Extrait de Beauregard, Aux rives du Bosphore, 1896.
CHAPITRE VII. LE SÉLAMLIK
Vendredi est un grand jour, à Constantinople : c'est le jour sacré, pour les musulmans. Comme Calife, le Sultan doit se rendre à la mosquée, chaque vendredi, pour y faire la prière officielle : puis, tandis que, dans leurs tékés, les derviches tourneurs se livrent à leurs exercices chorégraphiques, la population musulmane s'en va chercher à la campagne, et, en particulier, aux Eaux-douces d'Europe, le repos et les distractions dont elle est privée, les six autres jours de la semaine. Le lendemain, samedi, c'est le tour des juifs, juifs des bazars grands et petits, et juifs de la zone de Balata où ils sont parqués, comme dans un ghetto, aux rives de la Corne-d'Or, en leurs noires et humides masures qui, branlantes sur leurs pilotis inégaux, semblent menacer, à chaque instant, de s'effondrer dans la mer. Et enfin le dimanche, qui ramène, pour les catholiques, Latins de Péra et Grecs du- Phanar, le jour du repos du Seigneur, introduit, à son tour, dans la population de la capitale, une nouvelle interruption d'affaires et une troisième cessation du travail ; si bien que, tout compte fait, un bon tiers de la semaine est employé, à Constantinople, à se reposer. Mais c'est le vendredi surtout qui est favorable pour étudier les moeurs publiques des Turcs et leurs [240] coutumes sacrées ; et c'est le vendredi en particulier qui, en ménageant aux étrangers le spectacle de l'imposante cérémonie du Sélamlick, leur permet de voir de fort près S. M. le Sultan, et d'assister à un magnifique déploiement de puissance militaire et de pompe religieuse.
Toutefois, ce spectacle est, comme la visite du Trésor et des Palais Impériaux, réservé seulement à quelques privilégiés. L'autorisation d'y assister s'obtient exclusivement sur la demande des ambassadeurs et, lorsqu'elle a été accordée par le sultan, un cava de l'ambassade est chargé, après vous l'avoir notifiée de venir vous prendre à votre hôtel, de vous accompagner au palais d'Yldiz-Kiosk, et de vous en ramener. Un vendredi donc de septembre 1895, vers midi, un cava de l'ambassade de France et moi, nous partions, en landau découvert, du grand Hôtel Bristol, et, par la grande-rue de Péra, nous nous dirigions vers la colline d'Ortakeuï, où émerge, des arbres d'un admirable parc, le « kiosque de l’Etoile », Yldiz-Kiosk [Yıldız Köşkü], qui pose, au milieu des squares verdoyants, sa blanche tache de marbre. L'édifice se dresse superbe, et rempli d'élégance : percé de larges baies ogivales, surmonté d'une coupole ajourée qu'entourent de légères galeries, accosté d'un minaret svelte au chérifé décoré de sculptures et de pendentifs, il témoigne du goût architectural de S, M, Abd-ul-Hamid II, le sultan actuel, qui l'a fait construire. Le parc s'étend sur tout le versant oriental de la colline, et recèle, dans ses mystérieuses profondeurs, une foule de kiosques séparés, d'une suprême élégance et d'un luxe éblouissant, que le padishah réserve à ses hôtes princiers. Une magnifique chaussée descend, par des courbes gracieuses, jusqu'à la grand rue de Béchiktach [Beşiktaş], et conduit, à mi-chemin, à la Mosquée Hamidieh, dont la construction toute récente fait face à l'entrée principale du Palais : là, des grilles d'un joli dessin, surmontées, de distance en distance, de grosses lanternes rondes, entourent le jardin vallonné qui encadre la mosquée elle-même. C'est par cette voie triomphale, qui n'a guère plus de deux [241] à trois cents mètres, que nous allons voir bientôt défiler le cortège impérial.
