Soliman, le plus célèbre des sultans ottomans, fit de son empire une puissance dominant l'Europe et le Proche-Orient. C'est aussi le plus connu en France par son alliance avec François Ier.
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SOLIMAN Ier (1), [Süleyman, né en 1494] le plus célèbre des empereurs ottomans, surnommé le Grand, le Magnifique, le Conquérant et le Législateur, succéda sans trouble et sans opposition à son père Selim Ier. Informé secrètement de la mort de ce prince, il accourut de Magnésie à Constantinople, où il fit son entrée à la fin de chawal 926 (septembre 1520), la même année où Charles-Quint fut couronné empereur à Aix-la-Chapelle.
L'opinion que les Turcs attachent aux nombres entiers leur fit concevoir les plus heureux présages sur la grandeur et la prospérité de leur nouveau sultan, parce qu'il était né l'an 900 de l'hégire, et qu'il était le dixième monarque de sa maison. Soliman débuta par des actes de justice : il permit à tous ses sujets de réclamer les biens qui leur avaient été ravis, exemple unique dans l'histoire des Turcs; mais les restitutions ne furent ni nombreuses ni considérables, parce que la plupart des proscrits avaient perdu la vie, et qu'elles ne s'étendirent pas à leurs héritiers. Le perfide Kauberdy ou Djabezdy al-Gazaly Beig, qui, pour avoir trahi les deux derniers sultans mamelouks, avait reçu de Selim Ier. le gouvernement de Syrie, se révolta contre Soliman, usurpa la souveraineté à Damas, et marcha contre Alep, qui refusait de le reconnaître.
Prise de Belgrade et de Rhodes
L'hiver l'ayant obligé d'en lever le siège, il fut vaincu par Ferhad Pacha, et sa mort mit fin à la rébellion. Soliman, non moins avide de gloire et de conquêtes que les plus belliqueux de ses ancêtres, sut profiter habilement de la rivalité de Charles-Quint et de François Ier, et tourna contre l'Europe ses premières armes. Dès l'année 1521, provoqué par l'outrage que ses ambassadeurs avaient reçu à la cour de Hongrie, où ils étaient allés demander le renouvellement de la trêve, il prit en personne, après un siège de six semaines, Belgrade, le boulevard du royaume, l'écueil où avait échoué la puissance de Murat II et de Mehmet II. La réduction de cette place entraîna celle de Salankemen, de Peterwaradin et de plusieurs autres. L'année suivante il envoya son grand vizir (2) avec une puissante flotte, pour attaquer, suivant les historiens Turcs, ce repaire de brigands (l'île de Rhodes), dont son père lui avait recommandé la conquête aussi expressément que celle de Belgrade. Il se rendit bientôt lui-même devant la ville principale, qu'il força de capituler après un siège mémorable de cinq mois et demi, aussi glorieux pour les vaincus que pour les vainqueurs. Rhodes et les îles voisines étaient depuis deux cent douze ans au pouvoir des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem.
Le grand maître Villiers de l'Ile-Adam obtint une capitulation honorable, qui fut religieusement observée par les Turcs. Le généreux Soliman voulut voir ce digne chevalier et rendit un juste hommage à sa valeur ; mais la politique et la religion lui imposèrent la dure loi de faire périr un prince de son sang avec sa femme et ses enfants, parce qu'ils refusèrent d'abjurer le christianisme qu'ils avaient embrassé. C'était un fils de Djem, l'infortuné frère de Bajazet II. Des troubles ayant éclaté en Egypte, après la mort de Khair-Beig, à qui, pour prix de sa trahison, Selim Ier en avait laissé le gouvernement, le vizir Ahmed-Pacha, porteur des ordres du Sultan, fît rentrer les séditieux dans le devoir. Toutefois, lorsqu'il apprit que les sceaux de l'empire venaient d'être donnés à lbrahim, après la démission du vieux Piri Pacha, en 1523, il dissimula sa colère, et ayant obtenu la vice-royauté de l'Egypte comme un exil honorable, il s'y érigea bientôt en souverain. II fut massacré par la soldatesque, avant l'arrivée du grand vizir Ibrahim, son rival, chargé de le réduire et de pourvoir à son remplacement.
Réformes
De retour à Constantinople, Soliman donna ses soins au gouvernement. Il publia des ordonnances pour l'administration de la justice et des finances, et pour la gestion des revenus des mosquées. Il réforma plusieurs abus que l'ignorance et la cupidité avaient introduits, et fit punir les cadhis coupables de prévarication. Quoique jeune et absolu, il sentit les inconvénients d'un pouvoir arbitraire et illimité. Il prescrivit différentes peines suivant la diversité des crimes, la peine de mort pour tous les meurtres et pour quelques vols ; mais il soumit toujours le coupable à l'accusateur, et ne comprit pas qu'un délit qui attaque la société entière, ne peut pas être absous par la réparation dont se contente la partie lésée, il confirma aussi la preuve testimoniale, en lui donnant toutefois trop d'extension. Soliman aimait l'ordre et voulait l'établir dans toutes les branches du gouvernement. Il érigea les provinces en pachaliks et en sandjakats, et assigna des troupes aux pachas qu'il investit d'une grande autorité, afin de contenir les peuples dans l'obéissance. Il multiplia les grades parmi les officiers de ses armées ; et voulant balancer le pouvoir que les janissaires commençaient à s'arroger, il créa le corps des bostandjis, auquel il confia la garde extérieure de ses palais et l'entretien de ses jardins. Cette institution et les réformes de Soliman excitèrent le mécontentement des janissaires ; mais la fermeté du monarque réprima la sédition dans son principe.
