Extrait de A. Boppe, Les peintres du Bosphore au XVIIIe siècle, 1911

IV. Les artistes et la société de Constantinople a la fin du XVIIIe siècle 

Le Palais de France à Constantinople où le comte de Choiseul-Gouffier s'installait le 27 septembre 1784 venait d'être entièrement restauré par M. de Saint-Priest. La salle du dais avait reçu un somptueux ameublement en velours ciselé cramoisi, tiré du garde-meuble comme l'ancienne tapisserie de haute lisse qui, depuis le temps de M. de Castellane, décorait l'antichambre. Des boiseries en architecture et des glaces couvraient les murailles ; les dessus de portes, encore vides, attendaient quatre panneaux que l'ambassadeur aurait désiré commander à quelques membres de l'Académie de peinture. Rappelant les vieilles relations delà France avec la Turquie, « l'audience de M. de la Forest le premier de nos ambassadeurs du temps de François Ier ; la médiation de François de Noailles, évêque de Dax, entre la Porte et la République de Venise ; la médiation de M. de Bonnac, entre la Porte et la Russie sur le partage des provinces de Perse ; la médiation de M. de Villeneuve », ces tableaux « avec un beau portrait du Roi pour mettre sous le dais auraient produit un effet superbe». Dans la grande pièce qui, sur la terrasse du Nord précédait la salle du trône, l'ambassadeur avait fait incruster en médaillons de plâtre les portraits des neuf rois de France depuis François Ier jusqu'à Louis XV, et dans la salle longue d'en dessous, il avait placé les portraits des ambassadeurs « que leurs familles avaient été invitées à fournir dans des dimensions fixées pour l'agrément de l'œil » (1). M. de Saint-Priest n'avait pu se les procurer tous, mais ceux qu'il avait réunis, suffisaient pour évoquer les anciennes traditions des Brèves, des Nointel, des Bonnac. 

1. Aff. étr., Turquie, vol. Lettre de M. de Saint-Priest du 24 août 1774. 

A aucune époque ce Palais où les lettres et les arts avaient toujours été en honneur, n'avait été fréquenté par autant 'artistes qu'il allait l'être sous le nouvel ambassadeur. Grâce aux dispositions bienveillantes des sultans Abdul-Hamid l" et Selim III, les artistes étrangers pouvaient alors travailler librement dans la capitale et parcourir les provinces de l'Empire. Les peintres et les dessinateurs qui vécurent dans les dernières années du xviiie siècle autour de l'ambassade de France et autour de la plupart des missions étrangères, réunirent ainsi des documents qui nous donnent sur la Turquie et les Turcs des indications d'autant plus précieuses que bientôt les réformes du sultan Mahmoud, en modifiant les costumes, allaient changer la physionomie de l’Orient. 

L'examen de ces œuvres, si intéressantes au point de vue historique, nous permettra de rappeler l'attention sur les noms bien oubliés aujourd'hui d'artistes de talent comme Hilaire, Castellan, Melling, Caraffe, Préaulx ou Cassas. 

Un tableau d'Hilaire nous montre le Palais de France avec ses terrasses et ses jardins, dominant, au delà de Tophané et de Galata, l'entrée du Bosphore et la Corne d'Or ; la Pointe du sérail, les Iles des Princes au-dessus desquelles se voient les montagnes de Brousse ferment l’horizon. Mais ce n'était pas par la magnifique description de la vue qu'elle avait de ses fenêtres, que Milady Craven (1) commençait le 25 avril 1786 une lettre qu'elle écrivait de l'ambassade qu’elle était l'hôte de Choiseul-Gouffier. Elle avait « les yeux et les oreilles encore plus flattés au dedans de la maison qu'au dehors, il fallait qu'elle débutât par le récit de l'intérieur ». C'était en effet au milieu de marbres antiques, de monnaies et de pierres gravées que vivaient les hôtes du palais de France, les gentilshommes, les artistes et les gens de lettres qui formaient la société habituelle de l'ambassadeur, et le soir, « quand il n'y avait pas de visite et que le travail de la journée était fini, on s'assemblait autour des grands portefeuilles remplis des plus superbes dessins », tout en écoutant l'académicien Delille lire ses vers, ou d'Ansse de Villoison discuter quelques points d'érudition.

1. Voyage en Crimée et à Constantinople fait en 1786, traduit par Guédon de Berchère, 1789, in-8. 

La plupart de ces dessins avaient paru en 1782 dans le tome premier de l'ouvrage auquel Choiseul-Gouffier devait son élection à l'Académie française et sa nomination à l'ambassade de Constantinople : Le Voyage pittoresque de la Grèce. A son arrivée, ce livre lui avait valu quelques désagréments : des cartons, habilement insérés dans les volumes qui pouvaient tomber sous les yeux des personnages ottomans dont la susceptibilité avait été éveillée par un ambassadeur étranger, avaient remplacé certains passages défavorables aux Turcs, ou caché des gravures trop élogieuses à l'égard des Grecs. Choiseul-Gouffier prenait plaisir à montrer les dessins originaux des gravures qu'il avait demandées aux artistes les plus réputés, Tillard, Choffard, Aliamet ou Lemire ; conteur aimable, il en profitait pour narrer ses souvenirs, les traversées sur l’Atalante, les escales dans les îles de l'Archipel, les longues courses en Asie Mineure. Il aimait à se dire l'auteur de quelques-uns de ces dessins, sur lesquels, d'après un contemporain, il n'avait peut-être mis que sa signature. 

1. Sur Choiseul-Gouffier et son entourage voir : Pingaud, Choiseul-Gouffier. La France en Orient sous Louis XVI. Paris, 1887, in-8. — Voyage à Constantinople fait à l'occasion de l'Ambassade de M. le comte de Choiseul-Gouffier à la Porte ottomane, par un ancien aumônier de la marine royale. Paris, 1819, in-18. 
Sur d'Ansse de Villoison, voir le livre de Ch. Joret. Paris, 1910, in-8. 

[J.-B. Hilaire]

J.-B. Hilaire était l'auteur du plus grand nombre. Sa vie reste entourée d'un mystère que n'a pu percer M. H. Marcel, dans l'étude qu'il a consacrée à cet artiste (1), et pourtant, si l'on en juge par les catalogues des collections qui se sont vendues dans les années qui ont suivi la publication du Voyage pittoresque, Hilaire était très recherché par les amateurs. Dessinateur très précis, maniant avec une égale facilité le crayon, la plume ou le pinceau, il avait subi l'empreinte de l'Orient ; personne n'a su comme lui rendre la douceur et le charme de la lumière du Bosphore ou animer l’intérieur des maisons musulmanes et chrétiennes, les places des mosquées, les ruelles des bazars, de mille personnages aux costumes pittoresques, dans l’exactitude du geste et la réalité de l'attitude. Aucun détail de la vie du Levant ne lui a échappé. Hilaire par un de ses dessins nous renseigne aussi bien sur les mœurs orientales que le Baron de Tott dans une page de ses Mémoires, et c'est autant par les compositions de cet artiste, que par le texte même de l'écrivain, que l'ouvrage de Mouradgea d'Ohsson paru en 1787, est véritablement le « Tableau de l'Empire Ottoman ». 

1. H. Marcel, Petits maîtres du XVIIIe siècle ; J.-B. Hilaire. Revue de l'Art ancien et moderne, septembre 1903. 

Tout différent était le talent d'un autre collaborateur de l'ambassadeur. 

[Cassas]

Cassas venait de passer sept années à voyager aux frais du duc de Chabot en Italie, en Sicile et en Dalmatie. Pour mettre à exécution les projets qu'il avait formés au cours du voyage de Grèce et que ses fonctions allaient lui permettre de réaliser dans les conditions les plus, favorables, Choiseul-Gouffier rie pouvait trouver un meilleur collaborateur. Il obtint que Cassas abandonnât le service du duc de Chabot pour passer au sien. 

Arrivé à Constantinople avec son nouveau protecteur, Cassas n'y put séjourner que quelques semaines. La Poulette, l'un des deux bâtiments du roi qui avaient amené Choiseul-Gouffier, avait reçu l'ordre de faire une croisière sur les côtes de Syrie et de Palestine. 

C'était pour Cassas une occasion dont il fallait profiter ; il s'embarqua le 30 octobre 1784 sur la Poulette, qui devait le conduire en Egypte où il allait dessiner pour l'ambassadeur les monuments d'Alexandrie, du Caire et de la vallée du Nil. 

Choiseul-Gouffier n'était pas à Constantinople le seul chef de mission qui se fût ainsi entouré d'artistes. Parmi ses collègues étrangers, les uns avaient été naturellement amenés par un long séjour en Orient à s'intéresser à l'histoire des monuments au milieu desquels ils vivaient ; les autres étaient arrivés à leur poste avec une réputation déjà établie d'érudit ou de collectionneur. Le Ministre de Suède, Celsing, qui à l'exemple de son père, s'était particulièrement attaché à étudier l'Orient, avait, il est vrai, déjà quitté la Turquie, ainsi que son drogman Mouradjea d'Ohsson. Ce dernier s'était depuis quelques mois rendu à Paris pour y surveiller l'impression du grand ouvrage auquel il travaillait depuis plus de vingt ans : il employait les meilleurs graveurs à reproduire sous la direction de Moreau le Jeune ou de Cochin les dessins qu'il avait commandés à Hilaire ou ceux que Le Barbier lui avait arrangés d'après les compositions plus ou moins maladroites de quelques artistes indigènes ; et ce travail ne se réglait pas sans de grandes difficultés, sur lequelles Wille, choisi comme arbitre, nous renseigne dans ses Mémoires (1). 

