Nevşehirli Damat Ibrahim Pacha (né en 1666 - mort le 16 octobre 1730), grand vizir (en Turc sadrazam) de 1718 à 1730. durant la période appelée "Ere des tulipes" (Lâle Devri), originaire de Nevşehir en Cappadoce, il fut exécuté à la suite de la révolte de Patrona Halil. Il avait épousé l'une des filles du sultan Ahmet III, d'où l'épithète de "damat" (qui signifie beau-fils) qui précède parfois son nom.
Son administration qui dura 12 ans, ce qui est assez exceptionnel à ce poste, réussit assez bien à préserver la paix et à gérer assez efficacement l'empire, même si la pression fiscale ne s'allégea pas. Elle fut marquée également par l'ouverture vers l'Occident grâce à l'envoi d'ambassadeurs dans plusieurs pays.
Le peintre Jean-Baptiste Vanmour fit, vers 1727-1730, de lui un portrait qui appartient aux collections du Rijksmuseum d'Amsterdam.
L'exécution d'un grand vizir n'est pas un événement exceptionnel. Mais celle de Nevşehirli Damat Ibrahim a lieu suite d'une rébellion et elle est suivie de l'abdication forcée d'un sultan, ce qui constitue un épisode particulier de l'histoire ottomane et montre que le souverain, que l'on considère souvent comme omnipotent, n'a de pouvoir absolu qu'avec le consentement des différentes composantes de la société ottomane (religieux, militaires, peuple) d'Istanbul. Un tabou est brisé, l'aura du souverain n'est plus la même : de 1622 à 1730, nombreuses furent les dépositions de sultans.
Pour mieux cerner l'époque et le personnage de Nevşehirli Damat Ibrahim, nous donnons ci-dessous des extraits de la traduction de 1842 de l'Histoire de l'empire ottoman de Hammer-Purgstall dont les sources nombreuses sont aussi bien européennes qu'ottomanes.
La graphie utilisée dans cette version est "Damad Ibrahim-Pascha", plus souvent désigné par Damad-Ibrahim ou par Ibrahim précédé (ou parfois suivi) de son titre.
Promotion d'Ibrahim Pacha
La dignité de kaimakam [vizir chargé de gérer les affaires courantes dans la capitale en cas d'absence du grand vizir] fut conférée au mewkufatdschi [chef de la chancellerie des taxes] Ibrahim, la place de kiaja à un autre Ibrahim, et celle de reis-efendi à Suleiman. Cette dernière mutation s'opéra pour apaiser les propos du peuple qui attribuait au précédent reis-efendi Mustafa une part considérable dans les mesures du kiaja, quoique l'historiographe de l'empire, qui ne manqua pas d'assister à un seul conseil de guerre, atteste que Mustafa fut toujours d'un avis opposé à celui du kiaja.Le grand écuyer, qui portait aussi le nom d'Ibrahim, devint chef de la caravane des pèlerins. Toute l'influence politique passa entièrement au kaimakam, avancé de plus en plus dans les bonnes grâces du sultan. Cet Ibrahim, fils d'un sipahi, woiwode d'Isdin [Izdin], près de Kaiszarije [Kayseri], était entré dans le sérail comme baltadschi [employé du sérail]. Bientôt ayant échangé la hache contre la plume, il sut prévenir la jalousie des grands vesirs en s'éloignant du palais, et plus tard arrivé comme d'autres baltadschis, ses devanciers, au premier poste de l'état, on le verra se montrer l'un des plus dignes grands vesirs.
Mariage
La fille du sultan, Fatima, alors parvenue à l'âge de quatorze ans, qui avait été fiancée au précédent grand vesir Ali, fut donnée en mariage au favori Ibrahim-Pascha, qui réunit ainsi le titre de kaimakam et de gendre du souverain. L'autre gendre d'Ahmed III, le defterdar Mohammed-Pascha, fut déposé à cause de son incapacité, et son prédécesseur Mohammed-Ssari, qui avait laissé voir un si grand désir d'obtenir la troisième queue de cheval, fut condamné à mort pour n'avoir pas mis convenablement sur pied les trois mille hommes qu’il lui avait été ordonné de lever à ses frais. Le defterdar gendre mourut bientôt après.
Ibrahim décline l'offre du sultan
Deux jours après la bataille [prise de Belgrade par les troupe impériales d'Eugène de Savoie en 1717], fut signée la capitulation de Belgrad, dont la garnison sortit enseignes déployées, tambour battant; le nombre des canons trouvés dans la ville, dans les îles du Danube et sur les tschaiks, dépassa six cent cinquante. La perte de Belgrad entraîna nécessairement la chute du grand vesir, sur l'incapacité duquel pouvaient être rejetés tous ces désastres; le sultan offrit le sceau au kaimakam, son gendre : mais celui-ci se défendit de l'accepter par prévoyance, car l'issue de la guerre, qui ne pouvait pas être heureuse, devait amener le renversement de celui qui dirigerait les affaires, et il le fit donner à l'un de ses protégés, le nischandschi-pascha Mohammed, fils d'un marchand égyptien de Kaiszarije. Entré d'abord au service du pascha d'Alep, pour tenir registre de la paille, occupé à des emplois subalternes, à l'ouverture de la campagne précédente, s'étant fait connaître à Ibrahim, Mohammed devint successivement, par l'appui de ce puissant favori, nischandschi, vesir, et arriva maintenant au premier poste de l'état.
Damad Ibrahim accepte finalement sa promotion
Le mufti lsmail, créature du kaimakam [Damad Ibrahim], élevé par lui dans la prévision qu'il ne contrarierait pas ses vues, perdit sa place pour avoir voulu user de trop de liberté, conférer des places de sa pleine autorité, et Abdullah fut investi de la première dignité de la loi. Enfin, le grand vesir lui-même fut déposé, et le gendre favori, assuré maintenant d'une paix prochaine, ne refuse pas plus long-temps d'accepter le sceau de l'empire, qu'il garda dès-lors jusqu’à la fin du règne d’Ahmed lII, pendant douze années. Il mérita du moins le pouvoir absolu dont il jouit dans cet espace de temps par son amour de la paix, son équité, sa capacité politique, son goût pour les sciences et les arts, sa douceur et sa bienveillance. Pour plus de distinction, le sultan lui envoya le lundi (jour heureux) [9 mai 1718], au lieu du sceau d'or, signe du pouvoir suprême, l'émeraude portant son chiffre gravé qu'il portait au doigt: ce fut comme un heureux présage de l'administration digne et prospère d‘lbrahim, qui maintint l'empire dans une paix continuelle.
Négociations avec l'Autriche
Six mois plus tard encore [1718], alors que les négociations étaient bien engagées, le nouveau grand vesir lbrahim, qui du côté des Turcs soufflait toutes les pensées pacifiques, écrivit à Rakoczy qu'il eût à rester à Andrinople jusqu'à ce que la paix fût décidée, et que l'ambassadeur d'Espagne, dont on lui avait annoncé l'arrivée, pouvait s'en retourner.
Traité de Passarowitz (21 juillet 1718)
Ce fut la paix la plus glorieuse et la plus avantageuse que l'Autriche eût jamais conclue avec la Porte : par le traité de Paszarovicz, la Turquie perdit Cerigo, Semendra, Belgrad. une partie de la Servie et de la Valachie, Voniza, Prevesa, Butrinto et les châteaux dalmates;en recouvrant la Morée, elle n'avait encore qu'une faible compensation. La Morée avait été la cause de la guerre que la république avait soutenue pour se défendre contre l'invasion turque dans la presqu’île, que l'Autriche avait entreprise par fidélité à ses engagements, et dont le résultat tourna bien plus à son avantage qu'à celui de son alliée. La brillante campagne de Belgrad et son couronnement à Paszarovicz répandent un double éclat sur le nom d'Eugène,qui se montra à la fois grand capitaine et homme d'état éminent. [...]
[Chapitre LXIV]
La nouvelle de la conclusion du traité de Paszarovicz mit fin à tous les vains propos sur la paix et la guerre, qui depuis longtemps inquiétaient la résidence.
Le grand vizir est brillamment accueilli à Edirne
Le grand vesir ayant pris les mesures nécessaires pour la sûreté de Nissa et de Widdin, partit de Sofia pour Andrinople où il fit l'entrée la plus brillante, le second jour des fêtes du Bairam [20 août] [1718]; le grand chambellan était venu au-devant de lui jusqu’à Basardschik, où il lui remit le poignard étincelant, la pelisse de marte zibeline et un chatti-schérif de félicitations. Le kaimakam, fils de Kara-Mustafa et le nischandschi vinrent à sa rencontre jusqu’à la plaine de Kemal et le sultan lui-même s‘avança vers son premier ministre à un quart de lieue de sa tente, qui était plantée derrière le village de Kadinkoï : quand ils furent à quinze pas l'un de l’autre, le grand vesir descendit de cheval, fit cinq pas, s’agenouilla et baisa la terre, se releva, s’avança de cinq pas encore, s’agenouilla de nouveau, baisa la terre, et répéta cet hommage une troisième fois ; à chaque prosternation, les tschauschs poussaient des acclamations; le peuple était profondément ému et versait des larmes de joie : car, depuis trois ans, la réception des grands vesirs et seraskers au retour de campagnes malheureuses avait toujours offert un aspect sombre et de sinistre augure. Maintenant Ibrahim se présentait sous les auspices de la paix; après avoir baisé l'étrier impérial, Ibrahim recula de quelques pas sur un signe du sultan, se prosterna encore, monta le cheval amené pour lui, couvert de harnais d'or, et se mit en marche, précédant l’étendard sacré que suivait le sultan. A Kadinkoï, on s’arrêta pour manger, et après le repas le grand vesir fut revêtu d'une pelisse que le sultan avait portée ; ensuite le cortège se dirigea vers la ville. En avant de la bannière sainte marchaient le mufti et le kaimakam; derrière venait le grand vesir entre l’aga des janitschares et le nischandschi-pascha; le sultan s'était retiré avec quelques serviteurs de son entourage intime, de sorte que le ministre jouissait des honneurs réservés au souverain : il était environné de l’éclat de la garde du corps impérial, des arbalétriers aux casques dorés, des porte lances étincelants. Dans le palais, il remit la sainte bannière entre les mains du sultan et reçut un sabre garni de diamants, un carquois enrichi de perles, une pelisse de zibeline à larges manches. une coiffure ornée de deux panaches de héron attachés avec des diamants. A la porte du sérail. on lui offrit un cheval qu’avait monté le sultan; le grand écuyer et le grand chambellan l’escortèrent avec les gardes-du-corps impériaux jusqu’à son palais, où il fut reçu dans les bras de son épouse, fille du sultan.
