Ce texte, paru à la fin du XVIIIe siècle, donne une description assez complète de l'île et de son histoire mouvementée.

Ce texte fait la part belle à l'Antiquité et aux Occidentaux et donne une image plutôt négative des Turcs, bien dans l'esprit de son temps. Il donne cependant de nombreuses informations.

Extrait de 

Collection des voyages en Asie. Tome quatorzième. Bibliothèque universelle des dames. Voyages. Paris, Ménard et Desenne, Fils, Rue Gît-le-Cœur, n° 8, Sans date [fin du XVIIIe siècle]

Nous avons transcrit les « et » en « et » et les imparfaits avec la graphie « -oit » et « -oient » dans leur forme moderne. Nous n’avons pas modifié les autres graphies.

LETTRE CCXLII.
De Nicosie, capitale de l’île de Chypre.

ME voici, Madame, dans cette île renommée par les fêtes célébrées en l’honneur de la mère des amours; c‘est dans ces lieux que respiroit Adonis, l’amant de la belle  Cythérée; c’est ici que florissoit la ville de Paphos dont Cynire, gendre de Pigmalion, fut, dit-on, le fondateur. Là s’élevoit un temple consacré à Venus, à l’endroit même où cette charmante déesse aborda la première fois, quand elle sortit des eaux de la mer.

Quoique cette île qui gémit maintenant sous le gouvernement des Turcs, après avoir occupé une place distinguée dans les fastes de l’histoire ancienne n’offre point assez de monumens pour prolonger le séjour d’un voyageur, je n’ai pu me défendre d’en parcourir l’enceinte, et d’en reconnoître moi-même les endroits les plus célèbres.

Les géographes donnent à l’île de Chypre soixante-dix lieues de longueur et environ dix-huit ou vingt de largeur; mais ils n’évaluent sa circonférence qu’à cent soixante lieues, parce qu’un tiers de cette île ne forme proprement qu’une simple langue de terre. Le sol de cette contrée est une argile extrêmement fertile, qui reproduit tout ce qu’on y sème, pourvu qu’il  s’y trouve de l'humidité ; de sorte que si l’industrie des habitans répondoit l’heureuse nature du terroir, Chypre pourroit devenir un paradis terrestres. Il n'y a point de rivière, mais ce défaut est compensé par quantité de sources, de petits ruisseaux et par les pluies d’hiver; et quoique les naturels du pays soient extrêmement fainéans et efféminés, ils ne laissent point d’être enrichis par ces productions qui naissent presque sans culture. 

Nicosie [l’actuelle Lefkoşa], capitale de l’île, est située délicieusement dans une plaine entre l’Olympe et une chaine de montagnes qui règne du sud-ouest au nord-est de l’île. Cette ville étoit autrefois la résidence de toute la noblesse Vénitienne. Ses maîtres opulens l’avoient entourée de bonnes fortifications, et l’avaient ornée de monumens magnifiques dont il ne reste plus que des vestiges épars ; que le tems et la barbare ignorance des Mahométans ont également dégradés. Elle a environ trois milles de circonférence et comme elle n’est point très-peuplée, les plantations d’oliviers, d’amandiers, de limoniers, d’orangers, de mûriers et de cyprès qui environnent les maisons, lui donnent l'air le plus rade.

L’église de sainte Sophie est le seul édifice ancien qui soit resté debout, encore les Turcs en la métamorphosant  en mosquée, en ont-ils détruit toutes les figures dont elle étoit décorée. C’est à six milles de Nicosie que l’on rencontre l'Amathus des anciens, ville fameuse par les amours de Vénus et Adonis ; mais qui est aujourd’hui entièrement détruite. Chypre a été pendant longtems divisée en neuf districts et gouvernée par autant de princes qui tous furent subjugués par les Egyptiens. Les Romains s’en emparèrent pendant le consulat de Marcus Caton, sous le règne d’un des Ptolémées. Caton n’eut pas de peine à conquérir cette île sur des habitans amollis par le luxe et les plaisirs, et il enrichit Rome des trésors immenses dont il dépouilla des vaincus. 

Lors du partage de l’empire, Chypre tomba sous la domination de l’empereur d’Orient. Elle fut enlevée à Isaac Comnène par Richard premier, roi d’Angleterre [en 1191], qui la donna à Louis de Lusignan, lorsque ce célèbre croisé fut dépossédé de Jérusalem. Elle passa ensuite en différentes mains jusqu’à ce que la couronne en fut dévolue à Charlotte, à qui elle fut ravie par l’usurpation de Jacques son  frère naturel. Cet usurpateur ne jouit pas longtems de sa conquête;  il périt par le poison, ainsi que son fils qu’il avoit eu d’une dame Vénitienne de la famille Cornaro.

