Jules Nicolas Théodore Cahu, dit Théo-Critt, (1854-1928), militaire et écrivain français, est l'auteur de très nombreux romans, militaires, humoristiques, d'anticipation etc Il fut candidat des boulangistes à la députation." Il voyagea en train de Paris à Istanbul et fit le récit de ce voyage.
Il fut décoré de l'ordre de l'Osmanié, du Medjidie… (Who's Who, 1910)
Il est l'auteur de très nombreux ouvrages et articles, dont trois qui concernent la Turquie. Sa connaissance du pays n'est pas très précise comme en témoignent ses préjugés ou parfois ses erreurs (sur Sainte-Sophie par exemple). Il a des contacts dans l'administration, mais, pendant tout son séjour, il passe par l'intermédiaire d'un interprète. Ses descriptions, si l'on en oublie les jugements de valeur et le ton presque perpétuellement négatif, sont toutefois précises.
Il ne montre aucune empathie avec la population turque. Ajoutons un antisémitisme caricatural typique de la droite de cette époque.
- Vingt Jours de Paris à Constantinople, illustré de 160 dessins, Paris, May & Motteroz, (1900), Collection des guides-albums du touriste, 22,5 x 14 cm, 154 pages (inspiré de Des Batignolles au Bosphore)
- "Les armées étrangères - Turquie", article, Revue bleue, 1889
- "L'Europe en armes en 1889 : étude de politique militaire", livre, 1889, pages 101-131 (Turquie)
Des Batignolles au Bosphore.
Paris, E. Dentu, 1890
In-16, 376 pages, figures dans le texte, couverture illustrée
Nous reproduisons ci-dessous le texte consacré à Edirne et à Istanbul qui va des pages 180 à 343. Entre crochets, nous indiquons la pagination.
CHAPITRE X
DE SOPHIA A CONSTANTINOPLE
[…]
[Edirne]
Le train reprend sa marche. A quelques kilomètres de Moustafa-Pacha, première station turque, nous franchissons la frontière. Elle est simplement marquée par un petit cours d'eau qui, silencieusement, sans se douter de son importance, coule au bas d’un coteau, dernier contrefort des montagnes dont on se sépare définitivement. La neige a complètement disparu. Plus rien à noter jusqu'à Andrinople où j'arrive vers trois heures du soir. La ville est à huit kilomètres de la gare. De loin, elle paraît pittoresquement assise en amphithéâtre. Ses minarets, immenses cigarettes à bout pointu, s’élancent, gais et légers dans les airs, pendant que ses dômes reçoivent les rayons d’un soleil plus hospitalier qu’à Sophia. Je saute dans une voiture, croyant arriver en quelques minutes à la ville, mais ces dix kilomètres à parcourir me demandent près d'une heure. La route est affreusement défoncée, il y a de la boue jusqu'au poitrail des chevaux et pendant qu'une roue tombe dans une fondrière, l’autre grimpe sur un talus. On croirait qu'une armée entière n'a cessé de passer sur cette route depuis six mois. Jamais on ne la répare. Cependant il n'y a pas d'autre chemin pour aller de la gare à la ville. Les Turcs n'y regardent pas de si près. [181]
Enfin, ma voiture passe la Maritza sur un pont au milieu duquel se trouve une petite chapelle ; elle traverse les cimetières, et je descends sur une place d'Andrinople. Mal pavée, mal bâtie, horriblement boueuse, avec des rues étroites et tortueuses, la ville perd chez elle tout le charme qu’elle répand de loin. Elle ne se fait pardonner cette puanteur et cette désillusion que par la vie, le mouvement, l’animation qu'elle renferme. La variété des costumes surtout est bien faite pour séduire et faire oublier le décor où se meut une population à la fois sordide, étrange, toujours pittoresque. Ce sont des Bulgares avec leur grossier sayon et leur bonnet en fourrure, autour duquel est cumulé un turban en grosse laine noirâtre ; des Arnautes [Albanais] portant une veste brodée, garnie de boutons de cuivre et sans manches sur leur torse nu ; les juifs reconnaissables à leur longue robe doublée