Bataille de Mohacz
Pour faire cesser les murmures de ses troupes aigries par le repos de l'oisiveté, l'infatigable Soliman reporta la guerre en Hongrie, reprit Peterwaradin et plusieurs autres places, et gagna, le 29 août 1526, la célèbre bataille de Mohacz. Le jeune roi Louis II, y perdit la vie, victime de l'ignorance et de la témérité des évêques qui commandaient son armée. Cette victoire ouvrit au sultan les portes de Bude, qu'il fit saccager ; et l'incendie qui consuma une partie de cette capitale, détruisit la riche bibliothèque que le roi Mathias Corvin avait fondée. Rassasié de gloire et de butin, l'heureux sultan donna des fêtes brillantes dans la capitale, à l'occasion du mariage de sa sœur avec son grand vizir Ibrahim. Le faux bruit de sa mort s'étant répandu dans l'Asie-Mineure, une foule de brigands et de gens sans aveu, conduits par un kalender de l'ordre des Bekhtachis, prirent les armes, et commirent les plus affreux ravages. En vain le pacha d'Adana fit les plus grands efforts pour arrêter les progrès de cette révolte : elle ne put être étouffée que par Ibrahim, qui tailla en pièces les rebelles près de Kayseri ; leur chef et trente mille d'entre eux demeurèrent sur le champ de bataille. L'archiduc Ferdinand d'Autriche, beau-frère et successeur de Louis, ayant repris Bude, en 1527, Soliman resta quelque temps spectateur armé de la lutte qui s'était engagée pour la couronne de Hongrie entre ce prince et Jean Zapolski ou de Zapol. Habile à ruiner les deux princes chrétiens l'un par l'autre, et suivant le proverbe turc qu'il répétait souvent, adroit à rompre un œuf contre un autre sans se salir les mains, il contemple les deux rivaux se détruire mutuellement ; et feignant enfin de protéger le plus faible, il revient en Hongrie, l'an 1529, comme allié de Jean Zapolski ; mais il s'y comporte en ennemi. Maître de Bude pour la seconde fois, il en laisse égorger la garnison pendant sa retraite, au mépris de la capitulation (4). Altembourg ayant été pris d'assaut, tout y est passé au fil de l'épée, sans distinction d'âge, de rang et de sexe. Soliman efface en partie cette tache à son triomphe, en renvoyant à Ferdinand le brave Nadasti, gouverneur de Bude, et en remettant cette place avec le trône au roi Jean, devenu vassal de la Porte. Le prince de Moldavie, Bogdan, fils d'Etienne, pressé dans ses états par les généraux ottomans, vient alors se soumettre au sultan, qui fait de cette province un fief de son empire.
Siège de Vienne
Quoique la saison fût avancée, Soliman va mettre le siège devant Vienne, le 26 septembre, avec une armée de deux cent cinquante mille hommes. La vigoureuse résistance de la garnison, commandée par Frédéric, prince palatin, et les retards dans l'arrivée des munitions, occasionnés par les pluies continuelles et par le débordement du Danube, obligent le sultan à décamper, le 14 octobre, après vingt assauts meurtriers, et une perte de quatre-vingt mille hommes. Il crut sauver sa gloire en disant qu'il n'avait voulu que braver Ferdinand dans sa capitale, et mettre à l'épreuve le courage des soldats autrichiens : mais l'aveu de son dépit et de sa honte est consacré dans l'anathème qu'après la levée du siège, il prononça contre ceux de ses successeurs qui oseraient renouveler l'entreprise où il venait d'échouer. En traversant la Hongrie, il y laissa de nouvelles traces de cruauté, et fit égorger tous les captifs qui n'étaient pas en état de suivre son armée. De retour à Constantinople, il célébra la circoncision de trois de ses fils, avec une pompe incroyable, et dans le festin solennel qui suivit cette cérémonie, il admit à sa propre table, son précepteur, le mufti et le cadi el-asker. Ferdinand ne sut pas profiter de la retraite de son ennemi. Il obtint de légers avantages, et reprit quelques places ; mais trompé par Méhémed Beig, gouverneur de Semendrie [en Serbie], qui se fit passer pour le grand-vizir, il fut forcé de lever le siège de Bude.
Soliman revint en Hongrie, l'an 1531, et remporta sur ce prince, près de Gradisca, une victoire qui lui soumit l'Esclavonie. Charles-Quint, le seul des souverains de l'Europe, dont la puissance fût en état de balancer celle du monarque ottoman, n'avait jusqu'alors fait la guerre qu'au roi de France et au pape ; et loin de prendre les armes contre le formidable ennemi de la chrétienté, il semblait même avoir oublié de secourir son propre frère Ferdinand. Enfin il rassembla, sous les murs de Vienne, en 1532, cent vingt mille hommes tirés de l'Espagne, de l'Italie, des Pays-Bas et de l'Allemagne, sans compter un nombre prodigieux de troupes irrégulières. C'était la première fois que Charles paraissait à la tête de ses armées. Soliman assiégeait alors Strigonie avec plus de deux cent mille hommes. L'Europe attendait l'issue de la lutte qui allait s'engager entre les deux empereurs ; mais ces rivaux, également redoutables, craignirent sans doute de compromettre leur gloire. Ils se conduisirent avec tant de circonspection, que la campagne finit sans résultats importants. Charles se contenta de s'être montré aux Turcs, et Soliman reprit le chemin de Constantinople. Les forces combinées des puissances italiennes avaient, sur ces entrefaites, ravagé la Morée et enlevé Coron. Le grand-seigneur confia le soin de sa vengeance au brave gouverneur de Semendrie, qui partit comme un éclair, reprit Coron, et délivra la Morée.