Sur le bord même de cette avenue, à quelque distance du palais et exactement en face de la mosquée, s'élève un petit Pavillon sans style, composé d'une salle et de deux petits salons, et précédé d'une terrasse ombragée par deux arbres, mais dépourvue de toute espèce de balustrade : c'est le pavillon réservé aux étrangers de marque que le Sultan a daigné admettre, sur la présentation de leur ambassadeur respectif, à la fête du Sélamlik; quelques maitres des cérémonies, en costume d'apparat, leur en font les honneurs. Chemin faisant, nous rencontrons les soldats des régiments qui, musique en tête et fanon déployé, se rendent de leurs casernements à la parade : sur tout le parcours, mais, spécialement, à mesure que nous approchons d'Yldiz-Kiosk, l'animation devient extrême : les voitures se rejoignent, à la file, et les chevaux sont obligés de prendre le pas; sur les portes, aux balcons et aux fenêtres, ce sont de vraies grappes humaines. Nous arrivons enfin, à midi et demie; et, tandis que landaus et équipages vont se ranger, à l'ombre; dans les rues adjacentes, sous la surveillance des agents de police chargés du service d'ordre, je pénètre, suivi de mon cava, à la tunique chamarrée d'or, dans le Pavillon des étrangers, et je remets, au Maître des cérémonies, qui m'accueille le plus gracieusement du monde, ma lettre d'invitation. Déjà les salons sont encombrés de visiteurs de marque : dans l'un d'eux, j'entrevois la silhouette violette de S. G. Mgr Bonnetty, qui cause avec son secrétaire et avec un abbé de Paris, vicaire à S. Louis d'Antin. Mais il y a encore de la place, sur la terrasse : sous l'un des deux arbres qui y croissent, je me poste à souhait, à l'ombre, pour contempler le spectacle qui se prépare; et bientôt, le sculpteur parisien, M. de Saint-Marceau, et son fils, m'y rejoignent. C’était temps.
Voici en effet les troupes qui déjà débouchent, par [242] toutes les artères aboutissant au-dessous de la mosquée. Bientôt, toutes les « armes » se trouvent représentées autour de l'édifice : les zouaves, avec leur double variété de zouaves à fez, ou festi-zouhafs, et de zouaves à turbans verts, ou saryqly-zouhafs (1) ; les fantassins ; les turcos ; les artilleurs; les marins eux-mêmes, vêtus de noir, coiffés de rouge et munis du col bleu rabattu traditionnel, le sabre d'abordage à la main. Tous défilent, au son des clairons ou des trompettes, sous les ordres de leurs officiers en grande tenue, et font les évolutions nécessaires
FIG. 41. - La cérémonie du Sélamlik.
Pour occuper leur poste respectif dans les allées tournantes et ombragées, qui séparent les murs du parc d'Yldiz-Kiosk du square de la mosquée. A son tour, la cavalerie met pied à terre et s'aligne, au bas de la colline, comme pour couper les communications avec la partie de la ville à
(1) Les zouaves à turbans verts, gardiens du Palais, forment la garde impériale du Sultan, et sont regardés comme d'élite. Désireux de s'assurer leur dévouement le plus Sultan a soin de les faire tenir irréprochablement
[ 243] laquelle elle est adossée. En quelques minutes, la voie triomphale, où va passer le sultan, est bordée d'une double haie de troupes, et la circulation devient, dès lors, formellement interdite aux piétons comme aux voitures.
