VI Entrée à Samarkand - La forteresse - Installation - La mosquée du Gour-Emir, tombeau de Tamerlan.
Nous n'étions pas encore revenus de cette alerte, que notre équipage faisait son entrée à Samarkand; la première place de la ville fut traversée avec une rapidité telle, que je ne pus qu'entrevoir les ruines d'une magnifique mosquée.
Nous arrivons au grand galop à la porte de la citadelle. Cette forteresse est devenue célèbre par la courageuse défense de quelques Russes qui, à bout de forces, furent dégagés grâce à un renfort envoyé par le général Kaufmann. Elle avait été en partie détruite, mais on l'a reconstruite de fond en comble sur l'ancien modèle.
Tout cela fut entrevu à la course car notre yemchik, fier sans doute de montrer son talent de cocher, nous enlevait au triple galop. Il nous conduisit ainsi à un appartement que le général Ivanoff, le nouveau gouverneur de Samarkand, avait eu l'amabilité de nous faire préparer. Ce pied-à-terre était meublé simplement, mais constituait une sorte de palais pour de pauvres voyageurs habitués depuis si longtemps à se contenter du strict nécessaire.
Mon mari se rendit de suite chez le gouverneur, malheureusement absent, puis chez le baron A. qui le reçut de la façon la plus aimable et nous convia pour le soir même.
La baronne A. est une toute jeune femme, mariée à peine depuis deux ans; elle nourrissait un bel enfant. Née en Suède, elle est, comme les Suédoises en général, grande et blonde. Elle et son mari nous offrirent une hospitalité presque paternelle; ils exigèrent, à notre corps défendant, que nous vinssions dîner et déjeuner tous les jours chez eux. Nous acceptâmes, et je dois ajouter qu'il nous aurait été difficile de faire autrement car aux hôtels, il n'y faut pas penser; il n'y en a pas même un, si mauvais soit-il. Le caravansérail suffit aux indigènes.
Ce caravansérail est une grande cour où l'on dépose toutes les marchandises destinées à la vente la cour est entourée de galeries couvertes sous lesquelles les voyageurs trouvent un abri de corps de garde; avec une couverture les indigènes s'y trouvent bien, mais on conviendra que pour un mois de séjour nous nous y serions habitués difficilement.
Le lendemain, le gouverneur Ivanoff nous invita à dîner. La maison qu'il habitait à Samarkand était vraiment confortable; les chambres en étaient grandes et belles, et, quoique cette résidence ne puisse rivaliser par son luxe avec celle du gouverneur général à Tachkend, l'extérieur en impose beaucoup plus. Le surlendemain de notre arrivée à Samarkand, et après que mon mari eut rendu visite à toutes les autorités russes, nous nous mimes en campagne pour visiter les célèbres mosquées de cette capitale religieuse de l'Asie centrale. Nous prîmes une voiture. Les routes ombragées que les Russes ont construites dans l'ancienne ville sont très-belles et parfaitement entretenues.
Nous visitons d'abord le tombeau de Tamerlan, dans la mosquée de Gour-Emir, située tout près de la ville russe. Pour y arriver, il nous faut traverser une étroite ruelle où des maisons en terre, assez laides, contrastent singulièrement avec les beautés que nous allons admirer. En dehors des mosquées et des palais des Khans, il faut renoncer à trouver en Asie de beaux types d'architecture. Il est vrai que l'argile ou les briques en terre mélangée de paille et séchées au soleil, dont on se sert pour élever les maisons, offrent si peu de consistance, qu'elles ne se prêtent pas aux constructions solides et durables.