Imitant d'Ohsson, un drogman de la légation de Naples, Comidas de Carbognano, travaillait sur les conseils de son chef le Comte de Ludolf, à une description de Constantinople qu'il ornait de dessins médiocres (2). Auprès du cavalier Juliani, baile de Venise, était le peintre Ferdinando Tonioli dont le nom reste associé à un très curieux portrait du sultan Abdul Hamid Ier. Bulgakoff, le Ministre de Russie, avait amené avec lui Melling, qui devait trouver la célébrité à Constantinople et qui commençait à s'y faire connaître en donnant des leçons de peinture et de dessin. 

1. Mémoires et journal de J. G. Wille, graveur du roi, publiés par G. Duplessis. Paris, 1857, 2 vol. in-8, II, p. 149, 191, 195, 292-95. 
2. Descrizione topografica dello stato présente di Constantinopoli arrichiata di figura, da Gosimo Comidas de Carbognano. Bassano, 1794, 1 vol. in-4. 

Mais c'était à l'ambassade d'Angleterre que l'on semblait rivaliser avec Choiseul-Gouffier : l'abbé Sestini, que quelques mois de résidence chez le Comte de Ludolf avait déjà mis à même de faire sur Constantinople bien des observations curieuses (1), y classait la collection de numismatique de l'ambassadeur, tandis que Mayer dessinait les monuments et les sites de la Turquie (2).

Voyageurs et savants trouvaient chez Sir Robert Ainslie un accueil aussi empressé qu'au Palais de France. Une tradition depuis longtemps établie poussait les gentilshommes anglais à visiter le Levant. Après lord Ponsonby à qui Liotard devait d'avoir pu faire ce voyage en Orient d'où il avait rapporté tant de si beaux dessins, après lord Baltimore qui en 1766 voyageait avec Francesco Smith, Sir Richard Worsley arrivait à Constantinople en 1786. 

1. Lettres de M. l'abbé Sestini, écrites à ses amis en Toscane pendant le cours de ses voyages en Italie, en Sicile et en Turquie, traduites de l'italien. Paris, 3 vol., in-8, 1789.
2. Views in the ottoman Dominions in Europe, in Asia, and some of the Mediterranean islands from the original drawings taken for R. Ainslie by L. Mayer. London, 1810, in-fol. 

Un architecte de talent, Willey Reveley, dessinait sous sa direction tous les monuments de la Grèce et de la Turquie et réunissait les matériaux qui devaient servir à la publication du Muséum Worsleianum que quelques privilégiés seuls devaient connaître, tellement restreint était le tirage de ce livre dont l'impression coûta plus de 600 000 francs (1). 

[Echanges]

Moins exclusifs que Milady Craven qui, ne regardant pas Péra « comme un lieu fait pour un être sociable », sortait peu du palais de France, ces voyageurs, gens du monde ou artistes, se retrouvaient chaque soir, dans quelque salon d'ambassade ou de légation avec le personnel des missions diplomatiques et les membres des colonies étrangères. Les médecins italiens (2) Signor Girolamo Sardi, « Milanais, chirurgien de la nation arménienne, qui a beaucoup voyagé en Asie et qui connaît depuis longtemps la ville de Constantinople », Antonio Nucci, familier du Capitan Pacha, le Florentin, Lorenzo Noccioli, dont une confidence de sultane devait causer la mort, ou Gaubis, qui vécut dans l’intimité de trois sultans, faisaient leurs offres de services, arrangeant les promenades du lendemain, promettant l'accès des maisons des quelques Turcs qui acceptaient alors des visites d'Européens, ou racontant des histoires de harems qu'écoutaient avec ironie les grands drogmans levantins, dans leur costume oriental « dont le kalpak, ou bonnet à quatre cornes, appelé par une dame espagnole l’éteignoir du bon sens, n'était pas la pièce la moins essentielle » (3). Telles toujours que les avait connues le Forésien Jean Paterne, secrétaire de François de Valois, duc d'Anjou et d'Alençon, qui a tracé d'elles un si piquant portrait dans ses Pérégrinations (4) les belles « dames grecques et pérotes franques », jouaient un rôle dans ces salons où « des demoiselles bien lasses de l'être encore, n'ayant pour leur dot que leurs beaux yeux, les dardaient avec théorie sur ceux qu'elles se destinaient ou qui les consolaient » (5). 

1. Muséum Worsleyanum ou collection de bas-reliefs antiques, de bustes, de statues, de pierres précieuses, gravées avec les vues de plusieurs places du Levant prises sur les lieux dans les années 1785, 1786 et 1787. Londres, 1794-1803, 2 vol. in- fol. 
2. Sur ces médecins, voir Sestini, p. 57, 96, 313 et Mémoires du général baron de Dedem de Gelder (1771-1825), Paris, 1900, in-8, p. 54-56.
3. Tancoigne, Voyage à Smyrne, suivi d'une Notice sur Péra. Paris, 1817, 2 vol.in-12. 
4. Pérégrinations du sieur Léon Palerne. Lyon, 1606, p. 425. 
5. Mémoires historiques, politiques et géographiques des voyages du comte de Ferrières-Sauvebœuf, faits en Turquie, en Perse et en Arabie depuis 1782 jusqu'en 1789, avec des observations sur la religion, les mœurs, le caractère et le commerce de ces trois nations. Paris, 1790, 2 vol. in-8, t. I, p. 51. 

Le salon du ministre de Hollande, M. de Dedem de Gelder, était parmi les plus fréquentés. De très bonne heure, le jeune de Dedem y avait été admis, et longtemps après, devenu général au service de la France, il aimait à se souvenir du tableau amusant qu'avait présenté pour lui la société de Péra. Il était chez l'ambassadeur de France, comme chez l'ambassadeur d'Angleterre « traité en enfant de la maison. En politique, les deux Excellences n'étaient pas de la meilleure entente, les intérêts de leurs deux cours y mettant obstacle, et ils étaient enchantés de contrecarrer leurs démarches respectives. Tout cela n'empêchait pas les relations de société. Sir Robert n'était pas homme à se faire écarter facilement, M. de Choiseul n'osait pas en venir à une brouille ouverte, et ces deux messieurs vivaient ostensiblement dans une belle harmonie, se faisant en gens du grand monde, les plus gracieux compliments. » Ainslie comme Choiseul aimait conter, mais quand « il s'emparait de la conversation, de citation en citation, d'histoire en histoire », il était rare qu'il n'en arrivât pas à endormir ses auditeurs. On se livrait cependant dans ces salons à des-entretiens plus sérieux; après l'un d'eux, Choiseul-Gouffier, le cavalier Juliani et quelques-uns de leurs amis décidaient d'aller vérifier sur les lieux mêmes les diverses hypothèses émises sur l'emplacement de la ville de Troie. Une autre fois, sur cette même question, on invitait les officiers du génie en mission à Constantinople à donner leur avis, et en présence du colonel Laffite-Clavé et du capitaine Monnier de Courtois, les instructions les plus précises étaient dressées pour l'exploration archéologique qu'allaient faire dans la plaine d‘llion l'abbé Le Chevalier (1) et le peintre Cassas. 

1. Voyage de la Troade fait dans les années 1785 et 1786 par J.-B. Le Chevalier. Paris, 1802, 3 vol. in-8, 3« édition. 

Après quatorze mois d'absence. Cassas était en effet rentré à Constantinople (1). « On m'a reçu ici, écrivait-il à un ami, avec d'autant plus de plaisir que le bruit avait couru que j'avais été assassiné par un parti d'Arabes ; et ce qui le faisait croire, c'est que j'étais dans l'impossibilité de donner de mes nouvelles et l'on avait écrit de tous les côtés pour savoir ce que j'étais devenu. » La Poulette l'avait conduit à travers l'Archipel à Alexandrette, d'où il avait gagné Alep. Revenu à la côte par Antioche, il s'était embarqué pour Alexandrie. Mais la situation politique en Egypte étant alors trop troublée pour qu'il pût se rendre au Caire, il avait visité l'île de Chypre, d'où il avait été en Syrie et Palestine. 

1. Dumesnil a publié dans son Histoire des plus célèbres amateurs français (Paris, 1808, 3 vol. in-8) la correspondance de Cassas avec Desfriches. Plusieurs de ces lettres rendent compte des divers incidents du voyage. Deux d'entre elles ont été insérées dans le Journal de Paris, n° 102, 12 avril 1787 et n° 109, 19 avril 1787. 

[Caraffe]

De ce long voyage, Cassas avait rapporté près de 300 dessins qu'il espérait pouvoir bientôt faire graver aux frais de l'ambassadeur; en attendant il les montrait autour de lui : après les avoir admirés Dedem se décidait à accompagner en Egypte Fauvel, qui s'y rendait pour la seconde fois. Un autre artiste y suivait déjà les traces de Cassas. Entré, grâce à la protection de d'Angeviller à l'Académie de France à Rome, pour y achever les quelques mois qu'aurait eu encore à y passer un pensionnaire qui venait d'y mourir, Armand Caraffe (1) était parti un beau matin et son directeur, Ménageot, se plaignait que « de son chef et sans lui en rien dire », il eût entrepris « un voyage de cette importance ». 