de fourrure, leur calotte noire et aux traits anguleux ; les Turcs de la réforme, en redingote noire et fez rouge ; les vieux Osmanlis, en turban évasé de couleurs éclatantes, la veste descendant à peine au-dessous des bras, ornée dans le dos d’un immense pot de fleurs, et le large pantalon bleu ; les Persans au grand bonnet d'agneau noir d’astrakan, aux moustaches hérissées comme celles d'un chat en colère ; les femmes turques drapées du yachmack blanc, du feredji de couleur claire, quelques-unes [182] même ayant remplacé, ô maudite civilisation ! leurs petites bottes en cuir jaune d'or, par d’affreuses bottines comme en portent les habitués de nos bals publics. A toute cette foule orientale, il faut mêler quelques Occidentaux, ayant des vêtements à coupe française et le chapeau mou sur la tête. Ils sont laids, mais ne déparent pas le tableau. Ils servent au contraire à mieux montrer les beautés artistiques de ces costumes, dont nous avons le grand tort de nous servir seulement à l’époque du Carnaval. Toutes les grandes artères sont bordées de boutiques ou plutôt d’alcôves à mi-hauteur, où se tiennent les marchands, accroupis ou couchés, fumant ou dormant, ou bien encore roulant sans cesse sous leurs doigts le « comboloio », espèce de chapelet turc, composé de cent grains, qui correspondent aux cent noms ou épithètes d’Allah. Avec la main, le marchand peut atteindre tous les angles de sa boutique. Les acheteurs se tiennent en dehors.
Rien de moins luxueux que ces magasins formés d'un trou carré pratiqué dans une muraille. Là pourtant, sont entassés pêle-mêle et sans ordre, parfois de belles marchandises, des étoiles précieuses, des ornements en or et en argent, des fourrures de prix, etc., car le marchand turc ignore totalement l’étalage, ce grand art industriel, poussé à un si haut point par son confrère de Paris. [183]
Au milieu de ces quartiers marchands, se trouve le grand bazar d’Ali-Pacha, dont l’aspect extérieur n'offre rien de monumental : ce sont de hautes murailles grisâtres, que surmontent de petits dômes de plomb mamelonnant le toit plat de l'édifice, et d’où tombe intérieurement un jour doux et vague, plus favorable au marchand qu'à l’acheteur. Que d'objets curieux et divers dans ces magasins, étranges surtout pour l'oeil d'un Européen. Ici, des flacons d'essence de rose dans leurs étuis de cristal, taillés à facettes dorées ; des chapelets de jade, d’ambre, de coco, d’ivoire ; des miroirs avec leur encadrement en argent repoussé ; des écharpes en soie rayée de Brousse ; les tapis et les châles de Perse, dont la broderie imite à s’y tromper les palmes du cachemire ; les tentures de Pirot aux tons éclatants ; les poteries des Dardanelles aux formes sveltes, toutes couvertes d'ornements dorés ; les tabourets incrustés de mare pour poser le café ; les vieux plus en cuivre, couverts d’inscriptions en caractères turcs, de villes et de passages fantastiques ; les microscopiques zarfs, ou coquetiers, supportant les tasses à café, en filigrane d'or ou d’argent, en cuivre émaillé ou guilloché ; les cloches de narguilé en acier ou en argent ciselé ; les tasses de Chine ou du Japon ; des pantoufles et des blagues à tabac en légère trame d’or et de soie. [184]
Là, les fines chemises en soie crêpée aux raies opaques et transparentes ; des mouchoirs brodés de soies éclatantes et de paillettes dorées ; des pelisses doublées de martre ou de zibeline ; des vestes toutes garnies de soutaches ; des dolmans roidis d'or ; des brocarts ressemblant à l’étoffe d’antiques chasubles ; des babouches extravagantes à bouts retroussés et pointus, piquées, pailletées, passementées, relevées de houppes de soie, en un mot, tout le luxe fabuleux de ces pays du soleil, que nous entrevoyons comme les mirages d'un rêve, du fond de notre froide Europe.
