[Populations kurdes]

[342] Tandis que le centre de gravité de la population arménienne se trouve sur territoire russe, au pied du mont Ararat, c'est en pays turc que les Kourdes (1) ont leurs tribus les plus nombreuses : le vrai milieu de leur domaine se trouve sur le plateau de Van ; mais leur terrain de parcours est immense. En comptant au nombre des Kourdes les Louri et les Bakhtyari des chaînes bordières de l'Iran et les diverses peuplades qui ont été transportées par les souverains de la Perse dans le Khorassan et sur les frontières du Baloutchistan, on reconnaît que peu de nations de l'Asie Antérieure sont éparses sur plus vaste territoire : la zone qu'ils occupent, presque sans solution de continuité, du voisinage de Hamadan à Aïntab, n'a pas moins de 1000 kilomètres, sur une largeur moyenne de 250. Ils se répartissent sur trois empires ; mais ceux de la Russie, relativement peu nombreux, entourés d'Arméniens, de Géorgiens et de Tartares, n'ont aucune cohésion avec les tribus principales. La plupart des tribus reconnaissent la suzeraineté de la Porte ; celles de l'Orient dépendent de la Perse et diverses peuplades des régions les moins accessibles, notamment celles des montagnes du Dersim, au sud-ouest d'Erzeroum, vivent encore en petits états indépendants (2). Dans les vallées où ils sont groupés en tribus compactes, notamment dans le bassin du grand Zab, ils constituent une nationalité assez puissante pour qu'en face de Turcs et de Persans ils aient l'ambition de former un État distinct. Parmi les révoltes qui ont eu lieu depuis le milieu du siècle, et notamment depuis la dernière invasion russe, plusieurs avaient certainement pour but la conquête de la liberté politique : on a même fait des tentatives pour la fondation d'une « ligue kourde ». Il est rare que des dissensions éclatent entre des tribus kourdes ; elles ne s'attaquent d'ordinaire qu'à des gens d'autre race.

Épars sur une si grande étendue de pays, les Kourdes sont loin d'offrir un même type physique et certainement ils appartiennent à des races différentes. Les uns sont croisés de Turkmènes ou de Turco-Tartares, les autres mélangés d'Arméniens ou de Persans ; quelques tribus, considérées comme étant d'origine arménienne pure, passent pour être issues d'anciennes communautés chrétiennes converties à l'Islam.

1.  Dans le territoire turc le nom ethnique se prononce Kurde ou Kurt, Les Arabes appellent la nation Kart, au pluriel Ekrat. Eux-mêmes se disent Kartmantché.
(Ernest Chantre, Notes manuscrites ; — Millingen, Wild Life among the Koords.)
Populations kourdes, évaluées approximativement :
Kourdistan turc et autres contrées de la Turquie d'Asie,  1 300 000 habitants.
Perse (non compris les Louri et les Bakhtyari)   500 000 
Afghanistan et Baloutchistan   5 000 (?)  
Transcaucasie russe   13 000   

[345] Presque tous les soldats turcs cantonnés dans les montagnes des Kourdes se marient à des filles du pays (1). La diversité des physionomies répond à celle des filiations ; des Kourdes sont laids et grossiers, tandis que d'autres pourraient disputer aux plus beaux Tcherkesses le prix de la grâce et de la force. Ceux qui vivent dans les bassins des lacs d'Ourmiah et de Van et que l'on considère comme les descendants des Koudraha mentionnés sur les inscriptions de Persépolis, des Kardoukhes et des Gordyens dont parlent les auteurs grecs, sont de taille moyenne et de Forte carrure, de traits fiers et bien accusés ; mais les Kourdes de la frontière persane ont généralement le front fuyant, les sourcils larges el bien séparés, les cils longs, une grande bouche, un menton avancé, un nez fortement aquilin, pointu et aux ailes très charnues (2). 

1. Millingen, Wild Life among the Koords.
2. Duhousset, Étude sur les populalions de la Perse, Revue orientale et américaine, 1863.