Actes qui marquent son administration, mesures monétaires, mesures économiques
[Ibrahim essaie de remettre de l'ordre dans les finances et dans l'administration en luttant contre les fraudes (fraude fiscale, paiement de soldes indues etc) et de prendre des mesures contre les spéculations]
Après le rétablissement de la paix, les premiers soins du grand vesir s'appliquèrent aux affaires les plus importantes de l'empire. Les deux années d'exemption de la capitation, accordées aux habitants de la Morée, étaient écoulées, et le mode d'impôts fut réglé dans la presqu'île; l'affranchissement de toute taxe fut offert pour trois ans à tous les sujets qui viendraient du dehors s'établir dans ce pays. Ces espèces de décrets ayant pour objet la prospérité des sujets, portent dans les collections de pièces d'état le titre d'adaletname ou livres de l'équité. Chios, qui, malgré les avantages de sa situation, avait su jusqu'alors, en corrompant les ministres et les grands, se soustraire complètement au paiement des contributions, fut inscrite sur les rôles comme les autres îles de l'Archipel. Des Kurdes et des Turcs, qui s'étaient fixés à Constantinople dans la seule vue d'y dérober les produits de leur industrie à toutes les taxes, furent renvoyés dans leur pays natal. Pour remédier à la cherté du café et favoriser le transport de cette denrée de l'Iemen à Dschidda, et de ce lieu au Kaire, Comme par le passé un chambellan fut expédié, en qualité de commissaire, au schérif de la Mecque, avec l'injonction de ne point vendre de café aux infidèles, qui, en l'exportant, en faisaient augmenter le prix. Un autre chambellan partit comme commissaire pour l'Égypte, afin d'y prélever sur la succession du beg Ebuscheneb, mort de la peste, et qui, pendant trente ou quarante ans qu'il avait été defterdar, avait amassé d'immenses richesses, non-seulement les 165 bourses restées sur les prestations en argent et la solde augmentée des troupes, mais encore les impôts à lever sur les villages possédés autrefois par ce beg. Les précédents grands vesirs avaient en vain tenté de réprimer l'abus introduit dans la solde des janitschares, à laquelle prenaient part tant de gens qui n'avaient jamais fait la guerre : Ibrahim réprima ce désordre, et le trésor épargna ainsi sur le premier paiement 1500 bourses, et les dépenses, qui, dans les trois dernières années de guerre, s'étaient élevées à 11, 12, et 13 millions de piastres, ne dépassèrent pas cette année 2 millions et demi. Les woiwodes de Moldavie et de Valachie furent rendus responsables du défaut de paiement de la solde arriérée des troupes ; un commissaire partit pour la Syrie afin de rechercher qui avait détourné à son profit la solde de trois cent vingt-trois hommes, rayés des contrôles de Naszuh-Pascha en Syrie, et afin d'assurer un paiement régulier aux sept cent cinquante hommes qui s'y trouvaient maintenus. La solde des troupes de Bosnie fut assignée en partie sur des fermes héréditaires, afin de dispenser les corps d'envoyer chaque année un agent à Constantinople réclamer et toucher ce qui leur revenait. Les Les segbans et les lewends, cause de si grands désordres, furent supprimés. Depuis le temps des grands vesirs Kœprilisade-Mustafa et Elmas, il y avait toujours auprès de la Porte un officier recruteur pour ces deux corps, sous le nom de Fertscheschme, qui maintenant fut entièrement supprimé, et les vesirs, beglerbegs, begs et collecteurs d'impôts, autorisés à entretenir comme gardes du corps des gonullus, delis et asabes, durent congédier tous les segbans et les lewends ou partisans libres réunis sous leurs bannières. En ce temps furent frappées de nouvelles piastres dites solota, car les anciennes avaient disparu depuis long-temps de la circulation; la plupart avaient été exportées en Perse, où, à cause de la pureté de l'argent qu'elles contenaient, on les fondit pour en faire des abbasis. Les vieilles espèces étaient au titre de six dragmes un quart, de sorte que seize piastres représentaient 100 dragmes d'argent: et comme la dragme d'argent valait 20 aspres, en définitive la valeur nette de la piastre était de 120 aspres : maintenant l'on frappa de nouvelles piastres en leur donnant le cours de quatre-vingt-dix aspres. En même temps, il fut ordonné que la monnaie impériale prît le dragme d'argent pour 22 aspres, parce que depuis la réduction à 20 aspres, personne n'en voulait plus fournir; mais l'argent suivit une autre route dans le commerce, et les cinquante mille dragmes que les changeurs et les fondeurs étaient obligés de fournir annuellement se trouvèrent insuffisants.
Constructions et catastrophes
Sous Ibrahim, de nombreuses constructions furent entreprises dans la capitale et sur les frontières : à Constantinople fut agrandi le palais de la sultane Fatima, épouse du grand vesir, et l'on éleva aux frais de l'état un vaste édifice pour loger les ministres de la Porte, le kiaja, le tschauschbaschi, le reis-efendi et les secrétaires d'état inférieurs, le maître des requêtes, le chancelier et le secrétaire du cabinet du grand vesir. Le palais du sultan à Kandilli, sur la côte asiatique du Bosphore, et celui de Beschiktasch, sur le rivage d'Europe, furent réparés avec la plus grande promptitude, afin que les ambassadeurs extraordinaires, attendus pour la confirmation de la paix, n'en vissent pas les ruines; dans le sérail, un ancien construit depuis des siècles fut converti en bibliothèque. Les ministres le la Porte se partagèrent les frais de réparation des mosquées tombées dans un déplorable état de dégradation depuis plusieurs années, à cause des désastres et des misères de la guerre. Les travaux les plus importants s'exécutèrent à Nissa et à Widdin, qui, depuis la perte de Belgrad et Temeswar, étaient les principales places frontières de l'empire. Le devis des constructions s'éleva pour la première à 780, pour la seconde à 1600 bourses ou deux mil0ns de piastres. Les travaux durent s'exécuter en trois années ; on affecta en 1719 30 bourses pour Nissa et 565 pour Widdin. Certaines mesures furent déterminées par les événements imprévus ou par des phénomènes naturels. Une grande insurrection militaire à Widdin, à cause du retard dans paiement de la solde, entraîna la déposition de l'aga des janitschares et du defterdar. Une altération dans la prononciation de la lettre dhad, le schiboleth des Arabes, attira au prédicateur d'Aja-Sofia, le scheich Isperisade, une vive réprimande du grand vesir. Le muderris Turidschisade qui, n'ayant pas eu l'avancement qu'il espérait, donnait trop libre carrière à ses propos, fut exilé ainsi que le grand juge Kewakibisade, coupable d'avoir laissé échapper quelques paroles accusatrices contre le mufti.
Quatre jours ant la signature du traité de Paszarowicz, un incendie avait désolé Constantinople durant vingt-quatre heures; à l'anniversaire de conclusion de la paix, le feu éclata encore dans la capitale, et donna lieu à un engagement entre les janitschares et les Grecs, parce que ces derniers voulaient s'opposer à la démolition d'une église, qui fut dévorée par les flammes. Deux mois auparavant un tremblement de terre causa de si fortes secousses que les murs d'enceinte du côté de terre, surtout près des Sept-Tours, s'écroulèrent ; le dôme de la mosquée située près de la porte d'Andrinople et plusieurs autres se fendirent.
Ibrahim, qui appliquait tant de soins à l'administration de l'empire, n'était pas moins attentif à suivre les mouvements de la politique extérieure. Comme il tenait l'empereur pour l'ennemi le plus redoutable de la Porte, il adressa des lettres aux chanceliers de Russie et de Pologne afin de les remercier de ce que dans les dernières guerres leurs gouvernements n'avaient nullement prêté l'oreille aux insinuations de l'Autriche, et de leur exprimer sa confiance qu'à l'avenir, constants dans leur amitié pour l'empire ottoman, ils persisteraient à refuser des secours à ses ennemis. Par là il se flattait de rompre une union qu'il fallait toujours prévenir : car le Prophète a dit : « Les infidèles ne forment qu'un seul peuple. »
Mesures économiques
[Des mesures sont prises, d'autres abolies en fonction des réactions populaires.]
Autant le grand vesir était libéral dans les dépenses où il s'agissait de soutenir l'honneur du sultan et l'éclat de la Porte, autant il s'appliquait à maintenir une sage économie pour se procurer les sommes nécessaires. En devant les fermages, en fesant profiter le trésor des vacances dans les rôles de solde, en survenant la capitation, dont l'accroissement était proportionnel au mouvement de la population dans les lieux où se réparaient les désastres de la guerre, il avait réalisé dans les trois premières années de son administration une épargne de sept millions de piastres pour le trésor. Après l'achèvement du cadastre de Chios, il frappa les ceintures de soie fabriquées dans cette ville d'une taxe de 60, 50 et 40 aspres suivant leur valeur, sans compter un droit de 10 aspres sur chaque pièce [27 novembre 1719]. Vingt-un villages où se fabriquait du mastic offrirent trois mille six cent trente habitants soumis à la capitation. Mais les droits établis récemment sur les produits de l'industrie des Kurdes et des Turkmans fixés à Constantinople furent abolis, parce que le peuple murmurait contre la rigueur de cette mesure.
Intrigues et nominations
Damad-Ibrahim se montra généreux envers les agas de sa cour et envers tous les hommes distingués par leur savoir; il ne laissait échapper aucune occasion de leur donner des marques de sa munificence ; lors de la première leçon faite dans la bibliothèque impériale et dans les écoles fondées par lui, il les combla de présents. Il récompensa richement l'historiographe de l'empire, Raschid, qui rédigea les trois diplômes de fondation pour sa médrese, la fontaine et la bibliothèque en face de la mosquée des princes; et quand cet écrivain exalta dans un chronogramme l'adresse du sultan qui, à quatre-vingts pas, avait percé d'une balle un ducat franc, le grand vesir lui donna une bourse d'or. Il pleura sincèrement la mort du grand scheich des Nakschbendis, Mohammed-Muid-Efendi, mystique perdu dans l'ivresse de l'amour divin, et s'affligea plus encore de la fin tragique du scheich des Chalwetis, Nasmisade-Efendi, assassiné avec la femme couchée à ses côtés par un baigneur albanais [21 mai 1720] ; le meurtrier et ses complices furent exécutés. Au reste tous les attentats à la paix publique étaient rigoureusement châtiés, et le grand vesir se voyait bien secondé par son gendre Mohammed, dont il avait fait son kiaja. Mais il craignait de voir s'élever un rival dans la personne du bostandschi-baschi Seid-Mohammed; il n'avait fait aucune objection contre l'élévation du frère de Seid au rang de beglerbeg de Rumili, et la nomination de son fils, âgé de quinze ans, au sandschak d'Amasia ; mais il saisit l'occasion d'éloigner le bostandschi-baschi quand le sultan vint à l'arsenal pour voir lancer la nouvelle baschtarda (vaisseau amiral), en se bornant pourtant à dire qu'il serait temps de conférer au bostandschi-baschi la dignité de pascha à trois queues. Le sultan, prévoyant bien que des plaintes ne tarderaient pas à s'élever, jugea plus à propos de reléguer aussitôt Seid-Mohammed à Siwa, et, contrairement à l'ordre des promotions qui aurait appelé au poste de ce favori l'odabaschi des bostandschis, il le remplaça par le chaszeki, et au poste de celui-ci fut élevé le hamladschi, ou premier rameur du yacht impérial. En même temps un autre adversaire du grand vesir, l'ancien defterdar Mustafa-Efendi, reçut ordre de se rendre à Jérusalem pour y surveiller les réparations au dôme de la mosquée d'Aksza, élevée sur les ruines du temple de Salomon.
