Extrait de Beauregard, Aux rives du Bosphore, 1896.
CHAPITRE VIII. A BÂTONS ROMPUS, A TRAVERS CONSTANTINOPLE
JE me propose de résumer ici ce que je pourrais appeler, assez exactement, les « impressions de la rue ». On ne trotte point, quinze jours durant, dans une capitale comme Constantinople, sans y faire un certain nombre de remarques locales, de l'ensemble desquelles se dégagent, avec une appréciation générale sur les us et coutumes de la race indigène, quelques aperçus sur les types les plus en vue du cosmopolitisme envahisseur. Entre Stamboul et Péra, il y a plus que la séparation du pont jeté à l'embouchure de la Corne-d'Or ; il y a un abîme : celui de deux civilisations aussi distinctes, et aussi tranchées, que possible ; et Galata lui- même, bien que juxtaposé au quartier de Péra, forme lui-même un troisième monde à part. Sans doute, tout cela est turc » et en a sensiblement les allures; mais, avec toutes sortes de nuances, de dégradations et de demi- teintes : le turc pur de Stamboul ne saurait se confondre avec .le turc panaché d'extrême-orientalisme qu'on trouve à Galata, non plus que l'un et l'autre ne ressemblent au turc très peu turc de la zone européenne de Péra.
L'une des premières particularités qui frappent l'attention, à Constantinople, c'est l'incroyable abondance des marchands ambulants : ils pullulent, dans toutes les rues, sur les places, aux angles des carrefours, traînant, comme [254] la tortue son écaille, leur étalage fantaisiste, dont les dimensions plus ou moins encombrantes ne contribuent pas médiocrement à entraver la libre circulation. Ici, ce sont les vendeurs de bonbons, aux trousses de qui s'attachent des volées de gamins (FIG. 45) ; là, ce sont les marchands de café (FIG. 46), lesquels ont toujours, tant le café fait partie inhérente des habitudes du pays, une nombreuse clientèle d'acheteurs; plus loin, c'est l'homme aux mous de veau enfilés, en chapelet, le long d'un bâton, et suivi généralement d'un cortège de chats qui se livrent, autour de lui, à une sauterie gloutonne des plus divertissantes (FIG. 47); puis, pour abréger, ce sont les de poissons (FIG. 48), les marchands fruitiers (FIG. 49), les marchands de
FIG. 45. - Marchand de bonbons.
marrons grillés, de noix fraîches, de noisettes, de noix de coco, de concombres, de gâteaux, d'oies et de poulets, d'allumettes, de fleurs et de bouquets, de vaisselle, d'épicerie assortie, de papeterie, d'eau fraîche, de limonade, etc., etc. C'est le déploiement illimité de l'étalage qui circule, de, l'étalage triomphant.
Dans les rues qu'ils encombrent, il n'est pas possible [255] non plus de n'être pas frappé de l'étroite superficie de ces rues elles-mêmes. Toutes les rues de la capitale, à quelques rares exceptions près, manquent de largeur et ressemblent à des boyaux : la grande-rue de Péra elle-même n'est vraiment grande et ne justifie son nom que dans le dernier tiers de son parcours; ailleurs, outre qu'elle n'est pas rectiligne, elle est bordée de maisons au reculement. C'est un premier et très grave inconvénient pour la circulation, étant donnée la population considérable de Constantinople. Mais en voici un second, qui n'aggrave pas peu l'embarras : c'est que ces rues étroites sont, assez souvent, ou mal pavées, ou sans pavage d'aucune espèce ; à peine signalerait-on dix exceptions à cette règle, dans toute la ville ; ce ne sont, presque partout, qu'ornières, trous béants, et casse-cou. L'on voit dès lors ce qu'est une promenade, à Constantinople, un jour de pluie, et sur quel terrain détrempé, pour ne pas dire dans quel cloaque, on se trouve condamné à marcher. Ajoutez à cela que les rues sont malpropres, extrêmement malpropres : le cantonnier est, là-bas, un oiseau rare; et les quelques pauvres diables qui font office de balayeurs de la voirie, outre qu'ils sont peu soigneux et qu'ils éclaboussent les passants, sont radicalement incapables, vu leur petit nombre, de suffire à la tâche; c'est pitié de les voir, avec leur microscopique balai, ramasser les immondices. Il est vrai qu'ils ont, pour les aider dans leur besogne, de précieux auxiliaires : des chiens !
