et je serai très-aise que vous puissiez, la rendre utile, de quelque manière que ce soit. — Quant à votre position de Sorvia, elle est centrale entre Bender et Choczim, et par conséquent à portée de donner des secours à l’une ou à l’autre de ces places. Une position défensive n’est pas trop nécessaire dans ce moment, do moins à ce que je crois ; mais quand il en sera tems, faites veiller avec soin sur les gués du Niester, surtout par les moldaves les plus voisins ; et ayez soin d’entretenir les communications où chemins, afin que les troupes puissent se rendre aisément d’un endroit à l’autre. C’est le seul moyen de vous délivrer des partis qui dans la suite désoleraient cette Principauté, et étendraient leurs contributions jusqu’à Yassi. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur. »

Peu de tems après ces premières hostilités, Lafitte donna l’ordre à deux mille hommes de la garnison d’Oczakow, de s’embarquer à minuit, afin de pouvoir arriver et se retrancher, avant le jour, de l’autre côté du fleuve, sur la pointe de sable qui s’étend sous l’eau en face du fort de Kilbourn ; mais il ne fut point obéi. La garnison, au lieu de partir à minuit, se mit en mouvement en plein jour. Les russes les apercevant, eurent le tems de préparer leurs défenses ; l’armée de Lafitte fut noyée, il resta lui-même une nuit toute entière plongé jusqu’au cou dans le fleuve ; et il auroit succombé au froid et à ses blessures, sans un matelot courageux, qui bravant l’artillerie du fort, vint d’Oczakow à son secours, et le sauva dans sa chaloupe.

Cet excellent officier, que le général d’Arçon, le plus grand, ingénieur de l’Europe, honoroit d’une estime particulière, a péri dans les cachots de Perpignan, victime respectable de la plus affreuse des tyrannies. En passant dernièrement dans cette ville pour aller en Espagne, j’ai cherché son tombeau pour y jeter une fleur et y repandre une larme. On se souvenoit de sa résignation et de sa douceur ; on citoit les consolations qu’il donnoit en mourant, au jeune compagnon de son infortune, qui l’avoit suivi dans sa prison ; mais personne ne put m’indiquer l’endroit où reposoit sa cendre.

L’île de Bérézen, située à l’embouchure du Niéper, dans le golfe et vis-à-vis la rivière du même nom, a quatre ou cinq cents toises de longueur sur cent vingt de largeur moyenne. Les, turcs, qui l’occupent depuis peu de tems, y ont envoyé cette année un pacha pour y commander. Bordée dans tout son pourtour d’un escarpement de couches de terre et de rochers à pic, elle peut être regardée comme un fort construit par la nature. On y a fait cependant un mauvais retranchement, des magasins et des logemens pour les troupes. Entre cette île et le cap Adgi-Hassan il y a une bonne rade très-propre à recevoir les frégates destinées à intercepter les convois russes qui sortiroient du fleuve en tems de guerre. Depuis Oczakow jusqu’au confluent du Bog, la rive droite du Niéper est élevée et acore ; il y a dans cette partie deux ou trois villages tartares qui paroissent bien peuplés. L’on voit aussi quelques maisons sur sa rive gauche basse et sabloneuse. L’embouchure du Bog, située à environ trois lieues au-dessus de cette place, a plus de douze cents toises de largeur. Cette rivière, dont la rive droite est beaucoup plus élevée et escarpée que la gauche, descend de la Pologne, forme les limites des possessions turques, et seroit aisée à défendre.

Les environs d’Oczakow, quoique le terrain y paroisse très-bon, sont généralement incultes, à la réserve de quelques jardins près de la ville. Les villages voisins, et en très-petit nombre, offrent aussi un peu de culture dans leurs alentours. Sur ce sol, fort plat et coupé seulement de quelques ravines formées par les pluies qui s’écoulent à la mer ou dans le Niéper, l’on ne voit aucun arbre, mais les herbes y croissent d’une hauteur prodigieuse.

La rivière de Bérézen, située vis-à-vis l’île de ce nom et peu éloignée d’Oczakow, ne doit pas avoir un long cours, non plus que les autres rivières ou ruisseaux qui, comme elle, aboutissent à la mer par des lacs entre le Niester et le Niéper. Elles pourroient cependant fournir des positions intéressantes à défendre en tems de guerre.

Les deux ports d’Oczakow, l’un dans le Niéper vis-à-vis de la place, l’autre dans le golfe de Bérézen, attirent par les avantages du commerce, beaucoup de bâtimens qui y chargent des grains, des laines et des pelleteries. La plus grande partie de ces marchandises arrive de la Pologne, par convois de cent et deux cents charriots à-la-fois, attelés de bœufs, qui partent ordinairement de Balta sur les confins de ce royaume.

Plusieurs petits bâtimens turcs remontent le Niéper jusqu’à Cherson, situé sur sa rive droite à environ huit ou neuf lieues au-dessus de son embouchure. Dans cette nouvelle place de guerre appartenante à la Russie (et où l’air est, dit-on, très-mal sain), on construit des vaisseaux de ligne que l’on descend sans mâture avec des chameaux (espèce de bateaux destinés à cet effet) jusqu’à Gloubou, un peu au-dessus du confluent du Bog, d’où on les conduit à Aktiar en Crimée. Pendant notre séjour à Oczakow, on a placé des bouées dans le chenal du fleuve, près de Kilbourn, pour y faire passer un vaisseau qu’on disoit être de 60 canons.

La rade de Kodjabey, située entre l’embouchure du Niéper et celle du Niester, à-peu-près à distance égale l’une de l’autre, paroît sûre et peut recevoir les vaisseaux de ligne. Une tour avec fanal en indique l’entrée aux bâtimens ; mais il seroit essentiel de la mieux protéger. Le très-petit château actuel, avec sa garnison de vingt ou vingt-cinq hommes, ne pourroit être d’aucun effet pour sa défense.

