Biographie partielle et partiale de Lady Mary Montague par Paul Boiteau d'Ambly, extraite des "Lettres choisies de Lady Montague", Hachette, 1853.

Personne ne peut prévoir quel sera dans l'avenir le sort de la Turquie; mais on peut dire dès à présent que le Turc n'est plus. Les réformes de Mahmoud, en faisant entrer ses sujets dans la grande famille européenne, ont entamé cette vieille civilisation orientale, dont nos pères ont pu admirer encore les derniers restes, et dont les derniers vestiges tendent chaque jour à disparaître.

Ces Turcs en frac et en redingote, qui boivent du vin de Madère et du vin de Champagne, ni plus ni moins que nous autres mécréants, et qui font l'exercice du fusil à piston avec la précision des soldats prussiens; ces négociants de Constantinople , qui entretiennent des agents sur la place de Paris; ce cabinet de la Porte Ottomane, qui accrédite auprès des cours étrangères des diplomates habiles et sans préjugés, ne ressemblent plus guère au peuple des anciens sultans , qui traitaient les Francs de chiens, et s'obstinaient à s'habiller, à penser, à faire la guerre, le commerce et la politique comme les Turcs du temps de Mahomet. Puisque le turban et le caftan s'en vont, et que le harem menace ruine, le moment semble bien choisi pour jeter un coup d'œil sur ce monde, qui n'est pas encore pour nous tout à fait de l'histoire ancienne, et que nos enfants étudieront comme on étudie de vieilles légendes. Nous allons donc conduire nos lecteurs dans le harem, dans le sanctuaire de la vie musulmane; et pour n'offenser la pudeur de personne, nous prendrons pour guide une femme du monde, qui raconte ce qu'elle a vu, et le peint avec autant de charme que de philosophie. Le voyage de lady Montague date du dernier siècle ; ainsi elle a vu les Turcs au moment même où on pouvait encore les voir dans toute la vérité de leur caractère et de leurs mœurs. 

Si le guide que nous choisissons est aimable et sûr, il faut avouer que le terrain où nous allons nous engager est glissant. Notre premier besoin est donc de multiplier les assurances de circonspection et de chasteté. Une curiosité décente et honnête est la seule que nous puissions songer à satisfaire. Aussi bien l'imagination des Occidentaux est-elle à peu près seule coupable de l'aspect fantastique ordinairement prêté aux harems. Clot-Bey, qui les a bien vus, puisqu'il en a un, les décrit, comme lady Montague, sous un aspect beaucoup plus rassurant pour la morale. Dans sa ferveur de réhabilitation, ou peut-être dans l'excès de son désenchantement, il va jusqu'à comparer l'intérieur d'un harem à celui d'un couvent. Nous ne prendrons pas ce paradoxe du médecin de Méhémet-Ali au pied de la lettre; mais le passage est curieux, et veut être cité. « On s'imagine généralement en Europe, dit-il, qu'un harem est un lieu où le libertinage d'un peuple énervé a placé le théâtre exclusif des jouissances sensuelles et de la débauche. On se trompe. Un ordre sévère, une rigoureuse décence règnent dans le harem, et font que, à bien des égards, il ressemble à nos établissements monastiques. » Lady Montague, qui a vu le harem moins longtemps, mais qui probablement l'a mieux vu, et qui, en tout cas, l'a vu dans des conditions fort différentes, n'a pas de ces exagérations. 

Lady Mary Pierrepont (lady Montague) était la fille aînée d'Evelyn, duc de Kingston et de lady Mary Fielding, fille de Guillaume, comte de Denbigh. Elle naquit à Thoresby, dans le Nottinghamshire, en 1690, et perdit sa mère en 1694. Le duc, son père, s'aperçut bientôt de ses heureuses dispositions, et elle reçut avec le plus grand succès une éducation savante qui embrassait à la fois les langues mortes et les langues vivantes. 

Bien qu'elle vécût dans la retraite, au milieu de ses livres bien-aimés, elle fit connaissance d'Édouard Montague, fils de Mme Wortley Montague et s'unit à lui, en 1712, par un mariage qui resta longtemps ignoré. Édouard Wortley joua dès lors un rôle politique; député des communes, il se fit remarquer parmi les whigs et fut successivement nommé lord de la trésorerie et ambassadeur à Constantinople. 