Au cours de ce voyage, Caraffe parcourait la Grèce, l'Egypte, les îles de l'Archipel, et il nouait à Constantinople des relations dont il devait se souvenir lorsque de retour à Paris et devenu l'un des membres les plus remuants du Club des Jacobins, il chercha à recruter des adeptes parmi cette société de Péra qui rendait alors aux étrangers le séjour de la capitale de l'Empire « infiniment agréable et intéressant ». 

1. Correspondance des directeurs de l'académie de France à Rome avec les surintendants des bâtiments, t. XV (1785-1890), p. 245, 283, 293, 299-300, 307, 310. 

* * * 

[Et les Turcs…]

Les Turcs étaient à cette époque devenus curieux des choses de l'Occident. Mehemet effendi et son fils Saïd, qui avaient en 1721 et en 1742 rapporté de leurs ambassades à Paris, le goût des beaux-arts, n'étaient plus une exception dans la société musulmane. Remzi-Ahmet effendi s'était laissé fêter à la cour de Berlin en 1760 ; d'autres grands personnages se souvenaient avec plaisir du contact qu'ils avaient pris de l'Europe, et ce n'était plus seulement, comme sous Ahmed III, à des amusements, qui faisaient en quelques jours de la vallée des Eaux-douces une copie de Versailles, que s'intéressaient les Sultans. Mustapha III et Abdul Hamid Ier trouvaient mieux qu'un divertissement à voir manœuvrer leurs soldats sous le commandement de M. de Tott ou sous celui du lieutenant Obert; ils avaient compris tous les avantages que quelques-uns de leurs sujets pouvaient tirer des leçons qu'étaient venus leur donner les officiers français : sous leur règne, les Turcs s'étaient instruits ; plusieurs d'entre eux étaient allés faire leurs études à Londres ou à Paris, d'où Ishac bey était revenu « réellement français par les sentiments et par le caractère » et on avait vu un grand  vizir, Halid Hamid, élever sa fille à l'européenne. 

Le prince Sélim donnait lui-même l'exemple de la culture française. Petit-fils d'Ahmet III, fils de Mustapha III, il avait dès son enfance été attiré vers les Européens, comme ses trois sœurs, Chah sultane, Bekhân sultane et Kadîdja sultane ; cette dernière, connue sous le nom de Hadidjé, devait le jour à Adil Chah, esclave circassienne qui avait déjà donné au sultan, une fille, Bydjân, morte en bas âge. 

En montant la rampe qui conduit à la Laleli si douce aux yeux par l'élégance et l'harmonie de son aménagement intérieur, on longe à gauche l'enceinte au milieu de laquelle repose dans son turbé, le fondateur de la mosquée, sultan Mustapha III. Ce sanctuaire, cher aux Osmanlis, — il renferme également les cendres de Sélim III, le réformateur, — est quelquefois fermé ; d'une fenêtre grillée, on peut cependant apercevoir à travers le feuillage, une petite coupole de fer artistement travaillé. C'est sous cet édicule que dort Adil Chah Kadin à quelques mètres du turbé du sultan. Dans la verdure, sur la stèle traditionnellement ornée de décors dorés de feuilles et de fleurs, l'inscription funéraire (1) semble ne rappeler au passant que les deux filles de la morte, Bydjân et Kadîdjâ, qui, en naissant, avaient donné à la circassienne un rang à la cour et le droit d'avoir sa tombe dans l'enceinte du turbé impérial : 

Bydjan sultane, chasteté et innocence même, 
Que Dieu prolonge ta vie autant que l'Univers ! 
De même à sa sœur Kadidja sultane, 
Que Dieu accorde une vie éternelle !... 
Toutes deux, filles pures et angéliques d'une même mère 
Qui a quitté ce séjour pour celui du Paradis, 
Tant qu'elle reposera dans le Firdeos, 
Jouissez d'une existence tissue de félicité, digne d'envie ! 
La date de son décès est tombée à point. 
Adil Chah sultane repose maintenant dans le nid éternel du sublime Eden. 

1. Nous devons à notre ami Issmet Bey, la transcription et la traduction de cette inscription. 

Le 7 Mouharrem 1182 (24 mai 1762) et les deux jours suivants, par des salves de coups de canon, des illuminations et des feux d'artifice, la population de Constantinople avait appris l'heureuse naissance de la princesse Kadidja. Seize ans plus tard, trois nouvelles journées de fêtes annonçaient ses fiançailles avec Seyd-Ahmed Pacha « haut fonctionnaire, digne de tout éloge ». Ce n'était guère qu'à l'occasion de ces réjouissances publiques auxquelles ils devaient prendre part, que les Européens avaient connaissance de l'existence des Princesses ; le nom de Kadidja allait pourtant bientôt leur devenir familier. 

Les chroniqueurs turcs s'accordent à vanter l’ïntelligence et la grande culture de Kadidja ; ils la représentent comme la sœur préférée que Sélim, après être monté sur le trône, consultait sur les améliorations et les réformes qu'il projetait d'introduire dans son empire. Sa confiance était telle que, par une faveur exceptionnelle à une époque où plus que tout autre musulman, les parents du sultan vivaient confinés dans leurs palais, il l'autorisait à sortir librement. 

[Melling]

Au cours d'une de ces promenades, Hadidgé sultane fut reçue par le chargé d'affaire de Danemark, M. de Hubsch, dans sa propriété de Bouyoukdéré. Les étrangers visitaient alors les terrasses de cette somptueuse villa, célèbre surtout le Bosphore, et ils s'y rendaient « avec d'autant plus de plaisir que les maîtres les accueillaient à merveille », justifiant par le grand train qu'ils y menaient le titre qui leur avait été accordé par l'Empereur de « Baron de Grossthal, ce qui est la traduction allemande du mot turc Bouyoukdére, grand vallon ». Séduite par les aménagements du Yali, autant que par la disposition des terrasses et des jardins, la sultane exprima le désir d'avoir un artiste capable d'exécuter les plans d'une semblable demeure. M. de Hubsch lui indiqua Melling. 

Le palais de Hadidgé, Nebad Abad, était situé sur la pointe de Defterdar Bornou, dans ce village d'Orlakeuï, si connu alors par ses cultures de jasmin, dont les longues et droites tiges servaient à la fabrication des tuyaux de Tchibouks. Melling s'installa tout auprès, à Couroutchesmé ; en quelques jours, il s’était rendu indispensable, sachant satisfaire les moindres désirs de sa princesse. « Architecte, peintre, décorateur et jardinier, il démolissait, rebâtissait, détruisait et recréait sans cesse » (Mémoires inédits de M. de Butet) et M. de Butet, qui le vit à l'œuvre, put compter les petits temples, les arcs de triomphe, les labyrinthes qui naissaient chaque jour des caprices de la sultane. Sélim III voulut avoir un jardin qui ressemblât à celui de Hadidgé et il ordonna à Melling d'aménager le palais que venait de lui céder sa sœur Bekhân sultane et sur l'emplacement duquel s'éleva plus tard Tchéragan, dont les marbres, après avoir longtemps étincelé sous la lumière du Bosphore, gisent maintenant sur la rive, tristement noircis par la fumée de l'incendie de janvier 1910. 

Ces travaux attirèrent sur Melling la faveur impériale et il eut toute liberté d'étudier le monde au milieu duquel il vivait. Sur la carte des environs de Constantinople qu'avait dressée son ami Kauffer, il marquait chaque jour l'endroit où il se plaçait pour dessiner, indiquant avec soin par deux traits l'horizon qu'il avait devant les yeux. Les vues qu'il prenait ainsi semblaient à un artiste qui eût l'occasion de feuilleter ses cartons à Constantinople même, « véritablement calquées sur la nature ». Par de longues stations sur la Tour de Léandre, sur la Tour de Galata, sur les terrasses des ambassades à Péra, ou au sommet du Boulgourlou, au-dessus de Scutari, il se pénétrait des moindres détails du panorama. Parfois, abandonnant ses lieux favoris d'observation, il se rendait aux îles des Princes pour en apercevoir sur la rive lointaine de la Marmara, la silhouette de Stamboul dont il allait chercher un autre aspect du côté de la Corne d'Or sur le plateau de l'Okmeïdan. Là, souvent, les Sultans venaient tirer à l'arc : « l'adroite flatterie toujours debout auprès de l'homme puissant n'a pas manqué de trouver que chaque trait parti de la main du souverain parvenait à une distance prodigieuse, et pour en éterniser le souvenir, elle s'est empressée d'élever chaque fois que le Sultan a pris ce divertissement, une colonne de marbre sur laquelle on a gravé en relief une longue inscription. (1) » 

1. Olivier, Voyage dans l'Empire ottoman fait par ordre du Gouvernement pendant les VI premières années de la République. Paris, an IX, 6 vol. in-8, I, p. 93. 

La place de la Flèche (Okmeïdan) était l'un des points où M. L'Empereur, secrétaire de l'ambassade, aimait au cours des vingt années qu'il passa à Constantinople, à conduire les voyageurs français qui lui étaient recommandés. M. de Monconys y fut mené par lui le 14 mai 1648 (1). Les touristes modernes ne fréquentent plus l’Okmeïdan ; c'est aux hauteurs d'Eyoub qu'ils vont demander une vue d'ensemble de la Corne d'Or et de Stamboul. Melling a fait là quelques-uns de ses meilleurs dessins, se délassant de son travail, par des croquis des prairies et des îlots de Karaagatch, où au fond de la Corne d'Or, le peintre Favray allait autrefois chasser, et par des vues de l'Amirauté et de l'Arsenal où régnait alors la plus grande animation. 