Les tartares ont formé auprès de ce château deux villages considérables, l’un plus ancien, l’autre nouvellement construit par ceux qui, se trouvant sur des terrains cédés à la Russie, ont mieux aimé les abandonner que de rester soumis à cette puissance. Ils ne font point usage du pain ; le millet préparé de diverses manières est leur aliment ordinaire. Le lait de jument aigre leur sert de boisson. Quoiqu’on trouve dans ce pays quelques mauvaises barraques de clayonage enduit de mortier, et couvertes de paille, les habitans n’ont le plus souvent que des tentes couvertes de feutre, demeures faciles à transporter d’un endroit à l’autre. Le froment et les autres grains, produits de leur culture, ainsi que le beurre, les cuirs et les laines de leurs nombreux troupeaux, se chargent dans cette rade pour Constantinople.

La côte entre le Niéper et le Niester, généralement escarpée sur cinquante à soixante pieds de hauteur, excepté dans les endroits ouverts par de petits vallons et ruisseaux qui débouchent à la mer, ne fournit que quelques anses peu favorables à un débarquement. Toute cette partie dénuée d’arbres, où l’on ne découvre de culture qu’auprès des habitations, offre un terrain uni, très-plat, surmonté seulement par quelques monticules, indices d’anciens tombeaux semblables à ceux de la plaine de Troie.

Le Niester, qui prend sa source dans la Pologne, coule à Choczim, à Bender et se jette dans la mer Noire à trois lieues au-dessous d’Akirman situé sur sa rive droite, est barré à son embouchure par un banc de sable qui ne laisse que deux issues à ses eaux. Celle de la droite se nomme de Constantinople, l’autre, passe d’Oczakow ; la première a cent quarante ou cent cinquante toises, et la seconde quatre - vingts seulement de largeur. Celle de ce fleuve est de plus de deux lieues au - dessus de ce banc, où il entre et se confond dans le lac Ovidovo (1), que les géographes en ont séparé sans raison.

(1) Le nom du lac Ovidovo a quelque rapport avec celui de l’auteur des Elégies pontiques. Des moldaves instruits m’ont assuré que les habitans des environs de ce lac conservoient le souvenir d’un illustre exilé, qui pleuroit sans cesse sur ses bords.

Les bâtimens, ne pouvant remonter à Akirman, jettent l’ancre sur sept à huit pieds d’eau au-dessus de la première de ces bouches. Ils reçoivent dans ce mouillage, par de petites chaloupes ou bateaux, leurs chargemens consistant en grains, laines, beurre, cuirs, vins et bois qui descendent le fleuve. On mouille aussi en-dehors des deux passes, quoiqu’on y soit sans abri.

Près de celle de Constantinople, les turcs avoient fait, pendant la dernière guerre, un fort ou batterie en terre dont il ne reste plus que les ruines. C’est là que les bâtimens viennent faire leur eau dans une bonne fontaine revêtue en maçonnerie.

Depuis l’embouchure du Niester jusqu’à Kara-Hirman, village situé au-delà du Danube, la côte basse, sabloneuse, favorable aux débarquemens ou du moins très-abordable, offre à la vue des arbres et quelques maisons de pêcheurs.

Le Danube, plus considérable par son volume et par son cours que les fleuves précédens, après avoir traversé différens pays de l’Allemagne et de la Turquie d’Europe, se jette dans la mer Noire par plusieurs bras ou bouches nommées Bogas.

Celui de Sunné (ou Sulina par les grecs modernes) le plus propre à la navigation et le plus fréquenté, écoule ses eaux avec une vitesse de trois mille toises par heure, dans un lit d’environ cent toises de largeur sur vingt-cinq pieds de profondeur. Au milieu des deux digues pratiquées sur ses rives et prolongées dans la mer, celle de la gauche beaucoup plus longue, et le fanal placé jadis à son extrémité, ne présentent aujourd’hui que des débris, écueils très-dangereux pour l’entrée de ce bras. La mer, qui ronge la côte dans cette partie, n’a pas épargné le petit fort ou batterie faite la guerre dernière, dont on n’aperçoit que quelques vestiges. Le fanal de la rive droite subsiste encore ; mais les ruines des ouvrages qui les couvroient annoncent sa chute prochaine. Sunné ne contient qu’une vingtaine de maisons, dont le rez-de-chaussée, élevé de trois pieds au plus sur les eaux du fleuve, n’en est cependant jamais inondé ; l’on y voit aussi une mosquée et des bains construits sur les ruines de quelqu’ancien édifice. Tous ces bâtimens sont assis sur une laisse de sable de cinq à six toises de largeur, au-delà de laquelle l’on trouve des marais occasionnés par les accrues du fleuve. De ses différentes bouches, celle-ci est la seule, d’après ce qu’on nous a assuré, qui puisse recevoir des navires. Il est vrai qu’on y en trouve toujours un grand nombre, chargés de grains, de bois de la Valachie, et de plusieurs autres denrées.

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Kara-Hirman, gros village situé sur le bord de la mer, à l’extrémité d’une branche ou contrefort du mont Hoemus qui borne le vallon du Danube, n’a pour toute fortification qu’un château carré, de trente à quarante toises de côté, avec une tour ronde sur chacun de ses angles. Depuis que les russes, dans la dernière guerre, en ont fait sauter les casernes et une partie de l’enceinte, l’on n’y a fait aucune réparation. Ils brûlèrent aussi un magasin placé à un cap ou pointe au sud, distant d’une grande lieue de Kara-Hirman. Cet édifice, qui n’a pas été reconstruit, étoit destiné à renfermer les grains transportés par terre en attendant leur embarquement, que des bas-fonds rendent impossible dans ce village. C’est encore aujourd’hui à ce cap que les bâtimens viennent charger cette denrée fort abondante dans le pays. En 1787, l’autorité du grand-seigneur étoit méconnue à Kara-Hirman et dans quelques autres lieux du voisinage. Un certain Déli Méhémet, résidant à Keustengé, étoit à la tête des rebelles. Ces révoltes partielles, mais fréquentes dans l’Empire ottoman, sont presque toujours occasionnées par les vexations des pachas peu soumis eux-mêmes aux ordres de la Porte.

