Extrait de Grenville-Murray (E. C.), Les Turcs chez les Turcs, 1878

CHAPITRE QUATRIEME

JEUNES TURCS

I

UNE MAISON TURQUE

Vue de l'extérieur, une maison turque n'a rien qui attire le regard ; il est impossible de dire si elle appartient à une famille riche ou à des gens de la classe moyenne. Presque toutes ses fenêtres donnent sur le jardin ; la rue le long de laquelle elle est bâtie est sale, non pavée, remplie de chiens hargneux et maigres ; aux abords de la porte, on n'aperçoit pas de domestiques.

Mais tout à coup, aux cris de « Halvet var » (1), poussés de loin et répétés sur le ton d'une voix appelant au secours, une petite poterne s'ouvre dans le mur et un Nubien, d'un noir luisant, s'avance au-devant de son maître, qui apparaît au tournant de la rue, escorté de deux serviteurs et monté sur un cheval blanc, si efflanqué, qu'on le dirait nourri avec de vieux journaux. 

(1) Attention !

Les Turcs font peu de cas de l'extérieur ; bien différents des Persans, qui aiment à se faire voir sur des montures richement harnachées, au milieu de nombreux suivants, ils ne tiennent pas à passer pour riches ou à faire parade de leur fortune quand ils en ont.» Un pacha ne se distingue pas, dans la rue, d'un effendi ordinaire : il s'habille avec une scrupuleuse simplicité et ses domestiques sont, naturellement, vêtus plus modestement encore. Les questions d'apparat semblent n'être pour lui qu'affaires de vanité, et tout le hischmet (1) qu'il peut se donner, il le réserve pour son haremlik dont les mystères le protégent contre la jalousie d'autrui.

(1) Confort.

Aussi, le selamlik d'une maison ottomane où les visiteurs mâles sont introduits est-il d'une rare simplicité. On y trouve un divan, des tapis, de petites tables pour le café ; mais aucun objet d'art et aucun ornement. Naguère, la pipe était l'accompagnement obligé du sorbet ou du café offert aux hôtes du logis ; aujourd'hui, la cigarette et le cigare sont souvent préférés au narghileh et à la chibouque. Les Turcs sont extrêmement polis et causent agréablement, quand ils se décident à rompre avec leurs habitudes de silence. Ils s'abstiennent, dans leurs conversations, de toute allusion aux femmes ; et, si l'on veut faire un présent à la maîtresse de la maison, l'usage est qu'on use d'une périphrase pour indiquer son intention. Même, il est mieux encore de la laisser deviner complétement.

Quand un Turc va dîner ou déjeuner au haremlik, il enlève ses babouches. Celte habitude de se déchausser n'est pas une pratique religieuse ; c'est une simple mesure de propreté, indispensable dans un pays où les tapis jouent le rôle de chaises, de tables et de sofas. Même dans les harems meublés à l'européenne, les Turcs des deux sexes préfèrent s'asseoir, les jambes croisées, ou s'étendre, que de recourir aux fauteuils. Les tapis sont remarquablement moelleux et épais ; les portières qui garnissent les portes, interceptent tous les bruits et tous les courants d'air.

La maîtresse du harem — la buïuk hanum (1), pour lui donner son titre — lit des romans français, joue quelquefois du piano, et s'habille à l'anglaise, sauf les jours de grand chalva, où elle revêt ses riches costumes orientaux pour recevoir ses invitées. Chalva [halva] signifie gâteau ; mais on se sert de ce mot — comme, en France, du mot thé, — pour désigner une réunion ou une soirée.

(1) Grande dame.