D'autres panoramas sollicitaient l'artiste : des hauteurs boisées de Candilli ou du sommet du Mont Géant près de la petite mosquée qu'avait à son retour de France bâtie Mehemet effendi, les contours sinueux du Bosphore lui fermaient l'horizon; il croyait alors dessiner quelque lac d'Italie et il ne retrouvait le véritable aspect du Canal qu'en montant sur les collines de Thérapia ou de Keffeli-Keuï; là entre les forts construits par M. de Tott, à Kavak de Roumélie et d'Anatolie, il voyait la mer Noire dont l’embouchure parfois était masquée par la flottille de voiliers attendant le vent favorable. 

1. Journal des voyages de M. de Monconys, Lyon, 1665, in-8. 

Mais le Bosphore surtout l'attirait. Rien n'échappait à son observation, et ses dessins auraient pu illustrer ce livre où le Bostandji bachi, chargé de la police du canal, tenait constamment à jour la liste des maisons du Bosphore pour pouvoir quand il se trouvait à la barre du grand caïque du sultan répondre aux moindres interrogations du souverain. 

Palais impériaux, kiosques de plaisance des sultans ou des sultanes, yalis de pachas, villages grecs de la côte d'Europe avec les demeures des riches Phanariotes et les résidences des ambassadeurs ou celles des marchands francs; villages de la côte d'Asie avec leurs cyprès et minarets si pittoresques, au milieu des maisons peintes des musulmans : les habitants de Londres et de Paris qui, en 1812 et 1814, venaient contempler Constantinople dans les panoramas de H. Aston Barker (1) et de Prévost se seraient fait de cette ville une idée plus complète en feuilletant simplement le recueil de Melling. 

1. A series of eight wiews forming a Panorama of Ihe celebrated city of Constantinople and his environs taken of the town of Galata by Henry Aston Barker and exhibited in his Great Rotunda, Leicester square. Published january 1st, 1813 by Thomas Palser, Surry Side Westminster Bridge and Henry Aston Barker, West square. 

Sous son crayon les quais du Bosphore se sont animés; ici la foule des valets se presse, sous la conduite des eunuques à la porte d'un yali princier; là, assises à l'ombre des platanes, auprès de quelques tombes, les femmes musulmanes regardent silencieusement leurs enfants pêcher; plus loin, un papas grec en long bonnet cylindrique, vend des amulettes près d'une fontaine dont l'eau fait des miracles; un carrosse d'ambassade passe, des tziganes font danser un ours et deux singes et, pour un instant, est interrompue la rêverie de l'arménien ou du grec accroupi à sa fenêtre sur un sofa en attendant l'heure où le courant d'air de la mer Noire lui apportera la fraîcheur. Sur les terrasses, ornements des jardins du Bosphore, les larges pins parasols couvrent de leur ombre les farandoles des danseurs, tandis que dans des groupes où circulent tchibouks et tasses de café, le drogman que chaque famille levantine est fière de voir figurer parmi le personnel des missions étrangères, raconte les dernières histoires de la ville. 

1. Sur Prévost et ses Panoramas, voir Castellan, II, p. 77. 

Une longue observation du Bosphore avait donné à l'artiste la connaissance exacte de ses eaux si changeantes, où se reflète le vol continuel des alcyons qui du matin au soir « passent et repassent sans cesse vers le milieu du canal en rasant la surface de l'eau », portant en eux si l’on en croit la légende, les âmes de tous ces anciens drogmans qui, leur vie durant, montaient et descendaient le Bosphore pour aller des ambassades à la Porte et de la Porte aux ambassades. Melling savait traduire aussi bien la violence du courant du Diable à Arnaout-Keuï que le calme des eaux du Haut Bosphore et l'on croirait à regarder certains de ses dessins, entendre ce clapotis si familier à ceux qui ont vécu à Thérapia. Chaque jour à la même heure, quand commence à souffler la brise de la mer Noire, quelques rides agitent le Bosphore, puis si le vent devient plus vif, une foule de petites vagues se forment, sautillant sur place, bouillonnant, s'entrechoquant et de leur crête, lançant comme d'un minuscule jet d'eau quelques gouttelettes qui brillent au-dessus de l'écume ; avec le même bruit clapotant en certains jours d'ardente chaleur passent par milliers de petits poissons qui scintillent au soleil. 

Le caïque était alors un des plus grands charmes de la vie au Bosphore. Le grand caïque du Sultan a 24 rameurs ; sous le Tendelet d'étoffe dorée repose le souverain invisible aux jeux de ses sujets ; à son passage, sur les deux rives les canons tonnent et tout le long des quais, Musulmans et Chrétiens s'inclinent. Dans un ordre traditionnel, les hauts dignitaires suivent dans des caïques dont des usages ont rigoureusement fixé le nombre des rameurs et la décoration. Melling a souvent reproduit ce spectacle qu'aucun voyageur ne se lassait de regarder ; mais il s'intéressait également à tous les autres caïques qui donnaient au Bosphore une animation si pittoresque, montrant dans celui-ci le grave et majestueux musulman, dans celui-là l'amoncellement des juifs et des arméniens, dans un autre les esclaves de Hadidgé Sultane sous la garde de l'eunuque noir. 

Il n'oubliait ni le caïque d'ambassade devant le kiosque du ministre des affaires étrangères à Bébek, ni le grand caïque bazar, dont les rameurs manœuvrant en cadence, conduisaient de village en village les légumes et les fruits aux mille couleurs, et il attendait toujours au passage le vendeur de basilic, qui de son caïque tout fleuri, tendait à l'acheteur les quelques brins de la plante odoriférante que pachas, prêtres grecs ou belles levantines, aimaient à froisser dans leurs doigts fatigués d'avoir trop longtemps caressé les grains parfumés du chapelet d'ambre ou de cornaline. 

Melling avait vécu avec les personnages qui animaient ses dessins ; il avait pénétré dans les palais qu'il se plaisait à reproduire. Beaucoup ont disparu. 

Nebad abad après la mort d'Hadidgé sultane fut pendant quelque temps habité par Adileh sultane, fille du sultan Mahmoud II, puis, abandonné, désert, il tombait en ruine quand, il y a une vingtaine d'années, Abdul Hamid II le fit démolir pour élever à sa place les deux maisons qu'habitent maintenant les princesses Naimieh et Zeikieh. Le joli kiosque de Bébek où le Reis effendi recevait les ministres étrangers a été remplacé par les habitations de la famille Khédiviale. Quelques rares témoins de l’époque de Melling restent debout: à Emirghian, la résidence des Chérifs de La Mecque, à Candilli le palais bleu du Prince Djemaleddine, à Thérapia le grand yali des Ypsilanti, dont Selim III a fait don à la France. Les pilotis branlants que frôlent les caïques ne soutiendront plus longtemps le vieux palais rouge d'Anatoli Hissar et le salon des Kupruli aux belles boiseries dorées ne sera bientôt plus qu'un souvenir. Le temps fait tomber les maisons de bois que l'incendie a épargnées. Souhaitons que longtemps encore soit protégé de leurs atteintes le petit kiosque de Courout-chesmé, avec ses panneaux de bois et ses ciselières de paniers fleuris. 

C'est à Stamboul qu'il faut aller maintenant pour trouver un salon qui donne l'idée du cadre dans lequel la sultane Hadidgé vivait sous les yeux de son peintre. 

Au delà de Fatih, vers les murs, dans un quartier silencieux, enlaidi par les ravages de l'incendie et par l'insouciance de l'homme, une maison aux poutres fatiguées et dont on hésite à franchir le seuil : l'escalier branlant mène au premier étage. Une petite pièce banale, puis dans le bruit des volets de bois qui depuis des mois peut-être n'ont pas été ouverts, apparaît l'immense salon d'un des plus célèbres Cheik ul islam du xviiie siècle. Le quartier entier est bâti sur l'emplacement qu'occupait sa somptueuse demeure. Il n'en reste que cette pièce, que pieusement conserve le descendant, modeste fonctionnaire dans quelque ministère. Le mobilier ancien a disparu, les larges sofas aux coussins brodés, qui tout autour de la salle, le long des vingt-quatre fenêtres, invitaient à s'asseoir, ont fait place aux fauteuils de peluche, à de laids guéridons viennois. Mais les boiseries anciennes sont intactes dans leur décor doré. De chaque côté de la porte, sont les niches des tchibouks et des narguilés ; tout auprès, les gracieuses étagères, où le maître de la maison déposait son turban. Puis à quelques pas, une ou deux marches font du reste du salon une immense estrade, qu'entoure le sofa. C'est près de cette marche que se tenaient esclaves et valets, attentifs au moindre geste : un battement de main, un clignement d'œil, et ils se précipitaient, les bras croisés sur la poitrine, les yeux baissés, puis l'ordre reçu, ils se retiraient à reculons. Sous ce plafond de bois cloisonné on peut s'imaginer ce qu'étaient les grands salons de réception où Hadidgé trônait entourée de ses femmes. 

Par un privilège rare, Melling pouvait causer avec les femmes de la Sultane Hadidgé, les voir à visage découvert ; lorsqu'il passait sur les terrasses du Palais, il regardait dans la cour et les jardins où étaient les femmes ; son conducteur, intendant de la maison, avait la tête du côté opposé et ne l'eût pas détournée pour tout au monde. Combien ne devons-nous pas regretter qu'au cours de son séjour en Turquie Hilaire n'ait pas joui delà même faveur? 