Après sa mort, sa veuve en céda la souveraineté à la république de Venise [en 1489] et sous cette domination cette île récupéra son ancienne splendeur.

Vers la fin du quinzième siècle, les Turcs se rendirent maîtres de l’île de Chypre [1571]. Ces barbares y commirent les plus horribles cruautés. Ils taillèrent en pièces plus de vingt mille hommes à Nicosie, après s’être rendus maîtres de cette ville.  Les femmes laides ou âgées et les enfans furent tous brûlés dans un même bûcher sur la place marché. Plus de vingt-cinq mille hommes du pays furent vendus comme esclaves, et on chargea deux gros vaisseaux des riches dépouilles de cette place. Mustapha Nacha, commandant en chef de cette atroce expédition avoit réservé la principale noblesse pour décorer son triomphe, et les plus belles femmes pour meubler le serrail de son maître ; mais une de ces malheureuses victimes s’étant procuré une méche allumée, se traina vers la sainte barbe et fit sauter le vaisseau. Les débris embrasés communiquèrent l’incendie au second vaisseau; et c’est ainsi que périr Mustapha avec toutes ses espérances.

Chypre, ainsi que je vous l’ai déjà observé, est maintenant pauvre et mal cultivée. Les habitans n'y fument et n’ensemencent que la portion du terrain absolument nécessaire à leur subsistance. Cette coutume est presque générale dans tous les pays soumis à l’empire Ottoman. Esclaves des volontés d’un tyran despotique qui peut, à son plaisir, s'emparer de leurs biens, les sujets ne cherchent point ä amasser des richesses, et s’il s’en trouve quelques-uns d’opulens, ils mettent toute leur étude à cacher une situation, dont la connaissance leur pourroit occasionner des recherches et des persécutions. On pourroit présumer avec fondement que les trésors souterrains de la Turquie sont considérables. En effet, les habitans fortunés d’entr’eux enterrant leurs richesses pendant leur vie, et n’osant découvrir même à leurs amis ou à leurs enfans un secret dont dépend la tranquillité de leurs jours, emportent souvent ce secret au tombeau, de manière que le fils ou l’héritier d’une personne opulente est quelquefois réduit à mendier, par une suite de la défiance qui règne universellement parmi les enfans de Mahomet .

[Pression fiscale]

Le gouvernement de l'ile de Chypre est affermé par le grand visir moyennant trois cens dix mille piastres, c’est-à-dire près de treize cens mille livres de notre monnoie ; le gouverneur qui doit gagner sur ce marché, change tous les ans ; ainsi il est aisé de s'imaginer à quelles vexations le peuple y doit être exposé. Une dépravation générale doit nécessairement résulter d’un gouvernement aussi oppresseur. Il n’y a point de crimes dont on ne puisse obtenir le pardon en Chypre, lorsqu’on le demande l’argent à la main. Un meurtrier y fait taxer ses assassinats, et peut s’il est riche, satisfaire plusieurs fois sa férocité.

Tout habitant, dans cette île, est obligé de payer certains impôts, qui vont à peu près depuis trente jusqu’à soixante piastres par tête, suivant les facultés de chacun. Il est obligé en outre d’avoir cet argent prêt à, la première réquisition de l’officier envoyé à ce sujet par le gouverneur. Car on enlève à celui qui n’est pas préparé à cette visite tous ses meubles qui sont vendus sur le champ jusqu’à la concurrence de la taxe, et si l’argent qu'a produit cette vente ne suffit pas pour acquitter en entier son imposition, cet homme est bâtonné et souvent emprisonné; ses femmes et ses enfans sont traînés ignominieusement par les rues et deviennent le jouet de l’insolence et du mépris des infâmes exacteurs qui repaissent leurs yeux de ce triste spectacle.

La justice, comme vous pouvez le présumer, a véritablement ici une balance ; mais son usage est entièrement consacré à recevoir les offrandes des plaideurs, dont le bon droit reste toujours du côté de celui qui a été le plus libéral. 