Immédiatement, surviennent des escouades de manœuvres qui, vêtus de bure, armés de pelles, et traînant péniblement de petits chariots chargés d'un beau sable jaune et très fin, étendent, en un clin d'œil, toute leur cargaison sur la chaussée. Puis, c'est le tour des arroseurs, qui inondent le sol d'une pluie rafraîchissante; des cantiniers qui, avec leurs outres remplies d'eau fraîche, donnent à boire aux troupiers; des hommes de corvée enfin, qui passent devant les soldats alignés, brossent leurs vêtements et nettoient, avec des chiffons, leurs godillots » couverts de poussière. Pendant ce temps, tous les hauts dignitaires de l'empire ont fait, à pied et en grande tenue, leur entrée au Palais, suivis de domestiques et d'ordonnances qui apportent, dans des valises, leurs insignes, manteaux, épaulettes, fez de parade, etc. Les jeunes fils de pachas, revêtus de l'uniforme des divers régiments et appelés à remplir l'office de pages, ont aussi défilé un à un sous nos yeux : en passant devant le corps de garde, ils ont reçu les honneurs militaires, et, gravement, comme l'eussent fait des officiers vieillis dans le métier, ils ont rendu le salut. Au pas, processionnellement, descendent alors, du Palais à la Mosquée, quelques carrosses de la cour, glaces fermées ou stores abaissés, au fond desquels se dissimulent à demi, dans un fouillis de toilettes roses et blanches, dames d'honneur et favorites, le visage recouvert d'un long voile de gaze : les voitures viennent se ranger derrière le monument, et les chevaux, dételés, sont attachés, à l'ombre des arbres. Des valets de pied étendent alors des tapis sur les degrés de marbre du petit pavillon de gauche (FIG. 42), par lequel le Sultan doit pénétrer dans la Mosquée; le muezzin, attentif, tourne autour du chérifé, prêt à lancer son appel à la prière : tout est donc prêt pour l'arrivée de Sa Majesté. Par un soleil étincelant, [244] avec ce déploiement de troupes et le décor formé par 'les monuments, la verdure du parc, et la ligne bleue de la mer, à l'horizon, le coup d'œil est vraiment féerique comme mise en scène, c'est quelque chose d'incomparable (FIG. 41 et 42).
Vivement tenue en éveil jusque-là par ces divers préparatifs, l'attention est soudain surexcitée par une double sonnerie de trompettes qui se succède, à quelques secondes
FIG. 42. - Le Sélamlik la Mosquée Ahmidieh.
d'intervalle, et qui annonce que le Sultan sort de son palais. Les musiques militaires attaquent aussitôt les premières mesures de l'hymne national ; les soldats, en présentant les armes, poussent, par trois fois, le cri : « Vive le Sultan ! » auquel répondent tous les échos de la vallée ; du haut du minaret, le muezzin, d'une voix nasillarde, étrange, qui n'a presque rien d'humain et qui vous tombe à pic sur l'âme, jette, alternativement, l'invocation : « La Ilah il Alleh vè Mohamed Jesoul Allah (1) » , et cette
(1) Dieu seul est Dieu, et Mahomet est son prophète.
[ 245] réflexion : Rappelle-toi qu'il y a un plus puissant que toi ! » et, d'instinct, tous, les regards se dirigent, du Pavillon des étrangers et de la terrasse où tous les fronts se sont découverts, dans la direction de l'avenue, où commence le défilé impérial. Dernier détail : à ce moment, l'horloge de la mosquée marquait exactement six heures quarante, à la turque (une heure quarante, à la franque).