Les chiens sont légion, à Constantinople, et l'on peut, sans excéder dans la critique, comparer la ville à un immense chenil. Lorsque, en 1453, Mahomet II y entra en triomphe, par la brèche de la porte Saint-Romain, il traînait à sa suite un nombreux état-major de chiens : peut- être est-ce en raison de ce souvenir que les Turcs aiment les chiens et les protègent. Ce qui est sûr, c'est que les chiens ne sont, nulle part au monde, chez eux, comme à Constantinople : maîtres absolus dans la rue, ils n'y relèvent que d'eux-mêmes, et ils appartiennent à tout le [256] monde précisément parce qu'ils n'appartiennent à personne; là, ils naissent et ils meurent, ils creusent leurs tanières et élèvent leurs petits, ils mangent et ils dorment, et jamais on ne s'avise de les déranger dans leurs occupations ni dans leur repos. Quant à eux, ils ne se dérangent non plus d'aucune sorte : ramassés par groupes, sur le trottoir, ou çà et là sur la chaussée, ils savent qu'on se détourne pour ne point leur marcher dessus, et il ne faut rien moins que le voisinage avertisseur, imminent, du sabot des chevaux ou des roues des voitures, pour les arracher à leur somnolente inertie. Encore ne se lèvent- ils pas toujours et se laissent-ils, dans leur lenteur à se soustraire au danger, écraser d'une façon pitoyable : témoin, le pauvre caniche sur le corps
FIG. 46. - Marchands de café ambulants.
duquel je vis passer, une après-midi, les roues d'un landau, dans une rue de Galata ; l'équipage passé, il se soulevait, sur le sol, avec des contorsions désespérées et poussait des aboiements plaintifs à fendre l'âme. A Stamboul, les chiens sont, pour ainsi dire, en pension : là, des indigènes, dévoués à la race, prennent soin de leur distribuer la pâture (FIG. 53). A Galata, au contraire, et à Péra, ils vivent « à la carte c'est-à-dire qu'ils épient l'heure où les magasins déversent leurs détritus dans la rue, pour s'y jeter et faire ripaille. C'est en quoi ils sont les auxiliaires attitrés des cantonniers, et les véritables balayeurs des rues : le nettoyage est [257] nécessairement incomplet ; du moins en est-ce une ébauche. Leur aspect toutefois plaide peu en leur faveur. Comme race, on serait fort embarrassé de les rattacher à quelque genre que ce soit : croisés de mâtin et de chien de boucher, ils ont un peu du loup et du renard ; leur pelage varie, pour la couleur, entre le jaune et le roux ; et tous sont maigres, et plus ou moins balafrés, écorchés, mutilés. C'est qu'en effet chaque quartier est occupé par un certain nombre de chiens, parents et amis, qui ne s'en écartent jamais et n'y laissent point pénétrer d'étrangers : là, ils font bonne garde ; et si, poussés par la faim, les chiens d'un autre quartier s'aventurent dans leurs possessions, toute la horde aussitôt leur tombe dessus, leur livre une bataille féroce et les poursuit avec rage jusqu'aux confins de leurs propres domaines. D'où, à propos d'un os, ou d'une violation de frontières, des mêlées sanglantes, des combats acharnés, qui expliquent surabondamment pourquoi les chiens de Constantinople pourraient tous figurer avantageusement aux Invalides. Ces batailles, on le devine, ne s'engagent pas sans être accompagnées de hurlements sauvages : on en prend volontiers son parti,' pendant le jour ; mais, comme la guerre éclate à toute heure et à tout propos, on enverrait volontiers, la nuit, la population canine à tous les diables,- quand on a son sommeil troublé par ces hurleurs. Au surplus, leur présence, à chaque pas, ne laisse point de constituer un danger réel pour la circulation : comme ils obstruent le passage et qu'ils ne se dérangent jamais, il suffit d'un faux mouvement pour leur « monter dessus » ; or, il n'est pas rare de les voir alors se retourner vivement contre celui qui les a atteints, chercher à le mordre, et lui faire quelquefois de profondes blessures. Un Turc me disait, un jour, que les chiens de Constantinople « attentent à la sécurité publique » : peut-être exagérait-il un peu ; en tout cas, son observation n'est pas sans fondement.
A un point de vue plus général, la sécurité publique » est garantie par divers services d'ordre, dont le rôle varie [258] comme l'importance. Ce sont d'abord les « annonceurs d'incendie, dont le veston rouge écarlate a une couleur tout à fait locale ; puis, c'est la police turque qui, très nombreuse, très active, presque soupçonneuse, trottine, par groupes d'agents, dans tous les quartiers, du lever au coucher du soleil ; enfin, et en plus, le soir et durant la nuit, c'est toute une escouade de veilleurs qui, une sorte de massue d'Hercule à la main, se promènent en frappant, de leur massue, les cailloux de la chaussée : la rencontre de ces gaillards, lorsqu'on rentre un peu tard à l'hôtel, a quelque chose de sinistre ; d'instinct, on s'écarte d'eux, et de leur massue, dont quelque coup pourrait facilement se tromper d'adresse, dans la rue noire et solitaire...
FIG. 47. - Vendeur de mou de veau.
