Extrait de Boppe, les peintres du Bosphore au XVIIIe siècle, 1911. Chapitre consacré au peintre Antoine de Favray (1706-1792)
Le 4 octobre 1760, rentrait à Malte un navire qui ne ressemblait ni à l'une des galères de l'Ordre, dont le retour de « caravane » était attendu, ni à l'un des vaisseaux que le roi de France envoyait parfois saluer le Grand Maître ; ceux des Maltais qui avaient fait la course contre le Turc ou le Barbaresque reconnaissaient la célèbre galère Capitane du Grand Seigneur, — la galère du Capoudan-pacha, du grand amiral turc. La population courait aux remparts ; mais l'alarme se changeait en surprise quand la galère turque, amenant son pavillon, entrait dans le port pour se livrer d'elle-même aux chevaliers. Parti de Constantinople, comme chaque année au printemps pour sa tournée traditionnelle dans l'Archipel, le grand amiral avait fait relâche à Kos ; un vendredi, tandis qu'il était à la mosquée avec ses officiers et la plupart de ses matelots musulmans, les esclaves chrétiens qu'il avait laissés à bord s'étaient révoltés, avaient mis à la voile et réussi à gagner la haute mer.
A Constantinople, l'irritation fut extrême. L'incident menaçant de mal tourner pour les intérêts de la France dans le Levant, Versailles, sur les conseils de l'ambassadeur, M. de Vergennes, racheta au Grand Maître ce navire et, après de longues négociations, il fut décidé qu'une frégate du Roi viendrait chercher la galère capitane à Lavalette pour la ramener à Constantinople. Par égard envers la Porte, ces bâtiments ne devaient prendre à leur bord aucun chevalier de Malte (1).
1. Sur la prise de la galère Capitane, voir Sonnini, Voyage en Grèce et en Turquie, 2 vol. in-8°, I, p. 233, et Bonneville de Marsangy, Le Chevalier de Vergennes. Son Ambassade à Constantinople. Paris, 1894, 2 vol. in-8°.
Un poème en langue maltaise, Il gifen tore (le vaisseau turc), de G.-A. Vassallo, célèbre les exploits des esclaves chrétiens dont le souvenir est encore rappelé par une inscription dans l'une des chapelles de la cathédrale de Saint Jean -Baptiste. Ferris, Il maggior Tempio di S. Giovanni Battista in Malta. Malte, in-18, 1900, p. 71-73.
L'un d'eux obtint cependant qu'une exception fût faite en sa faveur; il ne devait qu'à son talent de peintre l'honneur d'appartenir à l'ordre de Malte. Depuis dix-huit ans, Favray vivait à Malte (1), où il avait été attiré en 1744 à sa sortie de l'Académie de France, par quelques chevaliers qui l'avaient connu à Rome ; il avait compté d'abord n'y faire qu'un séjour de quelques mois, mais, « les occasions d'exercer son talent » s'étant de jour en jour offertes plus nombreuses, il avait fini par rester dans l'île, peignant des tableaux dans les églises, faisant les portraits du Grand-Maître ou des chevaliers, retraçant dans ses toiles les principaux faits de l'histoire de l'Ordre ou les détails des cérémonies du chapitre général, s'adonnant surtout à reproduire le paysage ou les costumes des Maltaises dont les soieries éclatantes, les riches broderies, les coiffures étranges l'avaient séduit.
1. Né à Bagnolet en 1706, Favray avait été emmené à Rome en 1738 par de Troy, quand ce peintre avait été appelé à remplacer Natoire à la tête de l'Académie de France. Sur la nomination de Favray comme pensionnaire, ses travaux à l'Académie et sa copie de l’Embrasement de Rome, de Raphaël, voir la Correspondance des directeurs de l'Académie de France, IX et XI, passim.
Le grand-maître Pinto, en faisant du peintre, le 30 septembre 1751, un chevalier servant d'armes de la langue de France, l'avait définitivement fixé dans l'île où le hasard l'avait conduit. Sous ce ciel de Malte, si semblable au ciel d'Orient, devant ces femmes, dont les costumes comme les mœurs lui rappelaient tout ce que les marins et les négociants à leur retour des Echelles lui racontaient, Favray avait eu plus d'une fois la tentation d'entreprendre le voyage de Turquie. Il ne connaissait de la Méditerranée que ce qu'il avait pu en voir au cours des caravanes qu'il avait, comme tout membre de l'Ordre, dû faire à bord des galères de la Religion. Le renvoi de la Capitane lui offrait l'occasion d'aller jusqu'à Constantinople ; mais avant de s'embarquer, il se souvint qu'il avait été pensionnaire du Roi, et il envoya à Paris quelques-unes des toiles qu'il avait peintes depuis sa sortie de l'Académie de France à Rome et dont les chevaliers de Malte seuls avaient pu jusqu'alors apprécier les mérites. Ces tableaux, qui devaient ouvrir à Favray les portes de l'Académie des Beaux-Arts, ne rencontrèrent en France qu'un accueil assez réservé ; Diderot les vit au Salon de 1763 et les trouva « misérables » (1). Des amateurs moins sévères avaient cependant pris plaisir à regarder ces représentations de costumes et d'usages inconnus à Paris, et Mariette, en notant dans son Abecedario (2) le nom de Favray, ne manquait pas de signaler combien il était heureux que ce peintre eût pu obtenir l'autorisation de monter à bord de la galère Capitane : « Il va faire à Constantinople ce qu’il a fait à Malte et ce qu'y a fait avant lui Van Mour et, comme il le surpasse de beaucoup en talents et que les sujets sont intéressants, il ne peut manquer de faire des ouvrages qui plaisent. »
1. Diderot, Salon de il 63. Œuvres complètes, éd. Garnier, X, p. 220.
2. P.-J. Mariette, Abecedario, II, p. 236, 237.
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Le 19 janvier 1762, la frégate l’Oiseau entrait avec la galère Capitane dans le port de Constantinople. Depuis leur départ de Malte, les deux navires avaient navigué sous le pavillon aux fleurs de lis ; mais aux Dardanelles le comte de Moriès, qui commandait le bâtiment du Roi, avait appris que la Porte verrait avec plaisir le pavillon turc arboré sur la Capitane et il avait aussitôt fait hisser le drapeau rouge aux trois croissants. Comme d'habitude, le Sérail fut salué de vingt et un coups de canon, puis le comte de Moriès « fit tirer la Capitane de toute son artillerie et, tout le temps qu'elle tira, il fit tirer de la frégate avec elle pour marquer la satisfaction qu'il avait de l'avoir amenée » (1) ; à ces salves répondaient les batteries de la capitale. Une foule innombrable faisait retentir de ses acclamations les rives d'Europe et d'Asie.
1. Voir aux Archives nationales, B4 102 (Marine, Campagnes-Méditerranée, 1761-1762), le journal du voyage de Malte à Constantinople du comte de Moriès, commandant la frégate l'Oiseau et ses lettres de Malte, 9 décembre 1761 ; de Modon, 5 janvier 1762; de Constantinople, 5 mars et de Toulon, 12 avril 1762. Pierre de Chailan, comte de Moriès du Castellet, promu chef d'escadre à son retour de Constantinople, mourut à Pise le 25 novembre 1794. Archives nationales. Marine, Ct 220.