[La mosquée Selimiye d'Edirne]
Andrinople ne possède pas seulement des costumes variés et un riche bazar. Elle a d’admirables mosquées. L'une d'elles, seule, suffit à motiver un séjour dans la ville. La mosquée de Sélim, située sur un des points les plus élevés de la ville, est dans le monde entier l'un des plus beaux monuments dédiés à l'islamisme. Les guides l’affirment, les notices le constatent, je suis incapable de contredire ou d’approuver. Les comparaisons à faire ne sont pas faciles et je préfère m'en rapporter aux livres. Cette mosquée est d’ailleurs une véritable merveille. Ses quatre minarets sont d'une grande hardiesse ; [185] ses nombreux dômes offrent un superbe coup d'oeil et l’aspect entier de cet édifice est imposant. Pour entrer, je quittai mes bottines, je les pris à la main et je pénétrais dans l’intérieur après avoir soulevé la lourde portière de cuir protégeant la porte. A l’intérieur, sur les murs de haut en bas, des faïences artistiques ou des versets du Coran. Sur le sol en tous lieux, des nattes et des tapis de prière ; des lustres et des girandoles de lampions en verre blanc sont suspendus d'un pilier à l’autre ainsi que sous chaque dôme. La mosquée est déserte. Ce n'est pas l'heure de la prière. Seul, dans un coin, un prêtre est accroupi devant un énorme Coran. Il lit à haute voix, avec une rapidité extrême, en psalmodiant. On dirait le bourdonnement continu de plusieurs ruches d’abeilles, et pendant sa lecture, sans s'arrêter, sans le moindre repos, il se balance d'avant en arrière, en frottant la paume de ses mains le plat sur le dessus de ses cuisses. Puis il change son mouvement et prend le tic de l'ours, toujours lisant à haute voix. J’avais le désir de rester plus longtemps pour examiner à loisir les détails intérieurs de cette mosquée ; mais le jour commençait à baisser, l'ombre augmentait rapidement, je me bornai à rester adossé contre un pilier pour examiner l’homme accroupi devant son Coran.
[186]
La chute complète du jour ne le troubla en aucune façon. Il continua à se frotter les mains sur les cuisses, à se balancer d’avant en arrière ou de droite à gauche et à tourner les versets du Coran avec la même impassibilité, le même bourdonnement. Pour sortir, je soulevai la lourde portière de cuir qui cache la ponte comme il en existe à toutes les églises d’Italie. Dans le vestibule, je remis mes bottines. C’était encore trop tôt, je n'étais pas assez respectueux paraît-il, car deux Turcs, leurs chaussures à la main, [187] les pieds mal cachés par des soupçons de chaussettes, m’apostrophèrent vivement et je fus poursuivi par leurs malédictions jusque dans la cour de la mosquée. Le départ du train pour Constantinople ayant lieu le lendemain matin vers huit heures, je préfère retourner près de la gare, afin de passer la nuit dans un hôtel dont l’extérieur m'a semblé sinon confortable, au moins à peu près propre et qui se trouve à deux pas de la station. Avant de repartir, j’entre dans un café. Il regorge de monde. Le luxe est inconnu ; des tables et des bancs en bois, quelques tabourets en paille, défoncés, troués, boiteux. Dans un coin de la salle, une espèce de fourneau où, sur de la cendre cachant des charbons à moitié éteints, le maitre de l’établissement fait à la minute le café que demandent les consommateurs. Quelques lampes fumeuses jettent une lueur jaunâtre sur les visages. Peu de bruit, mais un nuage lourd, épais, étouffant. Tous les Turcs fument. Les uns immobiles, l'air béat, la physionomie morne, ont à la main le long tuyau du narguilé. Si, de temps à autre, ils ne le portaient à leurs lèvres, on pourrait se demander si ce ne sont pas des personnages en cire. Les autres grillent la cigarette en jouant aux cartes. Presque tous boivent du mastic en mangeant de la carotte confite dans un sirop abominablement mauvais. [188] Tel est l’un des beaux cafés de la ville d'Andrinople. Je m’enfuis bientôt à demi asphyxié, avec des nausées violentes, je monte dans une araba et je parviens à faire comprendre au cocher de me conduire à la gare. Alors je parcours de nouveau cette route, secoué par des cahors invraisemblables, le cheval enfonçant dans la boue qui, avec le froid du soir, recommence à se durcir. A chaque pas, le pauvre animal est obligé de faire de violents efforts pour retirer la voiture du marécage où elle s'enfonce. Nous avançons si lentement, que bientôt je préfère descendre et continuer la route à pied. Sans ce moyen héroïque, j’aurais sans doute manqué mon train le lendemain.