A Péra, comme à Paris, il y a un nombre considérable de « Passages », surmontés d'une claire-voie vitrée, et flanqués de deux rangées parallèles de magasins élégants : le Passage Oriental, le Passage d'Europe, le Passage d'Alep, le Passage Hazzopulo, le Passage Dandria, le Passage d'Anatolie, celui de Roumélie, celui des Petits- Champs, etc. Mais ce qui y abonde plus encore, ce qui y pullule, ce sont les Allemands : ils y occupent un cinquième du quartier, et ils y possèdent presque un tiers des magasins; là, défilent, sur les enseignes, comme un régiment de uhlans, tous les Blumenthal, les Langenthal, les Rosenthal, les Seltzthal, les Utzthal, etc., de la création; c'est la flore des « vallées », au grand complet (1).
(1) A Constantinople, comme ailleurs, les Allemands ont toujours le verbe haut et s'installent en maîtres : à quatre, dans une salle à manger ou un salon d'hôtel, ils font plus de bruit et tiennent plus de place que vingt autres personnes.
Ces [259] sonorités tudesques tranchent sur les noms grecs qui s'étalent aux enseignes voisines (1), et, en particulier, sur les annonces des boutiques. Ici, c'est le « Petit bazar de la patience » , Mikra agara tis ypomonis ; là, c'est le « Grand magasin et fabrique d'ameublements Mega ergasterion kai apotheke epiplôn ; plus loin, c'est le « Salon de coiffure », Aithousa koureiou ; plus loin encore, c'est l’« Hôtel de l'aigle noir », Xenodokeion melas aetos ; ailleurs, ce sont les « Chaussures toutes faites (prêtes) et sur commande » , Ypodèmata etoima kai epiparaggelia. Parfois même ce sont de véritables affiches, devant lesquelles on tombe en arrêt, et qu'on lit, j'allais dire, qu'on déguste », non pas sans doute avec le même plaisir qu'on prendrait à lire un chœur de Sophocle ou d'Euripide, mais avec une joie toute particulière. En voici une, entre autres, dont je donnerai ensuite la traduction, pour ceux de mes lecteurs qui ne seraient pas initiés à la langue d'Homère :
Zuthopôleion è Avatoli
Zuthos
Biennès kai Movakou
Eisagomenos di eidikès amaxostoichias
Krua phagèta
Pota diaphora Eurôpaika kai
Oinoi eklektoi
Ephèmerides egchôria k. Eurôpaikai.
(1) En voici quelques-uns, au hasard des souvenirs : G. Apostolidès, A. Démétriadis, Xydias, Patorkakis, Cariciopoulo, Evangélidès, A. Tchichopoulo, Diamandidis, C. Apostolopoulo, Valiadès, etc. Les prénoms grecs sont aussi très communs : Achille, Patrocle, Thémistocle. Mon valet de chambre, à I'Hôtel Bristol, répondait à l'appel de Léonidas.
(2) Ce qui veut dire « Brasserie l'Orient, Bière de Wien et de München, importée par vagons spéciaux. Déjeuners froids. Boissons diverses d'Europe, et vins de choix. Journaux du pays, et étrangers. »
[260] A quelques pas du Jardin des Petits-Champs, où se donnent, chaque après-midi et chaque soir, des concerts fréquentés par toute la société cc select » (1), se trouve, en pleine ville, traversé même par la route où l'on passe, le cimetière de même nom. On pourrait dire, à ce propos, que les Turcs ne redoutent pas les pensées graves qu'inspire la vue des tombes, s'il ne fallait dire, tout d'abord, qu'ils ont le plus insignifiant souci des lois élémentaires de l'hygiène. On doit ajouter cependant qu'ils ont leur manière à eux de parer la mort,
FIG. 48. Marchands de poissons.
et que la vue de leurs cimetières, où chaque monument se réduit à une pierre debout, noyée dans les arbres et dans la verdure, éveille, dans la moindre mesure possible, les souvenirs lugubres. Leurs magasins de pompes funèbres marquent parmi les plus beaux : ce ne sont que cercueils capitonnés, tendus de damas ou de velours, lamés d'or et d'argent, comme des meubles de parade.
C'est dans la grande rue de Péra que se trouvent, avec les palais des Ambassades, presque toutes les Administrations des postes. Constantinople tranche en effet, à cet égard, sur les habitudes reçues partout ailleurs : il y a autant de bureaux de poste que de pays, et, à côté des Postes turques, se trouvent la Poste française, la Poste allemande, la Poste
(1) Aux Petits-Champs et, en général, dans tout le haut du quartier de Péra, l'on parle beaucoup le français : malgré l'envahissement des Allemands, notre langue y est d'emblée la plus répandue, après le turc. Sur la petite scène d'été qui est à l'angle du Jardin, j'ai vu le public rester absolument froid à l'audition de quelques turlutaines tudesques et italiennes, mais applaudir, à tout rompre, une de nos chansons patriotiques : « J' suis de la classe ». Or, il y avait, dans la foule, une quantité des gens du peuple. Ne serait-ce pas la preuve que les Turcs ont la mémoire un peu plus fidèle que les Italiens, et qu'ils n'ont pas oublié 1854, comme ces derniers semblent avoir oublié 1859.