Autour des navires qui s'apprêtaient à jeter l'ancre, se pressaient les embarcations, mahones chargées de musulmans avides de contempler le vaisseau qui leur était rendu, caïques majestueux portant le tendelet d'étoffe claire où se dissimulait quelque prince, ou ornés de coussins aux soies brillantes sur lesquels nonchalamment étendus les pachas attendaient le moment de dire aux officiers du Roi les paroles de bienvenue. Les draperies recouvrant l'arrière effilé de ces caïques impériaux tombaient jusque dans l'eau et laissaient voir dans leurs plis chatoyants des poissons d'argent ciselé qui lentement glissaient suivant le mouvement rythmé de vingt-quatre rameurs. Sous cette lumière d'un éclat si pur, qui fait sur le Bosphore le charme de certains jours d'hiver, un tel spectacle ne pouvait manquer d'impressionner un artiste. Favray n'oublia jamais son entrée dans la ville des Sultans : dans plusieurs de ses toiles, il a cherché à indiquer tout ce qu'il a ressenti au cours de cette journée triomphale.
Après quelques semaines consacrées à la présentation au Grand Vizir du comte de Moriès et des officiers de la frégate royale, à la remise solennelle de la Capitane aux officiers de l'amirauté, et aux préparatifs de départ de l’Oiseau et des trois cent cinquante matelots français et maltais qui, sous les ordres du lieutenant de vaisseau de Selve, avaient assuré la conduite du bateau turc, M. de Vergennes put enfin s'occuper de son hôte. C'était pour un ambassadeur en Turquie une bonne fortune que la visite d'un peintre ; M. de Vergennes chercha à la prolonger. « Il s'est, écrit Mariette, saisi de Favray et l'a retenu, se chargeant de le faire trouver bon au Grand Maître. » Le chevalier s'habitua à Constantinople avec la même facilité qu'il s'était attaché à Malte. L'entourage de M. de Vergennes ne manquait pas d'agrément : outre le baron de Tott et M. et Mme Chénier, il comprenait Raulin, premier secrétaire, et le marseillais Pierre Guys, qui tout en dirigeant ses comptoirs s'adonnait aux belles-lettres.
Du Palais de France où il était logé, Favray était bien placé pour contempler Stamboul et l'entrée du Bosphore ; mais à cette vue il préférait le panorama plus étendu que lui offrait le palais de Russie. Il trouvait dans ces deux ambassades toutes les facilités et il s'y attardait. Les tableaux qu'il a faits de la Rivière des Eaux Douces, du Fond de la Corne d'Or, des Châteaux d'Europe et d'Asie (1), ne sont guère que des études ; il les a commencés au cours d'une promenade ou d'une partie de chasse en compagnie de quelque ambassadeur ; il n'a pas eu le temps de les terminer et il ne lui a pas été possible de revenir sans protection achever l'ouvrage interrompu.
Dès son arrivée, il avait tenu à offrir à M. de Vergennes un tableau qui pût lui rappeler le souvenir de la rentrée à Constantinople de la galère Capitane : il peignit, en 1762, une toile qui est conservée précieusement par les descendants de l'ambassadeur et dont il fit bientôt plusieurs répliques ; le panorama restant à peu près le même, l'artiste ne faisait varier que les attitudes et les costumes des personnages ou les positions et la forme des navires. Guys possédait un de ces tableaux « d'une grande vérité» (2) ; il en existait deux autres dans la collection de la Couronne.
1. Deux de ces tableaux se trouvent à Boisbriou chez le marquis de Vergennes. Le troisième appartient à M. le marquis de Biencourt.
2. Voir notre article : Un Amateur marseillais au XVIIIe siècle. Inventaire du Cabinet de Pierre-Augustin Guys. — Revue historique de Provence, juin 1902.
Longtemps après avoir quitté Constantinople, Favray prenait encore plaisir à reproduire ce paysage, qui évoquait en lui tant de souvenirs, et il voulait que ceux de ses amis qui l'auraient sous les yeux en connussent tous les détails. Dans une lettre qu'il écrivit de Malte le 10 janvier 1774, au chevalier Turgot (1), il commentait son tableau :
« ... J'ai tardé à vous envoyer la vue de l'entrée du port de Constantinople, parce que j'attendais une occasion sûre ; je profite du départ de M. le chevalier de Lescalopier, qui vient de finir ses caravanes et qui s'en retourne à Paris ; il veut bien s'en charger et vous la remettre en bon état. Je crois qu'il est à propos de vous en faire, Monsieur, une explication afin de vous mettre au fait et la voici :
1. Dans les Archives de l'ancien château des Turgot, à Lantheuil, près Caen, est conservée une correspondance de Favray avec le chevalier Turgot. Ces lettres sont au nombre de huit. La première est datée de Constantinople, le 14 juillet 1768. Les autres sont écrites à Malte entre le 10 janvier 1774 et le 31 juillet 1788. Nous devons la communication de cette précieuse correspondance à l'héritier des Turgot, M. Etienne Dubois de l'Estang.
Or écoutez petits et grands. Premièrement, les montagnes qui terminent l'horizon sont les montagnes de Brousse, l'ancien royaume de Bithynie dont Prusias était roi ; on voit une montagne (dans la partie droite du tableau en le regardant en face) qui est plus haute que les autres qui la couvrent ; c'est le mont Olympe de Bithynie, car il y a celui de Thessalie où messieurs les Dieux s'assemblaient ; ce mont est presque toujours couvert de neiges, qui ne fondent qu'en partie au cœur de l'été. A la partie gauche du tableau, les montagnes qui sont plus avancées se nomment en turc Maltépé, et les Grecs les nommaient Chrysopolis; entre ces montagnes et celle de Brousse, la mer qui sépare est le golfe de Nicomédie ; la langue de terre qu'on voit dans le milieu du tableau et qui s'approche insensiblement est l'ancienne Chalcédoine qui n'est plus aujourd'hui qu'un village. En suivant toujours la gauche du tableau depuis Chalcédoine, on voit un sérail dont les murs sont blancs et couverts de plomb (comme toutes les maisons royales et les mosquées) ; on l'appelle le Saraï d'Asie ; il fut bâti par Amurat second, dans le goût persan, après son expédition de Bagdad. Ce sérail est aujourd'hui abandonné parce que ce même Sultan et le Sultan Achmet, père du grand seigneur régnant, étaient à ce sérail lorsqu'ils furent déposés ; et depuis, ils ne vont plus qu'en Europe, d'où l'on peut retourner par terre à la ville de Constantinople. Après ce sérail, le coteau que l'on voit couvert de maisons est Scutari, faubourg de Constantinople en Asie ; les édifices blancs qu'on y voit sont des mosquées avec leurs minarets, qui sont des colonnes de pierre avec escalier dedans, où les Muezzins, espèces de sacristains, montent pour appeler les Musulmans à la prière ; ce sont leurs clochers.