Indépendamment de ces genres différens d’oppression, il en est encore un à redouter pour les chrétiens et les étrangers ; je veux parler de celui que leur suscite la cupidité du chef de la religion, qui est un archevêque auquel tout le clergé de l’île est soumis. Ce primat, sous prétexte de quelque tribut nécessaire au service de l’église, lève de grosses contributions sur le peuple. Pour se faire autoriser par le gouverneur dans la perception de cette taxe inique, il emploie un moyen efficace en Turquie, mais heureusement inconnu dans nos sages contrées, celui de partager les dépouilles des contribuables.

Indépendamment de cet archevêché, l'île de Chypre contient encore trois évêchés dont le revenu, quoique médiocre, est cependant plus que suffisant pour un ministre des autels. Mais les évêques ne se contentent pas de cette portion congrue. Ils trouvent continuellement des moyens nouveaux pour lever de l’argent, et on les voit voyager sans cesse, ainsi que des négocians, de place en place. Les prêtres, lors de leur ordination, présentent à l’évêque dix ou douze piastres, et comme ils ne vivent que des aumônes de leurs paroisses respectives, ils sont souvent obligés de vaquer aux emplois les plus bas. L’ignorance du clergé est profonde, quoique les évêques soient élus par le suffrage général du peuple dans les diocèses particuliers, et que l'archevêque soit choisi, à la pluralité des voix recueillies par les évêques dans chaque diocèse. Les patentes de ce prélat doivent être confirmées par le grand seigneur, qui se réserve aussi le pouvoir de le déposer à son gré. Quelque bisarre que paroisse cet usage, il est pourtant plus naturel de voit un souverain dispenser dans ses états toutes les charges quelconques, que de souffrir qu’un prince étranger répande à son gré des dignités, et des bénéfices situés dans de vastes empires, et qu’il ose en tirer un tribut accordé dans les jours d’ignorance et de superstition.

LETTRE CCXLIII. 
De Nicosie. 

Les femmes Grecques s’habillent ici, Madame, d‘une manière superbe, quoique moins agréable que celles d’Europe. Leurs ornemens de tête sont gracieux et nobles. Elles paroissent avoir conservé les mœurs des anciennes Chypriennes. Cependant si elles sont naturellement portées  à l’amour, on peut affirmer que l'avarice est leur passion dominante, et c’est surtout ici qu’il est vrai de dire que l’on  ne trouve point de cruelles.

La plupart des hommes sont indifférens sur la vertu des femmes, et ils épousent fréquemment celle qui a le galant le plus riche, préférablement à celle qui aurait quelque vertu et peu d’argent. On voit néanmoins quelques maris donner dans l’extrémité opposée et garder leurs femmes avec toutes les précautions que la jalousie a inventées.

Les exportations de cette île  consistent en soie, laine, garance, terre d’ombre, carrouge et surtout en vins délicieux. La plus grande partie de ce dernier article est transportée à Venise, et le produit de ces vignobles monte annuellement à des sommes considérables. Toutes les marchandises d’importation et d’exportation paient un impôt de trois pour cent. Les importations consistent en quelques draps larges de France et de Venise. On importe aussi dans cette ile des marchandises manufacturées d’Angleterre, comme coutellerie, montres, quincaillerie, poivre, étain, plomb, sucre et toutes sortes d’étoffes de soie. Mais ces articles ne trouvent pas ici une grande consommation, à cause de la pauvreté extrême des habitans. 

Famagouste [Gazimağusa], anciennement appelée Salamine et ensuite Constantia, étoit une des villes considérables de Chypre, avant que les Turcs en eussent fait la conquête. Elle est célèbre dans l’histoire par la résistance qu'elle opposa à ses vainqueurs et par l’inhumanité dont ces derniers souillèrent leur triomphe. Elle étoit alors défendue par de bonnes fortifications qui sont maintenant tout-à-fait délabrées. Cette ville essuya en 1735 un tremblement de terre qui achever sa ruine. Le palais du gouverneur n'a jamais été un bâtiment superbe. On y voit encore sur la porte les armes de la république de Venise. La baie de Famagouste est bonne et fournit un abri naturel aux vaisseaux marchands.

Larnica [Larnaca], autre ville de Chypre n’offre rien de curieux au voyageur. Sa situation est agréable et voisine d’une baie spacieuse. Les maisons y sont bâties de terre en forme de briques et séchée au soleil. Elles n’ont jamais plus d’un étage, à cause des tremblemens de terre qui y sont fréquens.