Lorsqu'une grande dame turque, donne un chalva, son mari est exclu du harem, aussi longtemps qu'il y a des étrangères dans la maison. Celles-ci arrivent vers six heures, avec leurs enfants, accompagnées de femmes de chambre et précédées de nègres qui portent des lanternes. Soigneusement emmitouflées, elles laissent leurs burnous et leurs babouches dans l'antichambre, et chaussent de fines pantoufles de satin, qu'elles ont apportées dans des sacs. Le salon est éclairé

avec des bougies roses, et parfumé avec des pastilles aromatiques. Entre la maîtresse de la maison et ses invitées, il ne s'échange ni poignée de main ni embrassade ; mais chaque femme, en entrant, porte la main à son cœur, puis à ses lèvres et à son front, ce qui veut dire : « Mon cœur, ma parole et ma pensée sont à votre dévotion. » Ce salut, quand il est fait avec grâce, ne manque ni de distinction ni de charme.

A moins qu'il n'y ait là « une chrétienne » à qui l'on veuille faire honneur en se conformant à ses usages, les femmes s'assoient sur le tapis ou sur les sofas, On se passe les cigarettes, le café, les sucreries, et on échange des compliments sur sa toilette, pendant que les enfants jouent dans une pièce voisine. Le véritable costume des Turques se compose d'une longue tunique, avec des manches ouvertes, et un large pantalon. Les étoffes sont souvent très-riches, brodées, galonnées, et couvertes de pierreries : l'effet en est, alors, merveilleux.

Après le café, on introduit les danseuses. Les femmes âgées se retirent, à cet instant, dans une encoignure, pour jouer aux cartes ; ni plus ni moins qu'à Londres et à Paris. Dans quelques intérieurs où les manières « chrétiennes » ont pénétré, une des invitées se met au piano et écorche une valse quelconque. Mais cet intermède n'exclut pas les exercices des danseuses, dont les poses et la musique, avec castagnettes et tambourins, sont toujours très-goûtées. Les aimées ont rarement plus de quatorze ans ; dans aucun cas, il n'est permis à une femme mariée de danser.

C'est la maîtresse du logis qui donne le signal du départ, en frappant dans ses mains et criant « Chalva yel » (1). Immédiatement les femmes de chambre courent chercher le gâteau (une sorte de pudding très-aromatisé), puis les bassins d'argent avec de l'eau de rose, pour se laver le bout des doigts. La soirée est alors terminée.

On se sépare d'une façon bizarre. A mesure que chaque personne s'approche d'elle pour la remercier de son hospitalité, la buïck hanum répond affectueusement : « Je suis aise que tout soit fini, » ce qui veut dire : « Je suis heureuse que rien ne soit venu troubler cette agréable réunion. »

(1) Apportez le gâteau.

On prétend, toutefois, que certains accidents se produisent le lendemain, le chalva étant très-indigeste.

II

MARIAGES TURCS

Un proverbe turc définit ainsi la femme, aux différentes périodes de son existence : « De dix à vingt ans, repos pour les yeux ; de vingt à trente, jolie et fraîche ; de trente à quarante, mère de nombreux enfants ; de quarante à cinquante, vieille trompeuse ; de cinquante à soixante, bonne à tuer. » Cette dernière partie du proverbe est passablement choquante ; mais le sentiment qu'elle exprime doit simplement être pris pour une de ces protestations théoriques, à l'aide desquelles les Turcs cherchent à se venger de l'ingérence des vieilles femmes dans leurs affaires domestiques. Ils seraient moins durs s'ils n'avaient reconnu, par expérience, que leurs douairières sont plus que de taille à se mesurer avec eux ; et de fait, loin d'avoir fini sa carrière à cinquante ans, la femme turque en commence une nouvelle.

Elle devient commère attitrée ; elle colporte les bruits de la ville, de harem en harem. Débarrassée de ses enfants qu'elle a mariés ; confortablement installée chez l'un de ses fils, elle donne tout son temps aux affaires des autres, et s'occupe d'arranger des mariages. Partout on lui témoigne beaucoup de respect : les jeunes filles font cas de ses conseils, les jeunes gens ont peur de sa langue ; en outre, c'est un précepte de la foi musulmane de regarder les cheveux gris « comme une couronne d'honneur. »

Il est bien d'ajouter que la tendresse presque extravagante des mères turques pour leurs fils est toujours récompensée, dans la vieillesse, par l'attachement profond dont elles sont l'objet de la part de ceux-ci. Un Turc n'a pas de meilleur ami que sa mère ; il l'entoure d'attentions, il a recours à ses conseils ; il sait que, tout en bavardant ici et là, elle guette les occasions de lui être utile.