L'on voit, proche de Scutari, une tour bâtie dans la mer, à très peu de distance de la terre, où il y a trois pièces de canon à fleur d'eau. Les Francs l'appellent la tour de Léandre et les Turcs, la tour de la Pucelle. Je ne sais pourquoi ce nom de Léandre, car ce devrait être aux Dardanelles et non point à l'entrée du Bosphore où est située cette tour.
Voilà pour ce qui regarde l'Asie qui est séparée de l'Europe par le Bosphore et la mer Blanche, dont on voit une échappée derrière Sainte-Sophie. Il y a dans cette mer Blanche, à quatre lieues de Constantinople, quatre îles ; elles paraissent se toucher, mais elles sont séparées par un petit canal : la première, proche de l'Asie, est l'île des Princes; la deuxième Calki, la troisième Antigoni, et la quatrième, derrière le sérail, est Proti : cette dernière n'est habitée que par un couvent de caloyers ; les trois autres ont une ville chacune et trois couvents.
En reprenant la gauche du tableau, le regardant toujours de face, est le commencement de la ville de Constantinople, séparée de Galata et de Péra (lieu d'où la vue a été prise) par le port. La grande mosquée qui a six minarets est celle de sultan Achmet Ier [Ahmet] ; elle est bâtie sur la place de l'Hippodrome. Le petit dôme couvert de plomb, que l'on voit au bas de la Mosquée, est le dôme du tombeau de ce Sultan. Après, l'on voit Sainte-Sophie qui a quatre minarets et n'est séparée des murs du Sérail que par la largeur de la rue qui s'élargit en cet endroit. Depuis Sainte-Sophie, tout ce qui est rempli d'arbres est le Sérail ou Saraï, qui se termine à ce qu'on appelle la Pointe du Sérail, où le sultan Mahmoud a fait bâtir des petits appartements qu'on y voit. Le kiosk ou pavillon peint en vert, qui termine la pointe, est le kiosk d'Amurat ; de là il s'embarqua pour l'expédition de Babylone.
En suivant la mer, on voit que les murs du sérail sont garnis de tours de distance en distance, et il y a sous des petits toits, le long des murs, des pièces de canon. On voit les remises des barques du Grand Seigneur ; elles sont couvertes de tuiles ; et un kiosk où il y a sept arcades, bâti par Soliman II, celui qui eut l'impolitesse de nous chasser de Rhodes. Un autre, plus bas, et séparé de celui aux Arcades, est le kiosk où le Grand Seigneur se met lorsque la flotte part, et où le Capitan Pacha reçoit le Cafetan et les ordres du Prince. Il y a deux ans que tout cela fut brûlé ; je ne sais si on les a rebâtis de la façon qu'ils sont peints.
Au milieu du sérail, il y a une pointe, comme le clocher de nos villages ; dessous est la chambre du Divan, où les ambassadeurs dinent avec le Grand Vizir le jour qu'ils ont audience du Grand Seigneur. L'édifice qui est proche de Sainte-Sophie, où il y a un petit dôme comme un couvercle à lessive, était anciennement l'église de Saint-Jean-Chrysostôme et aujourd'hui une salle d'armes où se conservent les armes des empereurs grecs qui sont magnifiques. A côté de cet édifice est l'entrée de la première cour du sérail. Le harem, ou l'appartement des femmes, a les fenêtres du côté de la mer Blanche, afin qu'elles ne soient vues de personne.
En reprenant la gauche du tableau, tout ce qui est en devant et en deçà de la mer, le coteau rempli de maisons peintes de diverses couleurs se nomme Fondoulki [Fındıklı]. Les maisons qu'on y voit, avec des jardins séparés les uns des autres par de grandes murailles, appartiennent à des seigneurs turcs. L'édifice de pierres, où il y a cinq petites coupoles couvertes de plomb est Topana [Tophane] ou la fonderie ; c'est là où l'on débarque pour venir à Péra. La mosquée, qui se voit par derrière avec son minaret, est la mosquée de Topana, et le reste des maisons qui viennent terminer le côté droit du tableau viennent aboutir à Galata, dont on voit le commencement d'une tour des murs de ce faubourg de Constantinople en deçà du port.
Les jardins qu'on voit et qui sont tout à fait sur le devant, est le jardin du Palais de Russie, dont on ne voit que l'extrémité où il y a des figures. C'est du palais où la vue a été prise. Ce qui termine le coin du tableau, est un jardin turc où sont représentées des femmes turques, dans un kiosk ; d'autres se promènent, d'autres regardent au travers des jalousies. Les murs élevés sur les murailles, à angles saillant et rentrant, sont faits afin que les voisins ne voient pas chez les autres.
L'on voit deux bâtiments français (dont l'un est quasi à la pointe du sérail), qui entrent dans le port par le vent Sud-Est qui est la traversée et qui est presque toujours bonace, comme la mer le fait voir. Les petits bâtiments à deux voiles se nomment voliques ; ce sont eux qui ne font qu'aller et venir, portant toutes sortes de provisions d'Asie en Europe.
Vous voyez, Monsieur, que lorsqu'on entre dans le port de Constantinople, on a l'Asie à droite et l'Europe à gauche ; ce qui forme les deux bras de mer, à droite est le Bosphore, ou canal de la mer Noire qui en est éloigné d'environ six à sept lieues ; le bras qui est sur la gauche en entrant est le port, qui a une lieue et demie de profondeur et se termine à ce qu'on appelle les Eaux Douces à cause d'une petite rivière qui se jette dans le port.
J'ai cru, Monsieur que cette explication vous était nécessaire pour vous donner une idée de la vue. Je vous envoie un grand tableau pour un petit où vous jugerez du détail, qui m'a pris beaucoup de temps, comme vous pouvez vous l'imaginer ; mais étant destiné pour vous, j'ai eu du plaisir à le faire ! Il est étroit n'ayant pas voulu faire la toile de deux pièces... »
L'explication était détaillée, mais il semble que le chevalier Turgot n'ait pas été satisfait de la manière dont le peintre avait disposé sa composition ; pour lui, la vue aurait gagné à être prise des îles des Princes ou du rivage de la mer de Marmara; on aurait ainsi évité les maisons qui alourdissent tout le premier plan du tableau. Favray crut nécessaire de réfuter cette objection et il y revint à deux reprises dans sa correspondance avec le chevalier ; le 23 novembre 1774, il lui écrivait :
« ... Quant à l'objection que vous me faites, Monsieur, que les objets de devant interrompent la vue et qu'il aurait été plus avantageux de la mer ou des îles des Princes, de la mer, les objets sont trop près, et des îles, ils sont trop éloignés ; car il y a près de quatre lieues de la première île à Constantinople. Je l'ai dessiné de là, mais les objets se perdent et le tableau que vous avez est plutôt l'entrée du port qu'une vue de la ville dont on ne voit que le commencement en le prenant de Sainte-Sophie : les objets de devant donnent une idée du local, de la forme des maisons, enfin font voir le tout tel qu'il est ; de la marine, on ne verrait qu'une partie du Sérail sans faire voir les côtes et les montagnes d'Asie, ce qui n'aurait rien signifié. C'est ce détail de devant qui m'a donné beaucoup de peine et que je crois le plus nécessaire au tableau. D'ailleurs, comme Péra est élevé, les parties se découvrent toutes et donnent véritablement une idée de l'immensité de la ville ; et de la marine, on ne voit presque rien; on ne pourrait pas juger de la largeur du port ni de la situation du Bosphore.