[261] anglaise, la Poste autrichienne, la Poste italienne, etc., etc. La combinaison n'est pas faite pour accélérer le service, ni pour le simplifier : la Poste française ne distribue que les lettres arrivant de France, et ne reçoit que les plis à destination de la France ; pareillement, la Poste allemande, pour l'Allemagne, et ainsi de suite. D'autre part, chaque Poste n'accepte que les timbres de son pays respectif, et une lettre portant un timbre turc, et jetée la boîte française, y est considérée comme non affranchie (1). C'est donc toute une complication, toute une série d'usages, avec lesquels il faut se familiariser. S'il s'agit de plis chargés, l'opération devient plus épineuse encore ; ils n'arrivent ou ne partent qu'à certaines dates, et non pas chaque jour, car la voie de terre est regardée comme peu sûre, et toute expédition d'argent se fait exclusivement par voie de mer : de là, des retards incroyables et, parfois, des ennuis de toute sorte.
On descend, de Péra à Galata, soit parle tram étroit qui se glisse sur la route contournant la colline, au-dessus de la Corne-d'Or; soit par la « ficelle dont la ligne aune inclinaison qui dépasse celle des plus hardies inventions de nos voisins de Suisse, en l'espèce ; soit à pied, en suivant la grande rue de Péra jusqu'à l'endroit où, après avoir dépassé la haute tour, dite « de Galata » , l'artère aboutit à une série de larges escaliers, dont la descente rompt les jarrets les plus solides. Là, changement à vue, comme dans les féeries : c'est une autre civilisation qui commence ; et, ni l'on ne coudoie le même monde, ni l'on ne rencontre les mêmes habitudes. Quoique juxtaposés, Galata et Péra semblent être à cent lieues de distance. Dans les rues étroites, où vont et viennent des tramways monumentaux,
(1) Les plis affranchis avec un timbre-poste turc peuvent tous être jetés dans une boîte ottomane. L'Administration locale fait alors le nécessaire pour les répartir, selon la destination, entre les Postes étrangères. Mais on ne sait plus bien alors quand les plis partent, ni quand ils arrivent. Au demeurant, l'on ne peut rien imaginer de plus défectueux, ni de plus maladroit, qu'une pareille organisation.
[262] il y a une telle cohue et de tels encombrements qu'on risque à chaque pas d'être écrasé, ou renversé. A grand peine réussit-on à ses garer, sur les microscopiques bordures de la chaussée, qui sont censées figurer des trottoirs. On s'y fraie d'autant plus malaisément un passage qu'elles sont à peu près envahies par les oisifs qui, assis ou debout, regardent platoniquement couler le flot humain : buveurs de .café, fumeurs de chibouque et de narguileh, joueurs de trictrac, etc., ils sont là, par brochetées, accroupis devant les maisons, tandis que, autour d'eux se presse et bourdonne la foule bigarrée. Dans la foule elle-même, se faufile un nombre inimaginable de marchands ambulants ; de joueurs d'accordéon, de tambour, de fifre ou de flageolet, d'orgue
FIG. 49. - Marchand fruitier.
de Barbarie ; de marchands d'eau fraîche, qui reviennent de la fontaine (FIG. 50); et, dernière plaie, de mendiants, d'estropiés, et d'aveugles plus ou moins authentiques. Ajoutez à cela les pisteurs qui, un fouet à la main, trottent au-devant des tramways, pour leur frayer un passage ; les indigènes, qui débouchent, en courant, de quelque ruelle latérale et s'abattent sur vous comme une trombe ; les loueurs de chevaux qui, au galop, et en le tenant par la queue, suivent leur Bucéphale, quand ils lui ont trouvé preneur ; les longues files d'ânes et de mulets qui, à la queue-leu-leu, [263] transportent des monceaux de marchandises ; les « guides », ou cicérones, qui, flairant en vous un étranger, s'obstinent à vouloir vous faire les honneurs de la capitale, et s'attachent à vous comme des pieuvres ; les portefaix enfin, ou « hamals », chargés de leur cargaison ; et vous aurez encore une idée incomplète du tohu-bohu des principales artères de Galata, des cris et du tapage qui y règnent, pendant la plus grande partie de la journée.
FIG. 50. - Porteurs d'eau.