Melling en effet ne sut pas en profiter ; parmi les dessins que nous connaissons de lui, il n'en est qu'un où il ait représenté les femmes de la Sultane, et l'attitude cérémonieuse et officielle qu'il leur a fait observer rend sa composition monotone et ennuyeuse. Il est vrai qu'il n'avait pas pour faire valoir la grâce de ces musulmanes, l'occasion de les montrer autour du Tandour, dont les maisons arméniennes et grecques étaient seules à se servir. On y plaçait le brasier ou mangal « sous une table ronde ou carrée, couverte de plusieurs tapis, dont l'un, ouaté, en toile de coton peinte, descendait jusqu'à terre dans tous les sens et retenait la chaleur sous la table. Un banc rembourré, placé tout autour, permettait à plusieurs personnes de s'asseoir, d'avancer les jambes sous le mangal et de recevoir la chaleur jusqu'à la ceinture. Dès qu'il faisait un peu froid, les femmes quittaient rarement leur tandour ; c'est là qu'elles passaient leur journée, qu'elles travaillaient, qu'elles recevaient leurs amies, qu'elles se faisaient servir à manger. Le soir, c'était sur le tandour que l'on jouait aux cartes, aux échecs ou aux dames. C'était autour de lui que l'on se rassemblait pour faire la conversation... Les Européens s'accoutumaient volontiers à cet usage parce qu'il rapprochait les deux sexes... (1)» 

Le tandour où Hilaire trouvait tant d'attraits pour son pinceau (2) laissait Melling indifférent ; 

1. Olivier, I, p. 231. 
2. Le tandour était un des sujets favoris d'Hilaire. Nous possédons l'un de ces petits tableaux, peint pour Choiseul-Gouflier; un autre a été reproduit dans l'ouvrage de Mouradjea d'Ohsson. 

il s'attachait en effet moins à la grâce d'une attitude, à l'adroite disposition d'une draperie, qu'au détail môme d'un costume, et il se fût contenté d'un mannequin pour modèle à condition qu'il pût le revêtir des mille accoutrements dont la variété faisait alors la joie des voyageurs et des artistes. 

La «  marche du Sultan » était encore sous Sélim III une des occasions où le faste pouvait le mieux se déployer. Les voyageurs ont vingt fois décrit l'appareil dans lequel le souverain sortait de son palais lorsqu'il devait se rendre à quelque cérémonie : le capitan pacha, dans sa pelisse de satin vert, le grand vizir dans sa pelisse de satin blanc, portant tous deux le haut turban blanc barré de la bande d'or qui est l'insigne de leurs fonctions, ouvrent la marche entourés de leurs officiers et de leurs valets de pied, Tchaouchs et Tchoadars. Après eux vient le cheval de main du souverain, richement caparaçonné que suit le grand écuyer Bouyouk imbrohor ; c'est alors que se présente le cortège particulier du Sultan ; en rangs serrés, marchent les peiks, gardes du corps, dont le casque doré est surmonté d'un panache noir presque aussi haut que la hallebarde qu'ils tiennent à la main, les baltadjis, en habit rouge, avec leur bonnet de feutre en forme de cône, les icoglans, pages de toute espèce, et les chambellans ou capidgis hachis : derrière leurs immenses panaches, le Sultan est comme caché aux yeux de ses sujets ; trois personnages suivent toujours le souverain ; le selikdar aga, le tulbendar aga, le rekiabdar aga, portant l'un le sabre, l'autre le turban de parade et le troisième le tabouret brodé qui sert au sultan de marche-pied pour monter à cheval. Enfin après le hasnadar aga ou gardien du trésor, qui jette au peuple par poignée les petites pièces d'or et d'argent, le cortège est fermé par le grand eu-nuque noir. 

Melling ne manquait jamais d'assister à ce spectacle dont il demandait le commentaire à ceux des officiers de la sultane avec qui il était particulièrement lié. Alors que Cassas dans une gouache d'un très beau mouvement, se contentait de montrer le groupe imposant que formait le Sultan au milieu desescapidjis-bachis (1), 

Melling s'attachait à reproduire le cortège en entier. L'un de ses dessins a servi au drogman Tancoigne pour illustrer la description de la marche du sultan dans les solennités des deux Baïram qu'il a publiée en 1817 (2). 

1. Cette gouache que nous avons acquise à la vente Schefer, a été gravée par Levasseur pour le Voyage de Syrie. 
2. J.-M. Tancoigne, Voyage à Smyrne... suivi d'une Notice sur Péra et d'une Description de la marche du Sultan, avec deux planches représentant le cortège du sultan d'après un dessin colorié de M. Melling. Paris, 2 vol. in-12. 

Il en existe plusieurs autres, mais c'est à la gravure de Duplessis-Bertaux et Réville qu'il faut se reporter pour se rendre compte du soin avec lequel le peintre cherchait à grouper tous les personnages dont il avait remarqué les costumes. Autour du cortège, se presse la foule des Orientaux, Turcs de toutes robes et de toutes couleurs, Arméniens aux lourds bonnets fourrés, Tauscans ou Grecs des îles dans leur accoutrement léger avec le fez retombant derrière la tête ; les marchands circulent parmi les groupes qu'observent les janissaires. Quelques Européens, se tenant un peu à l'écart, regardent ce spectacle si nouveau à leurs yeux, et dont prennent leur part les femmes turques entassées sur l'estrade de bois, qui vient d’être dressée à la hâte pour elles. Personne ne connaissait aussi bien que Melling l'ordonnancement des magnifiques cortèges qui se déroulaient à l'intérieur du sérail, qu'il s'agisse des cérémonies traditionnelles de la paye des janissaires, de leur repas, ou d'une audience accordée par le souveraine un ambassadeur étranger. Le palais n'avait de secret, ni pour lui, ni pour son ami Jacob Ensle, de Rastadt, le jardinier en chef du sultan Sélim ; aussi était-ce auprès d'eux que Beauvoisins recueillait les renseignements à l'aide desquels il composait son Tableau de la cour ottomane (1). 

1. Pouqueville, Voyage en Morée, à Constantinople, etc. Paris, 1806, II, p. 239. — Sur Melling et J. Ensle, voir la traduction de l'ouvrage de Beauvoisins, publiée en 1811 à Carlsruhe par Kessler : Nachrichtenitber den Hof des Tûrkischen Sultans. 

On recherchait dans les salons de Péra la société d'un artiste qui s'était fait parmi les Musulmans une situation aussi exceptionnelle et le ministre de Hollande chez qui Melling fréquentait, s'attendait à le voir bientôt devenir, grâce à la protection de la sultane Hadidgé, intendant général des bâtiments de l'Empire ottoman (1). 

1. Dedem, Mémoires, p. 43. 

* * * 

[Impact de la Révolution française]

Les nouvelles des événements de France vinrent en 1792 jeter le plus grand trouble dans la société de Constantinople. Choiseul-Gouffier forcé par la nation française de résigner ses fonctions, avait fait précipitamment emballer ses collections et s'était enfui en Russie, à la grande indignation de Cassas : « Je n'aurais jamais imaginé, écrivait-il le 22 septembre 1792, que cet homme eût abandonné sa patrie et sa famille pour aller végéter dans les pays étrangers ». Ses rapports avec l'ambassadeur n'avaient jamais été très cordiaux, il souffrait de ne pouvoir publier sous son seul nom l'œuvre où allaient être gravés les beaux dessins qu'il avait rapportés d'Orient, et il en voulait à son protecteur de la gloire qu'il lui dérobait. 

Il n'en avait pas moins vécu aux dépens de Choiseul-Gouffier qui, désirant a voir un correspondant toujours à l'affût des antiquités et des objets d'art, l'avait en 1787 envoyé résider à Rome où il lui faisait tenir des sommes considérables pour ses achats, tout en lui assurant 1 500 francs par mois jusqu'au jour où paraîtrait l'ouvrage sur Balbek et Palmyre (1). 

1. A Rome, Cassas avait trouvé le succès ; tout le monde « se portait en foule » chez lui pour voir ses dessins « échappés aux griffes des Arabes » ; il se plaignait d'être obligé de fermer sa porte à un grand nombre de curieux. « Je voudrais, écrivait-il à un ami, que l'on parlât moins de moi et de mes ouvrages, cela me serait plus commode » ; il est vrai que dans une autre lettre il paraissait moins regretter sa vogue : « Mes dessins se vendent 25 louis selon les circonstances, cependant j'en fais à bon marché. » Mais tous ses arrangements avec Choiseul-Gouflfier s'étant trouvés rompus par l'émigration de l'ambassadeur, il se rendit à Paris où il sut intéresser à son entreprise le Comité de Salut public et ce fut « au nom de la Nation » que parurent les livraisons de l'ouvrage dont Choiseul-Gouffier avait fait tous les frais. D'après le prospectus publié en l'an VI, Cassas s'était associé pour cet ouvrage avec Guinguéné, Legrand et Langlès. Les souscripteurs du Voyage en Syrie ne reçurent que trente livraisons sans aucun texte, Choiseul-Goufiier ayant réussi à faire interdire la continuation de la publication. 