Je dois ajouter encore qu'on n'a pas la liberté de peindre où l'on veut. Si j'avais eu quelque maison à la marine, ce n'aurait été qu'à force d'argent et pour peu de temps; les grands n'ont pas les préjugés du peuple, mais ils craindraient et le peuple et leurs propres domestiques qui pourraient les perdre auprès du gouvernement ; ce qui ne peut arriver à Péra dans le palais d'un ministre, car vous pourrez observer qu'il faut du temps pour détailler ce qu'il y a... »
Le 28 août 1775, Favray ajoutait :
« ... Je crois vous avoir répondu, Monsieur, sur les objections que vous me faisiez au sujet de la vue, que les maisons sur le devant embarrassent le tableau ; il est vrai; mais, c'est un portrait qui donne l'idée de cette grande ville, des maisons des Turcs et de leurs constructions; de sa situation par rapport au voisinage de l'Asie, du commencement du Bosphore, de la mer Blanche ou Propontide, du golfe de Nicomédie et des montagnes de l'ancien royaume de Bithynie. La vue des îles des Princes est trop éloignée ; on voit une ligne de maisons depuis les sept tours jusqu'à la pointe du sérail, d'une distance de près de quatre lieues, ce qui ne peut rien décider. Dans la vue telle qu'elle est. on voit tout le sérail, Sainte-Sophie, et une autre mosquée, la côte d'Asie, et de l'élévation de Péra d'où la vue est prise, on découvre beaucoup de choses qui auraient été bornées par les murs et les arbres du sérail ; on voit aussi la largeur du port qui sépare Constantinople de Péra et de Galata; d'ailleurs les commodités ne se trouvent pas là comme en chrétienté ; les Turcs ne laissent pas toujours la facilité de faire ce qu'on veut, non pas que les grands ne permissent tout, mais ils craignent l'ignorance et la superstition des petits et il est assez difficile d'avoir ces commodités comme je les ai eues aux Palais des Ministres pour peindre tout d'après nature et compter les arbres et les maisons, l'une après l'autre, ce qui vous prend un temps infini, mais elle est aussi juste que la nature... »
Favray n'exagérait pas l'exactitude de sa peinture ; il avait apporté dans son travail le même souci de la vérité et la même précision dans le détail dont il avait déjà donné tant de preuves, à Rome comme à Malte. Le Président de Brosses n'avait en effet trouvé dans sa copie de Raphaël « rien de bon que la fidélité des contours ». Diderot, au Salon de 1763, devant l’intérieur de l'église de Saint Jean de Malte, s'était étonné de ce « morceau d'un travail immense » et, tout en critiquant sévèrement le sujet que Favray aurait dû éviter s'il avait eu « une étincelle de génie », il ne pouvait s'empêcher de louer « la patience de l'artiste ». A Malte, dans cette lumière qui ne laisse rien échapper au regard, Favray s'était laissé entraîner par ses dispositions naturelles : l'aridité du pays convenait à la précision de son pinceau. A Constantinople, où l'atmosphère transparente baigne les choses dans une lumière éclatante sans cependant accuser trop nettement leurs contours, sa manière s'était modifiée. La vue de la Pointe du Sérail peinte en 1762 pour M. de Vergennes est à cet égard bien différente de celle qu'en 1774, une fois revenu à Malte, il a faite pour le chevalier Turgot. Toute douceur a disparu dans ce dernier tableau ; sous la sécheresse de la peinture, la précision du dessin apparaît ; en regardant ce paysage on est comme fatigué de l'effort que le peintre a fait pour compter les uns après les autres les arbres et les maisons.
Aucun des peintres que la vue de la Pointe du Sérail a séduits n'a d'ailleurs donné au même degré que Favray l'illusion de la réalité. Melchior Lorchs, dans son admirable dessin de 1575, ne nous montre qu'une partie de la ville turque, car à l'époque où il résidait à Constantinople les ambassadeurs habitaient Galata d'où ils ne pouvaient voir que Stamboul. Van Mour avait travaillé aux mêmes endroits que Favray ; mais ses paysages sont arrangés et composés. Les dessins, que le baron de Gudenus s'est appliqué à faire au cours de son séjour à Constantinople comme secrétaire de l'ambassade impériale et qu'il a dédiés « aux ambassadeurs étrangers et aux Mécènes », ne donnent aucune impression d'ensemble. Hilaire et les artistes dont Choiseul-Gouffier s'est entouré n'ont guère reproduit que des vues isolées. Seul, Melling est parvenu à donner la vision du panorama qui se déroule sous les yeux de certains points de Constantinople et il a représenté la nature avec la plus minutieuse exactitude ; mais il faudrait feuilleter plusieurs planches de son album de Constantinople avant d'avoir de l'entrée du port de Constantinople l'impression que donne une seule toile de Favray.
Les études auxquelles Favray se livrait devant ces paysages devaient suffire à absorber son temps pendant les mois d'automne et d'hiver : la belle saison lui offrait les occasions de peindre les costumes si variés des personnages qui fréquentaient l'ambassade.
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La mode n'était plus alors d'aller passer l'été au village de Belgrade, au milieu de la forêt merveilleuse que les descriptions de Lady Montagne ont rendue célèbre ; on avait peu à peu délaissé les bendes, ces grands réservoirs silencieux auprès desquels le peintre Van Mour avait passé tant d'heures agréables. Soit que l'air fût devenu malsain à Belgrade, soit que la sécurité y ait paru moins grande, les Francs, qui voulaient se mettre à l'abri des chaleurs ou de la peste, s'étaient portés vers les deux villages du Haut Bosphore, où, dès les premières années du xviiie siècle, quelques ministres et quelques marchands avaient commencé à résider. A partir de 1730, de nombreuses habitations s'étaient construites à Bouyoukdéré [Büyükdere] et à Thérapia [Tarabya] ; à l'époque de M. de Vergennes, ce dernier village était devenu le centre d'une petite société.
Sous l'influence des différents secrétaires que, depuis M. de Villeneuve, les ambassadeurs du Roi avaient placés à Bucharest et à Jassy auprès des princes phanariotes, grâce aux relations presque quotidiennes des premiers drogmans de la Porte et de l'amirauté avec les ministres étrangers et avec leur personnel, par suite enfin des mariages de plus en plus fréquents des drogmans d'ambassade et des marchands francs avec les jeunes Grecques de Constantinople, les usages de France s'étaient introduits dans les familles du Phanar où ils avaient pris, selon le mot du baron de Tott, « autant de faveur que nous en accordons à ceux des Anglais ». La longue liaison de M. de Vergennes avec Mlle Anne Testa avait contribué à mêler plus intimement encore la société levantine et la société étrangère. Les Européens purent alors facilement pénétrer chez les Souzo, les Ypsilanti, les Mavroyéni, dont les somptueuses habitations se dissimulaient, le long des quais de Thérapia, derrière de misérables façades. Jamais on n'eut l'occasion de rencontrer autant de « beautés grecques ». Guys en profitait pour étudier les mœurs, les usages et les habillements de ces femmes et les comparer avec ceux des Grecques de l'antiquité ; il préparait au milieu d'elles son « Voyage littéraire de la Grèce ou Lettres sur les Grecs anciens et modernes », qui devait lui valoir auprès de ses contemporains une réputation bien oubliée aujourd'hui ; Favray, son ami, y cherchait pareillement des modèles.