A un mille de distance au plus de cette Ville, est le port de Salines qui doit son nom à la quantité de lacs salés qui se trouvent dans son voisinage. Les vénitiens, lorsqu’ils étoient maîtres de l’île de Chypre, tiroient annuellement de ces lacs une quantité prodigieuse de sel, dont on pouvoir évaluer le produit à plus de cent mille piastres. Les lacs ne sont pas affermés aujourd’hui plus de six mille livres. Cette différence ne peut être attribuée qu'à l'indolence du peuple, au peu de solidité des biens des particuliers, et à l’extrême négligence des gouverneurs qui partagent leur tems entre les intrigues et les extorsions.

Tant que les Vénitiens furent maîtres du pays, ces lacs étoient entourés d’un mur de pierres et de terre dont on voit encore des vestiges; au lieu que maintenant le sel est foulé aux piés des hommes et des animaux, ce qui diminue considérablement sa valeur.

Non loin de là est une mosquée appelée Tokée, où les Turcs prétendent qu’est enterrée la grand-mère de Mahomet ; mais ils ne jugent pas à propos d’instruire les voyageurs; comment le corps de l’ayeule de ce célèbre législateur a pu être amené ici du fond de l’Arabie. 

Il y a à Salines une église grecque dédiée au Lazare, celui-là même que ressuscita le dieu des Chrétiens. Cependant, on ne montre que le trou où fut déposé le corps  de cet homme qui vit deux fois le rivage des morts.

L’île de Chypre abonde en animaux venimeux. Les sauterelles surtout ravageur les blés ainsi que les aspics et les tarentules. Le caméléon y est aussi sort commun. Cet animal craintif qui emprunte, dit-on, la couleur de l’objet dont il est voisin, est de l’espèce du lézard. Il a dix pouces de longueur; sa gueule est très-grande, mais serrée, ses dents sont courtes et aigues. Il habite dans des trous et va chercher sur les arbres sa nourriture.

Jusqu'ici la rareté des monumens antiques étonne le voyageur. Sa curiosité n’est guère plus satisfaite dans la visite des autres villes de cette île. Cependant comme j’ai cru rencontrer quelques traces des temples consacrés à Venus dans la célèbre ville de Paphos, je me suis rendu à la place où dominoit autrefois cette cité.

J’ai traversé dans ce voyage un petit village appelé Chitty, situé sur les bords du fleuve Taitius, et embelli par quantité de jardins remplis de mûriers. La route de cet endroit à Maroni est des plus agréables. Elle est bordée d’un côté par des montagnes et des plantations d’Olivier et de l’autre par la mer. Maroni est dans une situation également délicieuse, sur une éminence qui commande une plaine aussi étendue que fertile. Je n’ai rien rencontré de remarquable depuis ce village jusqu’à celui de Lemisol [Limassol], que les savans supposent être l’ancien Curium. Ce territoire fut donné par Henri, roi de Chypre, aux chevaliers hospitaliers, lorsqu’ils quittèrent la Palestine. Le village nommé Agrodiri [Akrotiri] est situé sur une langue de terre qui joint le promontoire Curium à la mer, et qui sut abandonnée aux prêtres de S. Basile, à condition qu’ils entretiendroient un certain nombre de chats-pour détruire les serpens dont une grande quantité infectoit les campagnes voisines. C’est pour quoi les Italiens ont nommé ce promontoire Capo di gato. Le pays de là à Colos est agréable et bien découvert. Colos est un beau village où il y avoit anciennement une commanderie de chevaliers hospitaliers, et où l’on voit encore une sorte tour quarrée construite par les soins de Louis Magnac, commandeur de cet ordre.

En sortant de Colos, j‘ai traversé une petite rivière et je me suis trouvé en peu de temps à Piscopi [Episkopi], grand et beau village, autour duquel j'ai enfin contemplé plusieurs ruines magnifiques. C’est ici qu’était autrefois un bois consacré à Apollon et on y voit quelques ruines qui ressemblent à un temple que l'on peut conjecturer avoir été élevé en l’honneur de ce dieu. Les habitans disent que c’étoit le palais d’un homme qui avoit enseigné la musique. Cependant aucune figure, aucune inscription ne donne de lumières sur ces ruines. Les effets d’un tremblement de terre qui arriva il y a long-tems dans cette île, s’apperçoivent encore dans quelques paysages effrayans qu’on remarque au milieu des montagnes voisines. Enfin après avoir traversé ; d’eux autres bourgs peu considérables, je découvris les vestiges de la fameuse Paphos, sur les ruines de laquelle est maintenant construite une ville, nommée Basso, assez grande et agréable.  