Après avoir passé sous une belle voûte flanquée d'un minaret, nous arrivons à la mosquée dont la coupole est particulièrement remarquable. Dans la salle centrale repose le grand conquérant mongol, en compagnie de ses fils et de son saint patron. Au milieu, une belle pierre noire, en jade, couverte d'inscriptions, ferme la crypte où se trouvent les cendres de Timour. Les cinq tombes sont entourées d'une galerie de marbre. Les murs sont recouverts de plaques en jaspe ornées d'arabesques et d'inscriptions ; quatre niches pompeusement décorées composent la coupole. Le sol est pavé en pierres. Du côté qui regarde la Mecque, se dresse une petite colonne. L'aspect sévère de l'intérieur, qui contraste avec les couleurs variées des murs de l'extérieur de la mosquée, tout à fait en rapport avec l'impression générale qu'un sanctuaire doit faire éprouver. Un escalier sombre conduit à la crypte sous les pierres tumulaires où se trouvent les véritables tombeaux. Dans cette crypte, des sarcophages en terre blanchie à la chaux correspondent aux étages supérieurs. A droite de l'entrée principale se trouve une salle où sont enterrées les femmes et les filles de Tamerlan; en tout huit tombes de grandeurs différentes. De chaque côté s'élèvent deux colonnes creuses, couvertes de faïences émaillées, et renfermant un escalier en spirale complètement en ruine. Les ornements de ces colonnes sont du même genre que ceux de l'édifice. Non loin de là se trouve une porte semblable à celle du mausolée et sur laquelle on lit cette inscription « Construite par l'humble esclave Mohamed, fils de Mahmoud d'Ispahan. »
VII Les medressés - Les minarets - Fabrication du papier - Queue de paon - Exclamations à propos de Samarkand - Marchands de glaces - Heinn et yok - Aspect général des villes de l'Asie centrale - Deux lévriers - Le tilla - Un Afghan - Les mendiantes lépreuses - Les Sartes - Khodja Akhrar - Le frère de M. Mirski - Poullad-Khan - Tombeau des femmes de Tamerlan - La forteresse. Le trône
Nous remontons en voiture. Une grande et large rue plantée d'arbres, animée de boutiques de toute espèce, nous conduit à la grande place de Samarkand appelée Righistân, la plus belle de l'Asie centrale. Les Russes l'ont pavée avec soin et ornée de candélabres à plusieurs branches. Non loin de là on trouve une station de voitures. C'est la seule place régulière que nous ayons vue dans une ville centrale asiatique. Là se dressent fièrement les trois grandes médressés de Tilla-Kari, Chir-Dar et Ouloug-Beg, ces deux derse faisant vis-à-vis et la première à gauche au milieu. Ce sont de superbes ruines, la troisième surtout, quoique les murs en soient délabrés et tout chancelants. Ces trois médressés sont couvertes de briques émaillées chacune d'elles a des cours spacieuses plantées de beaux arbres et entourées de cel1ules servant d'école et de demeure pour les mollahs. Le nom de Tilla-Kari signifie travail d'or, et, en effet, l'or se détache sur les briques émaillées où la couleur de la turquoise prédomine. L'effet de cette ornementation a dit être merveilleux sous les rayons brillants du soleil qui resplendit sous un ciel bleu. La turquoise est la pierre de prédilection des indigènes, on peut même dire que tout est turquoise dans ce pays, les pierres, le ciel et jusqu'aux monuments.
Dans cette médressé, un mollah encore assez jeune nous montre l'écriture de ses élèves. Leur papier ne ressemble guère au nôtre. Il y en a de trois espèces : verni, huilé et collé. On écrit sur le premier au moyen. On sait que les médressés sont des écoles où les enfants reçoivent une instruction complète. Telle que l'entendent les musulmans, à savoir l'étude du Coran, les institutions religieuses, etc.
d'un petit bâton de bois taillé en plume effilée; le second remplace les vitres; le troisième fait l'office d'enveloppes. Ils se fabriquent généralement avec les haillons de vieux kaftans de coton achetés au bazar à très-bas prix. On ne trie pas les chiffons; cependant les tissus de couleur sont employés de préférence à la confection du papier bleu qui sert à envelopper. Les outils employés pour cette fabrication sont un pilon mis en mouvement par des moulins à eau, un cylindre où sont enchâssées deux dents devant lesquelles sont placés deux leviers appuyés sur des traverses, des lavoirs où l'on procède à trois lavages, le moussoir, le cadre et le réseau; ces trois derniers outils sont affectés à l'apprêt. Le filet est tissé avec les fils de la lasiagrostis splendens, en langue indigène Tchia. Pour sécher le papier, on l'étale sur des murs tournés au midi et dont le revêtement en plâtre est très-uni. On applique les feuilles contre le mur; la chaleur étant intense, ces feuilles sèchent très-vite.
Tilla-Kari a été construite en 1020 (1618); elle a cinquante-six chambres, dans lesquelles habitent cent douze mollahs. Dans l'aile gauche est une mosquée à coupole élevée avec un escalier de marbre pour l'iman.