Les visites, suivant la coutume d'un pays où les communications étaient difficiles, duraient plusieurs jours. Était-on invité chez Mme la Première Drogmane, on venait s'installer chez elle ; le dîner était à la française ; puis la lune ayant paru, tandis que les personnes âgées prenaient l'air sur le quai, la compagnie allait en caïque se mêler à la flottille des embarcations qui, au son de la musique, montait et descendait le long des maisons ; « on critiquait les propriétaires, qui, de leurs kiosks, critiquaient à leur tour ». Puis les matelas de coton, les couvertures de soie étaient apportés à profusion dans la grande salle du premier étage où l'on se retirait pour la nuit. Le lendemain, la pêche et la chasse attiraient en Asie, « où une petite prairie, un café turc, et quelques petits chariots couverts et traînés par de petits buffles promettaient aux dames tout ce que le pays offre de plus agréable ». La chasse était médiocre ; les dames étaient cahotées ; mais on rapportait « quelque vase de lait caillé, du cresson recueilli dans une fontaine et il n'y avait qu'une voix sur les délices dont on venait de jouir ». Les journées se passaient ainsi chez les seigneurs phanariotes comme chez les marchands francs ; d'heure en heure Favray rencontrait de nouveaux sujets de tableaux.
Les femmes se paraient « souvent sans sortir de chez elles, sans avoir dessein d'être vues, c'est-à-dire uniquement pour elles-mêmes (1) » ; elles étaient dans toutes ces occasions vêtues avec la plus grande recherche ; elles aimaient « ces grandes parures dans lesquelles il était aisé de juger que la vanité avait été plus consultée que la saison (2) ». Dans deux tableaux qu'il a peints en 1764 (3), Favray nous montre trois de ces belles Levantines : elles ont la haute mitre aux franges brodées « où les diamants brillent à côté du jasmin et des fleurs » ; leurs cheveux tombent en tresses sur les épaules ou sont roulés autour de la tête. Le macrama, voile de mousseline tissé d'or aux extrémités, laisse voir, sur la chemise de gaze de soie blanche et aux larges manches, l'arteri qui serre étroitement la taille et soutient le sein, et malgré le caftan et la pelisse on découvre, attachée par une boucle enrichie de diamants et d'émeraudes, la ceinture brodée que la nouvelle mariée, « comme une preuve de sa bonne éducation », ne laissait détacher qu'après une longue résistance.
1. Guys.
2. Tott, I, p. 75.
3. Ces deux tableaux, donnés au musée de Toulouse par le Musée central des Arts de Paris au moment de la formation des musées départementaux, sont actuellement déposés dans la salle des mariages de la mairie de Toulouse,
Il manquait quelque chose à ces trois belles Levantines : l'éventail fait d'un petit miroir rond et de plumes que maintenait ce cercle d'argent martelé dont les touristes, qui le trouvent aujourd'hui si fréquemment dans les bazars d'Orient, ne peuvent plus s'expliquer l'usage. La grâce de cet ornement n'avait pas échappé à André Chénier qui notait un jour : « Il faudra voir de placer quelque part l'éventail fait de plumes de paon (1) » Favray le mit entre les mains du joli modèle qui posa pour lui dans les jardins d'un riche Phanariote, et ce tableau parut à Guys un portrait si fidèle de la femme d'Orient qu'il le fit graver dans la deuxième édition de son Voyage littéraire. La planche de Laurent porte la légende suivante : Dame grecque habillée à la turque, dans l'intérieur de son jardin, avec un éventail de plumes de paon, une autre avec une coiffure appelée doudondournou et un éventail de plumes doctrus (sic) (2).
1. A. Chénier, Œuvres complètes, p. p. Dimoff. Paris, in-18, I, p. 283.
2. Ce tableau et son pendant, représentant cinq femmes en promenade dans le bazar, sont conservés à Boisbriou. Ils ont été tous deux gravés par Laurent et insérés par Guys dans son ouvrage.
La danse était le principal charme de la Grecque. Favray consacra une de ses toiles à ce jeu dont Mme Chénier se plaisait à vanter les délices, commentant avec Guys dans des lettres devenues célèbres les diverses danses alors en vogue à Constantinople (1). Dans la prairie de Beicos, sous les arbres séculaires qui ombragent la promenade du Grand Seigneur, auprès du café où le musulman écoute en rêvant le bruit de l'eau voisine, la farandole des Grecques se déroule. Au premier plan, un groupe de dames européennes regarde la danse, que leur explique le drogman à longue robe et à bonnet de fourrure. Le cafetier turc avec son plateau et le marchand de simitch [simit], personnage indispensable en ces sortes de fêtes, s'approchent du groupe, tandis que, dans un coin écarté, des chasseurs déjeunent gaiement. Au fond du tableau, quelques Turcs isolés, des arabas dételées, une caravane de chameaux. C'est toute la vie du Bosphore que Favray, dans ce délicieux tableau, a peinte pour M. de Vergennes.
1. Robert de Bonnières, Lettres grecques de Madame Chénier, précédées d'une étude sur sa vie. Paris, 1879, in-18.
Dans toutes ces toiles, Favray a surtout représenté des Grecs ; il semble avoir peu connu la société musulmane. Elle fréquentait les ambassades, moins il est vrai que du temps de Van Mour. La réaction qui avait suivi la mort d'Achmet III avait peu duré et les dessins de Liotard ou de Gudenus prouvent que les Turcs à cette époque ne fuyaient pas les artistes. Le sultan Mustapha était d'ailleurs grand ami des arts et « quiconque y excellait était sûr d'avoir part à sou estime et à sa bienveillance (1) ». Mais à cause de son titre de chevalier de Malte, Favray n'était peut-être pas bien vu à la cour du Grand Seigneur et il fallut que la fantaisie prît à l'ambassadeur et à l'ambassadrice de France de se déguiser en Turcs, un jour de l'année 1766, pour donner à l'artiste l'occasion de peindre ces somptueux costumes qui étaient pour lui l'un des attraits de Constantinople.
Sur un divan, entre deux fenêtres tendues d'étoffes vertes, l'ambassadeur est assis à la turque, chaussé de babouches jaunes.
