Childs effectua un voyage à pied de Samsun à Iskenderun en passant par Tokat, Sivas, Kayseri..., dans une période très troublée, juste avant la Première guerre mondiale. Il fait ici l'éloge du yaourt anatolien qu'il dégusta lors de son passage à Tokat (ville située à plus de 400 km à l'est d'Ankara, entre Samsun et Sivas).
Y a-t-il du yaourt, ai-je demandé. Oui, répondit sans délai ce patriote local, et il ajouta que le yaourt de Tokat était meilleur que celui de Silivri. Par cette affirmation, il fit une déclaration importante, car Silivri, sur la mer de Marmara, à proximité de Chataldja, produit le yaourt le plus estimé à Constantinople.
Ainsi, ils ont apporté du yaourt à ma demande. Et parce que je n'avais rien dit quant à la quantité, et qu'ils supposèrent que mon appétit pour cette nourriture devait être proportionnel au portefeuille anglais traditionnel, on m'en servit environ quatre quarts dans une bassine en cuivre étamé. Je pris ce que je voulais, et donnai le reste à Achmet, dont la reconnaissance eût convenu à une plus grande générosité.
Un peu plus tard je le vis avec un ami assis en tailleur devant la bassine, maniant de grandes cuillères de bois, plusieurs livres de pain à côté d'eux, et visiblement très heureux, même vus de dos.
Ce yaourt de Turquie mérite quelques mots en passant, c'est un aliment national qui plaît à tous. C'est l'aliment par excellence - non, il y en a deux, car le keshkeh, je pense, en est un autre, mais il n'est pas question du keshkeh pour l'instant - qui peut être approuvé sans réserve par un Européen. Un paysan d'Anatolie soupire de contentement,quand il s'assied devant un grand bol de yaourt frais et une miche de pain. Il a de bonnes raisons d'être satisfait, car même s'il était riche, il ne commanderait rien de plus agréable au goût, rien de plus nourrissant. Il ne doit absolument pas être confondu avec le vil acide vendu en Angleterre sous le nom de yaourt.
Il existe plusieurs sortes de yaourts d'Anatolie - à partir de lait de brebis, de buffles, de chèvres et de vaches ; le premier est le plus riche, et le second le plus abondant et peut-être le préféré. Faire du yaourt et le vendre est en soi un métier dans les villes turques ; mais dans les districts du pays, les paysannes ont cette connaissance. Vous pouvez voir un marchand de yaourt dérouler l'ensemble du processus dans son petit atelier. Vous le voyez chauffer le lait avec soin, l'amener à frémissement, puis le verser dans des bols de différentes tailles en fonction de la demande. Suit l'opération critique. Quand le lait refroidit, il doit détecter la bonne température à laquelle l'imprégner [pour la fermentation]. Il fait usage d'un thermomètre - son petit doigt ! - qu'il trempe sur le bord de chaque bol, repoussant soigneusement la crème, car il doit surveiller la présentation de sa marchandise. La bonne température atteinte, il introduit une petite cuillerée de yaourt ancien, toujours au bord, en prenant soin de ne pas repousser la crème, et lui donne un ou deux coup de cuillère. Enfin, il laisse tomber quelques graines noires dans le milieu de la crème, un charme contre le mauvais oeil. Lorsque les récipients sont froids, ils contiennent des yaourts prêts à l'emploi; une substance sans liquide, plus ferme que le fromage frais, et qui, pendant douze heures, n'a guère d'acidité.
C'est le yaourt anatolien, un aliment d'origine nomade, qu'un homme est heureux de manger deux fois par jour pendant un an et ne demandez pas de changement. Buvez du lait cru du pays et vous mourrez, c'est une certitude [sic], mais l'expérience montre que vous pouvez manger le yaourt partout sans craindre une maladie.
Extrait de Childs, W. J., Across Asia Minor on foot, 1917
traduction-adaptation © JMB 04-2011