Circoncision des fils d'Ahmed III et du fils de Damad Ibrahim
[Le déroulement de ces cérémonies très importantes montre la grande proximité entre le sultan et son grand vizir]
Cinq mois après le départ de l'ambassadeur autrichien, le sultan célébra les noces de trois de ses filles et de deux de ses nièces, et la circoncision de quatre de ses fils. Le kapudan Suleiman-Pascha, le nischandschipascha Mustafa-Pascha, le gouverneur de Rakka, Ali-Pascha, devinrent les gendres du souverain régnant. Sirke-Osman-Pascha épousa la princesse Ummetullah, et Silihdar-Ibrahim, gouverneur de Négrepont, la princesse Aische, la même qui avait été fiancée à Koeprilisade-Nuuman-Pascha, et depuis la mort de ce vesir était redevenue libre. On fit des préparatifs prodigieux. Chalil, inspecteur des cuisines impériales, chargé de diriger les fêtes, eut ordre de se procurer dix mille assiettes en bois, sept mille neuf cents poulets, quatorze cents cinquante dindons, trois mille poulardes, deux mille pigeons, mille canards, quinze mille lampes destinées à l'illumination des lieux où devaient s'accomplir les différents mariages; mille lampyres de Mauritanie en forme de demi-lune, et dix mille pots pour servir le sorbet. Des commissaires furent envoyés dans plusieurs provinces pour y recruter des musiciens, des confiseurs, des chanteurs, des danseurs et des saltimbanques. Chalil dut fournir des vêtements neufs à cinq mille enfants pauvres qui devaient être circoncis aux frais du sultan. L'inspecteur était chargé aussi de faire confectionner quatre grandes palmes nuptiales pour les princes, et quarante autres plus petites avec un jardin en sucre. Les palmes des princes, symbole d'une union féconde, avaient treize aunes de hauteur; le jardin en sucre, long de six aunes sur quatre de large, signifiait, dans le langage allégorique de l'Orient, que les douceurs du mariage ne s'obtiennent qu'au prix de quelques douleurs physiques éprouvées le jour des noces.
Le tout-puissant grand vesir Damad-Ibrahim jouit d'un honneur inoui jusqu'alors; son fils Mohammed, né d'un premier mariage, et qui fut circoncis avec les princes, reçut comme eux deux palmes et un jardin en sucre, symboles de la force virile;seulement les objets furent pour lui moindres de moitié.
[...]
Le 3 octobre le sultan retourna au sérail avec les princes, dont la circoncision ne fut opérée que huit jours après ; toutes les fêtes données au peuple n'étaient que le prélude de cette cérémonie. Au bout de trois jours le fils du grand vesir fut circoncis, et les quatre jeunes princes qui venaient de subir la même opération adressèrent de riches présents à Damad-Ibrahim.
Constructions
La politique pacifique d'Ibrahim dégénéra bientôt en une faiblesse toujours prête à céder, et il ne songea plus qu'à satisfaire sans trouble le goût du sultan et sa propre passion pour les constructions et les fêtes. Le kiajabeg, Mohammed-Aga, devenu tout-puissant comme gendre du grand vesir, imita cet exemple et reconstruisit sur de plus vastes proportions l'ancienne mosquée de Baltadschi-Mohammed à Ortakoi, au milieu des habitations des juifs et des chrétiens. Damad-Ibrahim fit rebâtir en pierres le phare en bois élevé sur un rocher isolé appartenant à la côte asiatique, mais fortement avancé dans la mer. Cette tour, appelée de la Jeune Fille [Kız kulesi] par les Turcs, qui la rattachent à une tradition romanesque sur l'histoire du premier Cid de l'Islam, est nommée par les Européens tour de Léandre avec aussi peu de raison qu'ils donnent la désignation de tour d'Ovide à celle qui est à l'entrée du Bosphore. Le grand vesir fit relever sur un plan magnifique la porte qui conduit au marché à la viande, entre les anciennes et les nouvelles casernes des janitschares, et à côté il fit construire des magasins pour les habillements de cette milice, et un appartement pour l'aga. Près du village d'Ali-Beg, au-dessus de la vallée des Eaux douces, des massifs d'arbres touffus attiraient souvent le sultan par la fraîcheur de leur ombrage; aussitôt des sièges de marbre se dressèrent en ces lieux, l'eau y fut rassemblée dans trois vastes bassins [juillet 1721], et ce but de promenade, sur la proposition de l'historiographe Raschid, reçut le nom de Chosrewabad.
A Kiagadchane, nom que les Turcs donnent à la vallée des Eaux douces, furent entrepris des travaux plus vastes qui tendaient à surpasser les bassins et les jets d'eau de Versailles [août 1722]. L'écroulement du palais construit par Suleiman le Législateur à Kulle-Baghdschesi, sur les rives asiatiques du Bosphore, fournit un prétexte et des matériaux pour l'élévation d'un nouveau palais à Kiagadchane; tous les marbres de l'édifice en ruines furent transportés en ce lieu et servirent à daller le canal qui, sur une ligne droite de huit cents aunes, conduit les eaux douces devant la délicieuse retraite du sultan. Mais ce canal ne ressemble pas aux ouvrages de Versailles que l'on prétendait imiter; il rappelle plutôt le beau canal de Caserte, avec cette différence pourtant qu'à Kiagadchane, l'eau suit une ligne beaucoup plus longue et plus droite, et se précipite en cascades plus élevées sur des degrés de marbre. Des deux côtés des Eaux douces s'élevèrent des maisons de plaisance, parmi lesquelles se distinguait par son étendue et sa beauté celle du sultan, dont les murs revêtus de marbre réfléchissaient les ondes transparentes coulant à leurs pieds. Cette imitation du Bosphore en miniature reçut le nom de Saadabad (construction heureuse); et quand tout fut achevé, ce fut l'occasion d'une de ces fêtes auxquelles le sultan prenait tant de goût, et que le grand vesir s'efforçait de multiplier. C'est de l'administration d'Ibrahim que date l'illumination de la grande mosquée pendant les nuits de Ramazan, au moyen de grands demi-cercles garnis de lampions, qu'on nomme lunes mahijé, parce que, pendant la nuit, ils représentent autant de demi-lunes et imitent ainsi les croissants qui, pendant le jour, brillent sous les rayons du soleil au sommet des tours et des dômes. Ce fut encore sous son administration que s'établit l'usage des fêtes des lampions et des tulipes ; elles se célébrèrent tous les printemps dans le jardin du sérail, ou dans un des palais impériaux situés sur l'une ou l'autre rive du Bosphore. Il était d'usage, dans ces fêtes, d'illuminer les parterres de tulipes avec des lampions en verre de couleurs différentes, de sorte que les parties ombrées des fleurs, en se réfléchissant dans les verres, paraissaient brûler elles-mêmes, et les lampions reproduisaient un second parterre de tulipes. Ainsi la magnificence des illuminations qu'on voyait autrefois à Sais se trouva transportée après bien des siècles des bords du Nil aux rives du Bosphore. De toutes ces fêtes, la plus brillante fut celle que Damad-Ibrahim offrit à Ahmed III dans son palais d'été de Beschiktasch ; le sultan assistait à cette solennité; on y remarquait aussi quatre de ses fils, Suleiman, Mohammed, Mustafa et Bajesid; les sept princesses ses filles, Ummkulsum, Chadidsché, Aatiké, Ssaliha, Aïsché, Babiâ et Seimle ; la sultane, mère des quatre princes que nous venons de nommer et les quatre mères de princes morts à un âge peu avancé; les cinq sultanes, épouses légitimes d'Ahmed III (sa première, sa seconde, sa troisième, sa quatrième et sa cinquième femme) ; huit autres sultanes, seize esclaves, confidentes favorites des sultanes, et dix confidents du Grand-Seigneur. Au nombre des grands officiers de la cour intérieure se trouvaient le kislaraga, le porte-épée, le premier valet de chambre, celui qui tient rétrier, le chef de la première chambre des pages, le kiaja des baltadschis, le gardien de la nappe, le secrétaire du kislaraga, le chef des cafetiers, l'aide des écuries impériales, en tout soixante personnes, non compris le sultan. Le grand vesir fit présenter à tous des pierres fines et des châles, de riches étoffes et de l'or.