On trouve aux environs du port de l’ancienne Paphos, les vestiges de quelques grands édifices : on y voit des colonnes brisées,  dispersées de toutes parts, et qui ont appartenu probablement  au temple de Vénus. Des savans assurent que ce temple étoit un palais, construit par la reine Aphrodite, et qu’elle l’avoit dessiné à servir de théâtre à ses plaisirs. Les moeurs de cette reine voluptueuse furent imitées par tous ses sujets qui transformèrent son palais en un temple après sa mort et décernèrent à leur galante souveraine les honneurs de la divinité. Il fut renversé par un tremblement de terre, longtems avant l’ère chrétienne. Il y a lieu de croire qu’il fut rebâti, puisqu’il servoit encore d’asile du tems de Tibère et que Tite-Vespasien y consulta l’oracle à son retour de Corynthe. Mais il fut entièrement détruit par le grand tremblement de terre qui arriva dans le quatrième siècle et qui désola surtout l’île de Chypre.

On trouve à l’occident de Basso [Paphos] des pierres transparentes de peu de valeur. Cependant on appelle les lieux d’où on les tire, mines de diamant. Un gouverneur aussi intéressé qu’ignorant, s’avisa, séduit par ce nom, de les faire exploiter. Son avarice fut cruellement trompée. Mais irrité du peu de succès de cette tentative, il prit le parti d’affermer aux chrétiens ces trésors imaginaires sur le pied de 800 dollars par an, que ces malheureux ont été obligés de payer ; et ce qu'il y a d'incroyable, c’est que ses successeurs ont toujours exigé cette rente avec la plus grande rigueur.

De Basso, je dirigeai ma route au nord par des montagnes escarpées et dangereuses qui offrent en mille endroits des précipices affreux. Les bois y sont fort clair plantés et les montagnes y sont nues. Cependant les habitans sont ici réellement industrieux, et nul terrein en Chypre n’est aussi bien cultivé. Je visitai dans cette course un endroit nommé Acamas [Akamas], où coule le fameux ruisseau appelé la fontaine d’amour, qui avoit, dit-on, la vertu de rendre la vigueur à ceux qui buvoient de ses eaux. Il est évident que cette propriété merveilleuse lui a été enlevée, car je n‘ai vu personne tenté de faire cette expérience. 

En sortant d’un village agréable et bien peuplé, appelé Stromubi [Stroumpi], on se trouve entre deux montagnes menaçantes dont le sommet garni d'arbres et de rochers avancés, forme une couverture horisontale. Je m'arrêtai quelque tems à considérer ce lieu pittoresque, au bout duquel je trouvai un bois délicieux planté de grands arbres touffus et baigné par la rivière de Perga. Sur les bords de cette rivière est un pilier perpendiculaire, construit par une reine du pays qui avoit un palais dans les montagnes voisines. J’ai remarqué que presque tous les édifices publics de cette contrée ont été élevés par des femmes, et que l’on n’avoir pas rendu à leur mémoire toute la justice qu’on leur devoir, puisqu'aucune inscription, ne rappelle à la postérité le souvenir de ces illustres fondatrices.

LETTRE CCXLIV
De Nicosie.

Après avoir franchi des précipices immenses qui, malgré leur horreur, plaisoient à mon imagination parce qu’ils contrastoient fièrement avec les plus rians paysages j’arrivai, Madame, à la vallée de Sollia [Soles], le plus beau canton de toute l’île. C’est dans cette vallée que Solon, législateur d’Athènes, vécut quelque tems avec le roi Phylocyprus etcette circonstance seule suffiroit pour rendre cette vallée à jamais mémorable. Mais partout où s’arrêtoit ce grand’homme, il devoit laisser des preuves éternelles de son génie. La capitale des états de Phylocyprus, nommée Apéia, étoit bâtie dans les montagnes; sa situation inaccessible la défendait à la vérité des insultes ennemies, mais ses environs étoient sauvages et stériles. Le philosophe conseilla au monarque de fixer sa résidence dans des terres plus fertiles. Son conseil fut approuvé, et bientôt on vit s’élever sous la direction du célèbre Athénien, une ville belle, grande, forte et heureusement située qui fut nommée Solos et depuis par les Italiens, Soglia. Les lois équitables qu’il y établit,  jointes à la richesse du sol et aux agrémens du pays, y attirèrent des habitans en foule de toutes les contrées. Cependant il résulta un inconvénient de ce mélange de citoyens; le langage s’y corrompit, et c’est de cet événement que plusieurs savans tirent l’étymologie du mot solécisme, quoique d’autres le fassent dériver des Soli, qui s’établirent en Cilicie.