Le départ de l'ambassadeur laissait la colonie sans direction ; elle se choisit elle-même un chef provisoire, mais celui qu'elle avait élu ayant passé sous la protection d'une puissance étrangère, la Porte dut inviter les députés du commerce à s'occuper des affaires de leurs compatriotes ; elle se refusait à reconnaître en sa qualité de ministre l'envoyé de la Convention. Le Palais de France était fermé, ses terrasses désertes. 

La division qui régnait parmi les Français avait « éloigné d'eux la gaîté et le plaisir ». Les voyageurs Olivier et Brugnière s'en plaignaient : « les femmes qui ne négligeaient auparavant aucun moyen de plaire aux Français et de recevoir leurs hommages, n'osaient plus se livrer à eux, parce qu'ils étaient des réprouvés dont la fréquentation devait être interdite, dont il fallait même éviter l'approche (1) ». Revenant de son voyage d'Egypte, après quinze mois d'absence, le jeune Dedem ne reconnaissait plus la société de Péra ; les discussions politiques dans tous les salons avaient remplacé les agréables causeries, les entretiens sur les lettres ou l'archéologie : « L'ambassadeur d'Angleterre soufflait le froid et le chaud, le ministre de Hollande restait neutre, le reste du corps diplomatique était d'une exaltation ridicule (2) ». 

1. Clément Simon, La Révolution et le Grand Turc, 1792-1796, Revue de Paris. — Olivier, I, p. 16. 
2. Dedem, p. 80,81. 

Malgré les intrigues des ministres étrangers qui auraient voulu amener la Porte à déclarer la guerre à la France, malgré la pression exercée sur le gouvernement Ottoman par l'Ambassade extraordinaire de Koutousoff, dont le faste mortifia si cruellement les Français (1), les Turcs restaient nos amis. 

On s'efforçait à Paris de ménager leur susceptibilité. Une société populaire s'était fondée à Constantinople. Caraffe connaissait quelques-uns de ses membres, il voulut obtenir pour eux l'affiliation à la société des Jacobins. Il s'était en effet, dès son retour d'Orient, jeté avec ardeur dans le mouvement politique et il était devenu l'un des membres les plus remuants de la Société des Jacobins ; sur sa proposition, le club de Péra fut admis à correspondre avec la société mère ; mais à l'une des séances suivantes, on jugea nécessaire de reprendre la question ; les Jacobins « ayant juré d'exterminer les despotes, ce serait, faisait remarquer l'un d'eux, provoquer une rupture avec la Porte Ottomane que de former une société à Constantinople ». 

1. Koutoussoff avait avec lui un peintre, Serguiew, dont plusieurs des dessins faits à Constantinople sont gravés dans la relation de Reimers, Reise der russich Kaiserlichen ausserordentlichen Gesandtschaft an die othomanische Pforte im Jàhr 1793 (Saint-Pétersbourg, 1803, in-4). 

En dépit de l'insistance de Caraffe l’affiliation fut refusée ; « les Turcs, disait Taschereau, étant bien disposés en notre faveur, il faut savoir en profiter et ne pas nous priver de cette ressource qui peut devenir importante » (1). La Porte nous demandait alors des officiers et des ingénieurs, et elle se décidait enfin à reconnaître officiellement l'envoyé français. Aussitôt la maison de Descorches « où l'on entrait sans s'annoncer, aux heures que l'on voulait, où maîtres et valets étaient parfaitement confondus, changeait d'aspect » ; il y avait « maintenant une distribution de chambres, d'heures, d'office et tout reprenait la physionomie d'une légation imposante (2) ». Mais ce ne fut que pour le successeur de Descorches, pour M. de Verninac, que l'ambassade fut rouverte. 

1. Aulard, La société des Jacobins. Paris, 1895, t. V. Voir au Moniteur universel, n» 180 (supplément à la Gazette nationale du 30 ventôse, an II, 20 mars 1794), la lettre adressée à la société des Jacobins par les citoyens composant la société populaire de Péra lez Constantinople pour annoncer la dissolution de leur Club. 
2. J. Lair et E. Legrand, Documents inédits sur l'histoire de la Révolution française. Correspondances de Paris-Constantinople. Paris, 1872, in-8, p. 131. 

En entrant dans le Palais de la République, le ministre le trouva « plein encore des images et des emblèmes de la royauté » ; ces « effigies de rois étaient de mauvais dieux lares pour un républicain», Verninac les fit aussitôt détruire; « Au reste, écrivait-il, au Comité du Salut public, nul ouvrage de l'art n'a souffert. Tout était en plâtre et faible » (1). Quant aux portraits des Ambassadeurs, ils n'étaient, pour le moment, que décrochés et roulés ; ils devaient être quelques mois plus tard brûlés au pied du grand escalier du Palais. 

1. Lettre du 26 messidor an IIL Aff. étr. Turquie, 192, 238. 
2. Olivier, I, p. 17. 

Peu à peu cependant la vie de la colonie avait repris son cours normal. A leur grande satisfaction Olivier et Bruguière s'apercevaient que « la contrainte des femmes » à l'égard des Français ne durait plus. « Nos succès en Europe, en démentant les impostures grossières qu'on se plaisait à répandre sur le compte de tous les Français, nous avait présentés sous un jour plus favorable et plus vrai. » Aussi le séjour de Constantinople paraissait-il aux deux voyageurs infiniment plus agréable qu'à leur arrivée. Une foule de compatriotes étaient venus s'adjoindre aux officiers déjà envoyés par le Comité de Salut Public. Deux artistes se trouvaient dans le nombre : l'un, Castellan (1), élève du peintre le paysages Valenciennes, avait accompagné comme dessinateur l'ingénieur Ferrégeau que la Porte avait engagé pour construire un bassin à l'amirauté ; l'autre, Préaulx, était l'architecte de la compagnie d'artistes qu'avait amenés Guyon-Pampelonne en vue d'installer les divers ateliers nécessaires à l'armée et à la marine ottomanes. Tandis que leurs compagnons s'énervaient à attendre dans l'inaction que la Porte les employât, Castellan et Préaulx utilisaient leurs loisirs. 

1. Castellan, mort membre de l'Institut en 1838, a publié sur son voyage à Constantinople trois ouvrages : Lettres sur la Morée, 1808; — Lettres sur Constantinople, 1811, qu'il a réunis en 1820, sous le titre : Lettres sur la Morée, l'Hellespont et Constantinople, 3 vol, in-8. — Mœurs des Ottomans, 6 vol. in 12. Voir sur lui : Hersent, Discours prononcé aux funérailles de M. Castellan, le mercredi 4 avril 1838. — Catalogue d'une collection de tableaux, études peintes en Italie et en France, quantités de dessins et aquarelles, encadrés et en feuilles, en grande partie de feu M. Castellan, peintre, membre de l'Institut, élève de Valenciennes, dont la vente aura lieu, 1840. 

Au cours de longues promenades avec l'ingénieur en chef Stanislas Léveillé et son adjoint Barabé, qui s'amusaient à dresser un plan de la capitale, Castellan dessinait « quelquefois un peu à la hâte et pour ainsi dire à la dérobée ». A chaque instant des modèles s'offraient à ses yeux. 

[Hunglinger von Ynghe et les marchands des rues]

Les innombrables corporations entre lesquelles se partageaient, dans une hiérarchie immuable, tous ceux qui vivaient du commerce à Constantinople, n'avaient pas seulement un costume spécial ; elles avaient des traditions, des usages, et chacun à Stamboul, à Galata comme à Péra, connaissait les différents cris des marchands annonçant leur passage. Les cris de Paris ont fourni à maint artiste français l'occasion d'exercer son talent ; Leprince a rendu populaire la physionomie des marchands et colporteurs russes ; les types les plus familiers au passant dans la rue turque ont eu leur peintre, bien médiocre d'ailleurs, en Hunglinger von Ynghe. Le ministre de Naples connaissait par son frère, le comte Karl de Ludolff, cet artiste viennois qui séjournait depuis six années en Italie ; il l'avait invité à venir à Constantinople. Hunglinger y vivait tantôt chez le comte G. de Ludolff, tantôt chez l'internonce, le chevalier von Herbert- Rathcal. En 1799, tandis qu'il se trouvait à Smyrne pour y travailler à la décoration de l'église de Sainte-Marie, un immense incendie ravagea Péra. Hunglingery perdit tous les dessins et les paysages qu'il avait faits depuis son arrivée en Turquie et qu'il avait laissés chez ses protecteurs. Il semble que nous ne devions pas trop regretter ce malheur si nous en jugeons par les nouveaux dessins que l'artiste fit à Constantinople pendant les quelques semaines qu'il y passa en revenant de Smyrne pour se rendre à Vienne où il était appelé à professer au Theresianum. Publiés en 1800 dans un album dédié au comte de Ludoltf (1), ces dessins ont la prétention de nous faire connaître les marchands des rues à Constantinople ; mais leur auteur n'avait pas assez observé les hommes et les choses d'Orient ; ses types, tout de convention, n'offrent aucun intérêt; il n'y a de vraiment turc dans ces dessins que les mots qui leur servent de légendes. 

1. Abbildungen herumgehender Krâmer von Constantinopel nebst anderer Stadteinwohnern und Fremden aus Aegypten, der Barbarey und dem Archipelagus nach der Natur zu Pera bey Constantinopel gezeichnet im Jahre 1799 von Andréas Magnus Hungliger von Yngue, rômiscber Ritter, der K. K. Akademie der bildenden Kiinste Historienmahler, der Elementischen der schonen Kunste und Wissenschaften zu Bologna Mitglied und der Kaiserlischen K. Theresianischen adelichen dann auch der K. K. Orientalischen Akademie der Zeichenkunst lehrer. — Wien. Gedruckt mit Albertischen Schriften, 1800, in-4. — Un exemplaire de ce très rare volume se trouve dans la bibliothèque orientale de M. Gaston Auboyneau. 

