Un beau récit de Joseph Michel Tancoigne, ancien élève de l'Ecole des langues orientales, interprète et bon connaisseur de l’Orient puisqu‘il voyagea aussi en Perse. Une grande partie est consacrée à la description de la Crète (Candie) au début du XIXe siècle.

Joseph Michel Tancoigne (1787-1855) étudia à l’Ecole des langues orientales, fut attaché comme interprète en 1807 à l'ambassade de France en Perse du général Gardane (Claire Barat, réf . ci-dessous), interprète et chancelier du consulat de la Canée de 1812 à 1814, et drogman-chancelier à Smyrne en 1833 et 1838 (Alexandre Massé, réf . ci-dessous).
On le trouve cité, en 1802, dans une "Distribution des prix faite aux élèves du Prytanée, collège de Paris par le citoyen Roederer", an X : il est mentionné comme né à Paris, comme "ayant approché des prix" de compositions en langue turque ("L'une de Turc en Français et l'autre de Français en Turc"), et comme "déjà couronné", donc ayant déjà reçu ce prix.
Il raconta ses voyages dans deux ouvrages :

  • Voyage à Smyrne, dans l'archipel et l’île de Candie en 1811, 1812, 1813 et 1814 suivi d’une Notice sur Péra et d’une Description de la marche du Sultan, Paris, Nepveu, 1817, VIII, 176, 148 pages. Une des planches du recueil est une grande gravure qui représente cette « marche du sultan dans les solennités des deux baïrams. » et qui fut souvent reproduite. 
  • Lettres sur la Perse et la Turquie d’Asie, Paris, Nepveu, 1819, 2 volumes, XIII, 302, 295 pp, 4 planches coloriées
  • Traduction du précédent en Anglais : A narrative of a journey into Persia, and residence at Teheran containing a descriptive itinerary from Constantinople to the Persian capital; also a variety of anecdotes, illustrative of the history, commerce, religion, manners, customs of the inhabitants, military policy of the government, &c. From the French of M. Tancoigne, Londres, W. Wright, 1820, 402 pages
  • Le guide des chanceliers, ou Définition raisonnée des attributions de ces officiers, appuyée du texte des lois, ordonnances et règlements, et d’extraits des instructions ministérielles les plus récentes sur la matière, Paris, Didot frères, 1847, xiv-103 p.

La version du voyage de Constantinople à Smyrne que nous reproduisons est extraite de la Nouvelle bibliothèque des voyages…, Paris, P. Duménil, sans date (1842), tome XI, pages 350-408

Sources

  • « J.M. Tancoigne se rendit à Sinope de retour d’un voyage diplomatique en Perse, à la suite du général Gardane, chargé en 1807 d’une ambassade auprès du Shah de Perse afin d’entretenir l’inimitié entre Persans et Russes, d’offrir un conseil militaire à la Perse et de préparer une expédition éventuelle vers l’Inde. »  in Claire Barat, « Voyageurs et perception des vestiges archéologiques à Sinope au temps de la représentation diplomatique française, sous le Consulat et l’Empire », Anabases [Online], 2 | 2005, Online since 01 July 2011, connection on 02 July 2017. URL : http://anabases.revues.org/1666 ; DOI : 10.4000/anabases.1666]
  • Alexandre Massé, « « Une place peu convenable » : Être chancelier d’un consulat de France (premier XIXe siècle) », Mélanges de l’École française de Rome - Italie et Méditerranée modernes et contemporaines [En ligne], 128-2 | 2016, mis en ligne le 18 novembre 2016, consulté le 01 juillet 2017. URL : http://mefrim.revues.org/2751 ; DOI : 10.4000/mefrim.2751]
  • Sur l’expédition Gardane en Perse : Vinson David, « « Napoléon en Perse » : genèse, perspectives culturelles et littéraires de la mission Gardane (1807-1809) », Revue d'histoire littéraire de la France, 2009/4 (Vol. 109), p. 871-897. DOI : 10.3917/rhlf.094.0871. URL : http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2009-4-page-871.htm

Texte du Voyage de Constantinople...