A quelque distance de la vallée de Sollia est un endroit délicieux, nommé Morfou [Morphou, Güzelyurt], situé à une lieue et demie de la mer. Chypre ne renferme pas un plus bel édifice que l’église de ce lieu bâtie dans le goût italien, mais qui n’étoit pas encore entièrement achevée, lorsque les Turcs firent la conquête de cette île. Elle étoit dédiée à saint Mamas qui pendant toute sa vie eut la manie de ne vouloir jamais consentir à payer sa portion des impôts. Les miracles vinrent sans cesse au secours du saint personnage, toutes les fois que les collecteurs s’approchèrent de ses foyers. C’est, sans doute, sur de pareils exemples que s’est fondé le clergé depuis un tems immémorial, pour se soustraire aux contributions publiques.

Les terres des environs de Morfou sont assez bien cultivées ; les habitans ont le soin de rassembler  l’eau des sources dans des réservoirs, d'où ils la distribuent facilement sur les campagnes voisines. En montant sur le Lapitho, lieu surnommé autrefois Amabilis, je découvris de grandes plaines aussi agréables que fertiles. Le penchant des montagnes est orné d’une quantité d’arbres divers, et n’est pas moins richement ensemencé. J’ai remarqué dans ces endroits les ruines de plusieurs grands édifices, mais je n’y ai distingué aucune maison moderne qui fût d’un aspect agréable. C‘est sur le sommet escarpé d'une de ces montagnes qu’est situé un fort nommé jadis Agios Largos, mais maintenant  dit Saint Hilarion. Ce fort domine sur tout le pays montagneux, et la ville de Cérinia [Kyrenia, nord de l’île] commande sur toutes les plaines qui sont au-dessous. Cette place étoit autrefois bien murée, garnie de tours, de bastions et d’un fossé.

On peut encore juger de ses fortifications par les carrières immenses qu’on a creusées autour de la ville et qui étoient fouillées  de manière qu’on pouvoit aisément en faire des magasins qui avoient communication avec la forteresse.  On apperçoit près de là les ruines d’un édifice d’une élégante architecture ; cet édifice suivant quelques-uns,  étoit un  monastère ; d’autres prétendent avec plus de fondement que c'était une commanderie appartenant à l'ordre des chevaliers hospitaliers.

L 'Agios Phanemis n’a rien de remarquable  qu’un couvent dédié à saint Chrysostome, et d’une architecture commune. Cependant quelques portions de ce couvent sont bâties d’un beau marbre, assez bien travaillés. L’intérieur est orné de dorures et de peintures,  mais entassées sans ordre et sans régularité. Ce monument doit aussi sa fondation à la piété d’une ancienne princesse. Non loin de cet asile monastique,  Palecettra offre les ruines d’un temple consacré à Cypris. Une partie des pierres de ce temple a été enlevée par un cadi, qui les a fait servir à la construction d’un serrail. Il a cru, sans doute, que cet usage étoit analogue à l’intention des fondateurs.

On arrive à la Chypre moderne à travers des paysages de l’aspect le plus riant. Cette place, autrefois renommée pour les belles femmes qui vivoient dans son enceinte,  n’est aujourd’hui qu’un bourg mal bâti, et où la beauté a grandement dégénéré. Les Grecs y ont une église construite dans le plus mauvais goût. A deux milles à l’est de cette bourgade, sont les ruines d'un village qui étoit peut-être l’ancienne Curpasis de Pigmalion. Je montai dans cet endroit au sommet du mont Olympe où Vénus avoit encore un temple. Sur les débris de ce temple on a élevé une chapelle grecque qui a pareillement succombé sous les outrages du tems.

Tels sont à peu près les lieux les plus remarquables qu’offre aujourd’hui l’île de Chypre. Je ne me suis point étendu sur les mœurs de ses habitans. Sans caractère, sans énergie, lâches et opprimés ce portrait doit être le même dans toutes les îles de la Grèce. L’industrie, le courage, la liberté sont bannis de ces climats. C’est ainsi  que Rhodes que je vais visiter, Rhodes autrefois le séjour de la valeur, de l’opulence et des beaux-arts ne me montrera sans doute; à proportion ide sa population antique, qu’une poignée d’habitans, malheureux et courbés sous le plus affreux despotisme.

 

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