Tulipes, fêtes et cérémonies
Ces fêtes si souvent renouvelées firent naître parmi le peuple la passion des fleurs, au point qu'on la vit bientôt surpasser celle qu'un grand nombre d'individus avaient à cette époque en France et dans les Pays-Bas pour la culture des tulipes. Alors parurent en Europe des traités volumineux sur cette fleur; on créa à Constantinople un Maître des fleurs (schukufedschi-baschi), dont le diplôme, orné de roses dorées et de fleurs de différentes couleurs, se terminait par ces mots, dans le style fleuri des Orientaux : « Nous ordonnons que tous les horticulteurs reconnaissent pour leur chef le porteur du présent diplôme; qu'ils soient en sa présence tout œil comme le narcisse; tout oreille comme la rose; qu'ils n'aient pas dix langues comme le lys; qu'ils ne transforment pas la lance pointue de la langue en une épine de grenadier, en la trempant dans le sang de paroles inconvenantes; qu'ils soient modestes et qu'ils aient, comme le bouton de rose, la bouche fermée et ne parlent pas avant le temps comme l'hyacinthe bleue, qui répand ses parfums avant qu'on les souhaite ; enfin, qu'ils s'inclinent modestement comme la violette, et qu'ils ne se montrent pas récalcitrants. »
Le grand vesir, entraîné par son goût pour les fêtes, avait aussi renouvelé la mode des festins et des cavalcades, autrefois établie par le grand vesir Koeprili-le-Vertueux et tombée en désuétude au grand regret du dernier grand vesir, que la crainte seule des dépenses considérables qu'elle entraîne avait détourné du projet de la rétablir. Le troisième jour de la fête du grand Bairam, l'aga des janitschares donna dans son palais un festin somptueux au grand vesir, et en sortant de table Damad-Ibrahim retourna à la Porte, escorté par une brillante et nombreuse cavalcade qui s'était assemblée par ses ordres au palais de l'aga. Mais les plus magnifiques de ces fêtes furent celles qu'on célébra à l'occasion de la première leçon donnée aux princes Mohammed, Mustafa et Bajesid ; elles eurent lieu dans le kœschk dit des Perles, situé à l'extrémité du sérail, du côté de la mer [8 octobre 1721 - 16 silhidje 1133]. On avait dressé des tentes pour le grand vesir, le kapudan-pascha [équivalent approximativement à ministre de la marine], le mufti, le juge d'armée de Bumili, le defterdar et le reis-efendi. Le premier et le second imam du sérail, Feisullah et Abdullah, furent nommés précepteurs des princes. Damad-Ibrahim, suivi de tout son cortège, entra dans le sérail par la porte du jardin contiguë à l'hôpital, qui ouvre sur la première cour du palais impérial; le defterdar, le reis-efendi, le maître des cérémonies et Baschid, historiographe de l'empire, à la tête des officiers de la cour, se tenaient chacun devant la tente qui lui avait été dressée. Le grand vesir salua les officiers de la chambre intérieure, placés devant le kœschk des Perles : son salut lui fut rendu par le maître du salut, qui, dans toute occasion, le rend au nom de celui qui l'a reçu. D'après les idées des Orientaux, le droit de salut appartient aux supérieurs et non aux inférieurs: aussi une assemblée blesserait-elle les règles de l'étiquette les plus importantes si elle se permettait de rendre le salut du sultan ou du grand vesir; le despotisme pousse sa politique minutieuse à tel point qu'en ces circonstances mêmes elle veut dominer encore, qu'elle s'offenserait si le peuple prenait l'initiative dans son accueil au souverain, et établit un mandataire pour rendre à ce dernier son salut, suivant le mode et l'instant qu'elle a fixés. Mais que de fois aussi la voix du peuple long-temps étouffée n'a-t-elle pas couvert la voix des tschauschs : «Vive le padichah, » par cette clameur séditieuse: «Nous ne voulons plus de toi.» A l'arrivée du sultan au kœschk des Perles, le kislaraga Beschir et Damad-Ibrahim-Pascha l'aidèrent à descendre de cheval et le conduisirent en le tenant sous les bras à la tente dressée pour le recevoir. Immédiatement après, Ibrahim,le mufti et le kapudan-pascha rentrèrent chez eux prendre un repas dont les restes furent distribués à leur suite; lorsqu'ils eurent quitté la table, le cortège passa dans la seconde cour du sérail par la porte du jardin, et se rendit à la salle d'audience, où les vesirs et les ulémas étaient assis sur le banc de marbre placé à l'extérieur de la grande porte. A peine un quart d'heure s'était-il écoulé qu'on vit paraître sous la porte de la Félicité, conduisant à la salle d'audience, l'aîné des fils du sultan, Mohammed : le jeune prince était soutenu sous les bras par le chasinedar et le kislaraga ; il donna successivement sa main à baiser aux vesirs, aux ulémas et aux ministres. Lorsque parurent les autres princes, les tschauschs poussèrent des acclamations, puis les escortèrent jusqu'au koeschk des Perles, où entrèrent avec eux le grand vesir, le mufti, le kapudanpascha, le chef des émirs, les deux grands juges, le silihdar, le defterdar, le reis-efendi, le tschausch-baschi, le grand chambellan, l'historiographe de l'empire, le maître des cérémonies, les deux maîtres des requêtes, le scheich d'Aja-Sofia et le maître du Salut. Le sultan prit place sur son trône; à sa gauche et à sa droite, sur de riches tapis, s'assirent les princes, le grand vesir, le kapudan pacha, le chef des émirs, les grands juges et le scheich d'Aja-Sofkia; tous les autres assistants se tinrent debout. Après une courte prière à Dieu, prononcée en langue arabe par le scheich, le grand vesir prit dans ses bras l'aîné des princes et le déposa sur le tapis en face du mufti; puis le silihdar plaça au milieu d'eux un pupitre recouvert de drap écarlate, et le chef de la loi se mit à lui montrer les cinq premières lettres de l'alphabet; le prince les répéta, et le sultan lui fit signe de baiser la main du mufti, mais celui-ci se hâta de poser ses lèvres sur l'épaule du prince ; la même cérémonie se reproduisit pour les deux autres jeunes sultans. L'historiographe de l'empire dit que le sultan voyant les efforts des pages placés derrière les ministres et autres dignitaires, pour voir ce qui se passait, fit signe à ces hauts personnages de laisser passer ces jeunes gens. Cette circonstance qui caractérise Ahmed III rappelle un autre fait honorable pour le grand vesir, qui, à la fête de la naissance du Prophète, se leva par égard pour les ulémas pressés par la foule, et porta le tapis du mufti devant le candélabre après avoir appelé plus près les muderris. Damad-Ibrahim ne manquait jamais de professer la plus haute estime pour le corps des ulémas, et il ne négligeait aucune circonstance de leur être agréable : ainsi il assigna aux juges de Médine et de Damas un rang supérieur à celui dont ils jouissaient précédemment; il plaça les juges de la Mecque au-dessus des magistrats de Constantinople, Andrinople et Brusa, mais ceux-ci eurent le droit de préséance sur le juge de Damas. Enfin, pour marquer sa haute estime envers l'ordre judiciaire, il nomma juge d'Alep l'historiographe de l'empire Raschid, dont les fonctions passèrent à un savant légiste, Aaszim, surnommé Kutschuk-Tschelebisade.
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Visite du sultan
Quand il n'avait ni fêtes civiles ou religieuses, ni processions pour se distraire, Ahmed [le sultan] employait son temps à faire des visites au grand vesir qui le délivrait du fardeau du gouvernement, ou bien à inspecter le trésor ou l'arsenal. Damad-Ibrahim lui faisait servir des sucreries et le charmait par les grâces de sa conversation; ces soirées s'appelaient Halwa, et il ne faut pas les confondre avec les Chalwet ou promenades du harem.
Réception de l'ambassadeur de Perse
L'ambassadeur persan aurait voulu, à l'audience du sultan, offrir directement une caisse scellée, renfermant des présents dont il ne connaissait ni le nombre ni le genre; mais on lui signifia que les choses ne pouvaient se passer ainsi, que la caisse devait être d'abord confiée au maître de cette partie des cérémonies, qui, après avoir dressé la liste des présents, les dépose eux-mêmes au pied du trône. Le grand vesir donna ensuite à Kuli-Chan une fête dans le palais des Eaux douces, dont la construction à peine achevée n'émerveilla pas moins l'ambassadeur que celle des casernes et de la grande citerne des Canonniers, à Topchane. Pour inspirer à Kuli-Chan une haute idée de la poésie turque et lui prouver qu'elle ne cédait en rien à celle de la Perse, déjà on lui avait adressé des ghasides composées depuis son arrivée sur le territoire ottoman ; maintenant on lui présenta des produits des trois arts dans lesquels les Turcs disputaient la palme aux Persans, de la poésie, de la musique et de la calligraphie : il dut reconnaître que les musiciens et les calligraphes de Rum ne le cédaient en rien à ceux d'Iran, et que le fameux calligraphe Welieddin était l'Aamad de Rum. La fête, à laquelle assistèrent le mufti, le kapudan-pascha, le nouvel émirol-hadsch, le reis-efendi, le defterdar, les grands juges, les seigneurs de la cour et les ulémas, se termina par des jeux de lutteurs, des combats de lions et de dogues, et un repas somptueux dans lequel tous les convives furent revêtus de pelisses d'honneur. Une seconde fête fut donnée à Kuli-Chan par le grand vesir dans le palais de Reschiktasch, une troisième par le kapudan-pascha dans l'arsenal. A Reschiktasch, tandis qu'il était tout occupé de son hôte, le grand vesir reçut une lettre du sultan, qui, après des informations sur la santé de son favori, qui souffrait des suites d'un refroidissement, lui offrait une de ses pelisses de renard noir et l'invitait à s'en revêtir pour se préserver du froid ; Damad-Ibrahim ordonna au reis-efendi de rédiger de suite la réponse dans laquelle il élevait vers son souverain l'humble hommage de sa reconnaissance.
Négociations avec la Russie
A Constantinople, sur la fin de l'année précédente, un grand conseil avait été tenu à la Porte : il s'agissait de savoir si la guerre devait être déclarée à la Russie ; et quoique la majorité des voix se prononçât pour l'affirmative, l'on écouta pourtant les représentations pacifiques du marquis de Bonnac, et sa médiation fit reprendre la négociation rompue quatre mois et demi auparavant après deux conférences. Le 27 décembre, les plénipotentiaires ottomans s'abouchèrent avec le résident russe en présence de l'ambassadeur français; le 3 janvier, le résident déclara que la Russie reconnaissait Tahmasip comme vrai schah et légitime successeur de son père Husein, et que les troupes de la Porte ne devaient pas franchir le Kur. Les ministres turcs ne voulant pas admettre de pareilles prémisses, le résident demanda pourquoi ils avaient reconnu comme roi légitime de Suède Charles XII complètement battu par le czar Pierre, pourquoi, dans les premiers temps de l'empire ottoman, le fils de Bajesid avait été reconnu sultan, quoique le père eût été détrôné par Timur? La Russie voulait se poser en arbitre entre la Perse et la Turquie; les ottomans ne pouvaient adhérer à de si hautes prétentions, et l'ambassadeur français lui-même déclara que de telles bases de négociations n'étaient pas admissibles. Le 7 janvier, Bonnac représenta aux Turcs qu'ils ne pouvaient espérer de succès que des moyens de conciliation, pour faire sortir de Schirwan le czar, dont l'humeur violente s'irritait contre les menaces; ils demandèrent à y réfléchir. Le 10, ils tentèrent vainement d'amener le résident russe à tenir un autre langage; Neplujeff insista sur quatre points : l'éloignement des forces ottomanes de la mer Caspienne, la délimitation des nouvelles possessions russes sur la mer Caspienne, touchant aux provinces turques, la suspension de tous progrès ultérieurs des deux puissances contractantes en Perse, l'engagement de comprendre le schah Tahmasip dans le traité à intervenir. Dans la conférence suivante, les plénipotentiaires ottomans annoncèrent que dans le grand diwan il avait été résolu de suspendre la déclaration de guerre au czar, que la Porte ne pouvait se laisser arrêter par l'alliance entre la Russie et la Perse, dans la poursuite de ses justes droits sur les provinces arrachées jadis à sa domination ; que pourtant l'on voulait rester en paix avec la Russie, et que le résident pouvait s'expliquer avec plus de précision [ 29 mars 1724]. En réalité, malgré l'expédition d'une escadre vers Aszow, pour soutenir l'augmentation des ouvrages autour de cette place, la Porte ne voulait pas sérieusement la guerre contre la Russie; son intention était seulement d'amener le czar à la laisser en possession des provinces qu'elle venait de conquérir; quand arrivèrent les lettres du czar contenant adhésion à l'occupation des places et des contrées soumises par les armes ottomanes, le grand vesir en lit lecture au milieu d'un conseil tenu dans son palais, et ensuite on répéta encore le fetwa qui sanctifiait la guerre contre la Perse [16 avril] [1724]. [Page 400]
Campagne de Perse
La campagne de Perse s'était engagée au moment où se rouvraient les conférences entre les ministres ottomans et le résident russe sous la médiation de l'ambassadeur français, et les premières opérations avaient été inaugurées par le siège et la prise d'Hamadan, l'ancienne Ecbatane. Après la mort d'Hasan-Pascha, gouverneur de Bagdad, son beau-fils, pascha de Baszra, le remplaça comme serasker ou sipehsalar (selon le titre persan)[...]