Des hommes prodigieux, ces hamals ! Ils soulèvent des poids énormes, et, pour un peu, ils porteraient une maison (FIG. 54). En s'aidant d'un mécanisme ingénieux qu'ils se fixent au milieu des reins et qui sert de point d'appui aux fardeaux à déplacer, ils transforment, à vrai dire, leurs [264] épaules, en voiture de déménagement : dès lors, une commode, un lit complet, trente chaises, une armoire à glace, une bareille, une malle de famille - je cite des exemples vus de mes yeux semblent ne pas peser, pour eux, plus qu'une plume. Ils sont véritablement « forts comme des Turcs » ; et l'on n'éprouverait pour eux que de l'admiration, si, en évoluant, dans la foule, avec leur chargement, ils ne créaient, à chaque pas, un danger réel pour le promeneur inoffensif. En définitive, le portefaix, à Constantinople, est simplement je demande pardon pour la comparaison - une bête de somme « raisonnable. » Quant aux bêtes de somme « proprement dites elles sont, je crois, les plus malheureuses qui existent au monde : elles ne sont point chargées, mais accablées, écrasées ! C'est un spectacle attristant de voir ânes et mulets ployer sous le faix des marchandises qu'on entasse sur leurs épaules, marcher d'un pas hésitant en courbant tristement la tête, et, parfois, s'affaler lourdement sur le sol, impuissants à reprendre pied. Ils cheminent à la file, rattachés ensemble par des liens, l'air piteux et résigné, comme des animaux qu'on mène à l'équarrisseur. Je vois encore les petits ânons que je rencontrai, une après-midi, dans une rue basse de Stamboul : l'échine serrée entre d'énormes poutrelles qui figuraient une croix de Saint-André et qui traînaient lourdement à terre, ils ressemblaient à des martyrs portant le bois du sacrifice. Et je songeai à Toepffer! Il y aurait grand besoin d'une loi Grammont, aux rives du Bosphore !
Très encombrés aussi sont les abords des deux ponts qui enjambent la Corne-d'Or et relient Galata à Stamboul, le pont du Sultan Mahmoud, et le pont de Kara- Keui [Karaköy], qui s'appelle encore, équivalemment, le Grand pont, ou le pont de la Sultane Validé. On peut dire, de ce dernier, ce qu'on répète plaisamment du pont d'Avignon, à savoir, que « tout le monde y passe » : nulle artère n'est fréquentée, à Constantinople, à l'égal du Grand pont. Vous trouvez, aux abords, en vous dirigeant vers Stamboul, autant d'échoppes de « sarafs ou changeurs, qu'il [265] y a de portes ou de fenêtres, au rez-de-chaussée des maisons. Ce coin-là est, par excellence, le temple de Plutus, sans parler que, tout à l'entrée du pont, se trouvent plusieurs maisons de banque, et, notamment, l'opulent hôtel du Crédit lyonnais. L'industrie du change, dans une ville où affluent les monnaies étrangères, est extrêmement lucrative : aussi, voit-on, du matin au soir, les opérateurs en affaires; quand le client se fait attendre, ils l'amorcent en faisant briller, sous les yeux des passants, les piles des écus d'argent de vingt piastres (1), qu'ils transvasent, avec dextérité, d'une main dans l'autre. Au surplus, ces habiles hommes ont plus d'une corde à leur arc ; dans leur étroite officine, ils ont, à côté des sébiles remplies d'or, un dépôt de tabac, d'allumettes, de timbres, etc., et, grâce à cette variété de produits, ils se précautionnent contre le chômage : en Turquie, le tabac va toujours !
(1) La Turquie a adopté officiellement le système métrique : elle se servait, jusqu'ici, de l'aune turque, qui est appelée « Pik », et qui mesure 0m,68. Mais l'application effective du système n'a point été faite encore à la monnaie du pays. Le jour-où cette heureuse transformation aura été accomplie, on n'aura plus à s'ingénier pour se reconnaître dans l'infinie diversité des types de la monnaie turque de jadis.
Voici, en substance, quelles étaient les divisions et subdivisions principales du système monétaire, en Turquie. L'unité de monnaie était la piastre, qui vaut 0.20 centimes ; l'étalon monétaire était la livre turque, pièce d'or de 10 piastres, qui vaut environ 23 francs.
Monnaies d'or. - II y avait trois types principaux : la livre, de 10 piastres, ou 23 francs ; la demi-livre, de 50 piastres, ou 11.50 ; et le quart de livre, de 25 piastres, ou 5.75.
Monnaies d'argent. - On distinguait : le medjidieh, écu de 20 piastres, ou 4 fr. ; le demi-medjidieh, de 10 piastres, ou 2 fr. ; le quart de medjidieh, de 5 piastres, ou 1 fr. ; la double piastre, valant la demi-piastre, 0.50 ; la piastre, oscillant entre 0.20 et 0.25c. ; d'une valeur de 0.10.
Monnaies de métal, ou « Métalliques » - Les principales étaient : la pièce de 2 piastres 1/2 (10 paras), valant 0.50 ; la pièce de 1 piastre 1/4 piastre (50 paras), ou 0.25 ; la pièce de 1/2 para ou 0.10 ; la pièce de 10 paras, ou 0.05c ; la pièce de 5 paras, ou 0.02 1/2.
Enoncer toutes ces subdivisions, c'est assez faire voir quelle utile et urgente réforme l'application de notre système métrique va introduire dans le dédale des anciennes monnaies turques.
[266] A l'entrée du pont, sur l'une et l'autre rive, sont ouverts deux bureaux officiels de change pour procurer aux passants la petite monnaie » nécessaire au péage : l'institution est ingénieuse, autant que pratique. Vous vous heurtez en effet immédiatement aux receveurs en veston, ou en blouse blanche, qui sont chargés de percevoir cinq paras, si vous cheminez à pied ; une piastre et demie, si vous montez un cheval de selle; deux piastres et demie, si vous êtes en voiture ; deux piastres enfin, en chaise à porteur : le tarif est inflexible.