Fragoules ! Fragoules! c'est le marchand de fraises ; Kiraz ! Kiraz ! c'est le villageois vendeur de cerises ; au-dessus de son lourd panier, une couche d'herbes fraîches et de feuilles protège les fruits contre les ardeurs du soleil ; mais sur quelques petits bâtonnets blancs piqués tout autour de l'osier, les chapelets de cerises rouges ou noires provoquent la gourmandise du passant. Muhalehim! simiddschi ! « ce sont des hommes portant sur leur tête un large plateau de bois sur lequel sont posées en pyramides des soucoupes remplies de fromages à la crème ou de lait caillé : d'autres vendent des morceaux de pâte roulés qui contiennent de la viande ou des galettes très minces et à peine cuites, saupoudrées de petites graines aromatiques. » Castellan qui vient ainsi de nous décrire les vendeurs de Mohalébi et de Simit, connaissait mieux que Hunglinger von Ynghe ce petit monde, auquel il se mêlait dans les ruelles grouillantes du bazar, parmi les groupes des promeneurs au grand champ des morts, ou plus souvent encore autour de la fontaine de Top Hané dont le marché toujours si animé lui donnait ainsi qu'à Melling ou à Préaulx l'occasion de faire tant d'amusantes rencontres. On y voyait quelquefois des costumes nouveaux; c'était ceux des corps de troupes que venaient d'organiser les officiers français en mission auprès du sultan. Manzoni qui se trouvait à Constantinople depuis le 23 février 1796 en qualité d'aspirant de marine à bord du vaisseau de ligne, le Républicain, dessinait ainsi (1) un soldat d'infanterie et un soldat d'artillerie à cheval, bien différents dans leur simplicité de ces janissaires, dont les accoutrements bizarres avaient si souvent déjà servi de modèles aux artistes. 

1. Costumes orientaux inédits dessinés d'après nature en 1796, 1797, 1798, 1802 et 1809, gravés à l'eau-forte, terminés à la pointe sèche et coloriés avec des explications. Tiré à 250 exemplaires, à Paris, chez l'éditeur, rue Montmartre, n° 183, près le boulevard, au bureau du Journal des dames, 1813. 

Quelques indigènes, grecs ou levantins, s'étaient fait la spécialité de confectionner de petites images qu'achetaient les voyageurs désireux de conserver le souvenir des mille costumes singuliers dont leurs yeux avaient été frappés au cours de leur séjour en Turquie. 

[Castellan]

Castellan n'eut garde de manquer de se procurer ces enluminures, si curieuses dans leur précision naïve ; elles lui servirent à compléter ses croquis pour illustrer les six volumes qu'il publia en 1812 sur les Mœurs, Usages, Costumes des Ottomans. 

Mais tout en se promenant ainsi à la recherche du pittoresque, Castellan, de paysagiste élève de Valenciennes, était devenu peintre de portraits. « Dans les contrées où les arts ne sont que peu connus et point appréciés, on croit que le peintre est universel, que tous les objets de la nature sont tributaires de son pinceau. Il n'est donc pas étonnant, écrivait Castellan après avoir fait cette observation, qu'à Constantinople on m'ait sollicité, forcé en quelque sorte de faire des portraits, et que pour ainsi dire, rimant malgré Minerve, il m'ait fallu bon gré, mal gré, représenter sur l'ivoire, ou au moins sur le papier, la physionomie d'une foule de personnes. » Il était lui-même surpris de son succès, car ses portraits lui paraissaient « effrayants de ressemblance». Nous n'avons pu retrouver à Constantinople aucune de ses œuvres ; du moins, tenons-nous de sa plume le portrait d'un des modèles qui ont posé devant lui : 

 « Grande, d'un port de reine, sa figure et ses traits avaient plus de régularité que de délicatesse. Ses yeux noirs, bien fendus et à fleur de tête, avaient l’éclat du diamant, mais ses paupières noircies avec le surmeh, en gâtaient l'expression. Les sourcils, joints par une teinture, donnaient une sorte de dureté à son regard. Sa bouche très petite et fortement colorée devait être embellie par le sourire que je n'avais cependant pas la satisfaction de provoquer et de voir naître. Quoique son teint eût de la fraîcheur, ses joues étaient couvertes d'un rouge très foncé, et des mouches taillées en croissant, en étoile et de formes encore plus étranges, défiguraient son visage. Ses cheveux, fort touffus, étaient courts sur le front, et au lieu de tomber également en boucles ondoyantes, ils étaient coupés carrément et tombaient droit sur les épaules. La coiffure n'était pas moins extraordinaire : bariolée de gazes brodées en or et en couleur, roulée en forme de turban, et surmontée d'une calotte rouge, à houppe, elle était enrichie en outre de beaucoup de diamants et de pierreries, imitant des fleurs, des papillons montés à ressort, et qui, au moindre mouvement, semblaient se balancer ou voltiger autour de son front. Elle portait de plus des pendants d'oreilles très massifs et une grande quantité de chaînes et de colliers, et ses mains étaient garnies de bagues. 

Quant aux autres parties de sa parure, tels que châles, voiles, pelisses et ceintures à bossage, elle en était si fort surchargée, qu'il était presque impossible de démêler aucune forme. Qu'on se figure enfin l'immobilité parfaite de son maintien, le sérieux glacial de sa physionomie, et on croira que j'ai voulu représenter une de ces madones d'Italie que les dévotes revêtent de riches atours aux grandes fêtes. » 

Les parisiennes qui, à cette époque, couraient à Tivoli ou dans les jardins d'Idalie derrière l'ambassadeur de Turquie, Esseyd-Ali, et pour attirer ses regards se coiffaient en turban et s'habillaient à l'odalisque (1) auraient été bien déçues si elles avaient vu dans ce portrait de Castellan de quelle manière s'affublaient à Constantinople les femmes qu'elles prétendaient imiter. 

Mais il ne suffisait pas à Castellan dépeindre des princesses du Phanar ; sa réputation « avait percé jusqu'au sérail » où il se flattait d'obtenir « autant de succès que Gentil Bellin en eut dans le xve siècle auprès de Mahomet II ». Les circonstances ne lui permirent pas de faire le portrait du sultan Sélim III. Par un de ces revirements subits, si fréquents en Turquie, la Porte avait décidé que la compagnie d'artillerie légère que le général Aubert Dubayet avait amenée à Constantinople pour servir de modèle aux troupes turques, partirait dans les vingt-quatre heures. On profitait de l'occasion pour faire repasser en France Castellan et tout le personnel de la mission Ferregeau. 

1. Maurice Herbette. Une ambassade turque sous le Directoire. Paris, 1902, in-12. 

Le 6 juin 1793, ayant eu à peine le temps de faire ses adieux au « respectable M. Ruffîn, le Nestor des agents de France dans le Levant », à qui il était redevable d'une partie des connaissances qu'il avait acquises sur la Turquie, Castellan quittait Constantinople ; il débarquait quelques mois plus tard en France ; son camarade, Manzoni, moins heureux, était presque au même moment enfermé sur les côtes de la mer Noire, dans les prisons de Sinope. 

L'expédition d'Egypte avait amené la rupture des relations entre la France et la Porte ; M. Ruffin était avec le personnel de l'ambassade interné aux Sept Tours ; et après avoir quelque temps servi de maison d'arrêt pour ceux des Français qui n'étaient pas conduits dans les forteresses d'Anatolie, le Palais de France devenait au lendemain de l'incendie de Péra qui avait détruit l'ambassade d'Angleterre , la résidence de Lord Elgin. 

* * * 

Le Palais de France avait perdu bien de son ancienne splendeur, quand après avoir passé trois années de captivité au Château des Sept Tours, M. Ruffin put en reprendre possession : les salons où le comte de Choiseul-Goufïier avait avec ses artistes mené une vie si brillante, ne contenaient plus que quelques meubles dépareillés qu'un inventaire dressé au moment du départ de Lord Elgin énumérait avec complaisance ; mais la vieille maison avec ses murailles presque nues suffisait pour abriter les citoyens dévoués à qui était imposée la tâche de rechercher et de rapatrier leurs nombreux compatriotes enfermés dans les bagnes de Constantinople, dans les forteresses de la mer Noire ou relégués dans quelques lointaines villes de l'Anatolie. Il fallut aux membres de la Commission de secours organisée à l'Ambassade sous la présidence de M. Ruffin, fréter plus de 14 navires pour renvoyer à Marseille toutes les victimes qu'avait faites la rupture des relations entre la France et la Porte. Cette liquidation était à peine terminée que le général Sébastiani venait, sur l'ordre du Premier Consul, apporter quelques encouragements aux colonies françaises du Levant. 

Melling fut l'une des premières personnes qui furent présentées à l'envoyé extraordinaire de Bonaparte. Le peintre de la sultane Hadidjé songeait alors à s'éloigner du Bosphore que troublaient de trop fréquentes révolutions; Sébastiani n'eut que peu d'efforts à faire pour le décider à s'établir à Paris. Bientôt en effet, muni des recommandations les plus flatteuses de M. Ruffîn pour le Ministre des Relations Extérieures, Melling partait pour la France. 