Toute la côte depuis la mer Morte jusqu’à Kara-Hirman est si basse, si difficile à reconnoître, les bas-fonds s’y étendent tant au large, que la navigation dans cette partie seroit très-dangereuse pour les vaisseaux de force qui y toucheroient avant de l’avoir aperçue.

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CHAPITRE V.
De la Côte de Bulgarie et de Romélie.

LE mont Hoemus, dont le sommet est dirigé de l’ouest à l’est, vient se terminer à la mer Noire, au cap Éminé entre Varna et Bourgas, en étendant ses branches et contreforts, d’un côté sur le vallon du Danube jusqu’à Kara-Hirman, et de l’autre dans la Romélie, le long de ses côtes jusqu’au canal ou Bosphore. Ces hauteurs offrent, dans des anses formées par les vallons, des ruisseaux qui en descendent, plusieurs ports, rades ou mouillages, sur cette côte généralement acore, très - élevée et facile à reconnoître par les navigateurs.

Depuis Kara-Hirman jusqu’à Varna, principale échelle de cette partie, il n’y a que Keustengé, Maukalia, Cavarna et Balchik, où les bâtimens aillent prendre quelques denrées. Cependant ils chargent dans d’autres anses désertes, des bois dont ces montagnes sont couvertes, et des grains apportés de l’intérieur du pays.

Varna, grande ville sur le bord de la mer, à l’embouchure d’une rivière formant un grand lac et des marais dans son vallon, avoit été entourée, l’avant-dernière guerre, dans la partie qui regarde la campagne, d’un simple retranchement en terre et sans flancs. Du côté de la mer et de la rivière qui environnent à-peu-près la moitié de son pourtour, les haies des jardins, les maisons, des palissades et quelques petites parties de retranchemens lui servoient d’enceinte. Cette ville, la seule qui ait résisté aux efforts des russes, renferme un château antique avec des tours. L’on a travaillé dès lors à réparer la mauvaise ligne qui la couvre, en suivant le même tracé j mais en donnant plus de largeur au fossé et d’épaisseur au parapet.

La rade de Varna, qui paroît sûre et propre à contenir une escadre, est bornée d’un côté par la pointe de Galata, et de l’autre par celle de Soganlik. Il y arrive sans cesse un grand nombre de bâtimens qui chargent pour Constantinople des grains, de la volaille, des œufs, du beurre et du fromage, ainsi que du vin pour Cherson.

Une population d’environ seize mille habitans turcs, grecs ou arméniens, et une grande partie des denrées nécessaires à la subsistance de la capitale, embarquées à Varna, rendent cette ville trop importante pour négliger les moyens de la mettre à l’abri des entreprises de l’ennemi. Il est donc essentiel de la mieux fortifier et de défendre la rade par des batteries placées sur les différentes hauteurs qui l’environnent.

Varna, dont les alentours sont en partie incultes, renferme douze mosquées, deux églises grecques et une tour ou clocher ordinaire, construit depuis environ vingt-cinq ans, dans lequel est placé un horloge avec sa cloche : c’est le seul endroit de Turquie où nous ayons encore entendu ce son. Les chemins pour y arriver, mauvais et difficiles, traversent plusieurs rameaux ou contreforts du mont Hoemus, que les turcs nomment le Balkan.

Le golfe de Bourgas, dont le milieu est situé par 42° 22’ de latitude septentrionale, contient dans une étendue d’environ quatre lieues et demie de largeur sur cinq de profondeur, plusieurs rades praticables pour les plus gros vaisseaux. On y trouve celles de Mesembrie, Ahiolou, Bourgas, Tchingané, Sizéboly et l’ancien port de Foros où il n’existe plus de ville.

C’est à Bourgas, principale échelle de ce golfe et l’entrepôt d’un grand commerce de transit tant pour Constantinople que pour les différens ports de la mer Noire, qu’on charge des abas ou étoffes de laine, des fers de Summakof, des grains, des laines, du beurre, du fromage et du vin.

Ahiolou, environné de marais salans dont le revenu appartient au grand-seigneur, ne fournit que du sel de médiocre qualité.

Mesembrie, que les turcs nomment Messouri, ville ancienne située sur une presqu’île environnée de rochers, où l’on n’aboutit que par un isthme fort bas, étroit et surmonté par les vagues dans les tempêtes, offre encore quelques restes d’une enceinte en maçonnerie que la mer détruit successivement. Elle fournit beaucoup de vin et quelques petits navires que l’on y construit entièrement en bois de chêne.

Tchingané, nouveau village turc où l’on charge beaucoup de bois à brûler et pour la construction des maisons, présente une rade assez bien couverte contre les vents, mais dangereuse par la mauvaise qualité de son fond et par des vers qui s’attachent aux vaisseaux.

Sizéboly, situé sur une presqu’île, et dont l’enceinte en maçonnerie a été ruinée, possède la meilleure rade de tout le golfe, et où les vaisseaux de guerre peuvent mouiller. Dans ce port, habité par des grecs seulement, on charge beaucoup de bois et de vin.

Quelques batteries faites pendant la dernière guerre à Bourgas, Ahiolou et Mesembrie pour défendre leurs rades, qui d’ailleurs n’en étoient point protégées, sont maintenant détruites. Toute la côte, depuis le lac et rivière de Bourgas jusqu’au-delà de Mesembrie, quoique acore en grande partie, offre plusieurs anses ou plages sabloneuses favorables aux descentes. Le terrain au-dessus forme une petite plaine d’environ deux lieues de largeur, entrecoupée de lacs, ruisseaux et ravins qui en faciliteroient la défense. Depuis la rivière de Foros jusqu’à Sizéboly, les montagnes vont se terminer à la mer par des escarpemens de rochers qui ne laissent entr’eux que quelques anses sabloneuses, mais où les bâtimens peuvent mouiller. Il seroit aisé de défendre le golfe avec des batteries mieux disposées que celles qu’on y a faites, et d’en bien protéger les rades, comme cela est indispensable, pour offrir un asyle assuré aux vaisseaux qui iront s’y réfugier en tems de guerre.