[Après de nombreuses victoires et conquêtes ottomanes,] le démembrement de la Perse put être opéré d'autant plus facilement par la Russie et par la Porte, qu'à l'intérieur ce malheureux pays était déchiré par la lutte entre le parti du schah légitime, Tahmasip, fils infortuné du souverain détrôné, Husein, et celui du souverain des Afghans, Mahmud, puis du successeur de ce tyran, Eschref.
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Réception de l'ambassadeur de Perse
Le grand vesir Ibrahim, toujours ami de la magnificence, avait encore ajouté à l'éclat de son palais et de sa cour pour recevoir l'ambassadeur persan. Les salles étaient tendues de drap d'or, les planchers recouverts de tapis de Perse. Depuis la porte du sérail jusqu'au bas de l'escalier étaient rangés sur deux lignes les gardes-du-corps du grand vesir, les courageux et les téméraires, les huissiers et les courriers, les porteflacons, les fusiliers, et dans les appartement se tenaient les officiers de la maison et les tschauschs. Quand le grand vesir eut salué l'assemblée, toute sa suite se retira, et il ne resta auprès de lui que le kiaja, le reisefendi, le maréchal de l'empire, le grand chambellan et les sous-secrétaires d'état, Itaschid, maintenant juge d'Alep, le poète Wehbi, l'historiographe de l'empire, Tschelebisade-Naaszim et Nahiti-efendi. L'ambassadeur remit la lettre du premier ministre du schah au grand vesir, qui la déposa sur le coussin écarlate à ses côtés. L'historiographe de l'empire donna lecture de cette pièce dans laquelle le ministre persan réclamait de la Porte les provinces de Hamadan, Kermanschahan, Ardelan, Tiflis, Tébris, Gendsche et d'Eriwan ; puis il lut aussi les observations des dix-neuf ulémas afghans. Abdulasis-Chan ayant prétendu que la lettre destinée au sultan devait être remise par lui entre les mains de ce monarque, on le menaça de la lui arracher de force. Ces dépêches donnèrent lieu à un grand conseil, auquel assistèrent le mufti, les vesirs de la coupole et les premiers dignitaires parmi les ulémas [ 12 février 1726 ]. L'affaire était grave: car d'après les rapports du serasker d'IIamadan, les manœuvres d'Eschref avaient remué les esprits dans le camp, et les soldats agitaient la question de savoir s'il était légitime de faire la guerre aux Moslims. La guerre fut résolue, et, sur le fetwa rendu par le mufti, la déclaration officielle se fit dans une grande assemblée d'ulémas.
Réformes de Damat Ibrahim : pompiers, règlement sur le bois...
Au milieu du tumulte de la guerre et des opérations suivies avec vigueur pour comprimer les rebelles, le grand vesir Ibrahim poursuivait les bienfaits de la paix, qui furent toujours le principal but de son gouvernement. A la suite des traités, il s'était occupé de la démarcation des frontières avec l'Autriche, Venise, la Russie et la Perse. Il avait reculé les bornes de l'empire au sud-ouest par la conquête de la Morée, au sud-est par la reprise de tant de provinces persanes incorporées pour la première fois aux possessions ottomanes sous le grand Suleiman. Pendant la guerre de Perse, il créa plusieurs établissements utiles. Pour remédier aux fréquents incendies qui éclataient de toutes parts, sur la proposition d'un renégat français, il institua une compagnie de pompiers, tirés des plus jeunes et des plus vigoureux des janitschares nouvellement recrutés. Le nombre de ces pompiers, fixé d'abord à cinquante, fut élevé à cent quatre. Un régiment nouveau remit en vigueur l'ordonnance relative aux bostandschis d'Andrinople, depuis quelque temps tombée en désuétude, et disposa que ceux d'entre eux qui recevaient une solde ne pourraient plus désormais séjourner hors d'Andrinople dans les villages environnants, et seraient tenus de faire acte de présence pour le service du sérail. Un ordre spécial et formel abolit un abus bien grave connu sous le nom de Jamak, d'après lequel on employait au service des frontières des affiliés aux janitschares, et l'on inscrivait sur les rôles de cette milice des rajas et des fils de rajas. Pour mettre un frein au luxe que les femmes déployaient à Andrinople, on leur défendit de porter à l'avenir des collets de plus d'un ampan, des mouchoirs de plus de trois, et des rubans dont la largeur excéderait un pouce; l'usage des pelisses d'hermine fut interdit aux personnes des deux sexes appartenant à la classe moyenne [septembre 1727]. Une taxe imposée sur les oignons de tulipes, réprima les excès de la passion pour les fleurs qu'avaient éveillée jadis les fêtes des parterres illuminés, sous le règne du sultan Ahmed III ; à cette occasion, le scheich Mohammed-Lalesari dressa le catalogue déjà connu en Europe des oignons de tulipes que l'on cultivait de préférence à Constantinople. La prohibition de toute vente de bois, ailleurs que dans les chantiers publics, mit fin aux profits scandaleux de ceux qui trafiquaient du combustible, dont la rareté et la cherté se faisaient péniblement sentir à Constantinople ; ces marchands se faisaient livrer le bois à si bas prix par les habitants de Terkos et d'Achtebili, que les rajas avaient fini par renoncer à l'exploitation des forêts. Maintenant ces gens eurent la faculté de transporter leur bois sur leurs propres navires à Constantinople pour le vendre directement aux consommateurs.
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Constructions et réformes monétaires
Pour les constructions utiles, le règne d'Ahmed III put rivaliser avec ceux de ses prédécesseurs les plus glorieux. L'on répara la fonderie de canons et la salle du diwan de l'arsenal; un nouvel hôtel des monnaies s'éleva à Tébris, celui de Constantinople fut recouvert d'une magnifique coupole. Le grand vesir s'était occupé très-activement de règlements monétaires en Perse, dans la capitale de l'empire ottoman et en Egypte: en Perse, les abbasis, qui avaient le poids entier et valaient 16 paras, furent convertis en sultanis, ceux de huit et de quatre paras; en demies et en quarts de sultanis; l'on frappa en outre de nouveaux ducats, dont 100 équivalaient à 110 dragmes d'or de vingt-quatre karats. Au Kaire, sous le gouvernement de Mohammed-Pascha en 1725, les vieux ducats à chaîne furent démonétisés et remplacés par de nouveaux (funduklis) à vingt-quatre karats. Dans le vieux sérail, les logements des baltadschis qui avaient été brûlés furent reconstruits. La sultane Fatima, épouse du grand vesir, releva l'ancienne mosquée de Piri-Aga, située derrière son palais, et la décora d'un minaret en marbre ; le sultan en illustra laconsécration par un chronogramme de son auguste main [ 24 octobre 1727 ]. Le lundi suivant, la sultane visita l'édifice et laissa des marques de sa munificence à toutes les personnes consacrées au culte de ce saint lieu.
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Fête de Nevruz
Nous avons déjà parlé de ces brillantes fêtes, au moyen desquelles le grand vesir sut conserver toujours la faveur du sultan dont il flattait les goûts. Aux cinq fêtes religieuses, des deux bairams, de la naissance du prophète, de l'exposition du manteau sacré et du départ de la caravane des pèlerins pour la Mecque, auxquelles présidait toute la cour; aux autres fêtes plus mondaines du printemps et aux soirées données par le grand vesir au sultan pendant l'hiver, aux festins que l'usage forçait le grand vesir, le kapudan-pascha et les autres dignitaires de l'empire d'offrir au souverain, vint s'ajouter maintenant selon la coutume persane la fête du Newrus ou de la nouvelle année, non point l'année lunaire civile qui retarde chaque fois de onze jours, mais celle qui commence invariablement à l'équinoxe du printemps. C'est le moment, d'après la tradition persane, où Dschemschid, le front ceint d'une couronne rayonnante, assis sur le trône de Persépolis, attendait le lever du soleil, pour le saluer par un hymne de reconnaissance, et recevoir les hommages et les présents apportés par les divers peuples de son vaste empire. Au reste, cette fête dans l'empire ottoman n'eut point une aussi grande solennité que dans la Perse ancienne et moderne, et elle fut signalée seulement par un banquet que l'aga des janitschares offrit au sultan.