 [346] Dans un grand nombre de tribus, les Kourdes, comme les Persans y teignent leurs barbes touffues et leurs chevelures en rouge ou en noir ; il n'est pas rare d’en rencontrer qui ont naturellement les cheveux blonds et les yeux bleus : on pourrait les prendre pour des Allemands (1). Cinq crânes kourdes mesurés par M. Duhousset se distinguent par une remarquable brachycéphalie (2) et contrastent d’une manière frappante avec ceux des Persans orientaux, des Afghans, des Hindous ; cependant la grande diversité que les Kourdes présentent au point de vue physique ne permet pas de voir dans ces quelques mensurations l'expression d'un fait général. Les missionnaires américains, très nombreux dans le pays kourde, en comparent les habitants aux Peaux-Rouges.

L'ensemble de la physionomie kourde rappelle, dit M. Duhousset, « celui de l'animal carnassier [sic], » mais il ne manque pas de beauté. Les enfants sont charmants et, dans les pittoresques convois des nomades, nul tableau n'est plus gracieux que celui des petites têtes souriantes que l'on voit sortir des bissacs attachés on arrière de la selle, sur le flanc des chevaux (3). Les femmes, qui ne se voilent jamais la face, ont en général les traits d'une régularité sévère, de grands yeux, un nez aquilin, des formes robustes, une longue chevelure nattée dont le noir foncé s'harmonise avec la nuance légèrement bistrée de la peau ; mais on regrette qu'en de nombreuses tribus elles se défigurent, comme les Hindoues, en se passant un anneau d’or dans la narine. Braves comme les hommes et prenant les armes au besoin, elles aiment aussi les bijoux et les beaux costumes, mais il est rare qu'elles puissent s'en parer : les maris se les réservent. Le Kourde recherche les étoffes chères et bariolées, les couleurs éclatantes, les coiffures hautes, enroulées de châles splendides : au poids de son costume il ajoute l'arsenal de sa ceinture, pistolets, couteaux et yatagans, le fusil qu'il porte en bandoulière, la longue lance décorée de flèches et de rubans sur laquelle il s'appuie ; mais pour les combats il prend soin de s'armer plus à la légère. Bagdad expédie dans les montagnes kourdes des tiges de bambous pour les lances et des peaux de rhinocéros pour les boucliers (4).

1. Polak, Persien, Das Land und seine Bewohner.
2. Indice céphalique des Kourdes : 0,86. Indice moyen, d'après Ernest Chantre : 0,81. 
3. James Greagh, Armenians, Koords and Turks.
4. Thielmann, Sireifzüge in dem Kaukasus.

Dans son voyage à travers les pays kourdes du plateau, M. Duhousset n'a pas remarqué de différence physique entre les chefs et la foule des cultivateurs qui labourent les champs kourdes ; mais les explorateurs et les missionnaires qui ont séjourné longtemps au milieu des tribus sont unanimes à reconnaître dans la plupart des peuplades kourdes, en Perse et dans la

[347] Turquie d'Asie, deux castes bien distinctes, appartenant probablement à des souches ethniques différentes : ces deux castes sont les kermani ou assireta, c'est-à-dire les nobles, et les gouran ou paysans. Ceux-ci, quatre ou cinq fois plus nombreux que les premiers dans le Kourdistan méridional, sont considérés, et probablement à juste titre, comme les descendants d'une nation vaincue et asservie (1) : on les appelle raya dans la Turquie d'Asie, de même que les autres serfs de la glèbe. Dans certains districts ils sont en effet des esclaves, obligés de cultiver le sol pour des maîtres qui s'arrogent sur eux le droit de vie et de mort. En aucune circonstance, ils ne peuvent s'élever au rang de guerriers : ils n'ont qu'à se soumettre à la destinée, à changer de maîtres quand l'issue des combats l'a ainsi ordonné. De leur côté, les nobles ou soldats se croiraient déshonorés s'ils se livraient à l'agriculture ; le seul travail pacifique permis à ces hommes supérieurs est le soin des troupeaux ; le pillage et la guerre, soit pour leur propre compte, soit comme mercenaires, sont les seules occupations dignes d'eux en dehors du métier pastoral ; en certains districts, ils se distinguent par le port d'un manteau rouge (2). Moins beaux en général que les Kourdes de la caste des gouran, ils ont des formes plus lourdes, des visages aux angles saillants, des yeux petits et enfoncés. Les gouran ont des figures plus douces, plus régulières et se rapprochant du type grec (3). Quelques familles de Tchinghianeh ou Tsiganes, en tout semblables à ceux de l'Europe, et les Tere-kameh, que l'on croit être d'origine turque à cause de leur idiome, vivent aussi parmi les Arméniens et les Kourdes. Les Tere-kameh habitent une centaine de villages près de la frontière persane.