Campagne de Perse
On a prétendu que le grand vizir Ibrahim, gagné par l'argent des Chrétiens, engagea son maître à porter ses armes en Asie ; mais suivant les historiens turcs, dont le témoignage semble mériter ici la préférence, la révolté de Saheb-Ghéraï, Khan de Crimée, les instances du gouverneur de l'Adzerbaïdjan qui avait trahi le roi de Perse pour se soumettre à la Porte ottomane, et la mort du gouverneur de Baghdad, qui peu de temps auparavant avait fait hommage de cette ville à Soliman, furent les véritables motifs qui déterminèrent ce monarque à interrompre la conquête de la Hongrie. Ibrahim part de Constantinople, en novembre 1533, et va passer l'hiver à Alep, où il fait les préparatifs de la campagne suivante. Il marche, au printemps, vers la Perse, s'empare de Van et de plusieurs places du Diyarbakır et de la Haute Arménie, rencontre l'armée persane à Eiad-Abad, près de Tabriz, et lui livre une bataille sanglante mais indécise. Le grand seigneur arrive bientôt dans l'Adzerbaidjan et joint ses troupes à celles de son vizir. Chah Thahmasp, n'osant risquer une seconde bataille contre des forces si supérieures, les harcela, les épuisa, en feignant de fuir et en leur coupant les vivres. Soliman, qui avait pénétré jusqu'à Sultanieh, rebuté par cette guerre de chicane, et par un orage épouvantable qui avait renversé ses tentes et fait périr un grand nombre de ses chameaux et de ses chevaux, abandonna le nord de la Perse, et dirigea ses étendards sur Baghdad. Les portes de cette cité, fameuse par la longue résidence des khalifes, lui furent ouvertes, malgré les efforts du nouveau gouverneur, qui se retira auprès du roi de Perse. Pendant les six mois que Soliman passa dans l'ancienne capitale des Abbassides, il visita les tombeaux d'Ali, de Hussein et des autres imams, qui rendent cette ville et ses environs vénérables aux Musulmans de toutes les sectes : il assigna des fonds considérables pour la restauration et l'entretien de ces édifices sacrés, et fit creuser un canal depuis l'Euphrate jusqu'à Mesched Houcein, afin de fertiliser cette contrée aride et sablonneuse. Au printemps de l'année 1535, le sultan quitta Baghdad, marcha sur Tabriz, où il entra sans résistance, y fit prononcer la khothbali (prière ou prône), en son nom, et rendit cette ville au roi de Perse, en lui accordant la paix.
Guerre navale
Tandis que Soliman reculait en Asie les bornes de son empire jusqu'aux montagnes du Kurdistan et au golfe Persique, le fameux corsaire Khaïr-eddyn Barberousse, devenu le grand-amiral de ce monarque, auquel il avait fait hommage de son royaume d'Alger, détrônait le roi de Tunis, et soumettait aussi la ville et les états de ce nom à la domination ottomane. Mais, l'année suivante (1535), Charles-Quint ayant rétabli Muley Haçan sur son trône, Barberousse, forcé de céder à la valeur et au nombre des troupes chrétiennes, abandonna Tunis, alla surprendre le Port-Mahon, ravagea les côtes de la Sicile et de la Pouille, et se rendit maître de Castro. Soliman, reparut eu Europe, dans les premiers jours de l'année 1536, traînant après lui une foule de captifs pour remplacer les soldats qu'il avait perdus. Il signala sa rentrée dans Constantinople par la mort d'Ibrahim, son grand vizir, le plus habile de ses généraux et de ses ministres ; mais qui, fier de la faveur et de l'alliance de son maître, avait poussé l'orgueil au point de prendre le titre, jusqu'alors inouï, de serasker sultan, et s'était rendu coupable de plusieurs abus de pouvoir. Suivant Mouradgea d'Ohsson, l'apparition nocturne du fantôme du defterdar, ou ministre des finances, Iskender Tchéléby, que le favori avait injustement sacrifié à sa sûreté, avant de partir de Baghdad, suflit pour déterminer le sultan à se défaire de ce dernier. Mais s'il crut avoir besoin de faire intervenir, dans un acte de justice ou de vengeance, un moyen extraordinaire, il est du moins certain qu'une lettre, écrite par le malheureux defterda, un moment avant son supplice, avait instruit le souverain que l'accusateur d'Iskender avait été le complice de ses dilapidations. Cependant les armées de Soliman, commandées par ses généraux, triomphaient en Asie, des princes de Géorgie, tributaires de la Perse, et les forçaient de livrer leurs forteresses, et d'envoyer des ambassadeurs à Constantinople, pour traiter des articles de leur sujétion à la Porte-ottomane. Dans le même temps, les Impériaux, ayant pénétré en Bosnie, furent repoussés parle pacha de Belgrade, qui rangea sous les lois du croissant la ville et le Sandjakat de Kilia. L'an 1537, le sultan, devenu la terreur des trois parties de l'ancien hémisphère, attaque les possessions vénitiennes dans le golfe Adriatique. Le grand-vizir Ayas et le capitan pacha Khaïreddyn débarquent dans l'île de Corfou. Soliman, après avoir soumis, en personne, sans effusion de sang, le pays d'Arnaut ( l'Albanie ), dont les peuples belliqueux avaient commis quelques désordres, passe dans l'île dont il se croit déjà le maître; mais le vainqueur de Rhodes, échoue devant Corfou. Il pille et brûle les bourgs et les villages, sans pouvoir prendre la capitale. Les dégâts occasionnés dans son camp par une grêle extraordinaire, lui paraissent de sinistres présages. Il lève le siège, malgré les représentations de ses généraux, et se rembarque pour Constantinople. Il fut dédommagé de cet échec par les conquêtes et le butin que Khaïr-eddyn fit dans l'Archipel, et par la victoire que le pacha de Sémendrie remporta sur les Allemands et les Hongrois. Les progrès des Portugais sur les côtes de l'Inde et de l'Arabie, les toubles qui s'étaient élevés dans le Yemen, et les réclamations du roi de Cambaye et des autres princes musulmans de l'Inde, appelèrent l'ambition de Soliman vers ces contrées, et flattèrent sa vanité. Il chargea le pacha d'Egypte de cette expédition lointaine (5).