Voyages de Lady Montague

Lady Montague avait vingt-six ans quand son mari se mit en route avec elle pour gagner son poste, par la Hollande, l'Allemagne, l'Autriche et la Turquie. Elle partait avec la ferme résolution d'étudier attentivement les pays qu'elle allait parcourir et surtout cet empire des Turcs, dont la physionomie est si étrange et sur le compte duquel les voyageurs se sont plu si souvent à mentir. Ses fortes études et la tournure de son esprit lui permettaient d'observer avec profondeur et d'exprimer ses observations avec originalité. A peine âgée de vingt ans elle avait traduit l'Enchiridion d'Épictète; à vingt-quatre ans elle traçait le tableau de la cour du nouveau roi George Ier et avait écrit déjà un grand nombre de lettres piquantes que recherchaient ses amis, parmi lesquels il faudra compter Pope, Addison, Steele et le mélancolique auteur des Nuits, Young. 

Voyage en Turquie

Son voyage en Turquie devait être pour elle une occasion d'écrire une série de lettres fines et spirituelles, et de les écrire de cette façon avec une arrière-pensée : elle voulait être, si possible était, la Sévigné de l'Angleterre; aussi ne laissait-elle aucun chiffon de papier s'égarer dans ses corbeilles et prenait-elle copie de toute missive. Le recueil se fit ainsi, soigneusement relu, corrigé et ponctué ; une petite préface, rédigée en 1724 devait servir d'introduction, et il arriva de cette manière que les lettres, soi-disant écrites au jour le jour, formèrent un livre cher à l'auteur et qui devait servir à sa renommée. 

En arrivant sur le sol de la Turquie, Wortley Montague et sa femme allaient trouver de toutes parts les images de la guerre, des champs de bataille encore couverts de morts et de ruines, les moissons foulées et broyées sous les roues des canons, les chemins défoncés, tachés de sang, les villages ouverts, désolés, incendiés. C'était le prince Eugène, ce terrible capitaine né en France, à Paris, dans l'hôtel de Soissons, qui avait conduit les bandes autrichiennes vers ces champs de carnage; c'était lui qui, à Peterwardein et à Belgrade, allait deux fois vaincre et mettre en fuite les pachas de Constantinople. Le temps n'était plus où Vienne, assiégée par ces Turcs, ne devait son salut qu'au dévouement d'un roi de la Pologne ; l'Autriche, audacieuse alors, s'était donné la tâche de forcer la Turquie à respecter partout la croix catholique et n'avait commencé la guerre que pour défendre Venise menacée dans ses colonies grecques.

Le sultan Achmet III régnait depuis quinze ans, et non sans gloire : il avait accueilli le vaincu de Pultawa, Charles XII, roi de Suède, la tête de fer, et il avait battu longtemps le czar Pierre le Grand.

Peut-être, au spectacle de ces premiers triomphes, les Turcs avaient-ils cru voir renaître Mahomet II ou Soliman. Ils voulurent, après avoir imposé aux Russes le traité de Pruth, se retourner vers cette mer Égée où leur pavillon ne dominait plus et, donnant la chasse à la marine des chrétiens, planter de toutes parts l'étendard du prophète sur les rivages moréotes et au milieu de toutes les îles de l'Archipel. Le flot, venu de l'Orient, espérait submerger encore les terres occidentales.

Mais un traité veillait sur ces îles et sur ces rivages : enfler la voile au vent et tourner la proue vers Candie, vers Corfou, vers Cerigo, l'antique Cythère, c'était violer la foi jurée à la paix de Carlowitz. L'empereur d'Autriche, garant des traités, devait armer pour 'les défendre; et ainsi s'était ouverte la campagne.

Aux manifestes de Khalil-pacha, le prince Eugène avait répondu par les décharges de son habile artillerie; aux troupeaux désordonnés que les généraux turcs avaient conduits autour de leurs tentes, en guise d'armée régulière, il avait opposé les Talpaches, les Pandours de la Croatie, race cruelle et brutale, ennemie des Ottomans, dont elle était née voisine, les tireurs agiles du Tyrol, les impassibles Bohémiens, les Hongrois étincelants et intrépides. Et en même temps le pape et le roi d'Espagne, unis à l'Autriche, tenaient la mer. Venise avait été vengée sur les flots ; le prince Eugène la vengeait aussi le long de la Theiss et du Danube.