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Réception de l'ambassadeur de Perse, 1729
Pour la confirmation de la paix conclue avec Eschref, la Porte éleva l'ancien historiographe Mohammed-Raschid-Efendi à la dignité de beglerbeg de Rumili, afin qu'il se rendît en Perse avec le rang dont jouissent ordinairement les ambassadeurs, tirés en général des chefs militaires et non pas des seigneurs de la plume. Raschid ne fut pas traité pourtant avec une haute distinction à Iszfahan, où il ne put rester que dix-neuf jours, et quand il entra dans celte capitale, il fut défendu aux femmes de se montrer dans les rues. La Porte traita exactement de même Mohammed, chan de Schiras, qui ne se rendit à Constantinople qu'un an plus tard. Raschid revint en poste, et ne rapporta point de lettre pour le grand vesir, ce qui blessa profondément ce ministre. Néanmoins Damad-Ibrahim voulut, par une pompeuse réception, donner à l'ambassadeur persan la plus haute idée de la puissance et de la magnificence de la Porte. A cet effet, toutes les maisons dans les rues où devait passer le cortège furent réparées et blanchies; dans la salle môme du diwan l'on renouvela les dorures de la coupole, au-dessous de laquelle siègent les vesirs. L'on tendit de drap écarlate la balustrade du sérail, conduisant de la porte du Centre à celle de la Félicité. Tous ces apprêts dans la capitale firent donner par le peuple à l'ambassadeur le surnom de Recrépisseur. Dans sa traversée de Skutari à la douane principale, le chan de Schiras fut salué par l'artillerie de tous les bâtiments, qui tirèrent plus de neuf cents coups. Les plus grands honneurs lui furent rendus à son arrivée et pendant sa marche dans les rues de Constantinople, quoiqu'il n'eût lui-même qu'un triste cortège. Le jour où le grand vesir le reçut en audience, la salle de réception avait été décorée avec un luxe inoui [9 août 1729]. L'antichambre, ordinairement garnie de simples nattes, fut couverte de tapis de Perse. Ceux qui ornaient la salle d'audience représentaient un parterre de fleurs où brillaient la soie, l'or et les perles. Aux pieds du grand vesir, à l'angle du sofa, était étendu un tapis brodé de perles; à sa droite on voyait un portefeuille orné de pierres précieuses, et un encrier tout brillant de rubis et d'émeraudes ; à sa gauche était placé un pupitre étincelant de pierreries sur lequel reposait un koran, dont la reliure en velours noir était parsemée de brillants. Entre les deux fenêtres se voyaient dix-sept autres korans avec des reliures brodées d'or et des sacs semés de perles. Aux deux côtés de la cheminée, sur cinq pupitres artistement travaillés, étaient disposés des paquets de pelisses retenus par des liens d'étoffe d'or. Les valets de chambre portaient des ceintures précieuses, dans lesquelles étaient passés des poignards et des couteaux ornés de pierreries. Les ministres d'état, le defterdar, le reis-efendi, le tschausch-baschi et les sous-secrétaires d'état, le chancelier, les maîtres des requêtes, le secrétaire du cabinet rivalisaient de magnificence; mais tous étaient éclipsés par l'éclat des diamants qui couvraient le grand vesir, « qui de la tête aux pieds, dit l'historiographe de l'empire, nageait dans une mer de perles et de pierres précieuses. » Après l'accomplissement du cérémonial préalable, l'ambassadeur alla s'asseoir auprès du grand vesir, et, sa suite s'étant retirée, il eut avec le premier ministre un entretien d'une demi-heure, dans lequel Damad-Ibrahim se plaignit hautement que l'ambassadeur ne lui eût point apporté de lettre du premier ministre persan. Le chah de Schiras n'en reçut pas moins, ainsi que sa suite, des marques de la munificence du gouvernement ottoman.
Ce fut la dernière fois qu'Ibrahim étala le spectacle de son luxe et de sa magnificence, quoique son administration durât une année encore pour s'écrouler avec le trône d'Ahmed III.
Exécutions de grands personnages
Avant d'exposer cette révolution, amenée par une insurrection populaire, nous devons reporter notre attention sur la mort de quelques hommes célèbres et puissants qui descendirent dans la tombe quatre ans avant la fin du grand vesir. Nous nous bornerons à citer les noms les plus remarquables, en signalant cette circonstance honorable pour le règne d'Ahmed, ou plutôt de Damad-Ibrahim, que l'on n'y vit presque pas de morts violentes. Sur trente hauts dignitaires de l'état, cinq seulement furent immolés par le bras du gouvernement, ce qui forme une proportion inverse avec le nombre des victimes politiques frappées sous des tyrans tels que Murad IV et le vieux Kœprili ; et de ces cinq grands fonctionnaires suppliciés, pas un ne succomba sous les coups de vengeances ou de passions personnelles ; ils expièrent tous de véritables attentats. Le defterdar de Candie, Osman-Efendi, par ses actes arbitraires et ses extorsions, avait bouleversé le service des fermages de cette île ; de plus, il avait fabriqué quatre faux fermans et imité le chiffre du souverain et la formule exécutoire ; en conséquence de ces faits, il fut puni de mort après que les falsifications eurent été prouvées en justice. Le molla Abdusz-Szamed de Krimée, légiste fort ignorant, jeté dans les prisons des Dardanelles comme instigateur de la révolte de Dschantimur contre Seadet-Girai, fut enfin exécuté sur les représentations réitérées du chan et les réclamations des habitants de Krimée, qui n'espéraient point de repos pour le pays tant qu'un pareil homme serait en vie. Seid-Osman, de la famille Schehsuwar, gouverneur de Bender, homme sanguinaire et oppresseur, avait déjà été déposé une fois sur les instantes prières des victimes de sa tyrannie. Réintégré dans ses fonctions, grâce à la médiation du chan Seadet-Girai, il s'était livré de nouveau à sa cruauté, et un affranchi des bostandschis fut expédié pour lui abattre la tête [juillet 1727]. Quant au rebelle Husein, surnommé Jenidunja, le gouverneur d'Anatoli ne crut pas devoir solliciter d'ordre supérieur pour le mettre à mort. Mais ce fut en vertu d'un fetwa que la tète de l'odieux gouverneur de Schehrsor, Boghasanlisade-Mohammed-Pascha, fut envoyée à la Porte.
Hommes éminents
Parmi les hommes éminents qui arrivèrent naturellement au terme de leur carrière, il faut citer le schérif déposé de la Mecque et l'ancien chan de Krimée. Jahja, qui deux fois avait été revêtu de la dignité suprême près du sanctuaire de la Kaaba, s'éteignit paisiblement en Syrie, où il s'était retiré. Les fonctions de schérif furent conférées pour la vie à son successeur Abdullah, en récompense des services qu'il avait rendus à la caravane de pèlerins. Dewlet-Girai, qui s'était assis quatre fois sur le trône princier, et avait vécu dans l'exil tantôt à Chios, tantôt à Rhodes, rendit le dernier soupir dans sa métairie de Rumili. Dans une foule de vesirs-gouverneurs qui moururent durant cette période, il suffira de nommer celui de Retimo, Koeprili-Esaad-Pascha, fils de Koeprili le Vertueux, frère du dernier grand vesir de cette famille, et qui, par le succès de ses poésies, mérita le surnom de Fortuné (Esaad). Ami de la vie paisible et retirée, blessé d'ailleurs par quelques injustes dédains, il envoya sa démission en vers au grand vesir, et bientôt après mourut à Retimo. Sur douze ulémas, nous mentionnerons seulement un certain Fais, qui se fit connaître comme poète, et Uschakisade, continuateur de la Biographie des Jurisconsultes, entreprise par Attaji, et de cinq ou six poètes revêtus du titre de chodschagian; le second defterdar Ssafaji mérite seul une mention particulière comme auteur d'une collection de détails remarquables sur les poètes de ce temps.
Rumeurs et révolte
L'orage qui renversa Ibrahim et Ahmed III fondit sur eux inopinément. Le grand vesir se flattait d'accommoder avec la Perse et la Russie les différends élevés au sujet des frontières. Le nouveau résident russe Wisniakoff eut à ce sujet avec le reis-efendi une conférence, dans laquelle il fut décidé que le kosbegdschi-aga, à peine de retour de sa mission de Suède, serait envoyé en qualité de commissaire sur la frontière [26 mars 1729]. Aux plaintes de Surchai, Romanzoff opposa qu'environ quatre mille hommes de troupes du chan de Schirwan avaient fait irruption sur le territoire des Kuralis, pour le soustraire à la domination russe ; que, n'ayant pas voulu se retirer de bonne grâce, les envahisseurs avaient dû être repoussés par la force, et que dans ce conflit trois cents d'entr'eux avaient péri, douze villages avaient été détruits. La Russie, alliée jadis du schah Tahmasip, n'avait pas moins conclu un traité en dix articles avec l'usurpateur Eschref, et tandis que les deux puissances co-partageantes foulant aux pieds les droits de Tahmasip, dont elles saisissaient les états, reconnaissaient Eschref comme souverain légitime de l'Iran, la fortune de celui-ci déclinait malgré l'appui sur lequel il comptait de la part des puissances de l'Ouest, et Tahmasip se relevait grâce à l'assistance de ses voisins du Sud-Est, à des traités avec les souverains de l'Inde et du Kandahar, mais surtout par le concours d'un chef énergique, apparu tout-à-coup sur la scène politique, Nadir-Kuli-Chan, qui voulut d'abord assurer le trône de Perse contre les étrangers avant de le saisir pour lui-même.
Retour de Tahmasp II en Perse
Dans le Chuaresm et le Chorasan, où Tahmasip s'était réfugié, les Efschars, les Béates et les Tschemischgeseks s'étaient déclarés pour lui, ainsi que Feth-Ali-Chan avec sa tribu turkmane de Katschars, et tandis que l'ambassade d'Eschref était reçue à Constantinople, Nadir-Ibrahim embrassa la cause de l'héritier des Ssafïis, de même que Mesched et Hérat (2). Défait dans trois sanglantes batailles, à Damaghan, Déréchar (3) et devant Iszfahan, Eschref, après avoir immolé le vieux schah Husein, s'enfuit vers le Beludschistan, où il fut massacré par les habitants [janvier 1730]. Cependant Tahmasip [Tahmasp II, 1704-1740], en parcourant son ancien palais d'Iszfahan, avait rencontré une vieille esclave employée aux plus vils travaux, et sous ces haillons il reconnut sa mère, qui pendant sept années avait prolongé sa vie sans être découverte ni trahie.