En 1538, une flotte considérable fut construite à Suez, avec des bois coupés dans les montagnes de Karamanie, transportés en Egypte, et portés à dos de chameau à travers le désert, après avoir remonté le Nil. Le pavillon ottoman flotta pour la première fois sur le golfe arabique, et sur la mer des Indes. Le Yémen fut conquis plus par la cruauté que par le courage et les talents du général turc ; mais sa tentative pour enlever Diu aux Portugais, ne lui laissa que la honte de l'avoir entreprise. Tandis que les généraux du sultan portent chez diverses nations, la gloire et l'effroi de son nom, il entre lui-même en Moldavie, où il est reçu comme ami; mais bientôt il exige à main armée le tribut annuel que les habitants avaient négligé de payer, les réduit à s'humilier devant lui, à accepter les conditions et le prince amovible qu'il leur impose, et emporte à Constantinople tous les trésors de leur province et de leurs églises. La même année Khaïr-eddyn Barberousse battit, près de Candie, une escadre vénitienne, et triompha, devant Prévesa, d'une autre flotte combinée des princes chrétiens, commandée par le célèbre André Doria. Les Vénitiens alors demandèrent la paix ; mais le fier sultan ne la leur accorda que l'année suivante, après leur avoir repris Castel Novo, et exigé la cession de Malvoisie et de Napoli, outre les quatorze îles qu'ils avaient perdues.
Campagne en Hongrie
La mort de Jean Zapolski, roi d'une partie de la Hongrie, vassal et tributaire de la Porte, rallume la guerre entre les Turcs et la maison d'Autriche, en 1540. Soliman se déclare le protecteur d'un fils en bas âge du feu roi, et dispute, au nom de son pupille, le trône de Hongrie à Ferdinand, qui, aux termes de son traité avec Zapolski, espérait de le posséder sans compétiteur. Le sultan refuse l'hommage et le tribut du prince autrichien, fait arrêter ses ambassadeurs, et envoie des troupes qui l'obligent de lever le siège de Bude. Il vient camper devant cette capitale, les usages de sa nation ne lui permettant pas de se loger dans une ville murée qui ne reconnaissait pas ses lois. Les mêmes scrupules l'empêchent de visiter et de recevoir la veuve de son vassal : mais trompant la vigilance de cette princesse, qu'il éblouit par la promesse de donner à son fils un témoignage solennel de sa puissante protection, il prépare dans son camp une fête magnifique pour les seigneurs qui ont accompagné le roi enfant, et les y retient, tandis que les janissaires s'emparent, sans obstacle, des portes de Bude, et en désarment les gardes. Il ne renvoya le fils à sa mère qu'après qu'elle eût ordonné à tous les commandants militaires de remettre aux Turcs les provinces et les places de la Hongrie; ensuite il relégua la reine et le jeune prince dans la Transylvanie, qu'il leur donna en fief pour toute compensation. Maître de la Hongrie par un artifice plus convenable à la timide politique d'un lâche usurpateur qu'à la magnanimité d'un invincible conquérant, Soliman fit son entrée triomphale dans Bude, en 1541 ; changea les églises principales en mosquées, et y laissa une garnison turque sous les ordres du beigler-beig, auquel il confia le gouvernement de la Hongrie. Quoique la souveraineté de ce royaume lui fût acquise par les armes, par la vassalité de Zapolski et la soumission proposée de Ferdinand, il laissa aux Hongrois leur religion, leurs privilèges et leurs propriétés.
Alliance avec la France
L'ennemi de la maison d'Autriche devait être disposé à être l'ami de la France. Déjà des relations secrètes avaient eu lieu entre Soliman et François Ier. L'assassinat commis dans la Lombardie autrichienne, par ordre de Charles-Quint, sur la personne de deux ambassadeurs de France qui revenaient de Constantinople, n'empêcha pas la conclusion d'un traité d'alliance et d'amitié entre la France et la Turquie, en 1542 (6).
Paulin, qui avait terminé cette négociation, s'embarque, l'année suivante, sur la galère de Barberousse, qui, après avoir conduit la flotte ottomane dans le phare de Messine, pris et pillé Reggio, jeté l'épouvante dans Ostie et dans Rome, vient mouiller à Marseille, suivant les ordres de son maître, pour y recevoir les instructions du roi de France. Les lis se joignent au croissant, et l'armée navale combinée va mettre le siège devant Nice, qui capitule bientôt : mais la résistance du château, et les secours qu'y amènent les généraux de Charles-Quint, irritent les Turcs. Ils pillent la ville, et remettent à la voile, abandonnant des alliés avec lesquels ils s'accordaient difficilement. L'amiral ottoman, pour ne pas perdre le fruit de cette campagne, va ravager les îles d'Ischia et de Lipari, et ramène dans Constantinople sept mille prisonniers. Soliman qui, dans le même temps, avait repris, en Hongrie, quelques places aux Allemands, revenait triomphant de sa dixième expédition, lorsqu'il apprit la mort de Mehmet, son fils aîné. Accablé de douleur, il renonce pour quelques temps à la guerre, aux conquêtes ; il rend la liberté à un grand nombre de captifs chrétiens, accorde enfin une trêve à Ferdinand, et fonde plusieurs établissements pieux. Une perte aussi sensible, quoique moins cruelle pour le sultan, fut celle du fameux Khaïr-eddyn Barberouse, qui mourut en 1546.