Le dialecte diffère aussi bien que les traits. Les parlers sont aussi très distincts entre les tribus éloignées : un Kourde des montagnes de la Cilicie comprendrait difficilement un Kourde du Kopet-dagh. La structure commune de tous leurs dialectes est essentiellement iranienne ; le vocabulaire est enrichi de mots persans chez les tribus orientales ; chez celles de l'occident et du nord il abonde en termes arabes et turco-tartares ; les mots syriaques sont fort nombreux dans quelques districts ; en Transcaucasie, les Kourdes emploient des expressions russes ; le zaza, que l'on parle à Mouch et à Palou, offre quelques analogies avec l'idiome des Ossètes caucasiens. D'après Lerch, la langue kourde se divise en cinq dialectes, dont l'un, le kermandji, est parlé dans toutes les tribus à l'occident de Mossoul (4).

1. Moritz Wagner, Reise nach Persien und dem Lande der Kurden.
2. Millingen, Wild life among the Koords.
3. Rich, Narrative ofa Rendencein Koordistan.
4. Forschungen über die Kurden und die Iranischen Nordchaldar.

[348] Tous ces idiomes sont rudes, résonnant comme par une série d'explosions, mais ils ont moins de sifflantes et de gutturales que la plupart des langages que parlent les nations voisines. Quelques chants populaires, qui célèbrent les montagnes, les fleuves, les héros, sans longs développements poétiques, mais avec un sentiment profond, à cela se résume la littérature originale ; les missionnaires américains y ont ajouté la traduction de la Bible et de quelques ouvrages religieux. N'ayant pas d'écriture propre, les Kourdes se servent de l'alphabet arabe modifié par leurs voisins persans, et ceux qui s'élèvent par l'instruction abandonnent d'ordinaire leur propre langue pour celle des Iraniens ou des Turcs policés ; leur nom même, Kourdes, est d'origine persane et signifie « Forts » ou « Puissants ». Il est vrai que les Tartares dérivent ce mot de Gourd ou « Loup », se vengeant par cette étymologie ironique de la cruelle rapacité d'un peuple dont ils ont eu souvent à souffrir. Les Kourdes prétendent volontiers à une descendance arabe, et l'on peut croire qu'en effet un certain nombre de leurs chefs appartiennent à cette race de conquérants.

Baloutches ni Bédouins, Apaches ni Patagons ne dépassent les Kourdes des tribus guerrières par les instincts de pillage et l'art de les satisfaire. Le chef, dont le château fort domine comme une aire d'aigle l'entrée des gorges, entretient une bande de voleurs qui courent les chemins des alentours et lui rapportent le butin. Le vol à main armée est considéré comme l'acte honorable par excellence, mais ils méprisent la contrebande, qu'il serait facile d'exercer dans ce pays montueux où se rencontrent les frontières de trois États : ce trafic interlope leur parait au-dessous de leur dignité. Néanmoins ils profitent de cette juxtaposition des limites pour organiser leurs expéditions, tantôt dans un pays, tantôt dans un autre, de manière à faire peser la responsabilité sur leurs voisins et à mettre la frontière entre eux et les troupes qui les poursuivent. Qu'il s'agisse de satisfaire leur haine de race et de religion contre les Arméniens, ils sont alors dans leur véritable élément et se préparent joyeusement à des expéditions de vol. C'est pour éviter ces dangereux voisins que tant de districts arméniens se sont dépeuplés au profit de la Transcaucasie ; en mainte région des plateaux, les villes, les groupes de villages arméniens sont comme assiégés par ces pillards ; personne n'ose s'aventurer en dehors de la limite des jardins. Les peines terribles appliquées aux brigands, même le bûcher et le pal, n'épouvantent point les tribus, et souvent môme les poussent à de terribles représailles ; réprimées ici, les luttes recommencent ailleurs, obligeant parfois le gouvernement turc à des expéditions militaires. 