Autrefois, les conspirations de palais qui renversaient les grands vizirs étaient presque toujours l'œuvre de femmes âgées ; actuellement, leur influence politique ne le cède pas. à celle des douairières de l'Occident. Mais la question des mariages est l'âme de leurs vies ; elles parlent de duyun [düğün] (1), partout où elles vont, et ouvertement, puisqu'il est admis qu'elles ont un rôle à jouer dans ce genre d'affaires.

La femme qui visite un harem dans le but d'y chercher un parti pour un des siens, est appelée guerudji (2) ; elle est reçue avec un certain cérémonial. Il importe peu» du reste, qu'on ne l'ait jamais vue auparavant ; dès qu'en ôtant son voile et son manteau — feradjé — elle annoncera l'objet de sa démarche, toutes les filles à marier de la maison s'apprêteront à comparaître devant elle. 

(1) Mariage.

(2) Qui inspecte.

Naturellement, la mère d'un marchand n'ira pas se présenter chez un pacha, comme guerudji ; mais, en admettant qu'elle le fît, elle serait bien accueillie. Car, ce que nous appelons les distinctions sociales n'existe pas, dans un pays où des commissionnaires et des porteurs d'eau se sont souvent élevés aux premières dignités de l'Etat, et où les plus grandes dames trouvent tout simple de raconter que leurs parents étaient des esclaves circassiens. Une Turque montre ses filles à toute femme qui se présente en qualité de guerudji, de même qu'une Française permet aux siennes de danser avec des jeunes gens qu'elle ne connaît pas. Dans les deux cas, le fait indique seulement que la jeune personne est disposée à se marier.

Donc, après que la guerudji a pris un peu de café ou des rafraîchissements, la jeune musulmane est amenée devant elle dans ses plus beaux atours, et les compliments commencent. « Mach, Allah (1) ! Madame, votre fille est belle comme la pleine lune. » — « Quelle fraîcheur ! quels yeux ! Si elle était esclave, elle vaudrait plusieurs milliers de pièces d'or, etc. » Quand ces politesses auront amené les répliques habituelles, de la part de la mère, — qui peut-être s'étendra sur les mérites de sa fille, — l'entrevue se terminera par l'assurance mutuelle que «si le destin le veut», les deux femmes seront heureuses d'arranger un mariage.

(1) Merveille d'Allah.

Tout cela peut très-bien ne pas avoir de suite. Mais si la guerudji juge l'occasion bonne, elle fera à son fils une peinture enchanteresse de la jolie fiancée qu'elle a trouvée pour lui ; et si l'imagination du jeune homme s'enflamme — ce qui est généralement le cas, vu l'habileté des vieilles femmes turques à peindre ce genre de tableaux — la première chose à faire sera de demander, par écrit, le consentement des parents de la belle musulmane. La lettre est accompagnée d'un envoi de fruits et de' fleurs. On y répond en fixant le jour auquel le postulant devra passer devant la maison de la jeune fille, pour qu'elle l'examine à travers la jalousie de sa fenêtre.

Parfois à cet examen succède la nouvelle que « le destin n'est pas propice » ; ce qui est une façon polie de dire que le jeune homme n'a pas eu le don de plaire. Mais quand les négociations antérieures ont été adroitement menées, la guerudji reçoit, le plus souvent, une réponse favorable et se précipite le lendemain dans la chambre de son fils, en criant « Mudjé, mudjé ! Nous pouvons préparer notre aghirlik. »

Mudjé veut dire « bonne nouvelle », et aghirlik signifie dot, ou littéralement « poids », expression dérivée de cette idée turque que l'homme doit acheter sa fiancée pour son pesant d'or ou d'argent. Mais si ce coûteux usage a jamais existé, il est tombé en désuétude ; et un riche Ottoman se borne, présentement, à offrir à sa future une bourse en soie contenant environ cinq mille francs, comme premier argent pour sa toilette.