A peine en possession du trône paternel, il envoya un ambassadeur à Constantinople pour réclamer les provinces arrachées par la Porte, et en même temps il équipa une armée destinée à marcher contre Tébris, sous les ordres du vieux turkman Ssaffi-Kuli-Chan, Itimadeddewlet, sous le schah Suleiman, aïeul de Tahmasip, qui s'était tenu caché pendant sept années, et maintenant amena six mille hommes de cette tribu au service de son souverain légitime. Tandis que l'ambassadeur Risa-Kuli-Chan négociait à Constantinople avec le grand vesir, on apprit que déjà les armées persanes attaquaient les frontières ottomanes. A cette nouvelle, un grand conseil se rassembla [24 juillet], la guerre fut déclarée contre la Perse, les queues de cheval furent arborées, et l'ambassadeur fut envoyé prisonnier à Lemnos. Dix jours après, le grand vesir quitta la capitale pour se rendre à Skutari [8 août]. Avant le lever du soleil les janitschares et les canonnière étaient rangés en bataille, attendant l'arrivée du sultan. Déjà les drapeaux des escadrons, les queues de cheval, les agas, les chevaux de main, les chapelles étaient en marche, et le sultan ne paraissait pas. Alors le grand vesir, soupçonnant quelque obstacle inattendu, se rendit au sérail. Ahmed, désapprouvant le départ précipité, refusa de se transporter à Skutari avec la bannière sacrée. Alors le grand vesir expédia Ismaïl-Aga auprès de l'aga des janitschares, Hasan, pour savoir ce qui se passait dans le camp. lsmaïl rapporta que les janitschares, étant sur pied depuis minuit, seraient fort mécontents si le sultan ne paraissait pas. Ahmed ne vit donc pas d'autre moyen que de prendre la sainte bannière, malgré toute sa répugnance. Il était déjà une heure après midi quand il s'embarqua; ce qui était de mauvais augure, car, suivant la croyance des Orientaux, toute entreprise, pour réussir, doit s'engager le matin. On avait décidé que le grand vesir irait prendre ses quartiers d'hiver à Alep ou Amasia, et que le sultan se tiendrait à Brusa ou Skutari. D'abord l'armée devait se mettre en marche le 18 ssafer [2 septembre], ensuite le jour du départ fut fixé au 1er rebiul-ewwel [14 septembre], puis aussitôt après la fête de la naissance du Prophète, ou dix jours plus tard.
Rumeurs de défaite à Istabul
Sur ces entrefaites se répandit le bruit qu'un convoi de six cents chameaux chargés de vivres, envoyé à Tébris sous l'escorte de quatre mille cavaliers, par Koeprilisade-Abdullah-Pascha, avait été enlevé, que Koeprilisade lui-même, attaqué, avait été mis en fuite vers Eriwan (2), qu'Hamadan et Kermanschahan avaient été pris, et que Tébris était tombé entre les mains des Persans. L'on se dit que ce désastre était arrivé par suite des instructions du grand vesir au commandant de Tébris ; les esprits s'irritèrent encore par l'effet de rumeurs propagées avec une perfide habileté, d'après lesquelles, les troupes ottomanes expulsées de Tébris, auraient été déjà sur la route de Constantinople.
Agitation et mutinerie de Patrona Halil
Le mufti et le scheich d'Aja-Sofia, Isperisade, reçurent des billets qui provoquaient à la révolte. Des écrits de ce genre furent jetés dans la mosquée du Centre. Le kiaja du grand vesir, qui tenait toute l'administration intérieure, fut averti plusieurs fois de l'approche du danger; mais il dédaigna ces avis et repoussa avec mépris ceux qui les donnaient ; car ni lui, ni le grand vesir, ne croyaient qu'il y eût le moindre péril à craindre. Le jeudi, 28 décembre 1730, au lever du soleil, dix-sept janitschares à peine se réunirent devant la porte de la mosquée de Bajesid, ayant à leur tête l'Albanais Patrona-Chalil. Ils se mirent à parcourir l'ancien marché de Besestan, en criant : « Nous avons à faire des réclamations légitimes; que tout homme appartenant au peuple de Mohammed ferme les boutiques et vienne se rallier à nous ! » En effet, quelques marchands effrayés commencèrent à fermer les boutiques. Les mutins se dirigèrent alors vers le marché à la viande, où ils transportèrent la marmite du premier régiment de janitschares, celui du kulkiaja. Patrona-Chalil se rendit à la porte de l'aga des janitschares pour réclamer la mise en liberté des prisonniers. Hasan manqua de courage pour résister à cette demande, et n'osa même rester à son poste ; il se couvrit d'un déguisement et prit la fuite. Aussitôt Patrona-Chalil courut aux casernes des armuriers, d'où il apporta la marmite du quinzième régiment des janitschares au marché à la viande. Un ramas de vagabonds et d'ouvriers oisifs s'arma en pillant le marché des Fripiers, et ferma le marché des Selliers. Le kapudan-pascha, qui dès le matin s'était fait transporter à sa maison de campagne, sur le bord du canal, où il s'occupait à planter des oignons de tulipes, et le reis-efendi, alors aussi aux environs de Constantinople, abandonné à son oisiveté ordinaire, ne voulurent pas d'abord ajouter foi aux premiers avis qui leur parvinrent de la révolte. Le kapudan retourna dans la capitale, il cria aux marchands de rouvrir les boutiques, puis se rendit au camp de Skutari, où s'enfuirent également le kisja et l'aga des janitschares.
Réaction de Damad Ibrahim face à l'insurrection
A la nouvelle de ce qui se passait à Constantinople, le grand vesir convoqua dans le palais du sultan, sur le rivage, le mufti,les vesirs, les ulémas et les scheichs, les chodschagians et les généraux. Il fut décidé que le sultan retournerait aussitôt à Constantinople avec la sainte bannière, les princes et toute la cour. Avant de s'embarquer, le monarque demanda encore l'avis de sa sœur, la sultane Chadidsché; celle-ci lui conseilla de tenir auprès de lui tous les ministres, afin que, si les rebelles demandaient la tête de l'un ou de l'autre, en la livrant il fût d'autant plus assuré de conserver la sienne (1).
(1) Ssubhi, fol. à. Relation de deux rébellions arrivées à Constantinople, en 1730 et 1731; dans la déposition d'Ahmet III et l'élévation au trône de Mahomet V (Mahmoud Ier) à la Haye, 1737. Relation de la révolte de Constantinople, in Busching's magazine vi, p. 32. 1. il, p. 33; et relazione di quinto è occorso di rimarchevole nella sollevazione in Costantinopoli, contra il ministero e lo stesso sultano secondo le notizie avute della parte dei ribelli e dal seraglio del sultano; par l'interprète impérial, Gaspard Momars. Rapport de Talman. Relation des deux rébellions, t. xvi, Momars, relazione.
Vers dix heures du soir, le sultan débarqua près de la Porte des Canons, et se transporta au sérail avec les ministres et les ulémas qui se rendirent dans l'antichambre, touchant à la salle du manteau du Prophète, en présence du souverain. Le grand vesir jugea convenable de mander au sérail le juge déposé de Constantinople, Sulali-Hasan, soupçonné d'intelligences avec Patrona-Chalil, et le bostandschi-baschi fut envoyé à cet effet à la ferme où se tenait l'ancien juge. Ensuite Damad-Ibrahim parla de sortir avec la sainte bannière; mais l'aga des janitschares fit observer que ce moyen ne serait d'aucune utilité si personne ne se ralliait à ce symbole sacré. Il fut résolu de l'arborer à la porte du Centre. Le chaszeki-aga, ou second officier des bostandschis, fut envoyé avec vingt de ses gens, auprès des rebelles, pour leur dire de la part du sultan que leur juste demande serait accordée, mais qu'ils devaient se disperser. Ils répondirent qu'ils étaient satisfaits du padischah, mais que sous deux jours il fallait leur livrer vivant le grand vesir, le kiaja, le kapudan-pascha et le mufti, qui tous quatre étaient des traîtres.
Négociation du sultan et des rebelles
Le sultan remit le kiaja et le kapudan-pascha à la garde des bostandschis, et envoya le chaszeki faire savoir aux rebelles qu'il était disposé à destituer le grand vesir et le mufti pourvu qu'ils se contentassent de cette concession à leur égard, et que les autres dignitaires leur seraient livrés. Ils répliquèrent qu'ils se contenteraient de la déposition et du bannissement du mufti, mais que le grand vesir devait leur être remis entre les mains. Durant ces négociations, la canaille pillait à Galata la maison du woiwode ; des crieurs proclamaient que si les infidèles se tenaient tranquilles dans leurs maisons, ils n'auraient rien à craindre, et que les boutiques de comestibles devaient être ouvertes ; on obéit à ces injonctions. Les hérauts qui avaient été détachés pour appeler le peuple autour de la sainte bannière ne purent faire entendre leurs voix plus loin que la mosquée d'Aja-Sofia. Les promesses d'argent n'attirèrent que peu de monde, et le petit nombre de fidèles se dispersa de nouveau dans l'après-midi. Vers le soir la sainte bannière fut arborée à ia seconde porte du sérail, où les ministres passèrent la nuit. Damad-Ibrahim et les vesirs se tinrent dans la chambre des seigneurs de l'audience ; le grand juge Damadsade, qui était malade, resta dans la chambre du sultan Murad ; le mufti et les autres ulémas se reposèrent dans la pièce affectée aux bostandschis. Le lendemain soir [30 septembre], le mufti se rendit avec Sulah-Efendi et le scheich d'Aja-Sofia, Isperisade, deux provocateurs de révolte parmi les ulémas rassemblés, se mit à pleurer sur les malheurs réservés à sa vieillesse, sur le danger de voir sa barbe blanche souillée de sang. Tous les assistants s'étant récriés, il poursuivit en disant que, les demandes des rebelles tendant toutes à obtenir un imam (souverain) doué de hautes qualités, le seul moyen de salut était la déposition du sultan Après avoir récité la prière du matin, ils se rendirent par le jardin extérieur vers le koechk d'Eriwan, où vint de son côté le grand vesir : « Je suis un homme mort, dit celui-ci, mais notre devoir à tous est de songer au salut du souverain » ; puis se tournant vers le mufti, « Le pascha t'a déposé et banni, ainsi que le kapudan-pascha et le kiaja.» Aussitôt ces dignitaires furent emmenés à la chambre des bostandschis. Damadsade ayant refusé, à cause de son grand âge et du mauvais état de sa santé, d'accepter la place du mufti, le juge de Médine, Mustafa-Efendi, fut appelé à ce poste, et faute de pelisse blanche, on le revêtit d'un kaftan vert. Le segban-baschi, que l'on voulait nommer aga des janitschares, déclina cet honneur, prétendant que du moment où il ne serait pas du côté des rebelles, il serait mis en pièces. Maintenant il s'agissait de savoir qui envoyer aux rebelles avec la réponse à la liste de bannissement et de condamnation nouvellement produite par eux. Le choix tomba sur deux ulémas, le scheich de la mosquée nouvelle, Seid-Mohammed, et le juge déposé de Salonik, Âhmadsade Seid-Mohammed. A ce dernier le sultan donna pour instruction secrète, en cas de nécessité, de sacrifier même le grand vesir (1). Le capitaine Abdi fut nommé kapudan-pascha, le vieux Nikdeli-Ali-Aga,kiajabeg. Jusqu'alors les rebelles n'avaient avec eux aucun des officiers supérieurs des janitschares. Ils arrachèrent de la maison où il était caché le vieux Suleiman, leur maître d'exercice, et le nommèrent reis-efendi ; ils créèrent le sellier Mohammed-Aga, un de leurs tschauschs, et un fiscal déposé, Orli, lieutenants-généraux, un professeur des huit, Ibrahim-le-Niais, juge de Constantinople, et Sulali grand juge d'Anatoli. Quand Ahmadsade leur eut apporté le message du sultan, ils délibérèrent pendant une heure dans la mosquée du Centre, mais persistèrent dans leur première demande et réclamèrent la confirmation de leurs nominations. Ils envoyèrent leur reis-efendi et leur grand juge au sérail présenter ces dernières conditions, qui furent acceptées; on leur remit en outre, de la part du sultan, un acte souscrit par tous les ulémas, qui leur garantissait sécurité entière.