Depuis Sizéboly jusqu’au Bosphore, l’on trouve quelques autres ports ou rades que nous n’avons point reconnus ; mais la côte, toujours de même nature, donne des facilités pour s’opposer aux entreprises de l’ennemi. Nous ferons aussi observer que, dans le cas où il auroit effectué sa descente sur quelque point, on pourroit aisément l’empêcher de pénétrer dans le pays, en occupant les excellentes positions que les hauteurs en arrière de la côte fournissent. Ces hauteurs ou montagnes, contreforts de l’Hœmus, sont généralement garnies de bois, par conséquent aisées à retrancher et difficiles à gravir. Au reste, c’est la partie la plus essentielle à garder et à fortifier, tant pour faciliter les approvisionnemens de Constantinople, que pour prévenir toutes les tentatives de l’ennemi sur cette capitale.

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CHAPITRE VI.
De la Côte d’Anatolie.

LA côte d’Anatolie commence vers l’embouchure de la rivière de Kizyl-Ermak et se termine au Bosphore. Elle est, comme celle de Romélie, très-acore, élevée et hérissée de rochers, ayant en arrière des montagnes fort hautes, couvertes de bois, dont les rameaux et contreforts s’étendent jusqu’à la mer. On y trouve aussi plusieurs anses sabloneuses, où quelques ruisseaux d’un cours peu considérable, qui viennent y dégorger leurs eaux, et forment par leurs vallons des ports, des rades et des mouillages : tels sont ceux de Sinope [Sinop] et d’Amasséra [Amasya].

Sinope, situé sur un isthme étroit et fort bas, est couvert au nord-est par une presqu’île d’à-peu-près une lieue de longueur, très-élevée et entourée de rochers dans tout son pourtour. Une muraille antique, avec des tours sur lesquelles on a placé quelques petites pièces de canon, mais ruinée sur-tout du côté de la mer qui la dégrade sans cesse, forme l’enceinte de cette ville, habitée seulement par des turcs. Les grecs occupent un faubourg d’environ trois cents maisons, qu’ils abandonnent peu à peu depuis quelque tems, pour se mettre à l’abri des vexations. Sur le même isthme et du côté du continent, il y a un château attenant à la ville, dont les murs sont en très-mauvais état.

Le port de Sinope, de cent soixante toises de longueur sur quatre-vingts dans sa plus grande largeur, est renfermé par un môle ruiné qu’on se propose de rétablir. La Porte a donné des ordres pour le curement de ce port, qui n’a que douze pieds d’eau dans l’endroit le plus profond. Il y en avoit aussi un autre très-petit près du château ; mais il est presqu’entièrement comblé. La rade vaste et d’un très-bon fond, peut recevoir les plus gros vaisseaux.

Quoique Sinope manque de chantiers de construction et de magasins nécessaires à cet objet, on y construit cependant de tems à autre quelques vaisseaux de guerre. L’emplacement destiné à leurs calles, est fort serré et peut à peine en contenir deux à-la-fois. On y construit aussi, en petit nombre, des bâtimens marchands. Le goudron, le chanvre pour les cordages, et les bois qu’on trouve dans les lieux voisins de cette ville, y rendroient ces établissemens très-utiles ; mais il faudroit faire des chemins plus commodes pour le transport de ces bois, qu’il seroit bon sur-tout de couper deux ou trois ans d’avance pour ne pas les employer verds, comme cela se pratique ordinairement en Turquie.

On bâtit actuellement, sur la hauteur de la presqu’île de Sinope, un fort triangulaire et en maçonnerie, de cinquante toises de côté, absolument inutile. Il suffisoit d’y établir des batteries aux endroits convenables pour protéger la rade ; il auroit été plus essentiel de fortifier la partie de l’isthme du côté du continent, pour la mettre du moins à l’abri d’être emportée de vive force. Le peu de vestiges qui reste des anciens édifices annonce encore, malgré les efforts destructeurs du tems, l’antiquité de Sinope. Les matériaux les plus riches, comme le verd antique, les débris les plus ornés, tels que des fûts de colonne, des entablemens, etc. etc. ont été employés au hasard et confondus avec la pierre brute dans la construction et la réparation des murs de cette ville, dont le terrain des environs est maigre, pierreux et peu cultivé. Les bâtimens chargent dans ce port des bois, des fruits, et quelques toiles.

Amassera, situé à l’ouest de Sinope, sur une presqu’île, est entouré d’une muraille antique avec des tours qui tombent en ruines. L’isthme fort bas qui le joint au continent, sépare ses deux ports, propres seulement à recevoir de petits navires. La rade à l’est de la presqu’île, praticable pour toute sorte de vaisseaux, se trouve malheureusement trop ouverte aux vents les plus à craindre dans la mer Noire. Un pont, sous lequel les bâtimens ne peuvent plus passer depuis long-tems pour aller d’un port à l’autre, à cause de l’encombrement de son canal par les galets, communique les deux parties de la ville, dont celle qu’on nomme l’Ile est une hauteur considérable, entourée de rochers, où l’on ne voit plus qu’un très-petit nombre de maisons. Cette échelle, qui d’ailleurs ne pourroit être d’aucune utilité à l’ennemi, n’est pas assez intéressante pour exiger de grandes fortifications : il suffit seulement, et cela est très-facile, de protéger ses ports et sa rade par des batteries ; ce moyen de défense procurera une retraite aux bateaux caboteurs poursuivis par des corsaires.