Ces médressés possèdent des propriétés inaliénables qu'on appelle vakoufs, données par Yalangtach et situées au sud-ouest de la ville de Katteh-Koürgane. Les deux médressés de Tilla-Kari et de Chir-Dar possèdent vingt-cinq lots de terre (onze mille tanap) [Note : Le tanap correspond à huit mille cent archines carrées et l'archine a soixante et onze centimètres], huit boutiques et un revenu de trente-huit mille tenga (30 400 francs) par an. La médressé de Chir-Dar a le sommet de ses portes décoré de deux lions ou plutôt deux tigres en briques émaillées et qui donnent leur nom à la médressé. Chir-Dar signifie « Deux Lions », mais, ainsi que je l'ai dit, il est plus exact d'écrire deux tigres, car le lion est inconnu en Asie centrale et la langue ne possède qu'un seul mot pour désigner ces deux espèces d'animaux. La façade est richement décorée d'une mosaïque en carreaux de faïence verts, bleus, blancs et rouges; elle a été bâtie en 1010 (1601) par Yalangtach-Bahadour.
En entrant dans la cour intérieure, on aperçoit au milieu de trois corps de hàtiments des portiques assez élevés, entre lesquels les cellules des mollahs apparaissent sur deux étages. La médressé possède soixante-quatre chambres, habitées chacune par deux mollahs.
La troisième médressé, Ouloug-Beg, possède aussi, comme Chir-Dar, deux minarets penchés à dessein, d'une élégance et d'une hauteur remarquables; leur inclinaison est telle, qu'on ne passe pas près d'eux sans un sentiment de crainte. Les deux tours sont revêtues d'un émail bien supérieur à celui de nos plus beaux émaux craquelés. Ouloug-Beg est beaucoup plus petit que les deux autres et n'a que deux étages; il possède seulement vingt-quatre chambres et quarante-huit mollahs. Sur le derrière est une mosquée qui a été détruite et rebâtie. Le plafond est en bois avec des colonnes également en bois et finement sculptées.
En visitant Ouloug-Beg, nous entrons dans des chambres où un vieux mollah à barbe blanche nous offre des amandes, des pistaches et du pain sarte. Ces chambres ressemblent un peu à des caves, sans autre issue que la porte, dont elles reçoivent le jour; une planche large et à distance du sol, recouverte d'un kachma (feutre) sert de lit à l'habitant de la cellule. Dans les murs sont pratiquées des niches où 1'on voit disposés pêle-mêle les livres sacrés et des fruits secs. Mon mari y achète une petite tabatière très originale, faite d'un fruit qui ressemble à la courge. Les revenus de cette médressé sont beaucoup moins élevés que ceux des deux précédentes; ce sont : un lot de terre (quatre cents tanap), deux bazars, deux cents onze boutiques, soixante et onze fournitures; total trois mille neuf cent cinquante tenga (3160 francs) par an. Les deux médressés ont été construites anciennement, mais les superbes émaux que nous admirons sur leurs ruines sont d'une époque bien postérieure.
Ouloug-Beg était petit-fils de Tamerlan et jouissait de la réputation d'un célèbre astronome. Quelle devait être belle cette Samarkand lorsque des hauteurs de ces minarets sveltes et élancés, le savant prince plongeait ses regards sur cette ville toute ruisselante d'émaux !
C'est à la vue des briques émaillée et des nombreuses photographies rapportéees de Samarkand par M. de Ujfalvy, qu'un éminent sculpteur, M. Emile Soldi, a reconstruit avec son imagination les splendeurs du Samarkand de Timour.
« Ne voyez-vous pas, comme dans un mirage, cette ville immense, dont les constructions, à terrasses basses et massives font ressortir au milieu d'elle, tout un ensemble d'édifices gigantesques dont les murs étincellent comme des diamants, s'élançant dans l'atmosphère ensoleillée avec la hardiesse de nos nefs gothiques, unie à l'aspect fier et massif d'immense donjon ? Leurs masses paraissent d'autant plus imposantes, qu'elles sont surmontées d'une série de petits dômes gracieux et environnées de minarets légers et brillants.
« C'est Samarkand la belle, la sainte, la belle, la capitale de Tamerlan. »
Pour nous qui ne voyons qu'un pâle reflet de ces antiques splendeurs, nous ressentons ce que Marco Polo éprouva à la vue de cette incomparable cité.