 Le 19 décembre 1811, nous nous embarquâmes à Constantinople, sur une sacolève (1), pour nous rendre à l'île de Scio. Bercés de la douce espérance d'y arriver en vingt-quatre ou trente heures, nous fûmes bientôt con vaincus que sur mer, et particulièrement en hiver, on ne peut guère calculer la durée d'un voyage.

La distance de Constantinople à Scio est d'environ trois cents milles ou cent lieues. Dans la belle saison, ce trajet peut se faire en deux jours - mais en hiver, les vents du sud et du sud-ouest régnant presque constamment dans le canal des Dardanelles, les navires sont quelquefois retenus pendant un mois entier dans la mer de Marmara.

Nous mîmes à la voile à une heure après midi, par un vent de nord-est frais, qui nous fit bientôt perdre de vue la capitale. Tout nous annonçait une heureuse traversée, et nous avions déjà reconnu, au coucher du soleil, les îles de Marmara, lorsqu'un coup de vent du sud-ouest nous contraignit de rétrograder et de battre la mer toute la nuit, l'obscurité et l'ignorance de nos marins turcs et grecs ne nous permettant point de nous rapprocher de la terre sans courir le risque d'y échouer. Le temps continuant à nous être contraire, nous mouillâmes, le 20 au soir, dans une petite baie voisine de Kutchuk-Tchekmédjé [Küçük Çekmece], à environ trois lieues de Constantinople.

Héraclée de Propontide [Marmara Ereğlisi]. — Le lendemain, nous allâmes chercher un nouvel abri dans le port d'Héraclée de Propontide. Nous séjournâmes dans ce bourg les 23, 24 et 25, retenus par les vents du sud et du sud-ouest, qui ne cessaient de souffler alternativement.

Nos provisions étant épuisées, par suite de notre faux calcul, nous résolûmes de nous adresser, pour les renouveler, à des caloyers ou moines grecs établis dans un vaste monastère situé sur une colline qui commande le port ; mais, soit égoïsme, soit mauvaise volonté, ces religieux inhospitaliers nous refusèrent assez brutalement quelques objets, que nous offrîmes même de leur payer au delà de leur valeur. Nous prîmes alors le parti de nous adresser aux Turcs, chez lesquels nous parvînmes à nous ravitailler complétement. Nous trouvâmes à Héraclée un baïrak, ou corps de deux ou trois cents [351] soldats asiatiques, avec leur drapeau, qui allaient rejoindre l'armée du grand vizir Jousouf-Pacha, sur les bords du Danube. Cette horde indisciplinée, qui venait de commettre, selon son usage, mille désordres dans ce bourg, ne nous laissa, pendant toute cette journée, que peu de liberté de nous écarter du rivage de la mer. Nous attendîmes leur départ, qui, à notre grande satisfaction et à celle des habitants, eut lieu le lendemain, pour parcourir les en virons. Nous y vîmes les restes d'une fameuse muraille en briques, autrefois bâtie pour préserver le territoire de Byzance des incursions des Thraces; les ruines d'un temple antique, et de vastes magasins souterrains, qui servent aujourd'hui de retraite aux bestiaux.

1 Sacolève, espèce de barque turque qui ne porte qu'un mât de misaine, trois voiles car rées, et mie grande voile latine à l'arrière. La grandeur disproportionnée de cette dernière occasionne souvent des accidents.

Dans la matinée du 26, nous sortîmes du port d'Héraclée. Un violent coup de vent du sud-ouest nous obligea de nous réfugier le soir même dans une petite anse hérissée de rochers, sur la côte d'Asie, et à peu de distance de Culaïa.