[349] D'après Polak, il existerait une secte kourde chez laquelle le vol serait sévèrement défendu sur les vivants, mais permis sur les morts, et les sectaires se croiraient autorisés par conséquent à tuer ceux dont ils convoitent la fortune. En temps ordinaire cependant, les voleurs kourdes respectent la vie humaine ; ils ne tuent point ceux qu'ils dépouillent et laissent même des vivres et des vêtements aux pauvres dans les villages qu'ils ont pillés. Toutefois le consul anglais Abott, ayant tenté de se défendre, fut bâtonné et laissé nu sur la route de Diyadin, au milieu de ses serviteurs épouvantés (1). Ils ne versent le sang que pour venger une insulte personnelle ou héréditaire ; mais, pour accomplir ce devoir sacré de la vendette, on les a vus s'attaquer et s'entr'égorger jusque dans la mosquée. Les chefs, auxquels les tribus obéissent aveuglément, tiennent table ouverte et rendent en festins les présents qu'ils ont reçus et les produits du pillage ; l'étranger est très bien accueilli quand il se présente en hôte. Pris en masse et malgré leurs mœurs guerrières, les Kourdes sont plus honnêtes et plus sûrs que leurs voisins d'autres races ; en général, ils respectent leurs femmes et leur laissent une beaucoup plus grande liberté que n'en ont les Turques et les Persanes, mais le travail incessant leur fait une existence des plus pénibles et l'on dit que fréquemment les mères, voulant épargner à leurs filles une vie aussi misérable que la leur, les font périr sitôt après la naissance. Toutefois les Kourdes n'ont jamais, comme les Tcherkesses, auxquels ils ressemblent à tant d'égards, vendu leurs jeunes filles aux pourvoyeurs des harems. Malgré toutes leurs qualités, les Kourdes sont menacés dans leur existence en maint district de la Perse et de la Turquie ; ils diminuent, et çà et là se fondent avec les populations environnantes. Les serfs paysans qui constituent la masse principale des habitants n'ont aucun intérêt à maintenir le lien qui lès rattache à la caste guerrière, et celle-ci est condamnée à s'épuiser par son genre de vie, qui est la lutte envers et contre tous : les haines religieuses contribuent à l'œuvre de destruction, du moins en Perse, car les trois quarts des Kourdes sont sunnites fervents, et les Iraniens, en qualité de chiites, croient bien faire en opprimant ou en tuant les hérétiques.

Dans cette contrée de passage où se sont mélangés les débris de tant de peuples, les cultes les plus divers ont laissé leurs vestiges ; une peuplade kourde du sandjak de Sert (Saërt) a même été signalée à M. Chantre comme n'ayant aucune religion. 