Nous vîmes alors passer successivement ; le Grand Eunuque noir, un octogénaire corpulent et de haute taille, imberbe, ridé, tout de noir habillé et entouré de sa suite ; puis, le Prince héritier, accompagné des dignitaires du palais, des chambellans chamarrés de broderies d'or ; puis, le grand état-major formant un peloton d'officiers supérieurs, aux costumes riches et variés, constellés de décorations, marchant sur plusieurs lignes, à pied et en silence; puis; les vizirs, et une foule d'autres grands personnages ; puis enfin, le carrosse impérial, attelé de superbes chevaux noirs conduits par un cocher à la livrée d'or, précédés eux-mêmes d'huissiers éblouissants aux riches armures, et escortés de valets de pied albanais. Au fond de son landau, Sultan Abd-ul-Hamid est assis, ayant en face de lui le grand-vizir Ghazi Osmandi-Bey, le héros de Plewna, l'homme de confiance de Sa Majestés, seul admis aux honneurs du carrosse impérial. Le Sultan est vêtu d'une simple stambouline, c'est-à-dire d'une redingote noire, boutonnée jusqu'au col : il est coiffé du fez, mais sans turban, ni aigrette ; sur sa poitrine, pas le moindre insigne, pas la plus petite décoration. Noir, barbu, un peu voûté, les traits du visage fatigués, il semble avoir dépassé la soixantaine ; en fait, il a à peine cinquante-quatre ans le Président Carnot le rappelait, en plus (1) :
(1) Le Sultan Abd-ul-Hamid Khan est le trente-quatrième souverain de la famille d'Osman, et le vingt-huitième qui règne en Turquie, depuis la prise de Constantinople. Second fils de Abd-ul-Medjid, mort le 25 juin 1861, il a succédé, le 31 août 1876, à son frère aîné Mourad V, détrôné, et encore vivant, qui avait lui-même succédé, le 30 mai i876, à son oncle le Sultan Abd-ul-Aziz, et qui n'occupa le trône que trois mois. (Cf., ci-après, pages 271-272).
[246] jeune et plus mince. En passant devant le pavillon des ambassadeurs et des étrangers, où toutes les têtes se sont découvertes, il daigne sourire et salue, à la turque, avec bonne grâce. Puis, au pas cadencé des chevaux de sa voiture, lentement, il descend jusqu'à la mosquée, tandis que les canons continuent à tonner, les tambours à battre aux champs, les fanfares à éclater, les troupes à pousser des hurrahs, et le muezzin à faire planer, sur toutes les harmonies humaines, la mélopée plaintive de l'appel religieux, qui, grêle et perçante tout ensemble, les domine toutes. Cela dure quelques minutes à peine ; mais ce sont des minutes d'une impression intense, où l'on éprouve un saisissement indicible, et dont le souvenir ne s'oublie plus.
L'horloge de la mosquée marquait, exactement, 6 h. 40 m., à la turque, quand le Sultan y pénétra, avec sa suite, pour vaquer à ses prières : les dames de la cour et nombre de grands personnages turcs l’y avaient devancé, et l'y attendaient; les chants qu'on y exécute y sont, dit-on (1), très beaux. Il était exactement 7 h. lorsqu'il en sortit. Pendant cette longue demi-heure, les troupes, sans rompre les rangs, quittèrent cependant le port d'armes; à nouveau, les manoeuvres ratissèrent le sable des allées ; et, du palais, on amena, jusqu'à la porte de la mosquée, une victoria, capote abaissée, attelée de deux magnifiques haquenées blanches. C'est dans cette voiture que le Sultan remonta, seul, après la prière. Deux valets de pied relevèrent la capote ; Abd-ul-Hamid prit lui-même les rênes des chevaux et, sur un signe, l'attelage partit, comme une flèche, dans l'avenue grimpante, qui aboutit au palais. Nous fûmes alors témoins du spectacle le plus curieux et, à certains égards, le plus plaisant, qui se puisse imaginer : quelque chose de très comique succédant à la solennelle gravité du défilé de tout à l'heure ; et, pour ainsi dire, la parodie après la fête. Le cortège que j'ai décrit sommairement
(1) Aucun étranger, non pas même un Ambassadeur, ne peut pénétrer dans la mosquée, pendant que le Sultan y fait ses prières,
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s'était en effet glissé à la mosquée avec une majesté tout ottomane : maintenant, il en revient, sinon en débandade, du moins, dans la plus indescriptible précipitation. A la suite de la victoria impériale, autour de laquelle caracolent, crânement campés sur leurs petits chevaux, tous les jeunes princes et les fils de vizirs, trottent, haletants, dans une sorte de sauve-qui-peut général, tous les dignitaires de la cour, ministres, chambellans, officiers supérieurs, etc. ; au pas gymnastique, tous ces ventripotents personnages font effort pour rejoindre la voiture, et arriver au palais en même temps que le Souverain ; tous suent, soufflent, et se démènent, comme de beaux diables. avec un cliquetis incroyable de médailles heurtées, d'épaulettes soulevées et de sabres traînés : on croirait voir la Cour, à la fin de quelque
FIG. 43 - Les derviches tourneurs.
