XIII Visite à un Tadjik. Intérieur. Par où l'on-voit sa fiancée. La fourchette du père Adam. La femme, l'ami, le mari et le petit voisin.
Dans la semaine qui suivit le retour de mon mari, nous allâmes, la baronne et moi, visiter la maison du Tadjik Maximka, homme fort intelligent, d'ancienne noblesse, prétend-il, et devenu commissionnaire fournisseur des Russes. Nous l'avions prévenu, aussi ses compatriotes étaient-ils en émoi et nous considéraient avec curiosité, sachant que nous allions chez un des leurs. La voiture s'arrêta devant une petite maison située dans une rue très-étroite et voisine du bazar; Maximka nous attendait sur le seuil; il nous fi t franchir tire petite cour carrée, puis une porte-basse donnant dans une pièce dont le sol était tapissé et où, devant un divan, nous trouvâmes une table chargée d'une collation. Cette pièce était garnie de tringles en bois supportant un grand nombre de vêtements. Pour une salle à manger, le décor est original; cette friperie, en Asie centrale, est le luxe des riches et le lustre des pauvres. Il nous invita à nous asseoir sur le divan et, nous offrit du thé et la vue de ses deux femmes. L'une était âgée de quarante ans; il l'avait épousée étant veuve et ayant déjà un fils; elle avait dû être très belle. L'autre était toute jeune seize ans; il venait de l'acheter quatre mois auparavant; il en attendait des enfants, que l'autre n'avait pu lui donner. Il désirait vivement que la jeune femme devînt mère, car il ne voulait pas être obligé d'en prendre une troisième. « Elles se disputent déjà, dit-il, assez toutes les deux; je ne puis faire un cadeau à l'une sans le faire à-l'autre, ce qui me revient assez cher. » Il nous dit aussi que, pour la première femme, il avait été trompé, qu'il la croyait plus jeune et sans enfant. Bon pays pour les parents qui ont des filles laides à marier! La baronne lui demanda s'il avait au moins pu voir la seconde avant le mariage. « Oui, répondit-il, ma mère me l'a fait voir par un petit trou, lorsqu'elle était à coudre, et elle m'a plu. Nous trouvions son goût extraordinaire, car, à l'exception de ces yeux noirs qu'elles entourent toutes d'une épaisse couche de peinture ou kohl, elle n'était rien moins que jolie; à peine avait-elle ce que nous appelons, en France, la beauté du diable; petite, brunette, figure assez commune, ne reflétant aucune intelligence; elle soutenait difficilement la comparaison avec l'autre femme, qui paraissait se sentir une âme, sentiment assez rare, je crois, chez ces pauvres créatures, dont la timidité et la crainte sont ce qui nous frappe le plus.
La jeune mariée paraissait adorer son maître, qu'elle ne quittait pas des yeux. Elles étaient toutes deux assez bien mises et dans le même genre que celles que j'avais vues; la jeune seulement avait la tête couverte d'un bonnet, semblable au bonnet grec, auquel pendaient, des deux côtés de la figure, de grands bijoux argent et pierreries. Les bijoux en or sont portés plus rarement. Elles avaient toutes deur les pieds nus; la plus âgée nous servait et mettait ses babouches chaque fois qu'elle allait dehors, mais elle avait bien soin de les retirer aussitôt qu'elle rentrait dans la chambre. C'est, du reste, l'usage chez les Orientaux.
Après la collation nous fûmes forcés de manger un pilao, qu'ici on appelle ach (nourriture) c'est le seul mets qu'on serve aux étrangers. Naturellement il n'y avait pas d'assiettes; la baronne et moi, nous mangeâmes dans le plat, mais on nous donna des cuillers ces dames avaient les fourchettes de leur mère Ève. Mme A. pria Maximka dc laisser manger ses femmes; la plus âgée apporta ,alors du pilao dans un plat un peu plus petit, et, s'asseyant à côté de sa compagne; elles mangèrent, chacune avec leurs trois doigts. Le mari même, plus ait fait des usages russes, aurait volontiers mangé comme nous, n'étaient ses épouses, qui lui eussent, paraît-il, immédiatement demandé, d'un air de pudeur effarouchée « Eh bien! et tes doigts?. à quoi te servent-ils?.. » C'est une grande marque de faveur que vous fait l'amphitryon, lorsqu'il vous introduit les morceaux dans la bouche. Le comble de la faveur serait sans doute d'y fourrer la main tout entière. Heureusement Maximka, ait fait de nos répugnances, n'eut pas cette idée; il se contenta de nous servir. Nous causâmes avec lui plus d'une heure; il nous fit voir sa belle-fille, jolie enfant, à peine âgée de quinze printemps, qui en nourrissait un autre de onze mois.