Les Dardanelles. — Le 27, à la pointe du jour, nous entrâmes dans l'Hellespont, ou canal des Dardanelles [Çannakale], dont la largeur est d'une demi-lieue; et nous passâmes bientôt à pleines voiles devant Gallipoly, au moment où cette ville célébrait, par une décharge d'artillerie, la solennité du Courban-Baïram (1). A midi, nous jetâmes l'ancre devant le second château d'Asie et la petite ville, où résident les consuls européens.

Il est difficile de voir un spectacle plus imposant que celui de l'Hellespont. L'Europe et l'Asie, séparées par un simple bras de mer couvert de vaisseaux et de barques voguant dans tous les sens, offrent au voyageur un des points de vue les plus pittoresques qu'il y ait peut-être sur le globe.

Nous donnons ici la description des lieux les plus remarquables de la côte d'Asie.

Vallée des Eaux Douces d'Asie.

Kyat-Khana [Kağıthane], que les Francs appellent la Vallée des Eaux Douces, est un charmant vallon, placé à la base d'une chaîne de collines, et situé entre Eyoub [Eyüp] et Hassa Kuï [Hasköy], le quartier des Juifs. Il est entièrement fermé de tous les côtés, et, vu des hauteurs qui l'environnent et qui sont froides et arides, il semble une immense émeraude. Au travers de l'herbe épaisse de la vallée, et sous l'ombrage de ses arbres magnifiques, coule le Barbyses, ruisseau limpide, mais peu considérable, sur les bords duquel s'élèvent deux des plus beaux édifices qui aient jamais offert un abri au prince comme au paysan. Le plus vaste est un palais d'été, dans lequel les favorites du sultan viennent, pendant les longs et brillants jours de la belle saison, oublier les contraintes du sérail, et changer leurs impénétrables appartements du harem

1. Les Turcs ont deux Bairams ou fêtes solennelles. Le premier, qu'ils nomment simplement Baïram, termine le Jeûne du mois de Ramazan, et dure trois jours ; le second, ou Courban-Baïram [Kurban bayrami] (fête des Sacrifices), a lieu soixante-dix jours après, et en dure quatre, pendant lesquels il est d'usage d'immoler des moutons, dont on distribue la viande aux pauvres, en commémoration du sacrifice d'Abraham.

impérial contre les frais ombrages et les tapis de verdure des jardins du palais ; se livrant aux douceurs du repos dans les kiosques étincelants d'or placés au bord de l'eau, ou au charme de la promenade dans de brillants arabas ' traînés par des bœufs d'une blancheur éblouissante.

Il ne faut pas croire cependant qu'indépendamment de tous ces plaisirs il soit permis aux belles sultanes de communiquer avec ce monde dont la jalousie les sépare avec tant de soin. Quand le harem doit se rendre à Kyat-Khana, un cordon militaire est établi le long des hauteurs qui dominent sur la vallée, et personne ne peut approcher des points qui entourent immédiatement le palais. On peut néanmoins entrevoir les belles prisonnières, lorsque, entièrement voilées, et suivies d'autres bateaux remplis d'une partie de la garde noire du palais, elles se promènent sur le Barbyses dans leurs magnifiques caïques.

L'endroit prend son nom de Kyat-Khana, qui signifie littéralement la Maison de papier, parce qu'une fabrique de papier fut établie dans la vallée, par un renégat nommé Ibrahim, dans l'année 1727, sous le règne d'Achmed III. Mais on ne tarda pas à l'abandonner, ainsi qu'une imprimerie montée par le même individu, par suite du refus que fit l'uléma d'autoriser l'impression du Coran, d'une trop haute sainteté à ses yeux pour être publié par les presses des infidèles. Les bâtiments et tout le matériel qu'ils renfermaient se trouvaient à peu près dans le même état de délabrement, lorsque le sultan Sélim, oncle et prédécesseur du souverain actuel, jaloux d'introduire dans sa nation un art si utile, ordonna que rien ne fût épargné pour le rétablissement de la manufacture et de la fabrique. Mais ces projets, ainsi que plusieurs autres qu'il avait formés pour améliorer le sort de ses sujets, restèrent sans exécution, et s'évanouirent à sa mort. Il ne reste plus rien de ces entreprises, et les bâtiments sont de nouveau devenus une résidence impériale.