Que de souvenirs ces ruines n'évoquent-elles pas à notre esprit. C'est ici que le grand Macédonien souilla sa gloire en tuant de sa main un de ses meilleurs amis dans une heure de criminelle débauche. C'est encore ici que Dgingis-Khan rassembla ses formidables armées pour soumettre l'Orient et l'Occident à son puissant génie militaire; c'est par cette ville que passa Marco Polo, un des plus célèbres explorateur du moyen âge, pour se rendre à la cour de l'intelligent Koubilaï; c'est enfin Samarkand que choisit pour résidence l'illustre boiteux que l'histoire appelle Timour, et c'est dans cette capitale qu'i1 faisait ériger des hécatombes de têtes humaines en savourant avec délices les fruits parfumés de la vallée du Zérafchân.
Législateur horrible et pire conquérant,
N'ayant autour de lui que des troupeaux infâmes,
De la foule, de l'homme en poussière, des âmes,
D'où les langues sortai8nt pour lui lécher les pieds,
Loué pour ses forfaits toujours impies,
Flatté par ses vaincus et baisé par ses proies,
Il vivait dans l'encens, dans l'orgueil, dans les joies
Avec l'immense ennui du méchant adoré.
Que de transformations depuis la fondation de la depuis l'empire universel du conquérant mongol jusqu'à nos jours de lassitude et de décadence ! Tous ces magnifiques monuments tombent petit à petit en poussière, et le musulman sceptique et indolent ne remue pas un doigt pour arrêter le temps dans sa marche dévastatrice qu'il appelle la fatalité; comme autrefois, il passe des journées entières accroupi devant sa misérable demeure, fumant et se chauffant au soleil, contemplant en silence le changement qui s'opère à chaque minute. Ces mêmes hommes que vous voyez causer et troquer avec les soldats russes sont tout prêts à leur couper la gorge à la première car nous sommes tous pour eux des étrangers, des infidèles bons à jeter aux chiens; malgré leur servilité apparente, ils nous méprisent et nous regardent de la hauteur de leur superbe indifférence. Lorsque nous sortîmes de la cour de la médressé d'Oulou-beg, nous vîmes, au milieu de la place, des centaines de musulmans assis en rond autour d'un personnage à l'air très-animé qui leur racontait des légendes. Ils écoutaient avec attention et approuvaient par des signes de tête. Des marchands en plein vent des glaces avec de la neige et du miel ; pour trois quarts de kopeck on peut se procurer ce rafraîchissement (à Samarkand,comme à Tachkend, la glace n'est ni rare, ni chère; pour dix kopecks, ou trente-cinq centimes, on a un peu plus d'un kilogramme de glace; les montagnes voisines en fournissent abondamment). D'autres, adossés à un mur, se font raser la tête,; c'est une grande affaire pour un croyant; la religion lui en fait une loi, et jamais il n'oserait laisser pousser ses cheveux; les Tatres qui se permettent cette licence sont déjà à moitié russifiés; c'est probablement à cause de cet usage que les mahométans portent toujours une petite calotte qu'on appelle tibetéïka. M. de Ujfalvy prend à un marchand quelques petites pièces de trois quarts de kopeck et lui donne en échange quinze kopecks; celui-ci, malgré son indifférence habitude, ne laisse pas que d'être étonné. Mon mari demande à tous les passants s'ils sont Uzbegs, Tadjiks ou Kirghises, et selon qu'il a trouvé ou non leur nationalité, ils se contentent de répondre hein (oui) ou yok (non). Après avoir bien examiné cette place, ces médressés, cette foule bigarrée dont les khalats de toutes couleurs, les turbans et les tibetéïkas ondoyaient au soleil, étrange et pittoresque scène à jamais gravée dans notre mémoire nous reprîmes le chemin de notre habitation, songeant à ce que devait être Samarkand lorsque tous ces monuments étaient dans leur splendeur certes elle pouvait se parer du titre de reine de l'Asie.