Une semaine plus tard, les fiançailles ont lieu dans la maison de la femme, en présence d'un iman ou prêtre, lequel, toutefois, ne figure dans la cérémonie qu'à titre d'heureux augure, le mariage, chez les musulmans, étant un pur contrat civil. Un fondé de pouvoirs et deux témoins représentent le fiancé ; un nombre égal de représentants du sexe mâle paraissent au nom de la femme. Quand les questions d'intérêt ont été définitivement réglées, toutes les personnes présentes signent le contrat. Alors Y iman, allant à la porte du harem, qu'on a laissée entre-bâillée, demande à la femme, qui demeure invisible, si elle consent à devenir l'épouse d'un tel. Elle doit répondre trois fois, distinctement : « Je le veux ; » et, à partir de cet instant, elle est virtuellement mariée ; car la cérémonie finale qui a lieu, deux jours après, est une simple fête d'intérieur, sans aucun caractère civil ou religieux.

Dans l'intervalle qui sépare les fiançailles du mariage, le fiancé peut envoyer des présents à sa future ; mais il ne lui est pas permis de la voir et les descriptions de la guerudji s'offrent seules, en pâture, à son imagination et à son cœur. Les Turcs ont un mot particulier pour exprimer le sentiment qu'éprouve l'homme à l'égard de la femme qu'il n'a jamais vue, mais dont on lui a dit des merveilles. Ils l'appellent achik [aşık], et ils nomment alaka l'affection ressentie pour celle dont les traits sont devenus familiers. Les mères gratifiées de fils capricieux délèguent parfois les difficiles fonctions de guerudji à une personne étrangère à la famille, qui restera insensible aux malédictions du marié, s'il est déçu dans son attente.

Le mariage se fait avec beaucoup de pompe, chez les parents de la jeune fille. La maison et ses abords sont ouverts à tout venant ; une foule de femmes et d'hommes envahit le jardin, pour voir l'entrée du fiancé. Il arrive à cheval, en habit bleu, gants jaunes et fez, s'il est de la Turquie d'Europe ; en turban, tunique et kaftan si c'est un Asiatique ; des porteurs le précèdent, jetant des fruits et de la menue monnaie aux assistants. Parvenu à la porte, il monte l'escalier entre deux rangées d'amis des deux familles qui l'escortent de leurs vœux, et trouve en haut sa fiancée, dans un voile de gaz rose, assistée de deux yenghié cadines (duègnes). Sans mot dire, l'homme s'incline, prend la femme par la main, la conduit dans le salon où il l'installe sous un dais, puis se retire.

Alors commence un interminable défilé de femmes de tous les âges et de toutes les conditions. Amies, voisines, mendiantes se précipitent en foule et contemplent la mariée qui a relevé son voile. C'est là une ennuyeuse cérémonie ; mais elle est traditionnelle et l'usage interdit à la femme de se plaindre, même si elle est choquée par quelqu'une des remarques dont elle se voit l'objet. La seule précaution prise est de mettre des rafraîchissements, en abondance, à la disposition de ce public, afin que tout le monde soit de bonne humeur. 

Comme les mariages se font dans l'après-midi, la réception de la mariée n'est guère terminée qu'à la nuit. A ce moment, la voix de l’iman se fait entendre dans le jardin, appelant les fidèles à la prière du soir. Le marié, ses amis et les mendiants s'associent à ces dévotions qui ne durent que quelques minutes ; puis les camarades du jeune homme prennent congé de lui, en le frappant dans le dos avec de vieux souliers.

L'heure est enfin venue pour le héros de la journée de pénétrer dans le harem, et de voir sa femme, en attendant le dîner. Les Turcs attachent une telle importance à l'impression causée par ce premier regard jeté sur leur compagne, que celle-ci ne manque jamais de se parsemer les joues de sortes de petites mouches, pour atténuer, en le rendaut moins brusque, l'effet qu'elle produira. Le temps que prend l'enlèvement de ces mouches, une à une, donne au marié le loisir de se remettre.