De toutes les villes que nous avons parcourues sur les côtes de la mer Noire, Amassera [Amasya] est celle où l’on trouve plus de vestiges d’anciens monumens. Les débris des quais ou môles de ses deux ports, d’un aqueduc couvrant un ruisseau mentionné dans une lettre de Pline à Trajan, des fûts, des bases, des chapiteaux de colonnes, des entablemens et des piédestaux en marbre blanc avec des inscriptions grecques et latines, plusieurs voûtes très-bien conservées, de même qu’une bonne partie de la façade d’un majestueux édifice, et un grand nombre de tombeaux couverts de pierres énormes, sont aujourd’hui les restes de sa splendeur, attestée encore par d’autres antiquités répandues dans les alentours. Sur l’une des montagnes voisines, on voit quelques traces d’une voie romaine dirigée vers Bartin ; le roc dans lequel elle a été taillée, montre, à une distance de la ville d’environ une heure et demie de chemin, une colonne toscane portant une aigle, et à côté une niche habitée par les restes mutilés d’une statue de femme. Ces deux ouvrages, dont les inscriptions latines sont à moitié effacées, ont été sculptés dans la masse même du rocher auquel ils sont adhérens. Enfin les deux temples placés sur les hauteurs à droite et à gauche du port de l’ouest, et ornés de colonnes corinthiennes en marbre blanc, devoient offrir aux vaisseaux qui y arrivoient un magnifique point de vue.

La côte d’Anatolie peu habitée et encore moins cultivée, éprouve une diminution sensible dans sa population. Sinope, Amassera et les villages voisins présentent plusieurs maisons en ruines ou abandonnées. La plus grande partie du terrain étant en bois, on en exporte beaucoup pour le chauffage de Constantinople ; on en construit aussi quelques bâtimens marchands sur les bords de cette côte, où il se fait des chargemens en fruits de diverses espèces.

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CHAPITRE VII.
Observations générales sur la mer Noire. 

LA mer Noire a l’avantage de n’avoir aucun écueil et d’offrir plusieurs ports, rades ou mouillages sur toutes ses côtes ; cependant, chaque année, on y voit des naufrages fréquens causés par l’ignorance et l’inexpérience des marins turcs qui naviguent sans cartes, sans principes et pour ainsi dire au hasard. L’on ne doit attendre d’eux aucunes observations sur la vraie position des lieux, sur les courans, ni même sur la reconnoissance des côtes et de leurs fonds. Ils n’ont rien décrit à cet égard ; et ils ne s’instruisent guère par la pratique. D’ailleurs leurs vaisseaux sont très-mal construits, mal gréés et encore plus mal manœuvrés.

Les cinq fleuves principaux qui y versent leurs eaux, doivent nécessairement y produire des courans dont il seroit avantageux de connoître la force et la direction. Ces mêmes fleuves y apportent une quantité prodigieuse de sables, qui se répandent dans toutes les anses ou vallons des côtes les plus éloignées de leurs embouchures, où les vents les élèvent quelquefois en forme de dunes. Nous avons remarqué que la côte de la mer Noire est généralement acore et formée de couches de rocher assez souvent incliné et entremêlé de couches d’argile ou de graviers, couvertes en-dessus par un bon terrain noir, quelquefois pierreux mais très-propre à la culture. Point de sable nulle part qu’aux embouchures des fleuves ; les rives mêmes du Niéper et du Niester, sur le bord de la mer, sont composées de terres fortes qui se soutiennent à pic ; d’où l’on peut conclure que les sables qu’ils charrient, viennent de plus loin, et que ceux qu’on voit dans les anses y sont portés par la force de leurs courans. Nous avons observé encore que les terres acores étant rongées sans cesse par la violence des vagues, des vents et des courans, la figure de la côte change, ce qui fait changer aussi les remblais des sables. La destruction d’un cap suffit quelquefois pour remblayer une anse qui formoit auparavant une rade sûre ou un bon mouillage.

Le commerce de la mer Noire pourroit être plus avantageux à la Turquie elle-même et aux nations européennes, s’il étoit fait par des marins plus habiles et des négocians plus intelligens ; mais la lenteur de la navigation rend excessifs les frais du transport des denrées, et la mal-adresse des négocians dépourvus de grands magasins de marchandises, en augmente encore le prix par les délais du départ des vaisseaux. C’est en partie pour cette raison que les turcs préfèrent les petits bâtimens aux grands, pour le cabotage de cette mer ; ils les chargent indifféremment de tous les effets qui se présentent, sans aucun égard à leur arrimage. D’ailleurs l’on ne fait aucun ouvrage public pour l’avantage du commerce. Le mauvais état des chemins qui aboutissent aux différentes villes maritimes, le manque de quais ou cales commodes pour l’embarquement et le débarquement des denrées, occasionnent toujours des frais et des retards préjudiciables.

Les principales marchandises à exporter de ce pays, sont les grains (qui sont réservés ordinairement pour Constantinople), les laines, les bois, goudrons, chanvres, cire, miel, cuirs, coton et cuivre. L’on pourroit y porter des draps, du café, du sucre, des galons et dentelles d’or et d’argent ; mais il faudroit pour cet effet établir, dans les différentes échelles, des facteurs protégés par le Gouvernement turc, de manière à les soustraire aux vexations des pachas et autres puissances subalternes. Il seroit aussi très-avantageux de porter du vin et quelques autres articles de France pour la Russie. Ce commerce seroit peut-être le plus lucratif, malgré les douanes exorbitantes et presque arbitraires qui y sont établies.