Les bébés sont placés dans un berceau si étroit, que les pauvres petits êtres ne peuvent faire un mouvement. Lorsque c'est un garçon qui naît, toute la maison est en réjouissance, et les amis sont invités à prendre part à la fête ; si c'est une fille, on ne se donne pas la peine de célébrer son arrivée dans cette vallée de larmes. Maximka nous dit aussi qu'il voudrait bien que sa première femme s'adonnât au commerce, a car elle était assez instruite pour tromper les clients ». L'instruction est ici, chez les femmes, une chose bien rare; à peine, généralement, savent-elles lire. Mais elle ne voulait pas y consentir.
La baronne pria notre hôte de laisser venir sa première femme chez elle; mais, malgré les plus vives instances, il ne voulut pas y consentir. Il nous apprit que la femme ne sort jamais avec son mari; quand elle se rend c!wz ses amie, un de ses parents ou un ami du mari vient la chercher; il la prend en croupe à défaut d'un un petit enfant les accompagne pour les surveiller.
Comme on se trompe! J'avais toujours cru, lorsque j'avais vu ces trois personnes sur un même cheval, que c'étaient l'enfant, le père et la mère. Eh bien! pas du tout. C'était la femme un ami et un petit voisin, qui ne sentait peut-être pas toute la portée, toute la signification de son rôle.
Jusqu'à l'âge de treize ans les garçons sont confiés aux femmes plus tard on les retire de leurs mains. Pendant nous étions à causer, une jolie et curieuse voisine s'enhardit à venir nous examiner jusque devant la porte; sans y penser, la baronne demanda à Maximka. « Quelle est donc cette jolie femme ? » Mais lui, au lieu de la regarder, détourna la tète. La jeune curieuse, se voyant découverte, s'enfuit aussitôt. C'est, parait-il, un péché de regarder une femme qui ne vous appartient pas. Nous restâmes encore quelques instants à causer et nous répartîmes après avoir serré la main à notre hôte ainsi qu'à ses femmes. Maximka nous reconduisit jusqu'à notre voiture en nous saluant jusqu'à terre et les bras croisés dévotement. Ces manières de saluer sont trop serviles pour être sincères; on sait d'ailleurs que ceux qui s'inclinent le plus bas seraient les premiers à nous tuer s'il arrivait une révolte.
XIV Les courses. Le jury des récompenses s'attire des désagréments. Cadeaux. Comment les chevaux s'arrêtent en route. L'émir pensionné. Départ de Samarkand,
Pendant les dix jours que le général : Ibramoff resta à Samarkand, ce fut une continuité de fêtes, déjeuner-dîners, soupers.
Le samedi, il y eut une course de chevaux à quatre heures. Nous nous y rendîmes par une jolie route, mais la poussière et la chaleur commençaient à se faire sentir. Le champ de course est admirablement situé dans une vaste plaine bordée à droite par les montagnes, à gauche par un village tadjik très-pittoresquement bâti et d'un charmant effet, malgré ses maisons en terre éclairées par le soleil.
Au milieu du champ de course s'élevait une tente ornée de toutes sortes de drapeaux et au centre de laquelle était dressée une table garnie de victuailles; à gauche, sur une autre petite table, s'étalaient les prix. Dans le lointain, de beaux arbres reposaient la vue par leur verdure, dont la fraîcheur était encore rehaussée par la teinte sombre et argentée des hautes montagnes dressant fièrement leurs cimes élevées.
On eût dit, tant la foule était grande, que tous les Orientaux s'étaient donné rendez-vous sur le champ de course, les uns encore à cheval, les autres à terre, près de leur monture; d'autres, nonchalamment couchés, attendaient le signal pour secouer cette torpeur, justifiée par l'excès des rayons solaires. Enfin, les deux généraux étant arrivés, le signal fut donné.