Nouvelles campagnes
Un frère de Chah Thahmasp étant venu implorer le secours de la Porte ottomane, Soliman lui accorde sa protection, et saisit cette conjoncture pour envoyer une armée contre la Perse, en 1548. Il s'y rend lui-même, et s'empare de Tabriz : mais voyant que Chah Thahmasp, au lieu de défendre sa capitale et l'entrée du cœur de son royaume, était allé s'emparer de la place importante de Van, et manifestait ainsi l'intention de couper la retraite à l'armée ottomane ; il revient sur ses pas, reprend cette forteresse après une courte résistance ; et bornant là ses exploits, il va passer l'hiver à Alep, d'où il retourne, au printemps de 1549, à Constantinople. Le peu de gloire et de fruit que Soliman recueillit de cette campagne, la onzième où il avait commandé son armée en personne, parut le dégoûter du rôle de conquérant ; mais ses généraux continuèrent encore d'affermir son empire, et d'en reculer les frontières. Le Yémen et la Géorgie révoltés rentrent sous sa domination. Sinan Pacha et le corsaire Dorgoudjé (Dragut) [Turgut Reis], digne successeur de Barberousse dans la charge de capitan-pacha, après avoir fait une tentative inutile sur Malte, devenue le chef-lieu de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et pris l'île de Gozze, enlèvent, en 1551, Tripoli de Barbarie aux chevaliers, qui capitulent malgré leur brave gouverneur. La cession de la Transylvanie au roi Ferdinand par la veuve de Zapolski, ayant occasionné la rupture de la trêve, les ottomans reviennent en Hongrie, assiègent Temeswar sans succès, et se rendent maîtres de plusieurs autres places, notamment de Lippa, qui retombe la même année au pouvoir des Allemands. Plus heureux l'année suivante, ils s'emparent de la ville et de tout le banat de Temeswar ; mais la peste, qui seconda la bravoure des citoyens d'Agria et de leurs femmes, força les Musulmans de s'éloigner de cette ville. La défaite d'une armée ottomane par Chah Thahmasp, est pour le sultan un prétexte plausible de porter ses armes pour la troisième fois contre la Perse : mais un plus pressant motif l'appelait en Asie. Le vainqueur de Rhodes et de la Perse, le conquérant de la Hongrie, de l'Arabie Heureuse et de l'Afrique, le législateur des ottomans, avait trouvé un vainqueur.
Exécution de Mustafa
L'ambitieuse et cruelle Roxelane (Rouschen) [Hürrem Sultan], qui, du rang d'esclave, était devenue sa favorite et son épouse, abusait d'un ascendant que ses artifices plus que sa beauté lui avaient acquis sur l'esprit de l'amoureux Soliman, ascendant qui ne fit que s'accroître lorsque l'âge, affaiblissant le caractère du monarque, l'eut rendu plus crédule et plus défiant. On a rapporté avec des détails assez circonstanciés, les détestables manœuvres de cette méchante femme, à qui seule on doit imputer les fautes, les crimes et les chagrins domestiques qui ont flétri et empoisonné la vieillesse du grand Soliman. Il suffit de dire ici que depuis la mort du prince Mehmet, l'aîné des fils qu'elle avait donnés au sultan, Roxelane, jalouse de Mustafa qui, né d'une rivale odieuse, était devenu l'héritier présomptif de l'empire, s'efforça de le rendre suspect à son père, afin d'assurer le trône à l'un de ses propres fils. Le grand vizir Rüstem fut le complice et le principal agent de la haine et de la perfidie de cette femme. Mustafa résidait dans son gouvernement de Manisa, qui touchait aux frontières du roi de Perse. Accusé d'intelligence avec ce monarque, et de conspiration contre son père, il fut mandé au camp de ce dernier, qui n'avait entrepris cette expédition contre la Perse, que pour se défaire d'un fils qu'il regardait comme son pins dangereux ennemi. A peine Mustafa fut-il entré dans la tente impériale, que des muets apostés l'étranglèrent au premier signal que leur donna le sultan, caché derrière un rideau. Cette horrible scène se passa, l'an 1553, dans les environs de Tokat ou de Tabriz. Djihanghir, frère de ce malheureux prince, mais fils de Roxelane, mourut peu de temps après, soit de sa douleur, soit du poison qu'on lui donna, soit par l'effet naturel de sa défectueuse conformation ; car il n'est pas vraisemblable qu'il se soit poignardé sur le corps de son frère, le suicide étant diamétralement opposé au dogme de la prédestination si généralement admis par les Musulmans. Les historiens turcs, habitués à rapporter les événements généraux sans en rechercher les causes, sans dévoiler les intrigues secrètes de la cour de leurs souverains, se bornent à dire que Mustafa avait mérité son sort par ses pratiques séditieuses, et que son fils fut enveloppé dans le même châtiment. Après ces cruelles exécutions, Soliman envoya défier le roi de Perse en rase campagne : n'ayant pas reçu de réponse, il entra dans l'Arménie persanne, prit Erivan, dont il détruisit les principaux édifices, et ravagea tous les pays entre Tabriz et Meraga. Au printemps de l'année 1554, il se rendit à Manisa, où il conclut la paix avec les ambassadeurs du safavide. Les villes de Van, Marasch et Mossoul furent reconnues pour les limites de l'empire Ottoman du côté de la Perse. Pendant l'absence