Quant à la partie militaire, les, turcs ont deux moyens de protéger le commerce de la mer Noire, et d’assurer ainsi la subsistance de la capitale ; l’un, en y portant une marine supérieure à celle des russes, commandée par un chef habile et expérimenté ; l’autre, en se rendant maîtres, dès les premiers momens d’une rupture, du Bosphore Cimmérien ou détroit de Zabache, par la prise de Taman et de la partie de la Crimée qui en est voisine, et en s’emparant en même tems de Kilbourn pour fermer l’embouchure du Niéper aux vaisseaux ennemis. La côte des abazes, bien disposée d’avance, fournira tous les moyens nécessaires pour la première de ces expéditions ; il en sera de même d’Oczakow, qui bien approvisionné en troupes, munitions et bâtimens nécessaires, donnera la facilité de se porter rapidement sur Kilbourn et de le prendre avant que les russes aient eu le tems de le secourir.

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CHAPITRE VIII.
Sur les moyens de défendre Constantinople d’une invasion du côté du canal de la mer Noire.

L’ENTREE du Bosphore ou canal de la mer Noire est défendue par deux anciens châteaux trop éloignés pour croiser leurs feux avec avantage, et trop foibles pour résister à l’artillerie des vaisseaux de guerre, toujours nombreuse ; ou même à une attaque de vive force qu’on pourroit faire par terre, en débarquant quelques troupes dans les cales ou calanques voisines.

Les deux nouveaux châteaux construits en 1773 sur de mauvais plans, ne valent pas mieux, quoique plus rapprochés, et peuvent être également emportés par leur gorge qui est sans défense.

Les batteries nouvelles des deux cavacs construites en maçonnerie, de même que celles des châteaux précédera, et dont les embrasures sont situées à quatre ou cinq pieds seulement au-dessus du niveau des eaux du canal, deviendroient impraticables par les feux supérieurs d’artillerie et de mousquéterie des vaisseaux de guerre. Il en seroit de même des batteries volantes placées sous des hangards, en quelques parties des quais de ce canal ; le péril évident qu’il y auroit à se servir de ces pièces, les rendroit de nul effet et prouve leur inutilité. De plus toute cette artillerie est si défectueuse, qu’il ne seroit pas possible de compter ni sur la justesse du tir, ni sur la promptitude du feu si nécessaire en pareille occasion.

D’après cet exposé, il paroît probable qu’un ennemi supérieur en forces maritimes, qui tenteroit d’entrer dans ce canal, y réussiroit infailliblement ; mais si ces châteaux et batteries dont on vient de faire voir les défauts, l’empêchoient de hasarder une pareille entreprise, malgré l’apparence du succès, il lui seroit aisé de s’en débarrasser, en débarquant tant sur la côte voisine d’Europe que sur celle d’Asie, un petit corps de troupes qui les emporteroit d’emblée par leur gorge où il n’y a point de flancs, et où par conséquent l’escalade seroit facile.Cette manœuvre n’exige qu’une simple connoissance du local que l’ennemi naturel de l’Empire ottoman pourroit se procurer aisément.

Il y a plusieurs points de débarquement très à portée des anciens châteaux d’Europe et d’Asie, où dans une seule nuit on pourroit mettre à terre les troupes nécessaires pour les forcer, tandis que l’artillerie des vaisseaux feroit une diversion utile du côté de la mer. Ces points sont, du côté d’Europe, plusieurs cales ou calanques, depuis le fanal jusqu’à Eski-fanary, sur environ quatre mille toises de longueur de côtes, qui servent ordinairement de retraite aux saïques du pays, et où les chaloupes de débarquement pourroient aborder. Du côté d’Asie, il y a également, à environ deux cents toises du château, une anse spacieuse et sabloneuse formée par un beau vallon, où coule un ruisseau qui a son embouchure à la mer dans cet endroit. Malgré la proximité du château,qui n’a aucuns feux dirigés sur cette partie et qui ne peut d’ailleurs rien découvrir dans cette anse, ce point seroit très-favorable à un débarquement. Indépendamment de cette anse, il y a encore, à sept ou huit cents toises plus loin, le golfe de Riva, divisé en deux parties par une presqu’île. Le mauvais château situé dans le fond du golfe au-delà de cette presqu’île, ne pourront empêcher d’y mettre à terre les troupes nécessaires pour l’emporter en même tems que celui du fanal d’Asie. Il faut observer que les vaisseaux de guerre qui doivent protéger le débarquement, peuvent mouiller partout très - près de la côte et sur un bon fond. Ainsi, il y a apparence que tous ces châteaux et ces batteries seroient emportés successivement dans une seule nuit, en prenant les précautions nécessaires, ce qui entraînerait vraisemblablement la prise ou tout au moins la ruine de Constantinople.

Dans le cas où l’ennemi, ignorant la foiblesse et l’état actuel des défenses du canal, renonceroit au projet de forcer ce passage, il est probable que pour éviter des marches longues et pénibles dans des pays stériles ou déserts, il tenteroit une descente sur les côtes de la mer Noire les plus à portée de cette grande ville ; qu’il y choisirait un point facile à retrancher, et où il pourroit transporter et rassembler les troupes et munitions nécessaires pour faire la conquête do la Turquie d’Europe.

Depuis le fanal et château d’Europe jusqu’à Eski-fanary, la côte bordée de rochers escarpés et de hauteurs difficiles à gravir, ne présente, comme on l’a déja dit, que quelques calanques étroites formées par des vallons et des ruisseaux qui se jettent dans la mer, suffisantes à la vérité pour débarquer les troupes nécessaires à un coup de main, mais pas assez spacieuses pour une descente générale. Il n’en est pas de même de la côte comprise entre Eski-fanary et le cap-Noir, où l’on peut descendre aisément presque par-tout. Les villages de Domous-déré et de Yenikeu, situés à environ demi-lieue des points principaux de descente, fournissent des positions aisées à retrancher, et d’où l’ennemi pourroit se porter en une seule marche devant Constantinople. Une pareille entreprise suppose cependant des intelligences et même des secours de la part des habitans du pays qui ont le même culte et la même religion que l’ennemi ; ce qui seroit absolument nécessaire pour oser se présenter avec une armée peu nombreuse, et sortant de ses vaisseaux, devant une ville immense bien peuplée, à laquelle le désespoir tiendroit lieu de courage et de valeur.