Il ne faudrait point toutefois la comparer à nos villes d'Europe, auxquelles elle ne ressemble en rien. En général, les villes d'Orient ont l'aspect de grands villages groupés autour de la cité où est construite la forteresse et qui est entourée d'une vaste enceinte de jardins; toutes sont semblables par la forme, différentes seulement par la grandeur. Le centre de la ville-est la forteresse, qui se trouve d'ordinaire sur une élévation artificielle et entourée d'un fossé et d'un mur crénelé en terre glaise assez élevé. L'intérieur de la forteresse (Kouhoundouz) est occupé par des constructions et des abris où vivaient autrefois le beg, les soldats et un grand nombre d'habitants. Autour de la forteresse et de trois côtés s'étendent les faubourgs, percés de plusieurs portes; les rues sont étroites, sinueuses, et consistent en deux files parallèles de murailles, les maisons s'ouvrant toutes sur la cour. Il n'y a presque point de jardins, et rarement on y voit des arbres. C'est seulement dans les grandes villes qu'il y a des rues formées par des maisons autour du bazar. Dans cet endroit, le prix du terrain étant très élevé ne permet pas de construire de grandes cours. La mosquée moderne consiste, en général, en une galerie découverte avec de hautes colonnes en bois dont le plafond est couvert de peintures aux vives couleurs. A côté de cette galerie, il y a une autre mosquée pour les grandes fêtes et pour les offices d'hiver. Les rues du bazar sont les seules animées; là seulement se manifestent la vie et le mouvement de la ville, que partout ailleurs on pourrait croire abandonnée, les habitants restant toute la journée chez eux. Les médressés s'élèvent toujours auprès du bazar; elles sont toutes de forme carrée et possèdent une cour intérieure. Les résidences particulières sont entourées d'un mur en terre, elles comprennent un petit nombre de cours et de maisonnettes. Dans les plus importantes, il y a un grand bassin quadrangulaire ombragé de quelques arbres. La ceinture de jardins qui entoure la ville proprement dite est dix fois plus grande que la ville elle-même. Entre les jardins les rues sont plus larges; on n'y voit pas de maisons, mais seulement des murs de terre qui entourent les jardins.
L'aspect si triste de ces villes asiatiques devait faire ressortir encore bien les belles et élégantes mosquées de Samarkand.
Ce jour-là mon mari choisit parmi une douzaine de chiens turcomans, qu'on lui amena, deux des plus jolies bêtes que j'aie jamais vues de ma vie. Cette espèce est assez rare, même à Samarkand. Ce sont des lévriers (tazi) de taille moyenne et à poil ras. Leurs oreilles sont grandes, la queue et les pattes garnies de très-longs poils. Le chien était d'une couleur grisâtre très-rare, et la chienne café au lait. Ils étaient tous les deux très-jeunes; on les offrit à mon mari pour soixante-dix tillas d'or, quelque chose comme deux cent quatre-vingts et on les lui laissa pour le quart Cet écart entre la demande et l'offre montre combien il est nécessaire de marchander. On sait, déjà que le marchand musulman est avide et cupide à ces défauts et en dehors de son commerce, il joint la poltronnerie, la cruauté et l'hypocrisie, communes à tous les habitants des villes, d'ailleurs les gens les plus obséquieux du monde.
Le tilla est une monnaie d'or sarte, qui vaut quatre roubles; elle est belle et assez bien frappée: Le marché fut conclu avec le concours d'un Afghan qui était attaché à la personne du général Ahramoff. Cet homme avait un type superbe, qui plaidait en faveur de sa race; de grands yeux bruns, des traits forts et énergiques; sa barbe noire et fournie lui donnait un aspect sévère et peu encourageant.
Ajoutez-y une ceinture garnie de formidables couteaux. Comme il n'acceptait pas d'argent, mon mari lui donna pour silao (présent, pourboire) un porte-monnaie en cuir de Russie, fait en Angleterre; il en parut enchanté. Le mot silao est toujours bien accueilli ; il résonne à chaque pas, et pour le moindre service on réclame un présent.