Exécutions de Damad Ibrahim, du kapudan et du kiajabeg
Vers le soir le kislaraga reprit le sceau au grand vesir, qu'il mena auprès du kapudan-pascha et du kiajabeg dans l'appartement du bourreau, sous la porte centrale du sérail. Le reis-efendi retourna vers les révoltés avec cette nouvelle. Dans la nuit on agita encore la question de savoir si les trois victimes devaient être livrées vives ou mortes, et le dernier parti fut adopté. Au point du jour [1er octobre 1730], le mufti et le grand juge furent appelés bien vite auprès du sultan, et l'ordre fut donné d'exécuter tout de suite les trois prisonniers. Le mufti et le grand juge demandèrent la cause de cette précipitation. On leur répondit que la rue en avant du kœschk des processions était remplie de rebelles. «Mon padischah, reprit le grand juge, envoyez au moins deux de vos serviteurs à la découverte pour vérifier le fait.» Aussitôt sortirent le scheich d'Aja-Sofia et Sulali, qui revinrent bientôt après en disant qu'il n'y avait pas une âme dans la rue.
Cependant le grand vesir, le kapudan [amiral] et le kiajabeg [lieutenant du grand vizir] étaient étranglés; leurs cadavres, chargés sur une voilure attelée de bœufs, furent conduits à la place à la Viande, où se tenaient les rebelles. Ceux-ci jetèrent les restes du kapudan devant la fontaine Chorchor, ceux du kiajabeg devant la porte du marché à la Viande, et ceux du grand vesir sur la place du Sérail, devant la magnifique fontaine construite par ses soins. Les misérables prétendirent qu'on ne leur avait pas livré les restes du grand vesir, que le cadavre étendu sous leurs,yeux était celui d'un rameur appelé Manoli, et que le sultan les avait trompés. Isperisade eut l'effronterie de dire en face au sultan que les rebelles ne voulaient plus de lui comme padischah. Alors Ahmed déclara aux ulémas qu'il était prêt à céder le trône, mais que deux d'entr'eux devaient se rendre auprès des rebelles pour leur faire garantir, sous la foi du serment, la sécurité de sa vie et celle de ses enfants. Frappés de stupeur, les ulémas gardèrent le silence. Mais Isperisade et Sulali, qui étaient tous deux d'intelligence avec la rébellion, se chargèrent de la commission. Trois heures après le coucher du soleil, ils revinrent au sérail avec la réponse des rebelles qui se déclarèrent satisfaits, et le scheich Isperisade annonça qu'ils avaient juré sur le koran de respecter la personne du sultan et ses enfants. Toutefois, le chambellan Derwisch-Mohammed, qui, en sa qualité de tschausch-baschi, nommé par les révoltés, avait accompagné les messagers, effraya le sultan en lui certifiant que sa vie était en danger. Une demi-heure après, Mahmud, fils de Mustafa II, fut amené devant Ahmed, qui le baisa au front, et, en sa qualité d'oncle, présenta sa main au contact des lèvres de celui qui allait le remplacer; sur un signe d'Ahmed, les princes ses fils rendirent hommage à leur cousin comme au padischah, en lui baisant la main; Au bout d'un quart d'heure encore, Mahmud monta sur le trône dans la salle du manteau du Prophète. para son turban du panache de plumes de héron, attaché avec une agrafe de diamants, se montra aux députés des rebelles venus pour le voir, et reçut au milieu de la nuit les hommages des seigneurs de la cour intérieure. Des billets furent expédiés pour appeler les ulémas, les généraux des troupes et les rebelles, à venir au lever du soleil s'incliner devant le nouveau souverain. Les ulémas se rendirent à cette invitation; mais les rebelles ne parurent point; ils craignaient que des mines n'eussent été pratiquées sous le sérail pour les faire sauter, et demandèrent leurs officiers. Il leur fut répondu qu'ils les retrouveraient à la porte du sérail. Ils parurent enfin et rendirent hommage au sultan Mahmud. Après cette cérémonie, les ulémas et les ministres regagnèrent leurs habitations; les rebelles, avec leurs officiers, retournèrent sous les tentes établies au marché à la Viande.
Bilan du règne d'Ahmet III
Le règne de vingt-sept ans d'Ahmed III est un des plus glorieux de l'empire. Trois traités de paix, déterminés à la vérité par des motifs blessants pour l'orgueil ottoman, avaient pourtant donné à la Porte la Morée, Aszow et des provinces de la Perse. Les armées turques avaient été défaites par les Allemands; Temeswar, Belgrad, une partie de la Servie, étaient passés sous le pouvoir de l'Autriche: mais ces pertes s'étaient trouvées grandement compensées par la reprise de la Morée. Le traité du Pruth avait rendu à l'empire Aszow, ce boulevard de la frontière du nord, et la paix conclue avec Eschref avait confirmé la possession de provinces persanes attribuées à la Porte par le traité de partage avec la Russie, et conquises ensuite par les armes ottomanes.
Après avoir changé treize fois de grand vesir dans les quinze premières années de son règne, dans les douze dernières il maintint avec une résolution inébranlable Damad-Ibrahim à la direction suprême des affaires. La succession rapide des premiers ministres avait été déterminée en partie par les désastres de la guerre, en partie par les fautes commises dans la conclusion de la paix, mais surtout par des intrigues de palais ; car tant que le silihdar Ali fut dans le sérail, les grands vesirs étaient nommés et déposés selon son bon plaisir. Quelques-uns rencontrèrent aussi l'opposition du puissant kislaraga Suleiman-le-Long ; mais avec Ibrahim s'établirent l'unité et l'harmonie entre tous les hauts fonctionnaires de l'état et de la cour; de même qu'Ahmed-Koeprili, il fit occuper les premières dignités de l'empire par des membres de sa famille : le kapudan-pascha et le kiajabeg avaient pour femmes des filles d'un premier mariage du grand vesir; son fils et deux de ses neveux, mariés à des filles du sultan, siégeaient dans le diwan comme vesirs de la coupole. Le mufti et le kislaraga, sans être les instruments de ses plans, ne s'y montraient pas du moins opposés, par conviction de la justesse de ses vues ou par crainte de sa toute-puissance. La direction du harem se trouvait entre les mains de Beschir, qui, après avoir été dévoué à Ahmed quand celui-ci n'était encore que prince, se vit, par l'avènement de son maître au trône, porté à la plus haute faveur, accompagna la nourrice impériale dans son pèlerinage de la Mecque, fut nommé trésorier au retour, partagea neuf ans après la disgrâce et l'exil du kislaraga Suleiman-Ie-Long, remplit quelque temps les fonctions de scheichol-harem de la Mecque, et, au bout de quatre ans, fut revêtu de la dignité de kislaraga qu'il garda quatorze ans sous le règne d'Ahmed III, et qui lui fut conservée sous Mahmud Ier seize autres années encore, pendant lesquelles il sera souvent question de lui. Son pouvoir, que nous verrons si prépondérant, avait été contenu dans une juste infériorité sous Ahmed III par le grand vesir Damad-Ibrahim, avec lequel il agissait en parfait accord.
Oeuvre de Damad Ibrahim
Au moyen d'une administration ainsi prolongée et harmonieusement conduite dans toutes ses parties, Damad-Ibrahim se vit en état d'introduire tant d'institutions utiles, d'élever tant d'édifices et en même temps de réunir tant de trésors: après sa mort on trouva dans trois caisses enterrées sous le colombier de sa maison 70,000 ducats ; dans une quatrième, quantité de bijous, des tapis, des châles, des armes, des vases, pour une valeur de 1,000 bourses d'or. Ces richesses témoignent de la sage administration du grand vesir et de l'abondance des ressources financières de l'empire ottoman; car elles ne furent point le fruit de la convoitise, il n'y eut point d'extorsions employées pour les amasser. L'accusation d'avarice est repoussée par la munificence d'Ibrahim et la grandeur de ses fondations, et il ne voulut jamais avoir recours aux supplices comme moyens financiers.
Ses connaissances pratiques, sa modération et sa capacité politique sont attestées aussi par la lettre écrite de sa propre main et adressée au gouverneur de Bagdad (1), après la défaite subie près d'Hamadan devant Eschref ; là il donna d'excellents conseils et des encouragements au général vaincu.
Doué d'un regard doux et majestueux, d'un son de voix flatteur et insinuant, Ahmed possédait les qualités de l'homme qui attirent l'amour de l'autre sexe; passionné pour les femmes, grand amateur d'oiseaux, de tulipes et d'œillets, de miroirs et d'illuminations, père de trente-un enfants, il fut pour ses épouses l'objet de l'affection la plus tendre et la plus dévouée ; il passait son temps avec elles à broder et à coudre, et les récréait sans cesse en leur offrant de nouvelles illuminations, des combinaisons de fleurs de tulipes dans ses parterres et des collations de sucreries. Plus il se livrait à ces frivolités, plus la toute-puissance du grand vesir était assurée; l'exemple d'un souverain régnant par lui-même, qu'avait donné Murad IV, restait sans imitateur : sous les autres sultans, on avait vu la direction suprême des affaires entre les mains de femmes ou d'eunuques, de sultanes-mères ou de favoris; sous Ahmed au moins, le grand vesir tint seul les rênes de l'état avec un pouvoir illimité, ce qui est un éloge pour un monarque qui règne sans gouverner, car l'unité de l'autorité vaut mieux que le partage et la division. Le règne du sultan Ahmed III, porté au trône et renversé par la révolte, est l'un des plus mémorables conservé par les annales ottomanes : il est signalé par la paix de Paszarowicz et par celle du Pruth, par le traité de partage de la Perse avec la Russie, qui osa confirmer le schah illégitime, par des institutions utiles et des fêtes éclatantes, par la présence de deux rois chrétiens, Charles XII et Stanislas Lesczinski, comme hôtes de la Porte, par l'asile donné à Rakoczy et à Bonneval, par l'élévation de mosquées et de châteaux de plaisance, par l'établissement de quatre bibliothèques à Constantinople et par l'introduction de l'imprimerie.