Si la première impression est bonne, on dit : que « les étoiles des deux mariés se sont rencontrées. » Dans le cas contraire, le jeune homme dit le lendemain à sa mère : « Yildizim barichmadi (1), et ajoute philosophiquement : «Kismet ! »« c'était écrit ! »

(1) Nos étoiles ne se sont pas rencontrées.

III 

LA FEMME TURQUE. 

Le Coran permettant aux musulmans d'avoir quatre femmes, beaucoup de gens croient que la polygamie est la règle en Turquie ; elle y constitue, au contraire, l'exception. En réalité, un musulman n'a que le nombre de femmes qu'il peut entretenir, et les riches seuls ont les moyens d'en avoir quatre. Les Turcs de la classe moyenne n'ont qu'une seule femme ; ceux de la basse classe sont souvent obligés de demeurer célibataires, faute de ressources suffisantes pour monter leur ménage dans les conditions prescrites par la loi de l'Islam. Rien n'est moins conforme aux usages et au caractère turcs que l'idée des Mormons, de réunir sous le même toit plusieurs femmes, passant leur temps à se quereller dans la cuisine et subissant les caprices de leurs maris.

La femme mariée n'est pas esclave en Turquie ; son principal défaut est même d'avoir, à un trop haut degré, le sentiment de sa dignité. Un avocat des droits féminins aurait de la peine à la convaincre que son sort est misérable ; elle n'a jamais envié l'émancipation des femmes chrétiennes, dont les manières libres l'offusquent, et qui lui semblent moins respectées des hommes de leur religion que ne l'est, invariablement, la femme turque. Quant à l'obligation de se voiler le visage, elle s'y prête aussi facilement qu'une chrétienne à l'usage... de montrer ses épaules.

Les Turques ne sont pas confinées dans leurs maisons. Elles sortent comme elles veulent, accompagnées de leurs odalisques si elles sont riches, ou tenant leurs enfants par la main. Sur leur passage, les hommes s'écartent respectueusement. Un mari qui rencontre sa femme dans la rue ne lui fait pas de signes d'intelligence. Cette déférence pour le sexe faible se manifeste également dans tous les détails de la vie intérieure ; elle est naturelle chez le musulman, qui a été habitué à la pratiquer dès son enfance. L'expression vulgaire « porter les culottes » se retrouve en Turquie dans le dicton « vivre sous la pantoufle » ; on prétend que beaucoup de Turcs connaissent la puissance de cet instrument de persuasion conjugale. Un hamal (porteur) fut, un jour, se plaindre au cadi que sa femme le battait constamment. « Vois ce que fait la mienne, répondit le magistrat en ouvrant sa robe et montrant ses épaules, puis son cou, couverts de marques noires. Va, mon fils, et remercie Allah d'avoir plus de chance que moi ! »

Les maisons turques sont divisées en deux parties : le selamlik pour les hommes et le haremlik pour les femmes ; celle-ci renferme, elle-même, autant d'appartements séparés qu'il y a de femmes. Un Turc qui n'a qu'une seule compagne pourra, néanmoins, avoir un grand haremlik ; car, si sa mère et ses sœurs vivent avec lui, chacune occupera un logement particulier et aura ses domestiques à elle. Dans tous les intérieurs bien tenus, il y a séparation absolue entre les gens attachés au service des habitantes de la maison, en sorte que, s'il y a quatre femmes, elles n'ont point besoin de se voir.

La première femme porte le nom de hanun [hanım], et a toujours le pas sur les autres. Elle a droit au meilleur appartement, et à une part du revenu de son mari. Ces détails sont réglés par les ulémas, ou prêtres, avant le mariage ; et la situation d'une hanun est aussi assurée que celle d'une femme française qui a eu un contrat signé devant notaire. Depuis vingt ans, la monogamie tend à devenir la règle parmi les Turcs de la haute classe ; même chez ceux qui ont deux ou trois femmes, la hanun est regardée aujourd'hui comme la maîtresse de la maison. Elle visite et reçoit les hanuns des amis de son mari ; mais elle n'a pas de rapport avec les femmes du second et des autres degrés, ne les tenant pas pour ses égales. Ces dernières, en effet, sont d'un milieu social inférieur, et n'ont pas apporté de dot en se mariant. Le temps n'est plus, du moins dans la Turquie d'Europe, où un pacha épousait quatre femmes de même condition et toutes richement dotées : filles du Sultan ou de grands seigneurs.