fantastique soirée de carnaval ; et ce singulier bouquet de feu d'artifice jette, sur une cérémonie essentiellement grave et imposante, une note pittoresque et facétieuse, qui est tout à fait dans le goût oriental.
Ce branle-bas officiel sert d'ailleurs de signal au départ général. Pendant que les troupes se reforment en bataillons et que chaque régiment, précédé de sa musique, regagne, au milieu de la foule des curieux massés aux alentours, son casernement respectif, chaque invité prend congé des chambellans qui faisaient les honneurs du Pavillon impérial, rejoint, comme il peut, sa voiture, et, à la file, ainsi qu'au retour du Grand-Prix, rentre à Constantinople. Il est deux heures sonnées, à la franque, et l'on n'a pas une minute à perdre, si l'on veut s'offrir une séance, au téké des derviches tourneurs (FIG. 43).
[248] C'est en effet le vendredi, à deux heures et demie, que les derviches Mèvlèvi exécutent, dans leurs tékés, la danse originale qui leur attire, chaque fois, un très grand nombre de visiteurs. Ils ont plusieurs tékés, dans la capitale : mais les deux plus célèbres sont celui de la grande rue de Péra, et celui d'Eyoub [Eyüp], à l'extrémité de la Corne-d'Or. Le premier est situé au fond d'une cour sans apparence, dont l'entrée seule, flanquée du turbé d'Achmet- Pacha (1), révèle la présence aux étrangers : la mosquée, ou temple sacré, est au fond. C'est une salle octogonale, assez vaste, mais très élevée, entourée de tribunes, où les visiteurs se hissent par des escaliers, après avoir acquitté, à la porte, le droit d'entrée, sous la forme d'un bakchich : au rez-de-chaussée, des balustrades en bois séparent le public, de l'enceinte réservée. A Eyoub, le parquet est brillant et uni, comme la piste d'un skating ; rue de Péra, au contraire, le plancher est recouvert d'un tapis : au fond, le mihrâb, orienté du côté de la Mecque.
Les derviches tourneurs forment, avec les derviches hurleurs, les deux classes principales de la corporation ; ils ont même, dans l'appréciation publique, le pas sur les seconds; en tout cas, ce sont les plus riches de l'empire, et leur maison du quartier de Péra est la plus importante de l'ordre, après leur grand couvent de Konieh [Konya], en Asie Mineure; l'ordre des derviches Mèvlèvi (2) ne compte pas moins de six mille membres. Ils vivent en communauté, dans les tékés, par groupes d'environ quarante, sous la direction d'un « cheik », qui relève lui-même du supérieur général de l'ordre, ou « grand mufti ». Leur noviciat
(1) Cet Achmet-Pacha, débarrassé de son nom turc, est un gentilhomme limousin, le comte de Bonneval, qui, après la plus aventureuse des existences, eut la lâcheté de se faire Mahométan. Devenu général d'artillerie, au service de la Turquie, il mourut, à Constantinople, en 1747.
(2) Les derviches tourneurs tirent leur nom de « Mèvlèvi » de celui de Mevlevahina-Djellah-Eddin-El-Roumi, leur fondateur. Les derviches hurleurs, que nous trouverons à Scutari [Üsküdar], sont au contraire désignés sous le nom de derviches « Rufaï ».