L’on observera aussi que la nécessité d’approvisionner cette armée dans un pays presqu’inculte jusqu’aux portes même de Constantinople, et la difficulté de débarquer ses munitions dans des gros tems, sur une plage où l’on ne trouve aucun port, pourroient l’engager à faire sa descente plus loin de cette ville, et à s’emparer des ports d’Eincada ou de Zinguené-Skélessy, pour y rassembler successivement des forces plus nombreuses ainsi que leurs subsistances ; ce qui lui donneroit le tems et les moyens de battre et de détruire en détail les troupes ottomanes, avant que d’arriver à cette capitale, où leur fuite porteroit le désordre, la terreur et l’épouvante.

L’on peut conclure de ce qu’on vient de dire, que dans l’état actuel, l’ennemi peut choisir un des trois moyens détaillés ci-dessus, qui sont, 1.° de forcer le passage du canal avec une armée navale supérieure, pour se porter devant Constantinople, qu’il ruineroit aisément, ce qui paroît très-possible, s’il est bien instruit des défauts et de la foiblesse des châteaux et batteries destinées à défendre ce passage ; 2.° de faire une descente entre Eski-fanary et le cap Noir, pour se porter ensuite rapidement et d’une seule marche aux portes de cette ville, entreprise hardie qui pourroit réussir si elle étoit secondée par les habitans de même religion, comme il y a peut être lieu de le croire ; 3.° enfin de descendre et de s’emparer d’un des ports non fortifiés de la côte de la mer Noire entre le Bosphore et le mont Hœmus, ou môme le Danube, d’où il pourroit faire successivement la conquête de toute la Turquie d’Europe, ayant toujours des communications libres pour ses approvisionnemens, ou pour faire sa retraite en cas d’échec. Ce dernier moyen paroît le plus sage et le moins sujet aux vicissitudes du sort, qu’on ne peut souvent ni prévoir, ni prévenir. Au reste, l’on sent bien que ces trois moyens d’attaque supposent des forces maritimes prépondérantes, et des approvisionnemens préparés long- tems d’avance. On va détailler maintenant les précautions défensives à prendre pour s’opposer avec succès à ces moyens d’offensive.

La défense du Bosphore ou canal de la mer Noire est très - facile ; la nature en a fait les premiers frais, en ne lui donnant que sept à huit cents toises de largeur, en le bordant de hauteurs élevées de 30, 40, 50, 100 et jusqu’à 150 pieds, qui fournissent des emplacemens favorables à l’artillerie, et en lui procurant de bons mouillages où l’on pût disposer des batteries flottantes de manière à resserrer encore cette ouverture, et à lutter avec succès par leurs feux contre ceux d’une armée navale ennemie, à laquelle le local ne permet pas de s’étendre, ni de tirer avantage du nombre de ses vaisseaux. Mais il faut avouer que l’art a bien mal secondé la nature, malgré les dépenses considérables qu’on y a fait. De petits châteaux en maçonnerie dont les éclats seroient nuisibles à leurs défenseurs, dominés de toutes parts et susceptibles d’être enlevés d’un coup de main, ne sauroient opposer une grande résistance, ni empêcher le passage du canal ; des batteries en terre et à barbette pour la facilité du tir à droite et à gauche, placées en différens endroits sur des hauteurs naturellement disposées pour cet usage et solidement retranchées à leur gorge, renfermant les approvisionnemens nécessaires à leurs défenseurs, auroient été plus utiles et moins dispendieuses. Leurs feux successifs et plongeans, ne pouvant être atteints par l’artillerie des vaisseaux, les arrêteroient certainement dans leur course, soit en détruisant leurs agrets, soit en les brûlant ou les coulant bas ; il n’y a point de mortiers dans les châteaux et batteries actuellement existant ; l’on sait cependant combien les bombes sont à craindre pour les vaisseaux, et l’on ne peut douter qu’en tombant de batteries aussi élevées, elles n’y fissent un furieux ravage.

Les prames ou batteries flottantes d’un fort échantillon, mouillées au besoin dans les endroits convenables, seroient très-propres à seconder le feu des batteries hautes, à resserrer la largeur du canal, et yaudroicnt infini ment mieux que ces batteries basses en maçonnerie où les canonniers seroient écrasés par les éclats, et que celles appellées volantes où ils ne sont point à couvert.

Il y a apparence qu’avec une pareille disposition, on obligeroit l’ennemi à renoncer à cette entreprise, ou du moins à s’emparer auparavant de toutes ces batteries ; ce qui demanderoit du tems, et une diversion de forces qui lui seroit nuisible, sur-tout si, comme on le croit nécessaire, on construisoit à l’entrée du canal une petite place de chaque côté capable de contenir environ deux mille hommes, et les magasins nécessaires aux approvisionnemens des batteries retranchées du canal et des côtes voisines. Il y a, tant du côté d’Asie que de celui d’Europe, des emplacemens favorables à leur situation, et tels qu’elles seront inattaquables aux trois quarts de leur pourtour ; ce qui diminuera la dépense de leur construction et les rendra susceptibles d’une meilleure défense. Ces plans sous lesquels on pourroit aisément pratiquer un camp retranché pour les troupes destinées à veiller à la défense des côtes voisines, seroient également très-avantageux pour appuyer la droite ou la gauche de la position que ces troupes pourroient prendre dans le cas où elles n’auroient pu empêcher la descente.