Dans l'avenue qui conduit à la forteresse, les Russes ont une très-belle école. Comme je voyais pour la seconde fois des femmes qui demandaient l'aumône avec des enfants sur les bras, je demandai à mon cicérone, charmant officier russe, le prince de ... si elles n'avaient pas d'autre profession. « Non, répondit-il, ce sont des malades. Malades ? fis-je, mais elles n'en ont pas l'air. Elles le sont pourtant, car vous avez affaire à des lépreux qui ne peuvent entrer avec les autres habitants de la ville et ne vivent que de charité. » Ces femmes portent une coiffure spéciale qui les fait reconnaître; c'est une coiffe blanche formant voile en arrière et qui leur couvre le front. Elles habitent dans un petit village éloigné de la ville, se marient, ont des enfants et forment ainsi une colonie de lépreux. Peut-être y aurait-il acte d'humanité à interdire ces monstrueuses unions, qui perpétuent une maladie contre laquelle la médecine se reconnait impuissante. L'aspect de ces malheureuses me donnait froid dans le dos; je ne connaissais d'autres lépreux que ceux de l'Évangile et du touchant ouvrage de Xavier de Maistre. Je me crus transportée en plein Moyen-âge. Les yeux grands ouverts et fixés sur ces rebuts de l'espèce humaine, je me demandais si le mal contagieux qui les dévore ne pouvait être transmis à la population de Samarkand par l'intermédiaire de ces canaux d'irrigation où tous les musulmans vont faire leurs ablutions et qui alimentent les jardins de toutes les maisons et les bassins publics. Et penser qu'on peut boire de l'eau dans laquelle s'est lavé un lépreux!
Justement j'aperçois, dans un de ces canaux qui bordent de chaque côté une belle avenue donnant sur une des portes de la ville, des enfants qui se baiânent avec leur insouciance ordinaire. Près de cette porte est un large et grand fossé; au loin dans le fond apparaissent des maisons sartes.
En général, les Sartes pauvres se font assez souvent domestiques chez les Russes, mais ils sont malpropres et paresseux; malgré ces défauts, on les préfère, ainsi que les Tartares, même aux Russes, en ce sens qu'ils ne boivent jamais; leur salaire d'ailleurs n'est pas élevé, on leur donne toujours trop pour le peu qu'ils font. Les Sartes se nourrissent le plus souvent eux-mêmes, car ils répugnent à manger de la nourriture des chrétiens. Notre Sarte, par exemple, n'acceptait de moi que le café noir et refusait tout autre aliment. Un des jours suivants, nous nous rendîmes, en compagnie du prince M. à Khodja-Akluar, médressé située à sept kilomètres de la ville. Nous quittons Samarkand en passant près du tombeau de Timour et traversons un quartier de la ville compris dans un haut mur de circonvallation crénelé et bâti en terre. Une très-belle route, le long de superbes avenues, conduit à Khodja-Akhrar. Devant l'entrée principale de la médressé se trouve une place assez spacieuse. A gauche, on entre dans un parc charmant, où s'élèvent des tchinars (platanes) centenaires ombrageant une belle pièce d'eau; au fond, à gauche, le tombeau du saint Akhrar, entouré et masqué par un champ de seigle qu'on s'étonne de voir au milieu de cette médressé.
Des pierres tombales recouvrent les cendres du saint et de sa famille; celle du saint est la plus grande. Devant le tombeau, les mollahs se flattent d' entretenir un feu éternel qui, dans le moment où nous passons, est cependant éteint. Derrière ce tombeau monumental se trouve un vaste cimetière, où se font enterrer tous ceux qui considèrent le saint Akhrar comme leur patron. Nous revenons sur nos pas et nous longeons un vaste bâtiment à galeries couvertes, où les fidèles prient; les mollahs se promènent; des enfants nous suivent, espérant quelques kopecks. Dans une salle basse, qu'on peut aisément comparer à un trou, une vingtaine d'enfants apprennent à lire. Ils sont assis à terre, le long du mur, et répètent les passages qu'un enfant plus âgé leur lit dans le Coran. Ce bâtiment a été couvert de fort belles briques émaillées; j'en remarque une, entre autres, d'une couleur vert foncé, dont la teinte est superbe. Par une petite porte basse, nous entrons dans la cour de l'antique médressé; cette cour ressemble à celle des médressés Tilla-Kari et Chir-Dar. Ce n'est qu'à Samarkand que les ornements en briques émaillées, appliquées le long du mur, présentent de si belles dispositions. Il y a surtout des mosaïques de fleurs qui sont remarquables; nulle part je n'en ai vu de plus brillantes. Le bleu, l'orange et le vert le plus vif s'allient agréablement à un rose tendre qui colore les pétales de fleurs larges et épanouies; c'est un dessin que je n'ai trouvé nulle part avec une si grande variété de formes et une si grande richesse de coloris. Un garçon tadjik nous détacha, à l'aide d'une hachette, un assez bel échantillon, dont mon mari enrichit, tout joyeux, sa belle collection de céramique.