Une fois engagé sur le Grand pont, vous y avez le plus pittoresque spectacle qui se puisse voir pittoresque, à cause du paysage merveilleux formé par la Corne-d'Or et par la mer ; pittoresque, en raison du panorama
FIG. 51. - Intérieur d'un Café turc.
de la ville ; pittoresque enfin, par l'extrême animation qui y règne et par l'invraisemblable diversité des costumes qu'on y rencontre. On s' arrêterait là, des heures entières, à regarder les bateaux à vapeur qui, sans cesse, arrivent ou repartent ; à suivre le sillage des caïques dorés qui glissent, ainsi que des flèches, dans la direction d'Eyoub ; à considérer les types originaux qui, drapés d'étoffes aux couleurs crues et voyantes, vous frôlent sans cesse, dans un perpétuel va- et-vient; voire, à entendre le grincement des planches disjointes, qui plient sous le pied des chevaux et tressautent au passage des voitures. Toute la machine en [267] effet craque et s'ébranle, d'un craquement sinistre et d'un ébranlement continuel, dont on s'effraierait, si l'on ne connaissait la solidité des assises qui la supportent. Destiné en effet à laisser sortir dans la mer de Marmara les navires qui sont dans la Corne-d'Or, le Grand pont s'ouvre, à certaines heures ; et, lorsqu'il se referme, il a son plancher rempli de solutions de continuité, auxquelles on remédie tant bien que mal par des bandes de tôle épaisse tournant autour de charnières : de là, un bruit de ferraille et un cliquetis d'enfer, chaque fois qu'un cheval pose le sabot sur ces plaques sonores ou qu'une voiture passe sur ces madriers branlants. En somme, le plus pittoresque des ponts, mais le plus rudimentaire ; un pont indigne d'une capitale qui se respecte. Combien est différent le magnifique pont jeté, sur le Danube, entre Pest et Buda, en Hongrie (1) ; et combien plus encore l'emporte ce pont monumental, en marbre rose (2) que les Américains construisent, actuellement, à Knoxville (Etats-Unis) ! C'est un tel pont qu'il faudrait, à Constantinople : il s'harmoniserait, de tout point, avec l'incomparable beauté du site, et il ferait honneur au goût de la nation, tandis que le Grand pont lui fait positivement honte !
En quittant le pont, nous entrons dans Stamboul, la ville turque par excellence (3). Devant nous, se dressent les minarets et les coupoles de la mosquée de la Sultane Validé. Le long de la grille extérieure, se tient un régiment de cireurs, accroupis devant des miniatures de boîtes, aux cuivres reluisants : là, ils ne chôment guère, tant la poussière des rues est désastreuse pour les chaussures ; mais, à l'inverse des cireurs napolitains, qui font
(1) Le pont suspendu de Budapest a exactement la même longueur que le Grand Pont, à Constantinople.
(2) Le pont de Knoxville, jeté sur la rivière Tennessée, a cinq cents mètres au moins de plus que le pont de Constantinople ; et sa hauteur dépasse trente-trois mètres au-dessus du cours de la rivière : il est totalement construit en marbre rose. Ce sera la huitième merveille du monde.
(3) Voir le Frontispice du volume.
[268] asseoir le client pendant l'opération, ce sont eux qui s'assoient, pendant que le client reste debout. Puis, commence le méandre des rues grimpantes qui conduisent au haut de la colline et, à mi-chemin, à ce qui fut naguère le « Grand Bazar », Bezesten. Depuis le 10 juillet 1894, le Grand Bazar, le célèbre Bazar de Constantinople, en effet, n'existe plus. On se souvient du terrible tremblement de terre qui secoua alors, pendant plusieurs jours, toute la capitale ; mais, nulle part, les ruines ne furent plus
FIG. 52. - Cuisine en plein air.
considérables qu'à Stamboul. Or, à Stamboul même, la partie de la ville la plus éprouvée fut précisément le Grand Bazar. Avant le désastre, le Bézesten, avec ses rues, ses ruelles, ses passages, ses carrefours, formait une ville, ou, plus exactement, un immense labyrinthe, dans la ville même. Tout y était voûté, et, par une multitude de petites coupoles mamelonnant sur le toit, y pénétrait un jour vague, louche et équivoque, infiniment plus favorable au marchand qu'à l'acheteur. Là, étaient entassés des monceaux de produits nationaux et exotiques, dont chaque spécialité était affectée à une rue : il y avait, de ce chef, le [269] marché aux fourrures et le marché d'antiquités ; l'orfèvrerie orientale et les soieries de Syrie ; les confections parisiennes et la lingerie Barbaresque ; les tapis et les parfums ; les armes et les étoffes indigènes ; les babouches et les tarbouchs ; les livres turcs et les manuscrits persans, etc. Les vendeurs, retors comme des Grecs, alléchaient l'acheteur en lui offrant du café, des cigarettes, ou des mouharabis; ils demandaient, pour chaque objet marchandé, quatre ou cinq fois le prix de sa valeur, et laissaient rarement s'en aller le client, quelque chiffre dérisoire qu'il leur en offrît (1) ; et l'on allait au Grand Bazar comme on serait allé à Eyoub ou à Thérapia, pour voir,
FIG. 53. - Les chiens des rues.