Le petit édifice est un kiosque, appartenant aussi au sultan, et occupé accidentellement par les grands officiers du palais. Il est placé sur les bords du Barbyses, et les caïques glissent légèrement sous ses fenêtres, ou se font un passage au travers du feuillage touffu des arbres plantés sur l'autre bord, avec une rapidité qui étonne toujours l'étranger ; tandis que les habitants du kiosque, livrés à une fastueuse indolence, fument leurs pipes, respirant la fraîcheur délicieuse des eaux, et récréés par la vue des promeneurs en bateaux.

Considérée isolément, la vallée est délicieuse : la verdure y est d'une beauté que n'offre aucune autre partie de la cité. Dans le printemps, on y met les chevaux du haras impérial, et les magnifiques coursiers de l'Arabie y sont installés en grande pompe, attachés à des piquets à la manière orientale, et gardés par des Bulgares qui tendent leurs tentes dans la vallée, et qui, sous aucun prétexte, ne peuvent s'éloigner jusqu'à ce qu'ils aient été relevés de leur poste. Dans l'été, la vallée est un lieu de promenade pour toute la population :

1. Voitures turques.

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chaque vendredi, dimanche des Turcs, elle s'y rend pour jouir de ce que personne n'apprécie mieux que les Orientaux, d'un ciel pur, d'un limpide courant bordé de fleurs, de la plus belle verdure, et éclairé par les brillants rayons de l'astre du jour. Des voitures attelées de bœufs, et couvertes de draperies en soie de couleur, brodées d'or ; de riches arabas traînés par de rapides coursiers ; des caïques, dont le nombre et l'élégance de costume des rameurs indiquent le rang ou la fortune de ceux auxquels ils appartiennent, circulent avec rapidité ; tandis que l'épais feuillage d'arbres majestueux protége contre l'ardeur du soleil des groupes de dames couvertes de voiles blancs, et qui, accroupies sur des nattes ou des tapis, et entourées de leurs esclaves, passent des heures entières à écouter des musiciens valaques et bulgares, auxquels elles font donner quelques paras  pour les récompenser de leurs peines ; achetant des bouquets emblématiques que leur apportent de jeunes Bohémiennes aux yeux noirs; ou regardant les danses ridicules des Slavons, qui, au son d'une cornemuse qu'ils portent sous leur bras, exécutent des espèces de mouvements mesurés qui ressemblent assez aux pas d'un ours auquel on a appris à danser. Çà et là on voit quelques groupes de Grecs avec leurs costumes pittoresques. Plus loin, de charmants enfants, des individus qui vendent des rafraîchissements ou des sucreries, parcourent ces vertes pelouses, recevant un aimable accueil de tous côtés. En un mot, la vallée offre la scène la plus animée ; et la classe peu aisée, qui n'a à sa disposition ni voiture ni caïque, brave la fatigue et la grande chaleur pour venir prendre sa part des plaisirs de ce délicieux endroit.

La plupart des affaires publiques se font accidentellement à Kyat-Khana; et alors le brillant Barbyses est couvert des barques des pachas et des beys, qui volent sur les eaux comme des météores. Le haut personnage est soigneusement garanti des rayons du soleil par un parasol écarlate étendu, au- dessus des coussins sur lesquels il repose en fumant tranquillement sa pipe, par un esclave assis à l'extrémité du rapide canot, immédiatement derrière son maître.