1. James Creagh, ouvrage cité.

[350] Parmi les tribus des plateaux arméniens et kourdes, on trouve non seulement des mahométans et des chrétiens de toute secte, mais encore des héritiers inconscients de l'ancien mazdéisme. Les Kizil bach ou les ce Têtes Rouges » — mot qui, dans l'Afghanistan et en d'autres contrées de l'Orient, s'applique à des gens de race persane — sont Kourdes pour la plupart : sur 400000 sectaires (1), 15000 seulement appartiennent à la race turkmène, et deux ou trois tribus se disent arabes. Les Têtes Rouges, dont les communautés principales vivent dans le bassin moyen de l'Euphrate, sur les bords du Ghermili et du haut Kizil irmak, sont comptés par les musulmans au nombre des sectes chrétiennes, parce qu'ils boivent du vin, ne voilent pas leurs femmes, pratiquent les cérémonies du baptême et de la communion (2). De tous les sectaires, les Kizil bach sont ceux que leurs voisins accusent le plus obstinément — à tort ou à raison — de célébrer des fêtes nocturnes où règne la promiscuité la plus complète : de là le nom de Terah Sonderan ou « Éteigneurs de Lumières» sous lequel ils sont généralement désignés (3). Le chef religieux des Kizil bach réside dans le Dersim, près du fleuve Mourad (4). D'autres sectaires abhorrés sont ceux que leurs voisins appellent « Adorateurs du Diable ». Les Kourdes Yezidi ou Ghemsieh, quoique fort peu nombreux, cinquante mille au plus, sont épars sur un espace très considérable : ils sont cantonnés principalement dans les montagnes de Sindjar au nord des campagnes de la Mésopotamie, mais il en existe aussi sur les plateaux de Van et d'Erzeroum, ainsi qu'en Perse et dans la Transcaucasie, près des rives orientales du Goktcha (5) ; une de leurs colonies s’était même avancée jusqu'au Bosphore, en face de Constantinople (6). Haïs, exécrés par leurs voisins de toute religion et de toute race, tantôt obligés de combattre, tantôt fuyant devant leurs persécuteurs, réduits par la famine et par les maladies plus encore que par le glaive, ils ont pourtant réussi à maintenir de siècle en siècle leurs pauvres communautés, sans avoir comme les Juifs le solide point d'appui que donnent un corps de traditions écrites, l'histoire d'un long passé d'indépendance : ils n'ont que leur foi et le souvenir des luttes de la veille pour s'encourager à celles du lendemain ; ils prétendent que leur grand saint, le cheikh Adi, écrivit un livre de doctrine, Aswat ou le « Noir », 

1 Taylor ne croit pas devoir les évaluer à plus de 250 000.
2. Taylor, Journal of the Geographical Society, 1868.
3. Peter Lerch, mémoire cité ; — A. Vambery, Allgemeine Zeitung, 27 déc. 1877 ; — Millingen, Wild life among the Koords.
4. Ernest Chantre, Tableau des tribus kurdes.
5. Moritz Wagner, Reise nach Persien und dem Lande der Kurden.
6. Von Hammer-Purgstall ; — Carl Ritter, Asien.

[351] mais aucun document ne prouve la vérité de cette assertion, inventée probablement pour se faire respecter par les musulmans (1). Nulle part ils ne vivent indépendants ; les Yezidi du Sindjar, Kourdes croisés d'Arabes qui depuis des générations vivaient en républiques autonomes dans leurs citadelles de rochers, furent en grande partie exterminés en 1838 ; on enfuma les grottes dans lesquelles la plupart s’étaient réfugiés ; les femmes furent vendues comme esclaves et les misérables débris des tribus durent accueillir des maîtres musulmans.

En comparant les récits des voyageurs qui ont visité les Yezidi dans les divers districts oh ils sont dispersés, on constate de telles différences, qu'on a cru devoir admettre des origines multiples pour les sectaires classés sous le nom d'Adorateurs du Diable. Dans le voisinage des Arméniens, ils paraissent se rattacher à la même souche ethnique et des documents précis mentionnent le milieu du neuvième siècle et un village du district de Van comme l'époque et le lieu où la religion, d'abord simple schisme du dogme arménien, prit son origine. Dans le Sindjar, au contraire, on attribue aux Yezidi une origine arabe et leur culte serait dérivé de l'Islam. En Perse, ils sont considérés comme descendant des Guèbres ; pourtant le nom même qui leur a été donné les relie au monde musulman, puisqu'il est celui de Yezid, le calife abhorré, coupable du meurtre de Housseïn, le petit-fils du prophète. Enfin, les tribus kourdes les confondent souvent avec les sectes chrétiennes des plaines inférieures et font sur les uns et les autres les récits les plus bizarres : il n'est pas d'abominations qu'on ne leur prête, pas de fantaisies qu'on n'imagine sur leur compte. Leurs cérémonies diffèrent suivant les pays : il en est qui baptisent leurs enfants et qui font le signe de la croix (2) ; en certains districts ils pratiquent la circoncision, ailleurs elle est défendue ; les jeûnes sont strictement observés chez les Yezidi voisins de l'Arménie, tandis que d'autres Adorateurs du Diable se croient libres de manger en tout temps ; ici règne la polygamie, là une monogamie stricte ; jadis la plupart étaient toujours vêtus de bleu, actuellement ils abhorrent cette couleur et sont voués au blanc. D'ailleurs, les sectaires persécutés ont dû, comme les hérétiques du chiisme persan, apprendre à simuler les cérémonies des cultes officiels : il n'est pas de saint chrétien ou musulman, sunnite ou chiite, qu'ils n'acceptent comme leur et qu'ils ne vénèrent avec une ferveur apparente.