Il ne faut pas croire qu'une hanun ressente, pour les autres femmes de son mari, une jalousie assimilable à celle qu'éprouve la femme chrétienne victime d'une infidélité conjugale. Elle se contente d'avoir la première place, sans prétendre à l'exclusion. Sa philosophie à cet égard l'amène même, parfois, à choisir parmi ses odalisques ou compagnes, une femme qui lui paraît devoir plaire à son mari, surtout si elle désire la garder sous son toit. Dans certains intérieurs de la classe moyenne, les quatre femmes vivent en aussi bonne intelligence... que le permet le caractère de leur sexe. Mais l'une pourra avoir des amies qui ne seront pas reçues chez l'autre ; et toutes reconnaîtront la suprématie de la hanun, au point de ne pénétrer chez elle que sur son invitation.

Le Turc qui a de la fortune se marie jeune ; son premier mariage est même toujours une affaire d'intérêt au de convenance. Ses parents lui choisissent une femme ; les négociations sont ouvertes et conduites en dehors de lui ; il ne voit celle qu'il épouse qu'après qu'il lui est uni. Tout cela l'excuse un peu de devenir polygame.

La femme, elle, est plus heureuse, puisque, comme il est dit dans un autre chapitre, elle peut voir celui qu'on lui destine, soit de sa fenêtre, soit au bazar, et l'on pourrait supposer, vu les mœurs féminines qui sont les mêmes partout, que, quand elle se sait jolie, elle s'arrange pour donner à son fiancé la possibilité de l'apercevoir, soit en mettant un voile léger, soit en entre-bâillant ses jalousies. Mais ces stratagèmes sont contraires à la loi musulmane, et aucune jeune fille n'oserait y avoir recours.

Les Ottomanes sont modestes, sans affectation. Celles de la basse classe qui servent, comme domestiques, chez des chrétiens, sont généralement appréciées pour leur conduite, leur propreté et leur respect de la vérité ; on les préfère de beaucoup aux Arméniennes et aux Grecques. Considérant le mariage comme leur destinée naturelle, les Turques sont soucieuses de leur réputation ; une fois mariées, elles deviennent d'excellentes ménagères. Depuis vingt ans, toutefois, ces habitudes de discrétion et de réserve ne sont restées ni aussi générales ni aussi complètes qu'elles l'étaient auparavant. Certains voiles sont devenus d'une transparence qu'eût condamnée le Prophète ; d'autres ne recouvrent que le front et le menton, et laissent voir les lèvres et les yeux, ajoutant ainsi au piquant de la physionomie au lieu de la cacher. Mais ces exceptions ne se rencontrent que dans la moyenne ou dans la basse classe, et il n'est pas douteux que les épreuves par lesquelles passe actuellement la Turquie, du fait de l'agression de la Russie, n'aient pour conséquence de raviver le culte et les pratiques de la loi mahométane. L'aristocratie n'a pas donné l'exemple de ce relâchement des mœurs ; elle donnera sûrement celui du retour aux coutumes de l'Islam»

N'allez pas croire cependant, ô contempteurs de la civilisation musulmane, que la femme qui se voile si strictement, qui parcourt les rues dans un chariot tiré par des bœufs blancs aux cornes dorées, et qui promène, de là, un regard étonné sur les étranges costumes et les bizarres coiffures des chrétiennes, soit une ignorante personne, passant sa vie sur un divan à croquer des sucreries ou à admirer ses bracelets. Il y en a certainement — et je le dis ailleurs — dont l'esprit est vierge de toute culture ; mais les institutrices françaises et anglaises ont pénétré depuis longtemps dans le harem ; et la femme turque de haut rang parlé souvent les langues étrangères mieux que.... beaucoup d'Européennes.