La vallée de Kyat-Khana est la résidence favorite du sultan actuel, qui a dépensé des sommes considérables pour embellir le palais, et pour décorer les fontaines et les kiosques qui en dépendent. Mais il n'y a pas longtemps qu'elle fut entièrement abandonnée pendant deux années, par suite de la mort de l'odalisque favorite, qui mourut au palais subitement, dans la fleur de la jeunesse et de la beauté, durant une visite que lui fit l'empereur. Les regrets qu'il éprouva de cette perte furent si vifs, qu'il ne voulut pas revenir dans la vallée jusqu'à ce que le temps eût adouci sa douleur. Un joli mausolée, érigé à la mémoire de la favorite, avec une inscription en lettres d'or, et ombragé par des saules pleureurs, a été élevé sur une plate-forme carrée, en face des fenêtres du salon occupé par l'empereur; et la brise, en se jouant

1. Le para est la plus petite monnaie connue : il en faut dix environ pour faire un sou de France.

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au milieu des flexibles rameaux des saules, porte leur feuillage tout près des fenêtres de l'appartement. On dit que le sultan Mahmoud, qui passe pour être un poëte assez distingué pour un sultan, a écrit, à l'époque de son désespoir, une ballade touchante en l'honneur de celle qu'il pleurait. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'elle a été depuis longtemps oubliée, au milieu des beautés qui remplissent maintenant les appartements dorés du palais de Kyat-Khana.

Fontaine des Eaux Douces d'Asie.

La vallée de Guiuk-Suy [Göksu], dans une charmante situation à moitié route du Bosphore, et que les Européens appellent Eaux Douces d'Asie, doit son charme et sa popularité, comme le vallon de Kyat-Khana dont j'ai déjà parlé, à ce qu'elle est traversée par un joli courant d'eau fraîche qui, après avoir serpenté sous l'ombrage touffu des arbres qui le bordent, finit par porter son léger tribut aux ondes rapides du canal. L'Anadoli Hissari [Anadolu Hisarı], ou château d'Asie, est construit sur ses bords, et reporte péniblement l'esprit sur les tristes et sombres réalités de la vie ; car la nature a tant de charme à Guiuk-Suy, que l'étranger peut se croire transporté en Arcadie.

Les vendredis, sabbat des mahométans, la vallée est remplie d'oisifs qui fêtent cette journée : aussi le voyageur peut y observer les habitudes et le caractère des femmes turques mieux qu'il ne le pourrait faire partout ailleurs ; car, sur le sol asiatique, elles sont chez elles plus accessibles, et moins gênées par les restrictions imposées par leur croyance, que dans les autres environs de la capitale. Les voiles qui les couvrent sont fermés moins scrupuleusement; elles sont plus affables avec les étrangers, et elles font les honneurs de la vallée avec la politesse la plus gracieuse.

Toutes les classes se rendent dans ces lieux embaumés. Les sultanes se promènent sur les vertes pelouses, couchées nonchalamment dans leurs arabas dorés, traînés par des bœufs couverts de harnais brillants, et sur montés de rideaux de velours brodés en or ; les riches voitures des harems des pachas roulent avec rapidité, décorées de draperies élégantes, attelées de coursiers pompeusement caparaçonnés, et portant de jeunes beautés étendues sur des coussins de velours ou de satin, et souvent couvertes de châles d'une valeur très considérable. D'un autre côté, des femmes de beys, d'effendis et d'émirs descendent de leurs arabas, et s'asseyent sur des tapis de Perse, au doux ombrage des superbes érables qui sont en grand nombre dans la vallée; passant là des heures entières, les plus âgées avec leurs pipes, les plus jeunes avec leurs miroirs. De toutes parts se font et se rendent des saluts et des civilités, et les pâtissiers ambulants et les vendeurs d'eau font une riche récolte.

La fontaine de Guiuk-Suy est placée au milieu d'une double avenue d'arbres plantée sur le bord du Bosphore. Elle est en marbre blanc, construite sur un dessin élégant, et ornée d'arabesques travaillés avec soin. Elle sert de point de réunion aux oisifs et aux promeneurs de la vallée, surtout lorsque [356] autres pour ainsi dire, comme pour se disputer chaque ponce du terrain trois fois sacré qu'elles occupent.