La défense de la côte d’Europe, depuis le Bosphore jusqu’au cap Noir, et même au-delà de ce cap dans le second cas d’offensive, est également facile. II n’y a pas d’apparence, comme on l’a déja dit, que l’ennemi débarque en force dans les cales ou vallons qui se trouvent entre le fanal d’Europe et Eski-fanary ; il est d’ailleurs très-aisé de s’y opposer, en faisant garder ces endroits, dans l’occasion seulement, par de petits détachemens retranchés sur les flancs de ces vallons vers leurs extrémités, qui en empêcheront les approches par leur feu, et qui seront à portée de tomber en force sur les flancs de l’ennemi qui auroit débarqué malgré ce feu. Quant à la plage entre Eski-fanary et le cap Noir où l’on peut aisément faire une descente générale, il est nécessaire, 1.° d’établir deux fortins ou batteries retranchés sur ces deux caps, où ils seront très - bien placés ; 2.° de choisir d’avance, et faire arranger les emplacemens que le terrain offre en grand nombre sur toute l’étendue de cette côte pour des batteries de flanc, composées de petites pièces de canon ambulantes, dont l’objet sera de tirer uniquement sur les chaloupes de débarquement ; 3.° de placer deux corps de troupes composés d’infanterie et de cavalerie, l’un sur les hauteurs de Domous-déré qui bordent la côte, l’autre sur celles d’Yeni-keu, et de couvrir leur camp par quelques retranchemens ; 4.° de construire deux tours de signaux, l’une à la pointe d’Eski-fanary, et l’autre au cap Noir, dans les fortins ci-dessus proposés, pour signaler les bâtimens qui paroîtront, et avertir les troupes de se tenir sur leurs gardes. 5.° Au premier avis de l’apparition des vaisseaux, il faudra établir des postes le long de la côte, dans des endroits couverts, placer quelques pièces de canon dans les emplacemens disposés d’avance dont il est parlé ci-dessus, et faire de fréquentes patrouilles de cavalerie et d’infanterie, sur-tout pendant la nuit ; 6.° placer aussi quelques grosses pièces de canon, et sur-tout des mortiers, sur les hauteurs les plus élevées, pour tirer de front sur les vaisseaux qui protégeroient le débarquement. 7.° Si, malgré toutes ces précautions, l’ennemi parvenoit à mettre quelques troupes à terre, il faudra les charger tout de suite, de front et de flanc, sans leur donner le teins de se reconnoître, et se mêler le plus promptement possible avec elles pour éviter le feu des vaisseaux. 8.° Enfin, il sera essentiel d’établir des communications faciles et sûres entre les deux corps de troupes, afin qu’ils puissent se secourir mutuellement et se porter rapidement où le besoin l’exigera.

Au reste, toutes ces précautions ne demandent ni une grande dépense, ni un grand corps de troupes, parce que les points par où l’ennemi débarqué pourroit pénétrer, sont déterminés par le terrain, qui d’ailleurs ne lui permet pas de voir quelle est la quantité de troupes qui lui est opposée. De plus, la proximité où l’on est de Constantinople, donne aux ottomans la facilité d’y faire passer tels secours qu’ils jugeront à-propos, et d’établir même pour cet objet un camp considérable près de Belgrade, position centrale aussi utile pour protéger la côte que pour couvrir la capitale, appuyée par sa droite à une forêt qu’on peut rendre impénétrable, par sa gauche à des vallons ou ravins escarpés, et ayant derrière elle une infinité d’autres positions presqu’inattaquables, sur lesquelles cette armée peut faire sa retraite en cas d’échec.

L’on a déja observé que la difficulté qu’auroit l’ennemi, dans de gros tems, pour débarquer les munitions de guerre et de bouche nécessaires aux troupes descendues, pourroit faire échouer son projet. D’un autre côté, les deux petits forts d’Eski-fanary et du cap Noir, l’obligeront à des attaques en règle, et le tiendront long tems éloigné de la capitale, ou bien il les bloquera pour assurer ses derrières et ses convois, ce qui diminuera d’autant son armée ; tandis que celle de la Porte peut augmenter à chaque instant. Toutes ces raisons prouvent combien il est aisé de s’opposer à un pareil projet, et il en est d’autres qui démontrent la nécessité de tenir les troupes ottomanes sur la défensive, quelque nombreuses qu’elles puissent être. Ce n’est enfin que par le choix des positions excellentes dont la nature a favorisé leur terrain, et par de bons retranchemens placés à-propos et avec discernement pour en augmenter la force, que des troupes non disciplinées et non aguéries peuvent lutter avec avantage, et triompher même dans la suite de celles qui sont accoutumées à l’ordre et aux manœuvres. .

Le troisième projet d’attaque de l’ennemi, de tenter une descente à portée d’un des ports de la mer Noire, de s’en emparer, de s’y retrancher et d’y rassembler les troupes et les approvisionnemens nécessaires, exige les mêmes moyens de défense qu’on vient d’indiquer sommairement pour la côte de Fanaraky au cap Noir, qui en fait partie. De petites places bien disposées à tous les ports, des batteries en quelques endroits de la côte, de petits corps de troupes campés près des points les plus susceptibles de défense, qui puissent se communiquer et se secourir aisément, des signaux, de fréquentes patrouilles, des positions centrales bien choisies pour pouvoir se porter rapidement aux endroits attaqués, pour s’opposer aux progrès de l’ennemi, s’il étoit assez heureux pour faire sa descente malgré tous ces obstacles, et pour servir enfin de point de ralliement aux troupes battues et dispersées : tels sont les moyens dont on peut se servir pour cette défense : nous ne les indiquons ici que d’une manière générale, parce qu’il faut, pour les détailler, faire auparavant une reconnoissance exacte de la côte, de ses ports, du terrain qui les environne et de ses communications.

J’observerai, en finissant, que ces moyens de défense ont été fournis à la Porte ottomane, dans un temps où elle n’avoit pas encore séparé ses intérêts de ceux de la France ; si je me permets de les publier aujourd’hui, c’est afin de montrer aux turcs la faute qu’ils ont faite en se déclarant contre un allié puissant qui veilloit avec tant de soin à la sûreté de leur Empire.

FIN.

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