se distraire, et faire des études de moeurs (2). Aujourd'hui, quatre ou cinq ruelles du labyrinthe sont seulement abordables, et l'on ne peut prendre, de l'ancien Grand Bazar, qu'une idée très superficielle; mais les marchands qui y ont encore leur échoppe ont une âpreté au gain, extraordinaire : on a toutes les peines du monde, même escorté d'un drogman, à se soustraire à leurs obsessions.
(1) J'ai payé TROIS livres (66 francs) un très joli tapis d'Orient, qui m'avait d'abord été « fait » TREIZE livres (30 francs). - Voir la note 1 de la page 265, sur les monnaies turques.
(2) Le vendredi, le samedi et le dimanche, le Grand Bazar perdait beaucoup de son animation : c'est que, le premier jour, les boutiques turques étaient fermées ; le second, les boutiques des juifs ; et, le dimanche, celles des chrétiens.
[270] Au surplus, tout le quartier qui avoisine le Grand Bazar est lui-même un bazar, et en a franchement les allures : au lieu d'être ramassées dans une enceinte voûtée, les boutiques s'alignent le long des ruelles ; mais l'aspect en est de tout point identique (1). Là abondent, comme d'ailleurs à Galata, les cafés turcs (FIG. 51) et les restaurants en plein air (FIG. 52) ; là foisonnent les barbiers ambulants (FIG. 56), qui, sous un arbre, comme Louis IX sous le chêne de Vincennes, exercent leur petite industrie ; là surtout s'accusent, dans toute leur intensité et avec toute leur saveur, les vieux usages locaux. S'il y a, aux flancs de -la colline, un assez beau boulevard, qui aboutit à Sainte-Sophie, et trois ou quatre artères avouables le reste des rues de Stamboul est tout ce qu'on peut imaginer d'étroit, de sordide et d'asiatique. II n'est pas nécessaire de les sillonner longtemps pour comprendre les ravages terribles qu'y peut faire, et qu'y fait habituellement, le feu, quand un incendie se déclare au milieu de ces masures : tout y sert la fureur du fléau. En vain le sinistre est-il annoncé, du haut de la Tour de Galata, par les veilleurs ; en vain les pompiers accourent-ils, les uns, avec leurs engins, les autres, avec d'énormes barriques d'eau (FIG. 55) ; le feu fait rage ; et c'est par centaines, quand on a réussi à faire sa part, que l'on compte les maisons détruites.
Par ces rues, comme par le boulevard, on arrive, en montant, aux grandes places où s'élèvent les mosquées impériales, dont chacune forme, comme je l'ai dit ailleurs, le centre d'une petite ville de collèges, d'hôpitaux, d'écoles, de bibliothèques, de magasins, qui semblent écrasés par l'énorme coupole qu'ils entourent. Dans les cours ombragées, l'on voit des Turcs qui font leurs ablutions aux fontaines, des mendiants accroupis aux pilastres, des femmes voilées qui se promènent lentement sous les
(1) C'est là qu'on trouve surtout les magasins de malles avec, par- dessus, des incrustations multicolores, imitant des faïences, et, sur les faces latérales, de larges applications en cuivre doré (FIG. 54).
[271] arcades : tout cela est tranquille, et comme recouvert d'une teinte de tristesse ; ce n'est plus la ruche murmurante de Galata ; c'est moins encore l'oasis joyeuse de Péra ; c'est Stamboul, c'est-à-dire, la Constantinople de bois, misérable, croulante, pleine d'ordures et de misère : au demeurant, un immense village asiatique assis sur les ruines de l'immense musée qu'était autrefois la capitale de Constantin (et de ses successeurs. De ce musée, enrichi des trésors ravis à l’Italie, à la Grèce, à l'Asie-Mineure et à l'Egypte, il subsiste encore, nous l'avons vu, des restes grandioses ; mais la plupart de ses trésors ont été dispersés, et, de la cité superbe, qu'on put appeler la seconde Rome » , il n'y a guère plus aujourd'hui que le souvenir.
Ce n'est donc pas sans quelque mélancolie qu'on se promène, à Stamboul : on a beau voir les grands dômes des mosquées monter, en teintes vagues, jusqu'à l'azur du ciel ; on a beau éprouver, en les contemplant, l'impression du gigantesque ; il y a une impression qui revient toujours, persistante, obsessive :
FIG. 54. Hamal, ou porte-faix.
c'est celle de la disparition, à peu près totale, de l'antique cité impériale.