Pendant que nous revenons sur nos pas, notre cicérone, M. Mirzki, nous raconte l'histoire de son malheureux frère, qui a été fait prisonnier et mis à mort par les Kokhandais, lors de la dernière expédition des Russes. Deux officiers et douze cosaques avaient été surpris en plaine par un détachement de cinq ou six cents Kokhandais; ils purent construire un fortin et s'y défendre pendant quatre jours. Les Kokhandais, sous les ordres du fameux usurpateur Poullad-Khan, firent venir un canon et mitraillèrent cette vaillante poignée d'hommes. Dix furent tués sur place; les survivants, au nombre desquels figuraient l'officier Mirzki et deux autres soldats, tombèrent entre les mains de ces forcenés. Ils furent massacrés de la manière la plus horrible et pour ainsi dire déchirés vivants. C'est ainsi que les hommes lâches et sanguinaires de cette contrée reconnaissent le courage de leurs ennemis; la lâcheté et la cruauté s'al1ient toujours et caractérisent la dégénération d'un peuple. Abdourakhmân-Afto-batchi, le chef des Kara-Kirghises, avait fait autant de mal que possible aux troupes russes aussi longtemps qu'il les combattait, mais néanmoins il faisait distribuer du thé et du pain à ses malheureux prisonniers. Cet acte de magnanimité lui valut d'être chassé et persécuté par le féroce chef des Kokhandais. Les Kirghises, comme les montagnards de Schakrisebbs, se sont toujours conduits en combattants courageux, mais loyaux, et non pas en bêtes fauves. Le général Skobeleff tira vengeance de tant de crimes, lorsqu'il se fut emparé de Poullad-Khan. Ce misérable, condamné à la potence, prétendit qu'on n'oserait pas lui infliger un tel supplice, « car, disait-il, je suis un khan. Entre un khan tel que toi et un simple gredin, répondit Skobeleff, il n'y a aucune distinction à faire, » et l'arrogance de mon khan n'eut d'autre résultat que de le faire pendre sur l'heure, en place publique de Marghellèm, au milieu d'une foule considérable, curieuse de voir comment un khan tirait la langue. Nous avons visité le tombeau des femmes de Tamerlan, situé sur la place de Bibi-Khanym, à quelques pas de cette mosquée; il ressemble beaucoup, comme disposition, à celui de Napoléon Ier aux Invalides, mais par suite d'un effet du hasard, car la coupole s'est écroulée et a défoncé la voûte du tombeau. Les Russes ont pris soin de déblayer les décombres. Les mosaïques des murs, vertes, bleues, blanches, sont fort belles. De là nous nous rendons à la forteresse pour visiter le palais de l'Émir, aujourd'hui transformé en hôpital militaire. Ici l'on voit au milieu d'une grande cour le Kok-Tach, un trône en marbre couvert d'ornements; l'émir y prenait place quand il venait à Samarkand pour tenir son lit de justice, et quel lit de justice!
Ceux qui avaient encouru la colère du maître subissaient les peines les plus cruelles et les plus extraordinaires. Le prince avait fait creuser dans la terre de grands trous en forme de poire; on y enfermait les coupables; ils étaient souvent condamnés à y demeurer plusieurs mois, on avait soin de remplir la fosse afin de paralyser les mouvements de ces malheureux, on leur jetait quelque nourriture, tout juste assez pour qu'ils ne mourussent pas de faim. De ces antres où s'accumulaient les immondices et se multipliait la vermine, s'exhalaient des miasmes putrides, foyers d'épidémie dont l'indolence musulmane ne prenait aucun souci. Nous avons vu à Tachkend un brillant colonel russe, prince médiatisé de Chakrisebbs, qui avait passé deux mois dans une de ces prisons asiatiques.
Auprès de ce trône de pierre, qui n'est pas bleue, comme l'a dit le célèbre voyageur Vambéry, mais grise, nous remarquons un trou où les solliciteurs plaçaient des offrandes d'argent.
Les galeries de la cour sont couvertes; les salles et les chambres qui sont nombreuses présentent souvent une assez belle architecture. Ce sont toujours des plafonds à voûte dont les angles sont ornés de niches en encorbellement et se rapprochent beaucoup de l'architecture ogivale.
En sortant de la forteresse, nous apercevons à main gauche le tombeau des Russes tués à la fameuse défense de Samarkand, contre des forces plus de vingt fois supérieures.