du sultan, un imposteur, se faisant passer pour le prince Mustafa, excita des troubles dans les environs de Nicopoli : il était suscité, suivant les uns, par Roxelane et par Beyazit, son second fils, à qui elle voulait assurer le trône au préjudice de Selim, son frère aîné, en faisant périr ce prince et le sultan même, par un instrument qu'elle était sûre de briser à son gré. Le faux Mustafa fut arrêté par les soins du grand-vizir Ahmet. Avant de périr, il dénonça Beyazit comme son complice ; mais Roxelane, qui avait su ne pas se mettre en évidence, obtint la grâce de son fils, et sacrifia le grand-vizir. D'autres disent que Beyazit assoupit lui-même celte révolte, et livra l'imposteur à Soliman. Vers le même temps, une flotte ottomane, partie de Suez, allait attaquer, sans succès, l'île d'Hormuz, essuyait une défaite dans le golfe Persique, et battait à son tour les Portugais. Les armes du sultan triomphaient encore en Hongrie ; le khan de Crimée, Dewlet Gheraï, son vassal, remportait une victoire sur les Russes ; et le gouverneur d'Alger lui soumettait Budjie et trois autres châteaux, qu'il enlevait aux Espagnols. De retour à Constantinople, en 1555, le sultan renouvela, par un édit sanglant, la prohibition du vin, dont l'usage, par la tolérance de ses prédécesseurs, était devenu général. Soliman ordonna de verser du plomb fondu dans la bouche de ceux qui avaient transgressé ce précepte du Coran, et il fit brûler tous les navires chargés de vin, qui arrivèrent à Constantinople dans les premiers jours de la publication de cette défense. Toujours fidèle à son alliance avec les Français, il envoya dans la Méditerranée une forte escadre sous les ordres de Pisleh Pacha, qui, ayant fait sa jonction avec celle du roi Henri II, défit la flotte espagnole, prit Messine, Reggio et les îles Baléares.
Mort de Beyazit, fils de Soliman
La mort de la fameuse Roxelane, arrivée en 1557, fut encore fatale à Soliman et à l'empire. Beyazit, digne fils d'une telle mère, laissa bientôt éclater sa jalousie et sa haine contre son frère Selim. En vain le vieux sultan, voulant éloigner les causes de discorde entre ses fils par la distance des lieux, ordonna à Sélim de quitter le gouvernement de Magnésie pour celui de Konya, et à Beyazit d'aller résider à Manisa. Celui-ci résista aux ordres de son père, se maintint dans son gouvernement de Kiutayeh, y leva des impôts et des troupes, et marcha contre Sélim qui l'attendait dans les plaines de Konya. La bataille se donna, le 23 schaban 966 (30 mai 1559) ; elle dura depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, et coûta quarante mille hommes à l'empire Ottoman. Beyazit, vaincu, s'enfuit, avec ses quatre fils et les débris de ses troupes, à Manisa, où il essaya vainement de relever son parti : il prit alors la résolution de se retirer en Perse. Avec les douze mille hommes qui lui restaient, il repoussa, entre Sivas et Erzurum, les troupes que le sultan avait mises à sa poursuite, et arriva enfin à Cazbyn, où Chah Thahmasp [ou Tahmasp] lui fit l'accueil le plus affectueux : mais un an après, ce monarque cédant aux sollicitations, aux menaces, et surtout aux présents d'un père irrité, d'un voisin puissant et redoutable, fit empoisonner Beyazit avec ses 4 fils (7), et livra leurs corps aux ambassadeurs de Soliman, qui les portèrent à Sivas, où leur tombeau fut depuis converti en mosquée.
L'an 967 (1560), les forces d'Espagne et de Malte réunies sous les ordres du duc de Médina-Celi, vice-roi de Sicile, et d'André Doria, ayant pris l'île de Djerba sur la côte d'Afrique, et attaque Tripoli, où commandait le fameux, corsaire Dorgoudjé Pacha, la flotte ottomane, conduite par Piyale Pacha, leur livra bataille à l'embouchure du golfe de Tripoli, et remporta une victoire complète. Les Chrétiens perdirent dix-huit mille hommes, vingt-huit galères et quatorze gros vaisseaux. Piyale, après avoir repris Djerba, revint triomphant à Constantinople. Le baron de Busbec, alors ambassadeur d'Autriche dans cette capitale, dit qu'on n'aperçut aucun changement sur le visage de Soliman, tant ce sage vieillard était prêt à recevoir l'une et l'autre fortune d'un œil indifférent. L'ambassadeur français Lavigne fit de grandes instances pour obtenir la liberté des prisonniers espagnols. « Ce n'est pas là la demande d'un ambassadeur de France, dit en riant le sultan ; je ne livre pas ainsi des ennemis à leurs ennemis. » Il lui accorda cependant la liberté de quelques prisonniers flamands et allemands, quoiqu'il n'ignorât pas alors le traité de paix signé à son insu et sans sa participation, l'année précédente, avec l'Espagne, par Henri II, auquel il avait même adressé une lettre de reproches à ce sujet. Enhardi par ce succès, Dorgoudjé tenta de s'emparer d'Oran, sur les Espagnols ; mais il échoua dans cette expédition. L'an 1561, Soliman conclut une trêve de huit ans, avec l'empereur Ferdinand, et lui envoya un ambassadeur pour obtenir la ratification du traité. Irrité contre les chevaliers de Malte, qui figuraient dans tous les actes d'hostilité envers la Porte-Ottomane, le sultan équipa une flotte