La première course était celle des officiers cosaques, la deuxième des sous-officiers, la troisième des simples soldats. Quoique les chevaux ne fussent pas spécialement entraînés pour cette fête, leur galop fut vraiment rapide; la piste était si bien disposée, qu'on pouvait la suivre sans interruption il n'arriva aucun accident. A la fin de chaque course, le général Abramoff remit au vainqueur la récompense, qui consistait en une coupe, une montre en or, etc. La quatrième course, fut celle des amateurs; le cheval d'Abdour-Akhmàn, ex-émir de l'Afghanistan, arriva le premier. Une cinquième course fut affectée aux indigènes, que l'on fut obligé de répartir en trois ordres. Le nombre des concurrents causa néanmoins quelque confusion. Il,y eut aussi des malentendus, car ces trois courses n'en faisaient qu'une- au point de vue des ré- compenses; on décerna les prix au groupe qui avait accompli le trajet dans le temps le plus court. Ceux qui arrivèrent les premiers dans les deux autres groupes ne purent jamais comprendre comment ils ne recevaient rien. En dépit des explications qu'on put leur donner, ils partirent avec un mécontentement que la vue des beaux khalats donnés à leurs concurrents n'était pas faite pour apaiser.
En revenant à la maison, la poussière était si épaisse que nous étions tout blancs.
Le général Abramoff fit offrir à mon mari, par l'entremise de M. S... une belle housse en velours rouge brodé d'or, ainsi qu'un harnais en cuir tout incrusté de turquoises, travail particulier aux Sartes. Les creux, au lieu d'être en émail, sont en turquoises assujetties à l'aide d'un mastic.
Une députation de l'émir de Bokhara, envoyée au colonel étant arrivée pendant notre séjour, j'eus occasion de voir les chevaux parés de ces ornements précieux que fait resplendir le chaud soleil d'Orient. Les députés apportaient de la part dé l'émir des cafetans et des chevaux; le colonel leur donna en échange les cafetans qu'il avait reçus de la députation précédente, et ils partirent enchanté. Quant au cheval, déde ses ornements, il fut vendu à peine quinze roubles.
Lorsque je racontai cette histoire au général Kaufmann, il m'assura que l'émir envoyait de très-beaux chevaux, mais que les envoyés les revendaient en route et en achetaient d'autres à la place; de cette façon le bénéfice est tout net l'homme a l'argent et le cheval n'a pas la route à faire. « Je n'ai pas voulu dévoiler cette supercherie à l'émir, ajouta Son Excellence, car il aurait fait couper la tète à ses envoyés. »
Avant de quitter Samarkand, mon mari apprit que les deux lévriers (tazi) du'il avait achetés lui avaient été procurés par Abdour-Akhmân, l'ex-émir d' Afghanistan, que nous avions vu aux courses. Cet ancien émir vit à Samarkand d'un revenu annuel de vingt-cinq mille roubles sur la caisse du tzar. Après sa défaite, il avait demandé deux cent mille roubles une fois pour toutes, mais la demande avait été trouvée exagérée; peut-être aussi avait-on peur qu'il ne cherchât encore à soulever ses anciens sujets. Dans ce cas, l'économie eût été faite mal à propos sans doute il aurait soulevé ses sujets, mais probablement contre les Anglais, et les Russes auraient bientôt regagné l'intérêt de leur argent. Voilà déjà dix ans qu'on lui paye cette pension, et il faudra la lui payer longtemps encore. C'est un assez bel homme, fort et trapu, qui me faisait l'effet d'un hercule forain; sa suite comptait des cavaliers d'une beauté remarquable. Cet ancien émir vit d'une manière assez piteuse, économisant le plus possible, en vue d'une occasion de reconquérir son trône et faisant du trafic à tout propos. Il fit offrir à mon mari deux sabres d'une valeur très-médiocre à des prix exorbitants.
Enfin, nous dûmes quitter nos hôtes et partîmes après de touchants adieux; j'embrassai avec effusion la baronne, en lui faisant promettre sa visite à Paris.
ERRATA. Page 20, deuxième colonne, quatrième ligne d'en bas, lisez le Sogd au lieu de le Scod.