Et pourtant, sur certains points, Stamboul reste encore impériale, à sa manière. C'est, par exemple, à l'extrémité de la vaste esplanade où s'élève, entre un arc de triomphe et une haute tour en forme de colonne, le palais du Séraskérat : ce coin de Stamboul a tout à fait grande allure, [272] sans parler que, dans le palais lui-même, se sont déroulées, il n'y a pas encore vingt ans, des scènes dramatiques essentiellement impériales. Là, le 31 août 1876, les grands pachas se réunissaient pour déposer le sultan Mourad, fils aîné de feu le sultan Abd-ul-Medjid Khan. Trois mois auparavant, le 30 mai, ils lui avaient fait des fêtes splendides, à l'occasion de son avènement ; puis, ils l'avaient servi, comme un dieu. Et maintenant, dans ce même palais, où ils l'avaient acclamé, se passait une sombre comédie : ils le déposaient, sans vergogne, et ils préparaient le sacre de son frère cadet, Abd-ul-Hamid, le sultan actuel !
C'est encore une impression « impériale » qu'on ressent, à visiter, à Stamboul, le somptueux Turbé du sultan Mahmoud. Le monument, dont le style est tout à fait moderne, s'élève à l'angle d'un beau jardin situé en bordure de la rue Divan-Yolou, l'une des rares grandes artères de la colline.' Il forme une rotonde en marbre blanc, ornée de pilastres ioniques, et éclairée par de vastes baies garnies de grillages dorés. Là, tout au centre, et enserré dans une balustrade d'argent incrustée de nacre, se dresse le cercueil de Mahmoud, le grand réformateur, le destructeur des Janissaires (1) : drapé de velours noir, sur lequel courent d'épaisses draperies d'argent ; il est sa partie supérieure, du fez impérial, sur lequel se détache et scintille un énorme brillant. La présence de cette pierre précieuse est symbolique : d'après les idées mahométanes, quiconque porte ainsi le brillant, comme le faisait Mahmoud, pendant sa vie, le porte aussi après sa mort. Auprès de Mahmoud II, dans des cercueils moins somptueux, reposent la sultane Validé, son épouse ; puis, ses deux soeurs; et enfin, des princes et princesses de sa famille. Du centre de la voûte, descend un lustre en cristal de roche, offert à la Turquie par l'Angleterre ; sur deux consoles, dorment des pendules, style empire,
(1) Le sultan Mahmoud II est mort en 1839.
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envoyées par Napoléon ; et, tout autour de la salle, sur des pliants en bois recouverts de soieries, reposent de précieux manuscrits du Koran, sur parchemin chamarré d'enluminures, notamment un manuscrit apporté de Bagdad, dont la valeur, dit-on, est inestimable.
Je termine cette rapide revue par l'évocation d'un dernier souvenir, également « impérial » : celui de la fameuse citerne Basilica que les Turcs nomment Yéri-Batan-Séraï [Yerebatan Sarayı], c'est-à-dire, le « palais souterrain ». L'accès en est aussi humble et aussi effacé que possible. Accompagné d'un guide, vous frappez à une porte cochère
FIG. 55. -- Pompiers turcs.
sans apparence, derrière laquelle s'agitent trois molosses furieux. La porte s'ébranle, et vous entrez avec précaution dans la cour, banale et malpropre, d'une maison particulière. A l'un des angles, Je gardien de la Citerne soulève, de la main, une trappe massive ; et, devant vous, s'ouvre aussitôt un trou noir, profond, insondable, où, à force de fixer les yeux, vous finissez par apercevoir quelque chose qui ressemble un escalier. C'en est un, en effet, mais combien usé, branlant, et glissant, sous la couche de boue humide ! A la force des poignets, vous vous dirigez vers -les marches, en suivant le cicérone qui vous précède, une torche flambante à la main. Après avoir descendu une dizaine de marches, on atteint un palier très exigu, formé par une margelle de pierre, sans garde-fou, [274] et surplombant le niveau de l'eau. Comme l'escalier lui-même, cette margelle est couverte d'une boue visqueuse, sur laquelle on court le risque de glisser, ainsi que sur du verglas. Mais, arrivé là, l'on est bien dédommagé de ses peines. Un spectacle magnifique s'offre en effet alors aux yeux du visiteur. Au-dessus d'une immense surface d'eau, d'environ 110 mètres sur 60, on voit une enfilade de plus de 30 colonnes, hautes de douze à quinze mètres, disposées
FIG. 56. - Barbiers ambulants.
sur plusieurs rangées parallèles, dont la base plonge dans l'eau, tandis que le chapiteau supporte les voûtes en briques. Cette vision souterraine de la Citerne construite par Constantin a quelque chose de tout à fait imposant, et impressionnant. On a là dans la juxtaposition de ce palais aquatique, qui rappelle l'épopée impériale, et de cet escalier détestable, qui trahit le voisinage de Stamboul, comme une page détachée du livre curieux qu'il y aurait à écrire, à Constantinople, sous ce titre : Grandeur et décadence !