Comme les Turcs sont imbus d'une idée superstitieuse, à laquelle ils ont une grande croyance, qu'à la fin du monde les mahométans doivent être chassés d'Europe, ils ont tous le désir d'avoir leur tombeau sur la terre d'Asie, pour préserver leurs cendres du contact du profane Giaour : alors, chaque année, la forêt de cyprès empiète sur les vignobles pourprés, et sur les terres couvertes d'épis dorés ; alors disparaissent successivement les vergers fleuris, et le gracieux maïs dont la brise agite le flexible et long feuillage. La faux du moissonneur, le couteau du vigneron ne servent plus à rien ; car ces moissons, fruit des travaux du laboureur, seront peut-être recueillies pour la dernière fois.

[Cimetière]

Il est d'usage qu'à l'enterrement d'un Turc, l'imam, ou prêtre, qui accompagne le corps, plante un cyprès à la tête et un autre au pied de chaque tombeau ; et, quoique le plus grand nombre de ces arbres périsse nécessairement par défaut d'air et d'espace, il en reste encore suffisamment pour en former une épaisse et sombre forêt. Dans quelques endroits, on a laissé des espaces ouverts pour donner un passage à l'air, et en même temps pour prévenir le danger de l'infection provenant des exhalaisons des tombes : mais la plus grande partie du cimetière est un vaste encombrement de morts, où les turbans en pierre placés à la tête des tombeaux, où les colonnes chargées d'inscriptions, s'élèvent comme des spectres, lugubres restes de ce qui n'est plus. De grandes leçons peuvent sortir de cette silencieuse et funèbre enceinte. Des tombes sculptées, et entourées d'une balustrade, surmontées soit d'une branche de rose pour désigner une épouse, soit d'un turban pour indiquer le chef de la maison, et ornées des mêmes emblèmes exécutés avec plus de soin, sont chargées de pompeuses inscriptions qui portent les noms et les titres d'une riche et puissante famille, couchée là séparément, et ne confondant point ses cendres avec des cendres plus communes : et cependant les morts moins aristocratiques qui sont placés de chaque côté ne jouissent pas moins qu'elle d'un sommeil profond et d'un repos éternel. D'un côté, la pierre tumulaire minée par le temps, et qui s'est abaissée peu à peu sur le sol qui à cédé à son poids, est à demi enterrée au milieu de l'herbe élevée : d'un autre côté, des colonnes brillantes de dorures, orateurs lugubres de la mort, n'ont point encore subi les atteintes de cette faux impitoyable qui a détruit les autres. Chaque année, cet ouvrage de destruction s'accomplit ; une génération succède à une génération, même dans cette cité de la mort : ici reposent ceux qui sont arrivés hier et aujourd'hui, et près de là il y a un espace suffisant pour ceux qui arriveront demain. Mais une émotion plus profonde encore se fait sentir dans le cœur de celui qui parcourt cette paisible enceinte, lorsqu'il s'arrête devant un groupe de colonnes assez élevées, sur montées d'un turban, et placées dans un petit carré couvert de dalles. Ces colonnes portent aussi les emblèmes de la mort, mais le petit bloc de granit [357] ou de marbre qui forme leur base n'indique point un tombeau : car, quel que soit le faible espace que chaque corps exige, le peu de place que l'on remarque ici ne suffit pas pour que les restes d'un être humain y soient convenablement déposés. Cette émotion qu'éprouve le voyageur ne le trompe pas, car ces pierres couvrent seulement les têtes de victimes, ou de leurs fautes, ou d'intrigues étrangères, dont le tronc déshonoré a été peut-être privé d'un lieu de repos. Ces personnages, conspirateurs trahis, hommes d'État qui ont échoué dans leurs expéditions, ou rivaux sacrifiés à la vengeance, ont été frappés au milieu de leurs rêves d'orgueil et de pouvoir, et n'ont pas même obtenu la tombe qui, cette fois au moins, les aurait mis de niveau avec leur espèce. Y a-t-il quelque chose de plus dérisoire que de voir, au-dessus de chacune de ces têtes mutilées, des turbans artistement sculptés, indiquant avec exactitude, par leur ampleur, leur forme et leurs plis, le rang de la malheureuse victime dont une faible partie est placée dans ce lieu; ironie perpétuelle d'autant plus amère qu'aucun nom n'indique à qui ils appartenaient! Là aussi se trouvent des tombes d'amour, jonchées de fleurs, et dont prennent soin le regret et la tendresse. C'est un adoucissement et un besoin de s'occuper de celles-ci, et d'oublier qu'une main, autre que celle qui dis pose des destinées humaines, a contribué à peupler ce cimetière ombrage de cyprès.