L'Orient qui fut toujours si goûté à Paris y jouissait alors d'une popularité nouvelle; la campagne d'Egypte l'avait fait mieux connaître. Caraffe n'avait pas manqué de profiter de cet engouement pour exposer les dessins qu'il avait rapportés de son voyage. Cassas imitait son exemple ; quant à Castellan, il faisait servir ses dessins à illustrer la relation de son voyage à Constantinople et en Morée. Pouqueville et Beauvoisins publiaient en même temps les impressions que leur avait laissées leur séjour au milieu d'une nation qui retenait alors toute l'attention du maître de la France. 

Melling ne pouvait choisir un meilleur moment pour apporter ses dessins à Paris. Didot entreprenait aussitôt de les éditer et en attendant que pût paraître l'ouvrage dont un prospectus officiellement adressé par Talleyrand aux agents du Ministère des relations extérieures annonçait l'intérêt, une médaille d'argent venait récompenser Treuttel et Wurtz qui avec Née pour les gravures, et Lacretelle pour le texte, donnaient aux Parisiens à l'exposition de l'Industrie française en 1806, la primeur des planches les plus belles. 

[Michel-François Préaulx]

Le Bosphore, que tant d'artistes montraient ainsi aux Français dans les premières années du xixe siècle, n'avait plus pour l'interpréter à Constantinople môme qu'un seul peintre, l'ancien architecte de la compagnie du citoyen Pampelonne. Michel-François Préaulx était resté en Turquie alors que tous ses compagnons d'aventures s'étaient fait rapatrier, et ce dut être une bonne fortune pour le général Gardane que de l'y trouver en 1807 quand il se préparait à partir pour son ambassade de Perse. L’état du personnel publié par le général dans la relation de son voyage, ne mentionne pas, il est vrai, le nom de Préaulx parmi ceux des membres de la mission, mais il est cité dans le journal de Rousseau et dans celui de Tancoigne, et les Archives du Ministère des Affaires étrangères conservent un précieux recueil de dessins que le général Gardane remit le 27 août 1809 à son retour de Perse au ministre des Relations Extérieures, Champagny. 

La signature de Préaulx ne se retrouve que sur un seul de ces 40 dessins; mais il suffit de les feuilleter pour se convaincre qu'ils sont tous de la même main; qu'il s'agisse de monuments (comme l'église de Nicée où l'inscription d'Auguste à Angora), de représentation de costumes (comme les soldats du Nizam Djedid), de paysages (comme la vue de Tokat ou celle de Sultanieh), de scènes historiques (comme l'enterrement dans un couvent d'Arménie du capitaine Bernard, ou la réception de l'ambassade chez Tchapan-Oglou à Yousgat), on ne peut qu'admirer la facture aisée de ces dessins à la plume ou quelquefois légèrement teintés, d'une composition si variée et si vraie. Préaulx n'a certes pas été bien servi par les graveurs ; la vue de Bayazid reproduite par Jaubert dans son Voyage en Perse ne donne qu'une médiocre idée de son talent et si on ne le connaissait que par les planches des ouvrages d'Andréossy ou de Pertusier, on s'expliquerait difficilement qu'un amateur d'un goût aussi éclairé que le comte de Choiseul-Gouffier ait recherché ses œuvres. L'ancien ambassadeur, rentré de l'émigration, avait fait paraître en 1809 le deuxième volume de son Voyage pittoresque de la Grèce et il aurait voulu avoir pour le troisième volume dont il préparait la publication, quelques vues d'Orient dessinées par Préaulx ; il avait exprimé ce désir à l'artiste le 4 mars 1810 (1) : 

1. Archives de l'ambassade de France à Constantinople, vol. 261. 

« Je vous ai écrit il y a plus de trois mois, mon cher Préaulx, mais je ne reçois de vous, ni du baron de Hubsch, aucune réponse quoiqu'il soit arrivé néanmoins un assez grand nombre de courriers ; je crains que vos lettres n'aient été perdues. Je veux donc vous renouveler tous mes remerciements de l'attachement que vous m'avez exprimé dans vos dernières lettres et que je sais apprécier. Je désirerais, mon cher Préaulx, que vous voulussiez bien m'envoyer quelques calques des dessins que vous avez faits dans la Troade afin de les comparer aux dessins que j'en ai déjà et d'enrichir mon ouvrage de ceux que je n'aurais pas. Les moindres copies ont de l'intérêt pour moi et nous saurons en tirer parti. Il ne me faut que de simples traits et sur chacun deux lignes d'explication qui me feront comprendre quels objets sont représentés et d'où la vue a été prise. Je ne sais si vous avez été dans la Chersonnèse ; il s'y trouve des objets dont je serai charmé d'avoir des croquis, tels que les ruines d'Eléonte et le tombeau de Protésilas. Je joins ici une petite carte qui pourrait vous guider, vous, ou tout autre voyageur qui voudrait se rendre sur les lieux. Il y en a bien peu qui ne veuillent voir les Dardanelles et qui ne s'y arrêtent; c'est l'affaire de prendre un bateau où il n'y a ni fatigue, ni danger à éprouver pour aller faire cette reconnaissance. 

Dites-moi franchement, mon cher Préaulx, si vous seriez capable de me donner une grande marque de dévouement et dont je vous saurais un gré infini : consentiriez-vous à faire une course de dix à douze jours dans les Dardanelles et les environs, si je réalisais l'idée que j'ai d'envoyer à Constantinople un jeune grec fort intelligent, qui m'est en ce moment attaché comme secrétaire. 

Toutes les lettres ainsi que les paquets que vous voudrez m'adresser doivent être remis pour plus de sûreté sous une enveloppe extérieure à l'adresse de monseigneur le Prince de Bénévent, vice-grand électeur. Je passe ma vie chez lui et alors il n'y a ni retard, ni lettres égarées. Croyez, mon cher Préaulx, que je serai très reconnaisant de ce que tous ferez pour moi et que je chercherai toutes les occasions de vous prouver l'intérêt et l'affection que je vous ai montrées, il y a déjà bien des années dans des temps plus heureux sans doute pour moi, mais dont le souvenir doit me donner quelques droits sur voire cœur. »

Et quelques jours après, le 18 mars, Choiseul-Gouffier ajoutait : 

« Depuis que cette lettre est écrite, mon cher Préaulx, il est arrivé plusieurs courriers de Constantinople qui ne m'ont rien apporté ; j'en suis très peiné, mais je ne vous prie qu'avec plus d'instance de m'envoyer des calques de vos dessins de la Troade ; je ne manquerai pas de dire qu'ils sont de vous et de vous faire connaître sous l'aspect le plus favorable. Je saisirai cette occasion d'annoncer en public votre voyage en Perse, les beaux dessins que vous y avez faits et le projet que vous avez de les publier. Mon ouvrage étant répandu, cette annonce peut vous donner des grandes facilités quel que soit le parti que vous prendrez... » 

Il ne semble pas que Préaulx ait répondu au désir de Choiseul-Gouffier ; ses travaux à l'ambassade l’absorbaient alors entièrement. 

Nommé en 1811 parle Général Andréossy, dessinateur de l'Ambassade, Préaulx était devenu en quelque sorte le collaborateur de l'Ambassadeur dans ses recherches sur Constantinople et le Bosphore, et s'il le quittait un instant, ce n'était que pour aller retrouver l'aide de camp du général, le capitaine d'artillerie Charles Pertusier qu'il accompagnait dans ses Promenades pittoresques. Hôte familier de la maison de France, vivant tantôt auprès de M. de Rivière avec qui il fit en 1816 une traversée dont un charmant album de croquis nous a conservé le souvenir (1), tantôt auprès du général Guilleminot à qui en 1827, il offrait un dessin représentant le Palais de Thérapia (2), Préaulx continuait à Constantinople les traditions des Van Mour, des Favray, des Melling, et c'était ses cartons, bien modestes il est vrai, en comparaison de ceux de ses devanciers, que voyageurs et artistes venaient feuilleter pour trouver quelques dessins qui pussent plus tard leur rappeler leur séjour en Turquie. Avec les peintres qui parcoururent alors l’Orient, Du- pré, Forbin ou Lachaise, Préaulx connut les derniers janissaires et vil le faste des sultans jeter son dernier éclat. 

1. Cet album appartient à M. Gaston Auboyneau. 
2. La vue du palais de Thérapia, dessinée par Préaulx appartient à l'amiral Humann, petit-fils de l'ambassadeur Guilleminot.

Les réformes du Sultan Mahmoud firent abandonner aux Turcs leurs beaux costumes, leurs hauts turbans aux formes étranges, leurs robes aux couleurs éclatantes. Le Bosphore perdit ainsi son décor traditionnel, mais le souvenir de tout ce pittoresque qui, trois siècles durant, avait réjoui les yeux des artistes et des voyageurs, ne pouvait disparaître. Les derniers volumes du Voyage pittoresque de la Grèce et du Tableau de L'Empire ottoman, dont les circonstances politiques avaient si longtemps retardé l’achèvement, étaient publiés en 1820 et en 1822, et ces ouvrages dus à la munificence de Choiseul-Gouffier et de Mouradgea d'Ohsson allaient rester comme un monument élevé par les artistes du xviiie siècle au pittoresque oriental où les Ottomans pourraient, le jour où ils seraient devenus curieux de leur histoire, voir leurs ancêtres revivre sous le crayon de Melling, de Cassas ou d'Hilaire, leur vie dans toute sa splendeur et dans tout son charme. 

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