La première lettre que lady Montague écrivit sur un sol, alors encore ottoman, à Belgrade, est datée de février 1717. C'était six mois après la bataille de Peterwardein, et six mois avant celle de Belgrade. L'Angleterre était loin d'exercer une grande influence sur les affaires de la Turquie, et son ambassadeur n'avait pas un rôle bien considérable à jouer à Constantinople.

1. De Hammer, Hist. de l'emp. ott., livre LXllI, trad. franç., t. XllI, p. 293.

La Porte ne se piquait pas d'ailleurs d'un très-grand respect pour les représentants des puissances européennes, et ce qui le prouve est l'aventure singulière arrivée en 1700 le jour de l'audience accordée au nouvel ambassadeur français, le chevalier, Ferriol, marquis d'Argental, l'amant malheureux de Mlle Aissé et l'oncle des Anges de Voltaire. Ferriol, exalté et même un peu fou, avait rendu injure pour injure, et Tournefort qui passait alors à Constantinople a raconté cette histoire (1); mais l'Angleterre parlait moins haut que la France à la cour du sultan. L'ambassadeur anglais s'étant plaint un jour à Khalil-pacha de ce que l'interprète de Smyrne, âgé de soixante et dix ans, avait été battu par un Turc, il lui avait été répondu : « Si un musulman bat un giaour, que voulez-vous que j'y fasse ? » et lorsqu'on eut représenté au ministre qu'une telle conduite de la part des douaniers ferait tort au commerce, il répondit encore que la Porte n'avait pas besoin du commerce anglais; que si les négociants s'en allaient , d'autres les remplaceraient, mais que les Anglais ne partiraient pas (2). 

Séjour de Lady Montague en Turquie

Après de pareils procédés, lady Montague ne pouvait pas s'attendre à un bien aimable séjour en Turquie. Mais, gracieuse comme elle était, elle n'eut qu'à se laisser voir pour séduire. On remarqua avec plaisir en Turquie cette jeune et jolie femme du nord, qui n'avait rien eu de plus pressé en arrivant, que d'apprendre la langue du pays et qui pouvait la parler avec les officiers de l'empire. Le grand vizir fut charmé, puis le sultan lui-même. On a été jusqu'à dire qu'Achmet III avait oublié un peu pour elle les beautés qu'il aimait; mais cela semble une fable. Ce qui est certain, et ce dont il faut se féliciter, c'est qu'il lui fut permis, par une faveur toute particulière, de pénétrer dans des lieux interdits aux Européens. Lady Montague fit la connaissance de grandes dames et même d'une ancienne favorite; et de là les confidences qu'elle a pu nous faire. Nous n'avons pas à en parler ici, puisque leur tour va venir tout à l'heure et que nous pourrons mieux nous instruire en l'écoutant parler elle-même. 

Le 12 février 1717, lady Montague avait écrit sa première lettre datée d'un pays turc; elle écrivit la dernière en mai 1718, et passa ainsi quinze mois en Turquie, résidant d'ordinaire au village de Belgrade, situé au nord de Constantinople. Pendant qu'on attendait dans la capitale le résultat des négociations entamées avec l'Autriche (3), la jeune ambassadrice, retirée à Belgrade, y devinait, soixante ans avant Jenner, le secret de l'inoculation de la petite vérole et faisait sans crainte inoculer son fils, cet Édouard Wortley, qui plus tard lui fut, dit-on, ravi par des bohémiens et qui, retrouvé par le plus heureux hasard, devint l'aventurier le plus enthousiaste et le plus étrange.

1. Voyage au Levant, édit. de 1722 , t. II, p. 251-265. 
2. De Hammer, d'après Luglio, t. XIII, p. 290.
3. De Hammer, t. XIV, p. 5.

En quittant Constantinople lady Montague fit voile avec son mari vers l'Italie, toucha la côte africaine à Tunis, et visita les ruines de Carthage; elle vint ensuite à Gènes et traversa la France pour se rendre en Angleterre. Elle était à Douvres au mois d'octobre 1718, après avoir quitté l'Angleterre en juillet 1716. Son voyage avait duré vingt-sept mois. C'est là le voyage qu'ont rendu célèbre ses Lettres durant l'ambassade (Letters during Mr. Wortley's embassy).