[249] achevé, ils subissent certaines épreuves, après lesquelles ils reçoivent une mystérieuse initiation. Quoique soumis une règle commune, ils ne sont cependant point cloîtrés : ils peuvent se marier et avoir, en ville, une installation particulière ; ils sont seulement obligés de passer, au téké, deux nuits sur sept. On en rencontre, à chaque pas, dans les rues de Constantinople, et, en particulier, dans le quartier de Péra.
Les musiciens s'étaient installés dans leur tribune, chanteur, joueurs de flûte, et « darboukas » ou tambourins, quand, à la file, arrivèrent les derviches. Les pieds nus, une toque de feutre roux sur la tête, et le corps drapé dans un manteau de couleur sombre qui cachait une petite veste et une longue jupe de bure, ils se rangèrent, au nombre d'une vingtaine, tout autour de la salle, se mirent à genoux tous ensemble, et commencèrent leurs prières, leurs litanies et leurs révérences. Pendant ce temps, les musiciens préludaient : le chanteur entama une mélopée douce et plaintive, sur laquelle vinrent se greffer, en arabesques, les modulations des flûtes, égrenant une pluie de notes. Puis, sur un signe du cheik, les darkoubas se mirent de la partie, et la musique changea soudain de rythme. Aussitôt, les derviches se levèrent : les bras croisés sur la poitrine, les mains appuyées sur les épaules, à très petits pas, ils se mirent processionnellement en marche autour de la salle, passant et repassant devant le mihràb, et, chaque fois, s'y arrêtant, à tour de rôle, pour saluer respectivement leurs voisins. Un coryphée entonna alors quelques versets auxquels le chœur répondit, et; aussitôt, sur un nouveau signe du cheik, tous, avec un geste hiératique, jetèrent leurs manteaux, et se précipitèrent à la danse, à la suite du premier derviche, qui réglait les mouvements de la troupe. Celui-ci s'était avancé au centre de la salle, avait étendu les bras, et tourné la paume de la main droite vers le ciel et celle de la main gauche vers le sol ; puis, après avoir commencé à tourner, de droite à gauche, il avait les paupières mi-closes, [250] accentué le mouvement de rotation, à mesure que le rythme de l'orchestre était devenu plus précipité. Les autres derviches peu à peu s'étaient mis en branle, pirouettant sur eux-mêmes en décrivant deux orbes concentriques autour de leur chef de file, et, couverts de sueur, tournant ainsi, tournant sans cesse, machinalement, inconsciemment, comme dans une sorte de délire extatique. La curiosité du spectacle suffit à soutenir l'attention, pendant le premier quart d'heure ; mais, à la longue, quand le mouvement de rotation se précipite, que les jupes des
FIG. 44. Les Eaux-Douces d'Europe.
tourneurs s'arrondissent, en se relevant dans cette ronde folle, et que leurs visages deviennent pourpre, on se sent envahi par un sentiment indéfinissable, où la pitié a peut- être autant de part que la lassitude. On éprouve le besoin de changer d'air, de s'arracher à l'audition de cette musique étrange et à la vue de ces toupies humaines ; et l'on s'en va demander un peu de repos, un peu de fraîcheur calmante aux poétiques ombrages des Eaux-Douces d'Europe (FIG. 44), où, le même jour, les Turcs paisibles [251] viennent, en famille, se détendre des fatigues de la semaine, dans la verdoyante vallée du Barbyzès.
Le lendemain, samedi, comme je l'ai déjà fait remarquer, ce sont les Juifs qui ferment leurs boutiques et leurs bazars, et qui pratiquent la loi du sabbat. Puis, le dimanche, c'est le tour du quartier européen, et les bureaux qui étaient restés ouverts, la veille et l'avant-veille, font relâche, eux aussi ; en sorte que les trois derniers jours de la semaine sont, en partie, des jours fériés, à Constantinople. On s'expose, si on l'ignore, à mainte déconvenue ; et le nombre n'est pas petit des étrangers qui, faute d'avoir là-dessus des indications précises, ont perdu, en marches et contre-marches, un temps précieux.