1. Lettres grecques de Madame Chénier, p. 190.
Autour de son haut turban rouge, s'enroule une écharpe blanche barrée d'une bande d'or. Sa robe de dessous, que l'on voit à peine, est blanche avec des bouquets de fleurs roses et de feuilles vertes. Sa véritable robe est en soie jaune, semée des mêmes bouquets brodés. Pardessus ces deux robes, il porte un caftan rouge fourré et bordé d'hermine ; il a, derrière, la belle fourrure noire que sans doute lui a donnée le Sultan après sa première audience. De la main gauche appuyée sur un genou, il tient, par un geste familier à l'Oriental, un tesbih ou chapelet de cornaline ; à la main droite, il a son tchibouk. Un serviteur venait de l'apporter en grande cérémonie ; s'étant arrêté à une distance du divan qu'une longue expérience seule pouvait lui permettre d'apprécier, il avait posé sur l'épais tapis rouge une soucoupe en filigrane d'or contenant la petite pipe en terre émaillée de pierreries, tandis que, d'un mouvement désappris de nos jours, il avait gracieusement fait tourner le mince tuyau en bois de jasmin de manière à placer juste à la portée des lèvres du fumeur le bout du tchibouk qui, pour un personnage d'aussi grande distinction, était d'ambre orné de diamants.
Près de l'ambassadeur, sur un coussin, le peintre a placé deux grosses montres : « un Turc, soumis, pendant le ramazan, à la révolution d'un temps marqué par la loi et toujours pressé d'en voir arriver le terme, s'environne de toutes les montres et de toutes les pendules qu'il possède ; il ne se lasse point de compter les heures et les minutes (1). »
Lorsque, devenu ministre des Affaires Etrangères, M. de Vergennes posait devant le peintre Callet pour le beau portrait qui le représente en grand habit de cour, assis à sa table de travail, il devait se rappeler en souriant le divan où pour Favray il avait passé tant d'heures habillé à la turque. Ces deux portraits si différents font un contraste singulier dans les salons du château de Boisbriou où le général marquis de Vergennes les conserve pieusement avec tous les souvenirs qui se rattachent à la vie de son ancêtre et parmi lesquels se trouve l'épée d'or que la nation française de Constantinople offrit à l'ambassadeur au moment de son départ, « en hommage de reconnaissance, d'amour et de respect ».
1. Tott, I, p. 74.
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« Voilà M. le chevalier de Saint-Priest qui vient relever M. de Vergennes. Je suis fâché de le quitter et je serai bien aise de revoir M. le chevalier de Saint-Priest ; j'ai fait caravane avec lui : il y a quatorze ans que je ne l'ai vu. » Ce changement d'ambassadeur, que Favray annonçait avec tant de philosophie à son ami Turgot^, allait permettre au peintre d'assister à une audience impériale, cérémonie bien rare à l'époque où le sultan ne recevait les ambassadeurs étrangers qu'à l'occasion de leur arrivée et de leur départ. Aucun document ne mentionne Favray parmi les personnes qui assistèrent avec Vergennes et Saint-Priest à l'audience du mardi 29 novembre 1768 ; il n'en a pas moins laissé deux tableaux et une esquisse qui se rapportent à cette cérémonie. L'un des tableaux est à Boisbriou; l'esquisse, qui se trouve maintenant en ma possession, a été rapportée de Constantinople en 1811 par M. Raiffé ; quant au troisième tableau, le seul vraiment important, il appartient à l'un des descendants de Saint-Priest, M. le comte de Virieu.
1. Lettre du 14 juillet 1768. Archives de Lantheuil.
L'Audience donnée à M. de Saint-Priest par le Grand Seigneur figurait au Salon de 1771 sous le n° 63 ; c'était l'un des tableaux vers lequel se portait, « avec plus de foule », un public qui n'avait connu à quelques-uns des salons précédents que les Turcs de fantaisie de Carle Vanloo ou de Jeaurat. « La singularité en fait le principal caractère et la scène neuve qu'il présente excite un instant la curiosité. » Le livret terminait la longue description qu'il faisait de la cérémonie représentée sur cette toile, en remarquant que le Grand Seigneur était ressemblant. « C'est bien le cas de dire, écrivait un critique, qu'on peut mieux le croire que l'aller voir. Mais ce qu'on peut vérifier aisément, c'est que M. le chevalier de Saint-Priest ne ressemble point, défaut peu intéressant au surplus et qui n'ôte pas à ce tableau le mérite d'un costume rare (1). »
1. Lettres sur les peintures, sculptures, exposées au Palais du Louvre le 25 août 1771 dans les Mémoires secrets de Bachaumont, Londres, 1784, XIII, p. 84.
Diderot critiquait la « mauvaise composition (1) » du tableau; il ignorait que Favray n'aurait pu, pour mériter ses louanges, modifier en quoi que ce fût la position ou l'attitude du moindre de ses personnages. Un cérémonial immuable réglait les audiences impériales et fixait aussi bien les places du chevalier de Pontécoulant et du baron allemand Bietzel qui accompagnaient Saint-Priest, du premier secrétaire Lebas, du premier drogman Deval, du premier député de la nation, Simon Laflèche, et de M. de Sade, capitaine de vaisseau, commandant la Sultane, que celles du Grand Vizir, Nichangi Mehemet Emin Pacha, et du premier Drogman de la Porte, Nicolaki Draco. C'était toujours la même scène qu'un Van Mour ou qu'un Favray avait à peindre, seules changeaient les figures des personnages.
Il semble que, au début de l'ambassade de M. de Saint-Priest, la manière de vivre de la société de Constantinople se soit modifiée, et que Favray ait eu moins l’occasion de fréquenter les beautés grecques.
1. Diderot, Salon de 1771. Œuvres complètes. Ed. Garnier, XI, p. 487.
La guerre avait été déclarée entre la Russie et la Porte ; les bandes de soldats irréguliers qui partaient pour la frontière rendaient peu sûre la villégiature au Bosphore ; on ne s'éloignait guère de Péra que pour aller dans le vallon des Eaux Douces d'Europe ou sur les hauteurs de Daoud Pacha voir manœuvrer les troupes que le baron de Tott faisait marcher à la française, et c'était sous la tente que, en 1769, le Grand Vizir donnait audience aux ministres étrangers.
Favray, qui assista à l'une de ces audiences (1), en a conservé le souvenir pour M. de Saint-Priest dans un tableau qui se trouve maintenant en la possession de l'un des descendants de l'ambassadeur, M. de Charpin (2).
La tente, immense, en étoffe bleue bordée d'or et toute doublée de rouge, est ouverte des deux côtés. Le Grand Vizir, assis à la turque sur des coussins, a, suspendues au-dessus de lui, ses armes, arcs, carquois, étui à pistolets, sabre damasquiné.
1. Une dépêche de M. de Saint-Priest, du 10 avril 1769, rend compte de cette audience. Aff. étr. Turquie, vol. 150, fol. 230 et suiv.
2. Au château de Pierreux, par Charentay, près Lyon.
En face, sur un tabouret recouvert d'étoffe rouge, est M. de Saint-Priest. Autour d'eux, les drogmans en costume oriental, les officiers du Grand Vizir et la nombreuse suite de l'ambassadeur. Dans le camp, et auprès de hautes piques à queues de cheval rouges qui indiquent la présence du Grand Vizir, les soldats portent, les uns, le costume traditionnel des janissaires, les autres, l'uniforme nouveau donné aux soldats instruits par Tott, la tunique rouge, le pantalon bleu et la coiffure blanche.