Retour

De retour en Angleterre, Mary Montague s'enferma au village de Twickenham, dans la banlieue de Londres, et y vécut dans le commerce des lettres, au milieu de ses amis. Ce fut pour un temps une retraite chère à tous; mais quelques mots ironiques lancés un jour par la jeune hôtesse lui coûtèrent assez cher. Pope, le plus irascible de la gent irascible des poëtes, se vengea cruellement en accablant des traits de la satire la femme qui avait été son amie. Lui qui avait tout fait pour qu'elle vînt à Twickenham, et y formât le cénacle choisi au milieu duquel ils avaient connu d'heureux moments, ne fut plus à son égard qu'un ennemi déclaré; il poursuivit tout en elle, de ses plus amères critiques, et fit bon marché de ses prétentions à la poésie, qui, en effet, n'avaient rien de bien légitime.

Les amis politiques de Pope, Bolingbroke, Prior, Swift surtout, se mêlèrent dans la querelle, et Swift fut enchanté de décocher des flèches cruelles qui tombaient sur une amie des whigs. Dans son Capon's tale, publié dans l'édition de Sheridan, il frappait sans pitié sur lady Montague et un éditeur très-bien informé, M. Dellaway, parle de certains passages tout à fait abominables (very abominable lines) qui se lisent sur la copie originale. 

Voyage en Italie

Cette double guerre affligea si fort lady Montague qu'elle demanda à son mari la permission d'aller en Italie. Elle y vécut à son gré, au milieu de l'étude et des occupations champêtres, résidant tantôt à Venise, et tantôt à Lovere, sur le lac d'Iseo. Cette nouvelle vie devait durer vingt-deux ans. L'Anglaise lady Montague s'était faite Turque à Constantinople; elle se fit Italienne à Venise, et toujours pleine de distinction, de singularité même, vécut ainsi sans paraître souffrir. L'esprit avait peut-être sur elle plus d'influence que le cœur; mais c'est un esprit si distingué que le sien, si sérieux parfois, si vif encore, et toujours si original, que l'on se contente d'en jouir, et qu'on oublie un peu de regretter les absences du cœur ou d'en déplorer les sécheresses. A la mort de son mari, lady Montague crut devoir revenir en Angleterre. Elle avait alors soixante-onze ans (1761), et depuis quatorze ans n'osait plus se regarder dans un miroir. Elle se mit en route, traversa une fois de plus la France, et vint mourir en Angleterre, au sein de sa famille, le 21 août 1762. 

Publication des lettres de Lady Montague

L'année suivante paraissait une édition subreptice de ses œuvres. Nous ne dirons rien de poésies assez médiocres, ni de quelques autres essais, où l'on trouve beaucoup de connaissances et une certaine originalité, mais qui n'auraient pas suffi pour sauver de l'oubli le nom de l'auteur. Son principal, ou plutôt son seul titre, ce sont ses Lettres. 

Smolett écrivait ceci dans la Revue critique, en 1763, l'année même de la publication des Lettres : « La publication de ces lettres sera un immortel monument à la mémoire de lady Mary Montague. Elles attesteront, aussi longtemps que durera là langue anglaise, les grâces de son esprit, la solidité de son jugement, l'élégance de son goût et la beauté de son véritable caractère. Ces lettres sont si délicieusement attachantes, que nous défions le plus flegmatique des hommes d'en parcourir une seule sans les lire toutes, ou, après avoir fini le dernier volume, de ne pas en souhaiter une vingtaine d'autres. » 

Malgré ce panégyrique, trop enthousiaste pour être pris au sérieux, nous ne donnons ici que des lettres choisies. Nous nous sommes bornés à traduire les lettres où lady Montague raconte ses découvertes sur l'intérieur et les mœurs des femmes turques ; nous croyons qu'elles suffisent pour donner une idée assez complète du talent de l'auteur, et elles sont au moins aussi intéressantes par les détails piquants et curieux qu'elles contiennent, que par le style élégant et l'humeur enjouée de lady Montague. 

Une traduction toujours littérale est impossible lorsqu'il s'agit de faire connaître les lettres d'un écrivain semblable. Nous avons été quelquefois infidèles en apparence pour éviter d'être maladroitement serviles ; mais qu'on ne soit pas trop sévère pour nous; jamais nous n'avons modifié le texte que pour l'accommoder aux exigences de notre langue et sauver avant tout sa physionomie. C'est aux grammairiens à chicaner sur les textes. Toute savante qu'elle était, lady Montague ne nous aurait pas su mauvais gré de la tenir au courant de la mode.

Paul Boiteau d'Ambly.

 

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