IV

POLITESSE TURQUE

Bien qu'on dise qu'il n'est pas de société policée en dehors de l’influence des femmes, les Turcs qui excluent le sexe féminin de leurs relations habituelles sont, cependant, un des peuples les plus courtois de la terre. Ils n'ont pas le tempérament poétique des Arabes et des Persans ; leur goût pour les arts est peu développé ; ils ne savent pas faire la courbette pour solliciter une faveur ; mais ils sont simples, sérieux, braves et reconnaissants. Ils évitent d'offenser personne, parlant rarement et sobrement ; leur respect de la vérité est tel que, prêtant aux autres cette qualité, ils se laissent constamment abuser. Une première fois du moins, car le Turc trompé devient circonspect et défiant.

La plupart des difficultés entre les Ottomans et  les Grecs ont eu pour cause la duplicité de ceux-ci : leurs ruses, leurs mensonges exaspéraient les Turcs, qui ne se sentaient pas de force à lutter à ce jeu. Le mahométan de la basse classe qu'on vient de duper, crache à terre et s'éloigne en grommelant le mot « chien. » S'il rencontre ensuite dans la rue l'homme qui surprit sa bonne foi, il se borne à le regarder fixement, d'un air vague, inconscient : regard plus expressif, parfois, qu'un coup de pierre.

Cette impassibilité de physionomie est la sauvegarde du Turc. Elle le protége contre ses ennemis ; elle le délivre des importuns. Complétée par ses habitudes silencieuses, elle excite souvent l'étonnement des étrangers. Entrez dans un café et regardez ce groupe d'une vingtaine de musulmans qui fument solennellement, sans échanger une syllabe. De temps en temps, un des fumeurs bat, sur la table, une sorte de marche, pour que le tablakiar ou garçon apporte une autre tasse de café ; puis il retombe dans sa rêverie, interrompue seulement, à de longs intervalles, par une remarque brève et grave à son voisin. Mais si vous essayez de lier conversation avec lui, il vous répondra aussitôt avec une « politesse calme » qui a un véritable charme. Pas de ces questions sur votre nom, votre profession, les motifs de votre présence, questions qui sont de rigueur chez les peuples occidentaux. Le Turc se soucie peu d'apprendre qui vous êtes. Son devoir est d'être civil envers un étranger, et rien de ce que vous pourrez dire ne le surprendra ou ne le froissera. Riez-vous, il sourira : lentement, doucement, comme s'il absorbait votre plaisanterie. Débitez-vous des sottises, il songera simplement qu'il avait bien raison de regarder les Turcs comme supérieurs aux Franks. Réussissez-vous à l'amuser, il dira naïvement en vous quittant : « Masch Allah ! Je suis heureux. »

Les Ottomans donnent rarement leur avis, sans qu'on le leur demande ; mais s'ils sont questionnés, ils répondent nettement et franchement. Le caikdji qui vous promène dans son bateau, le long des rives du Bosphore, n'aura point peur de dire ce qu'il pense du grand vizir. Le premier musulman venu qui attend, au hammam, son tour de massage, vous édifiera, en trois mots, sur l'estime que lui inspire l'ambassadeur de Russie. Le Turc ne connaît pas ce système d'espionnage qui fait que, dans d'autres pays, on est sobre de réflexions à l'endroit des puissants du jour. Si d'ailleurs la volonté d'Allah est qu'il ait à pâtir d'avoir dit que tel pacha « n'a pas devant les yeux la crainte du Prophète, » il se résignera ; mais il le répétera pour peu qu'on l'interroge, pendant comme après son incarcération.