nombreuse, une armée de quarante mille hommes, et chargea de sa vengeance, son amiral Piyale et Mihter Mustafa Pacha, l'un de ses vizirs ; mais avec ordre de ne rien entreprendre sans consulter Dorgoudjé, qui, bien qu'il eût hautement désapprouvé cette expédition, vint s'y joindre, avec une escadre qu'il amena de Tripoli. Les Turcs avaient débarqué le 23 schawal 972 (24 mai 1565 ) : ils assiégèrent le fort Saint-Elme, qu'ils prirent au bout d'un mois. Ils formèrent alors le siège de Malte : mais Dorgoudjé ayant été tué, sans qu'on sache, dit un historien turc, si le coup partit de la place ou du camp des ottomans ; la désunion entre Mustafa et Pialeh, l'indiscipline et les désordres qui en résultèrent dans l'armée, contribuèrent, non moins que la belle résistance du grand-maître, Parisot de la Valette, et de ses braves chevaliers, à forcer les Turcs de renoncer à une entreprise qui leur avait coûté quinze à vingt mille hommes. Ils remirent à la voile, le 11 septembre, malgré le secours que leur avait amené Hassan-Pacha, dey d'Alger, fils de Barberousse, et gendre de Dorgoudjé. Soliman, mécontent de ses deux généraux, qui s'accusaient réciproquement de ce revers, mit en délibération s'il les ferait périr. Il voulut néanmoins qu'ils entrassent à Constantinople, tambours battants, enseignes déployées, et se contenta de déposer Mustafa. Quant à Pialeh, pour retirer quelque fruit de cet armement, il alla dépouiller les habitants de Scio du droit de se gouverner eux-mêmes, afin de les punir d'avoir informé les Maltais des desseins de la Porte. Mais, l'année suivante, à la demande de Henri II, roi de France, le sultan rendit à ces insulaires les familles qu'on leur avait enlevées et leur ancienne forme de justice, sauf l'appel au cadi.
Treizième et dernière expédition
Après la mort de Ferdinand, le gouverneur de la Hongrie autrichienne pour son fils, Maximilien II, avait rompu la trêve et commis des hostilités contre les possessions des Turcs et celles du Voïvode de Transylvanie, leur vassal. Soliman, persuadé que son épée ne pouvait triompher que dans ses mains, entreprit sa treizième expédition, malgré son âge et ses infirmités. Précédé d'une armée de deux cent mille hommes, sous la conduite du second vizir, Mechir Duna Pertev Pacha, il partit de Constantinople, le 9 schawal 978 (10 mai 1566), avec son grand-vizir, sa garde et ses principaux officiers. Il était porté alternativement dans un carrosse et dans une litière ; mais à l'approche des villes et des bourgs, il montait à cheval pour se montrer au peuple. Après avoir passé la Save et la Drave, sur un pont construit avec autant d'art et d'élégance que de promptitude, il arrive à Bude, où il fait trancher la tête au beyler-bey Arslan Pacha, qui, au lieu de centraliser ses forces, avait formé des entreprises hasardeuses, et s'était laissé battre par les Autrichiens. Il charge ensuite son second vizir d'aller s'emparer de Ghiula; et il va lui-même camper devant Szigheth [Szigetvár]. Il y était depuis près d'un mois, lorsque la fatigue, les exhalaisons desmarais voisins, l'âge et le chagrin de la résistance que lui opposa le comte Nicolas Zrini, lui causèrent une fièvre maligne dont il mourut, le 32 safar 974 (8 septembre 1566). Le bonheur de ce conquérant le suivit au-delà du tombeau. Deux jours après sa mort, Szigheth [Szigetvár] fut emporté d'assaut par les ottomans ; et l'on apprit que Ghiula s'était rendue, au bout d'un mois de siège. Les auteurs varient sur la date de la mort de Soliman (8) ; et quelques-uns la placent après la réduction de la forteresse qu'il assiégeait. Cette incertitude vient de ce que le grand-vizir Tchelebi Mohammed Pacha, voulant prévenir toute sédition dans le camp, et assurer le trône à Sélim, le seul vivant des sept fils de Soliman, cacha avec le plus grand soin la mort du sultan, fit périr le médecin et les esclaves qui en avaient le secret, et ne le confia qu'au reis-efendi et au silikdar, ayant besoin de l'un pour sceller les firmans, et de l'autre pour imiter la signature du monarque défunt. Il fit enterrer le corps de Soliman dans la tente impériale, continuer le siège et les opérations de la guerre, réparer les fortifications de Szigetvár. Six semaines après, il donna le signal du départ. Le cadavre exhumé fut mis dans une litière, dont le grand-vizir s'approchait de temps en temps, comme pour converser avec le sultan et recevoir ses ordres. Ce ne fut qu'à Belgrade que l'armée apprit la mort de son souverain, et proclama Sélim II, qui venait d'y arriver.
Oeuvre de Soliman
Le corps de Soliman fut alors placé sur un char funèbre, et porté religieusement à Constantinople, où on le déposa dans la grande mosquée Souléimanieh, qu'il avait fondée, et dont la magnificence et la grandeur ne le cèdent qu'à celle de Sainte-Sophie. Ce vaste édifice renferme dans son enceinte quatre collèges, un hospice pour les pauvres, un hôpital pour les malades, et une bibliothèque publique, qui contient deux mille manuscrits (9).
Soliman fit rétablir l'ancien aqueduc qui conduit l'eau à Constantinople, où elle se partage en plus de huit cents fontaines.