Mais tout cet appareil guerrier était venu troubler l'existence de Favray ; il se prit à regretter Malte : Mariette signale en effet qu'en 1771 « il se trouvait à Marseille, d'où il comptait se rendre à Malte pour y passer le reste de ses jours... »
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Favray avait soixante-cinq ans lorsqu'il rentrait à Malte pour reprendre auprès du Grand Maître la vie de travail que l'attrait de l'Orient lui avait fait abandonner pendant près de dix années. Une famille française, depuis longtemps établie dans l'île, l'entourait des soins les plus affectueux. « Je sors, écrivait-il à Turgot, d'une maladie qui commençait à devenir sérieuse. Vous savez, Monsieur, que ce pays est la pépinière des fièvres malignes ; mais la mienne n'a pas été jusque-là ; j'en ai été quitte pour des vésicatoires, de l’épicaquana, des saignées et autres telles denrées de médecines qui m'étaient inconnues, mais qui m'ont fait connaître tous les soins que Mme et Mlle L'Hoste ont eus de moi ; en vérité, c'est joliment mourir que de mourir entre leurs mains, et c'est ce qu'on n'a pas manqué de dire au Grand Maître qui m'en a fait compliment, à qui j'ai répondu que véritablement je n'avais qu'à me louer de leurs soins, mais qu'elles m'avaient gâté puisqu'elles m'avaient ôté le goût de mourir comme un Diogène. »
Les chevaliers de langue française avaient d'ailleurs toujours trouvé chez les L'Hoste, à « la Lotterie » comme ils disaient, le meilleur accueil, et Favray ne cessait de donner à Turgot des nouvelles des divers membres de cette famille si hospitalière, de l'abbé Stanislas, de « la signora Giovanna, aujourd'hui Mme la marquise Cedronio, qui ne faisait que pleurer lorsqu'on prononçait votre nom après votre départ de Malte » ; il n'oubliait pas dans cette énumération la vénérable mère de M. L'Hoste, la signora Annuzi, qui mourait à quatre-vingt-six ans : « Cette dame comme vous savez n'était pas un grand esprit, et j'ai observé ce qu'on dit que l'âme prête à se séparer du corps voit les choses plus claires ; elle disait des choses dans ses derniers moments plus spirituelles qu'elle n'en avait dites pendant toute sa vie ; elle parlait toujours de vous. »
Il voyait chez eux toute la société de l'île, les chevaliers en résidence, Lescalopier, Savaillan ou Marbeuf, le Grand prieur de Champagne, les compatriotes que l'Ordre attirait à Malte, comme le comte d'Orsay, en compagnie duquel voyageait le peintre Suvée, ou les commandants des bateaux du roi qui faisaient escale à la Valette, et parmi eux « M. le vice-amiral des Indes, le bailli de Suffren, qui fait une belle comparse avec son cordon bleu sur sa large panse. »
La charge de Grand Maître, tenue de 1741 à 1774 par le Portugais Pinto, avait passé ensuite à un Espagnol, Ximénés. Elle était depuis 1775 entre les mains d'un Français, Emmanuel de Rohan (1). Il fit faire profession à Favray en 1781, « croyant que le premier bâtiment porterait la nouvelle d'une vacance dans le prieuré de France; mais celui qu'on croyait aux abois en a rappelé et on dit qu'il est très bien à présent ; de cela je ne l'en blâme point ». En 1785, après avoir fait partie de l'Ordre pendant près de quarante-cinq ans, Favray était promu commandeur.
Il devenait le 24e titulaire de la commanderie de Valcanville, près Valognes, dont dépendaient les fiefs nobles et seigneuries de Canteloup, Yexley, Sanxetourp, Mont de SaintCosme, Hemevez, les Bonhours, Fierville, Equerdeville et Ancteville. Le revenu en était de 7118 livres (2) « Je compte, écrivait-il, que j'ai peu de temps à en jouir.
1. Favray a fait le portrait du grand maître Emmanuel de Rohan. Ce portrait, dont une copie décrite par Millin dans ses Antiquités nationales (III, p. 29) se trouvait à la commanderie de Saint-Jean-en-l'Isle, près Gorbeil, a été gravé à Rome par F. Grec et D. Gunego. Cette gravure sert de frontispice au livre : Codice del sacro militare ordine gerosolimitano... Malta, 1782, in-fol.
2. Sur la commanderie de Valcanville, voir le livre de E. Monnier : Ordre de Malte. Les Commanderies du grand prieuré de France d'après les documents inédits conservés aux Archives nationales à Paris. Paris, 1872, in-8°.
Je ne suis entré en rente qu'au mois de mai et ne puis rien recevoir avant le mois d'octobre. Peu je recevrai, par les réparations qu'il y a à faire et les charités dont mon beau-frère qui est mon procureur ne fait que me prêcher. Il est bon à m'envoyer une bagatelle et donner tout aux pauvres. J'ai beau lui dire qu'il y a ici une grande misère et que les misérables sont sous mes yeux ; il dit faire les charités d'où l'on reçoit ; il a raison ; mais les misérables que vous voyez font tout autre effet. »
Servant d'armes, chevalier ou commandeur, Favray n'avait cessé de peindre : « Cette diable de muse de la Peinture me tient enchaîné près d'elle. » A quatre-vingt-deux ans, il travaillait encore : « Malgré la faiblesse de la vue, la pesanteur de la main et l'épuisement de l'imagination, je passe toujours mon temps à faire quelques bagatelles ». Malte est en effet rempli de ses œuvres. Mais, tout en travaillant aux portraits des Grands Maîtres, des chevaliers ou des notables de l'île, en ornant de tableaux d'histoire ou de religion les palais et les églises de l'Ordre, il ne pouvait oublier l'Orient : « Je m'amuse à faire deux tableaux ; l'un est Athènes moderne ou la Grèce moderne, j'y travaille actuellement ; l'autre sera Rome moderne. Dans le premier régnera l'ignorance, la paresse et la destruction des belles choses ; l'autre ne représentera que l'étude et les récompenses de la vertu ; si ces deux tableaux réussissent, je compte les envoyer en France ».
Nous ne savons s'il a donné suite à ce projet. En 1779, il avait exposé au Salon du Louvre une Rue de l'Hippodrome à Constantinople. Les critiques (1) avaient trouvé « amusant le spectacle du costume d'un assemblage innombrable d'étrangers encore plus piquants par leur nouveauté que les personnages de M. Lepicié » ; mais, « faute de fond, de perspective et de clair obscur », toutes ces figures leur avaient paru « découpées et collées avec choix. »
Et l'un d'eux se demandait d'où sortait « ce M. Favray qui déjà académicien et même ancien » exposait pour la première fois au Salon.