Chaque lieu de repos en Turquie a ses légendes superstitieuses ; mais celui de Scutari se distingue tellement par la poésie et quelquefois même par l'extravagance des siennes, que je ne peux pas me dispenser d'en dire un mot.

[Oiseaux du Bosphore]

Le Bosphore est fréquenté par des nuées d'oiseaux, à peu près de la grosseur d'une grive : leur plumage est noir, sauf sur la poitrine, où il est d'un bleu pâle. On croit que c'est une espèce d'alcyon ; mais comme les Turcs ne permettent pas qu'on les détruise, et qu'il serait dangereux pour un Franc d'en tirer un seul, les ornithologistes ne peuvent pas facilement vérifier le fait. On ne voit jamais ces singuliers oiseaux manger ou venir à terre. A peine se dérangent-ils pour laisser passer un calque, quand, ainsi que cela leur arrive quelquefois, ils volent très bas. Dans quelques occasions, ils s'élèvent un peu davantage ; mais, dans d'autres, ils laissent passer le bateau au milieu d'eux, sans paraître y faire attention. Ils volent rapidement et sans bruit de la mer Noire à la Propontide, où ils tournent un moment, et reviennent ensuite au Pont-Euxin. Arrivés là, ils y font encore un tour, et retournent à la mer de Marmara. C'est ainsi que, pendant des jours et des mois entiers, on les voit presque sans cesse aller et venir le long du canal, sans but apparent, sans se reposer, sans prendre de nourriture, et surtout sans se détourner en aucune manière de la route qu'ils suivent.

Il n'est pas arrivé une seule fois qu'on ait trouvé mort un de ces oiseaux ; et leurs habitudes sont tellement mystérieuses, tellement étrangères à celles des autres oiseaux, qu'on les a nommés âmes damnées, d'après une tradition, à laquelle beaucoup de Turcs ajoutent foi, que ce sont les âmes des méchants

[358]

dont les restes mortels occupent, à la vérité, une place dans le grand cimetière, mais dont la partie spirituelle ne peut pas se confondre avec les âmes des justes, qui jouissent d'une plus pure immortalité. Il y a une circonstance qu'on suppose avoir donné lieu à cette superstition : c'est que, pendant les tempêtes, lorsque ces oiseaux ne peuvent pas faire leur voyage ordinaire le long du canal, on les voit voler vers la forêt de cyprès pour s'y mettre à l'abri : et comme c'est alors seulement qu'on entend leur cri, les personnes crédules et superstitieuses (et elles sont en grand nombre dans l'Orient) disent que le son aigu qu'ils font entendre est un cri d'agonie, et qu'ils sont forcés, pendant toute la durée de leur voyage maritime, de se raconter les uns aux autres la série des crimes qui les ont privés du repos de la tombe, et les obligent à errer continuellement sur la surface des eaux.