Une des nombreuses coutumes qui provoquent, chez le Turc, le mépris du Frank, est la manie qu'a celui-ci de poser des questions oiseuses, pour l'unique plaisir d'ouvrir la bouche. Un chrétien se présente dans la boutique d'un barbier, où un musulman se fait raser la tête, pendant que cinq ou six de ses coreligionnaires surveillent l'opération, assis en fumant sur un sofa. Il doit lui sembler clair que ce sont là des clients qui attendent leur tour. Pourtant, il demande au barbier s'il aura bientôt fini. Est-il possible d'imaginer une « dépense de souffle » plus inutile ? Peut-être, du reste, le questionneur est-il un malappris qui, d'impatience, s'installera dans le fauteuil, avant que son tour soit venu. Dans ce cas, pas un des Ottomans ne protestera ; mais ils lanceront tous un crachat, avec un ensemble prémédité, et si le chrétien ne comprend pas la leçon contenue dans cette mimique, il n'en sera pas de même du barbier.

Les Turcs ne sont jamais agressifs, à moins qu'on n'insulte leurs femmes, leurs mosquées ou leurs chiens. Vous pouvez faire des signes à une chrétienne, si bon vous semble : c'est son affaire ou celle de son mari ; mais ni cette liberté, ni aucune autre ne peut être prise avec une musulmane. En Anatolie, les femmes se tournent, aujourd'hui encore, vers le mur, quand elles aperçoivent un Frank, parce que telle est la loi de Mahomet ; et le mieux que ce Frank puisse faire est de passer son chemin, sans essayer de violer le secret du voile, car la femme peut crier et ameuter tout le quartier. Quant aux chiens, leur présence en bandes dans les rues, est gênante et désagréable au possible ; mais il est interdit de les malmener. Etre traité comme un chien en Turquie, implique même toutes sortes d'égards.

Quand un étranger a vécu assez longtemps dans le pays, pour que ces divers usages lui soient devenus familiers, il peut aller partout, sans crainte d'être molesté, et il s'accommodera facilement des Turcs. Dans les bazars, lorsqu'on pénètre dans une boutique, la première chose à faire est devoir si le marchand est chrétien ou mahométan. Un Grec commence toujours par demander un prix exagéré ; il l'abaisse, petit à petit ; il parle ; il cajole ; il court après vous dans la rue, et s'accroche à votre manche. S'il a commencé par offrir des babouches à deux fois leur prix habituel, il n'aura pas de répit qu'il ne les ait vendues avec une réduction de 80 pour 100, et l'on peut être certain qu'il y gagnera encore.

Le Turc, lui, ne connaît rien de ce manége. Le marchand musulman qui voit un étranger sur le seuil de sa boutique, dépose sa pipe d'un air de résignation, comme s'il regrettait qu'on le dérange. On peut s'arrêter devant son étalage, une heure durant, sans qu'il dise un mot pour attirer le curieux. Dès que vous êtes assis, il vous offre poliment des cigarettes et du café, pris dans un pot qu'il tient chaud tout le jour, sur un poêle, et attend que vous disiez ce qui vous amène. Si vous demandez des châles, il les prend, les déplie, les étend, et marmotte quelque chose qui signifie qu'Allah est témoin que c'est bien là ce que vous voulez. Vous l'interrogez sur le prix : il semble se recueillir et ne répond pas immédiatement ; ce serait aller trop vite en affaire. Avant que vous vous sépariez de votre argent, il faut que vous soyez convaincu de la valeur de la marchandise. Le tissu, l'apprêt, la broderie sont soumis à votre inspection, par une série de gestes muets ; il agite le châle ; il le jette sur ses épaules pour qu'on puisse juger de l'effet. « Masch-Allah, Effendi, six bourses (1) est vraiment le moins que je puisse demander », dit-il enfin ; après quoi il soupire comme s'il avait regret de se séparer du riche objet, à ce prix-là. Le Frank qui a eu affaire au Grec d'à côté peut croire qu'on l'exploite et partir. Mais le Turc ne le suivra pas. Il a demandé son prix ; il ne le diminuera pas d'une piastre ; surtout, il ne courra après personne, songeant qu'il appartient à Allah de décider s'il vendra ses châles ou non.

(1) 600 francs.

Les commerçants turcs font rarement fortune ; mais ils ne trompent pas leurs clients et ils tombent rarement en faillite, si bien qu'en somme ils ont le droit de croire qu'Allah leur envoie toute la prospérité qu'ils peuvent souhaiter.

 

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