Le lien commun entre les Yezidi de diverse origine et de cultes distincts est l'adoration du melek Taous, leur roi Paon ou Phénix, Seigneur de Vie, Esprit Saint, Feu et Lumière, qu'ils représentent sous la forme d'un oiseau à tête de coq, placé sur un chandelier.

1. Frederick Forbes, Journal of the Geographical Society, 1839. 
2. Azahel Grant, The Nestorians.

[352] Son premier ministre est Lucifer, l’étoile du matin, qu'ils n'ont cessé de respecter, malgré sa chute. Déchus eux-mêmes, disent-ils, de quel droit maudiraient-ils l'ange tombé, et puisqu'ils attendent leur propre salut de la grâce divine, pourquoi le grand foudroyé ne reprendrait-il pas son rang comme chef des armées célestes ? Peut-être même les prophètes Moïse, Mahomet, Jésus-Christ étaient-ils son incarnation ; peut-être est-il déjà remonté au ciel pour accomplir de nouveau, comme ministre suprême, les ordres du dieu législateur. Ils sont saisis d'horreur en entendant blasphémer le nom de l'Archange par musulmans ou chrétiens, et l'on dit que peine de mort est prononcée chez eux contre celui qui se servirait du nom de « Satan » ; ceux qui l'entendent ont pour devoir de tuer l’insulteur, puis de se tuer eux-mêmes (1). Ils évitent même toute combinaison de syllabes qui pourrait rappeler le terme d'insulte. Us accomplissent religieusement les ordres de leurs prêtres et nombre d'entre eux vont eh pèlerinage au lieu sacré du cheikh Adi, qui se trouve au nord de Mossoul, sur la route d'Amadiah ; leur pape ou cheikh-khan réside au bourg de Baadli, situé sur une roche escarpée, mais le sanctuaire est dans un autre village, Lalech, où vécut un prophète, le « Mahomet » des Yezidi : c'est là que se font les grandes cérémonies et que l'effigie sainte du melek Taous est exposée à la vénération des fidèles ; le matin, quand le soleil se lève à l'horizon, la foule des pèlerins salue la lumière en se prosternant par trois fois (2). Les voyageurs, même les missionnaires catholiques et protestants qui ont été accueillis chez les Yezidi et qui devaient naturellement frémir à la pensée d'être en présence des Adorateurs du Diable, sont unanimes à les représenter comme moralement très supérieurs à tous leurs voisins, nestoriens ou grégoriens, sunnites ou chiites. Ils sont d'une probité parfaite, destructeurs et pillards quand la guerre est déclarée, mais, en temps de paix, respectueux jusqu'au scrupule de tout ce qui appartient à autrui. Ils se montrent d'une prévenance sans bornes à l'égard de l'étranger, bienveillants les uns envers les autres, doux et fidèles dans le mariage, très appliqués au travail. Les poésies qu'ils chantent en labourant le sol ou en se reposant aux veillées du soir sont tantôt des fragments d'épopées qui célèbrent les hauts faits des aïeux, tantôt des strophes d'amour, pleines de sentiment, parfois aussi des invocations plaintives. « Le chacal ne déterre que

1. Taylor, Journal of the Geographical Society, 1868.
2. Niebuhr ; — Garzoni ; — Rich ; — Ainsworth ; — Rousseau ; — Forbes ; — Perkins ; — Wagner.

 [353] les cadavres, il respecte la vie ; mais le pacha, lui, ne boit que le sang des jeunes. Il sépare l'adolescent de sa fiancée. Maudit soit celui qui sépare deux cœurs qui s'aiment ! Maudit soit le puissant qui ne connaît pas la pitié! Le tombeau ne rendra pas ses morts, mais l'Ange Suprême entendra notre cri ! »

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