[Scutari]

Mais, en faisant la description des particularités remarquables du grand cimetière asiatique, je ne dois pas omettre de parler de la Cité d'Argent de Scutari, dont il est une des plus belles dépendances. Ses brillantes maisons couronnent le gracieux promontoire qui termine la chaîne de montagnes servant de bornes aux rives du Bosphore du côté de l'Asie, et dont la base se plonge dans le bassin vaste et argenté de la mer de Marmara. On ne peut rien imaginer de plus magnifique que la position de la ville de Scutari, bâtie sur ce pittoresque promontoire, et projetant au loin, sur le miroir du Bosphore et vers la côte européenne, les ombres légères et élancées de ses minarets ; lorsque la côte escarpée, à la base de laquelle elle est placée comme une perle, semble reculer devant les vagues de la Propontide, recevant elle-même l'ombre du majestueux Bulgurlhu Daghi, qui dessine sur l'azur des cieux son front, quelquefois sombre et menaçant, présage de la tempête ; lorsqu'enfin les rayons du soleil dardent sur les flots qui roulent à ses pieds, et vers lesquels descendent insensiblement les jardins suspendus des principales habitations, qui forment sur les contours de la côte comme un feston de broderies gracieuses et variées, et dont le reflet produit sur les eaux des ondulations et des ombres fantastiques, que varie sans cesse une brise légère. Les groupes de maisons sont encadrés par une brillante végétation; les kiosques impériaux, peints des diverses couleurs de l'arc-en-ciel, donnent à ces côtes l'apparence d'un éternel printemps ; la verdure descend en masses touffues jusqu'aux bords des deux mers qui baignent la rive ; et enfin, à moins d'une portée de flèche du quai, se trouve la Tour de la Demoiselle [Kız kulesi], château petit et pittoresque, bâti sur un rocher de si peu d'étendue que les fondations en couvrent toute la surface, de sorte que l'édifice a l'air de flotter sur les eaux.

Cette petite forteresse, avec sa cour élevée et ses murailles crénelées, est aussi le sujet d'une légende qu'on rapporte ainsi : Un certain sultan, dont le nom est oublié, avait une très jolie fille, seul enfant que le Prophète lui avait accordé, et qu'il chérissait tendrement, comme son unique espérance. Belle comme une houri, gracieuse comme une déesse, aimable comme le [359] doux zéphyr d'été, quand il se joue au travers des jardins de rose de Nischapor, la jeune fille commençait à grandir, quand son père, plein de sollicitude sur ses futures destinées, voulut consulter un célèbre astronome. Celui-ci, après avoir parcouru avec attention les feuillets, peints en partie, d'un livre mystérieux dans lequel on pouvait lire le sort des humains, prononça cette effrayante prophétie, qu'à sa dix-huitième année la jeune personne deviendrait la proie d'un serpent.

Frappé d'horreur à cette affreuse nouvelle, le sultan fit construire Guz-Couli [Kız kulesi], ou la Tour de la Demoiselle, et y fit renfermer sa jolie fille, avec ordre de la séparer du monde entier jusqu'à ce que l'époque fatale fût passée, de manière à éloigner jusqu'à la possibilité du terrible événement qu'on craignait. Mais, dit la légende, qui peut se défendre de son sort ? qui peut échapper à son étoile ? Ce qui est écrit est écrit, et l'avenir a été dévoilé. La princesse trouva la mort dans un panier de figues fraîches venant de Smyrne, et parmi lesquelles était caché un petit aspic. Le jour où elle atteignit sa dix- huitième année, elle fut trouvée sans vie sur son sopha, ayant les fruits près d'elle : le reptile, pareil à celui qui porta la mort dans les veines de la reine Cléopâtre, gorgé du sang de sa malheureuse victime, reposait sans mouvement sur son sein.

Le conte est joli ; mais il existe une autre tradition qui présente avec celle-ci quelques différences, et qui dit que le serpent était caché dans les habillements d'un jeune prince persan, dont la curiosité fut excitée par les récits merveilleux qu'il entendait faire de la beauté incomparable de la jeune prisonnière, et qui se dirigea en caïque, pendant la nuit, vers les murs de Guz-Couli. Il réussit à avoir une entrevue avec la captive, gagna son cœur, et, au moyen d'une corde en soie et d'un bras vigoureux, il allait l'enlever de sa prison, lorsqu'arriva la crise fatale qui avait été prédite. Entre ces deux versions d'un événement historique, le lecteur a le choix.

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