1. Bachaumont, Mémoires secrets, XIII, 219. Lettre II sur les peintures exposées au salon du Louvre le 25 août 1779. — Archives de l'art français. Nouv. période, II, 1er fasc, p. 110. Lettres sur les Salons de 1773, 1777 et 1779, adressées par Du Pont de Nemours à la Margrave Caroline-Louise de Bade.
Pouvait-il s'étonner d'être ainsi oublié, quand lui-même, il écrivait : « Je ne sais où l'on est venu me déterrer à Malte ; M. le commandeur Ricci à qui le Grand Duc a donné la direction de la chambre des peintres dans sa Galerie de Florence et qu'on a fait augmenter, a écrit plusieurs lettres au commandeur Sozzini pour avoir mon portrait. Je ne l'ai jamais voulu faire, disant que j'étais trop petit pour être logé avec ces grands hommes ; enfin une dernière lettre lui est venue : ordre du Grand Duc qu'il le voulait absolument et j'ai été obligé de le faire ; je me suis peint en philosophe asiatique. (1) » Dans ce portrait, l'artiste s'est en effet coiffé du bonnet fourré que J.-J. Rousseau a popularisé, et le caftan bordé de fourrures qu'il a revêtu, largement ouvert, laisse voir, sur le gilet brodé, la croix étoilée du commandeur de l'Ordre de Malte.
1. Sur l'envoi de ce portrait exposé aux Offices sous le n° 484, voir les Nouvelles Archives de l'Art français, 1876, p. 391.
En véritable philosophe, Favray, alors âgé de quatre-vingt-deux ans, écrivait à son ami Turgot : « Les années s'accumulent les unes sur les autres, dont je ne me chagrine guère, mais au contraire. Car ce siècle-ci est le siècle des événements ; il touche à sa fin et heureusement moi aussi. Je suis fort sensible de ma nature et s'il arrive quelques événements qui me pourraient affecter (par rapport à mes amis qui sont jeunes, car à mon âge il ne se faut affecter de rien pour soi), du moins je ne les verrai pas. »
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Le portrait des Offices, les deux Tableaux du Louvre, et les nombreuses peintures qui se trouvent à Malte dans le palais des Gouverneurs ou dans les églises de Saint-Jean-Baptiste et de Saint-Paul, étaient à peu près les seules toiles de Favray qui fussent connues; son œuvre turque était ignorée, et nous ne saurions trop remercier M. le général marquis de Vergennes, M. le comte de Virieu, et le regretté M. Etienne Dubois de l'Estang de nous avoir permis d'en dresser le catalogue en nous ouvrant si aimablement leurs archives de familles et leurs collections.
I. — M. de Vergennes, ambassadeur de France ; en costume turc.
H. 1, 40. L. 1, 12.
Signé: Favray, à Constantinople, 1766.
II. — Madame de Vergennes, en costume oriental.
H. 1,28. L. 0,93.
Reproduit dans notre article de la Revue de l'Art ancien et moderne. — La mode des portraits turcs au XVIII'' siècle.
III. — L'audience de M. de Vergennes, chez le Sultan.
H. 0, 46. L. 0, 64.
IV. — Vue de la prairie du Grand Seigneur à Beïcos.
H. 1,11. L. 1,40.
V. — La frégate L'Oiseau, commandée par M. de Moriès, ramenant de Malte le vaisseau-amiral turc la Capitane, entre dans le port de Constantinople, le 27 janvier 1762.
H. 0, 87. L. 2, 06.
Signé : Favray, à Constantinople, 1762.
VI. — Vue de la rivière des Eaux-Douces au fond de la Corne d'or.
H. 0, 87. L. 2, 06.
VII. Vue du Bosphore entre Roumeli et Anatoli Hissar.
H. 0,53. L. 1,40.
VIII-IX. — Dames grecques, en costume d'intérieur, dans un jardin. H. 0, 37. L. 0, 28.
Dames grecques, au bazar, en costume de ville
H. 0, 37. L. 0, 28.
Deux pendants, reproduits d'après la gravure de Laurent dans le tome b" du Voyage littéraire de la Grèce, de Guys, le premier, page 61, avec la légende : « Dame grecque, habillée à la turque, dans l'intérieur de son jardin, avec un éventail de plumes de paon ; une autre avec la coiffure appelée Dondondournou et un éventail déplumes doctrus (sic) ». Le second, page 45, avec la légende : « En macrama et en ferrage ; dame allant dans la rue avec ses suivantes ».
Ces neuf tableaux conservés au Château de Boisbriou, par Saint-Martin d'Auxigny, près Bourges, appartiennent au général marquis de Vergennes. Ils proviennent de la collection de peintures sur l'Orient qu'avait formée l'ambassadeur pendant son séjour à Constantinople, et qui comprenait encore le numéro suivant dont nous n'avons pu retrouver la trace.
X. — Une rue de l’Hippodrome à Constantinople.
A figuré au salon de 1779 comme appartenant à M. de Vergennes.
XI -XII. — Dames levantines; en coiffures d'intérieur et en coiffures de ville. Deux pendants.
Ces deux tableaux peints à Constantinople en 1764 ont été donnés au musée de Toulouse par le Musée Central des Arts de Paris au moment de la formation des musées départementaux. Ils sont actuellement déposés dans la salle des mariages de la mairie de Toulouse.
XIII. — Vue du Bosphore et de la Corne d'Or. Signé : Favray.
Ce tableau, peint à Malte en 1763, fut envoyé par Favray à son ami le chevalier Turgot. Il est conservé par le descendant des Turgot, M. Dubois de l'Estang, au château de Lantheuil près Caen, où se trouvent encore du même peintre, plusieurs Vues de Malte, et dans la chapelle du château une Annonciation.
XIV. — Vue du Bosphore. Appartient à M. le Marquis de Biencourt.
XV-XVII. — Vues de Constantinople.
Trois tableaux dont nous n'avons pu retrouver la trace ; l'un faisait partie du cabinet Guys, dispersé en 4783, les deux autres appartenaient aux collections de la Couronne.
XVIII. — L'audience donnée à M. de Saint-Priest, par le Sultan, le mardi 29 novembre 1768.
H. 0,95. L. 1,26.
Signé: Favray, à Constantinople, 1768.
Ce tableau qui a figuré sous le n° 63 au salon de 1771 appartient à l'un des descendants de l'ambassadeur, M. le comte de Virieu.
XIX. — L'audience de M. de Saint-Priest chez le Sultan.
Cette gouache qui provient de la collection rapportée de Constantinople en 1811 par l’orientaliste Raiffé est maintenant en notre possession.
XX. — L'audience donnée par le Grand Vizir à M. de Saint-Priest, au camp de Daoud Pacha, en 1769.
H. 0, 95. L. 1,26.
Conservé au château de Pierreux, par Charentay, près Lyon, par l'un des descendants de l'ambassadeur, le comte de Charpin.
XXI. — Vue de la Fontaine de Saint-Elie, près de Constantinople.
Ce tableau ne nous est connu que par la gravure qu'en a faite Laurent et qui est insérée dans le Voyage littéraire de la Grèce, de Guys.
XXII. — Le Chevalier Antoine de Favray, peint par lui-même, en costume oriental.
Florence, Galerie des Offices, n° 484.