Il fit encore ériger dans cette ville une mosquée, un hôpital et d'autres édifices, au nom de sa mère ou de Roxelane ; une mosquée en mémoire de son fils Djihanghir ; un pont sur la route de Romélie; à Scutari, une mosquée, deux khans(hôtelleries), un collège et un hospice pour les pauvres, en l'honneur de sa fille chérie, Mihr-u-Mah (soleil et lune). Ces monuments et un grand nombre d'autres qu'il fonda à Konya, à Damas, à Jérusalem, à Edirne, à Bagdad, en Egypte, à la Mekke, à Médine, etc., et qui tous attestent son amour pour l'humanité, les sciences et la religion; les fonds assignés par lui à l'entretien de ces édifices et des fonctionnaires qui y sont attachés ; la protection qu'il accorda aux lettres et aux arts; l'éclat de sa cour, où figuraient des ambassadeurs, des princes, des souverains de diverses contrées de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique; l'air de grandeur et de majesté répandu sur toute sa personne, malgré la simplicité de ses vêtements, justifient les surnoms de Magnifique et de Grand, que la postérité lui a décernés.
Les Turcs ni ont donné le titre de Gazi à cause de ses conquêtes et de ses victoires : ils l'honorent comme Şehit (shehit, martyr), parce qu'il est mort dans une guerre contre les chrétiens ; mais le surnom de Kanuni (le législateur) consacre à la fois le souvenir de sa sagesse et celui du respect des Ottomans qui se gouvernent encore aujourd'hui par ses institutions. Ce n'est pas que Soliman ait publié un corps de lois : le Coran est le code unique et universel des Musulmans. Il ordonna seulement une compilation, une révision de toutes les maximes et ordonnances de ses prédécesseurs sur l'économie politique, civile et militaire: il en remplit les lacunes en réglant les devoirs, le rang, le costume, les pouvoirs et les privilèges de tous les fonctionnaires à la cour, à la ville, à l'armée; les levées, le service, l'équipement, la solde des troupes de terre et de me, le mode de recettes et de dépenses du trésor public. Il faut le dire cependant : toutes ces institutions, qui, supérieures alors à celles des autres nations de l'Europe, passaient, au rapport des contemporains, pour le chef-d'œuvre de la sagesse humaine, n'ayant subi aucune amélioration postérieure, ont dû nécessairement, par le laps du temps, se trouver au-dessous des progrès qu'ont fait plus tard la civilisation, la législation et les découvertes utiles. Aussi, quelques éloges qu'ait mérités le système d'administration de Soliman, il est certain que la constitution et la puissance des Turcs, parvenues, sous son règne, au plus haut degré de perfection et de consistance, ont toujours décliné depuis. Il a peut-être préparé lui-même cette décadence par la fameuse loi qui, éloignant du commandement des armées et du gouvernement des provinces les membres de la famille impériale, assure faiblement la tranquillité du souverain, et condamne les héritiers du trône à la réclusion, par conséquent à l'ignorance, à la mollesse et à la nullité. Mais telle était la force d'un empire agrandi, régénéré et consolidé par lui, que cette décadence, du moins quant aux limites territoriales, n'est pas encore très-sensible de nos jours; et l'on est forcé de convenir que les annales des peuples mahométans ne présentent aucune dynastie dont la durée, la puissance et la stabilité aient égalé celles de la monarchie des ottomans (10).
Sous le règne de Soliman, la langue turque s'embellit, se perfectionna et acquit plus d'harmonie, de douceur et de noblesse, par le mélange de l'Arabe et du Persan. L'empereur parlait ces trois langues avec pureté et il excellait dans la poésie. Il savait aussi le grec, et il fit traduire en cette langue les Commentaires de César.
Portrait moral
Soliman eut toutes les qualités des héros et plusieurs vertus des bons rois. Sobre, tempérant, juste, rigide observateur de son culte, religieux gardien de la foi des traités, il était brave, infatigable à l'armée, magnanime, grand politique et ami de la vérité. Quelle noble compassion ne montra-t-il pas,lorsqu'en entrant à Rhodes, dans le palais du vénérable grand-maître, il s'écria : « J'ai quelque peine à forcer ce vieillard, à son âge, de sortir de sa maison ? » Dans une de ses expéditions de Hongrie, une femme échevelée se précipite à ses pieds pour se plaindre que des soldats ont pillé sa maison pendant la nuit à son insu. « Tu dormais donc bien profondément, lui dit Soliman? — Oui, reprit cette femme, parce que je savais que le devoir de ta hautesse est de veiller pour ses sujets. » Le sultan, frappé de cette leçon hardie, lui lit donner une poignée de sequins, et exempta sa maison et son village de toutes contributions pendant dix ans. Sévère et quelquefois terrible dans ses jugements, mais toujours impartial, il savait concilier le maintien du respect qu'il exigeait pour la religion de l'état, avec la protection qu'il devait à tous ses Sujets indistinctement. Ainsi, tandis qu'il faisait instruire juridiquement le procès de Cabiz, en 1546 ou 1547, et condamner à mort ce docteur, convaincu d'avoir professé que Jésus-Christ était supérieur à Mahomet, et l'Évangile au-dessus du Coran ; il ordonnait l'exécution de tous les Albanais qui se trouvaient à Constantinople, parce qu'on ne put découvrir ceux d'entre eux qui avaient assassiné et volé un marchand chrétien. Voulant bâtir une mosquée, Soliman acheta le terrain nécessaire pour cet édifice, à l'exception d'une maison de peu de valeur, placée dans le centre, et qu'un Juif qui en était propriétaire, refusait de lui vendre. Tout le monde s'attendait à voir cet Israélite devenir la victime de son entêtement. Le mufti, consulté par Soliman, répondit que les propriétés sont sacrées sans distinction d'individu, et qu'on ne peut élever un temple à Dieu sur la destruction d'une loi aussi sainte; mais que le souverain avait le droit de prendre cette portion de terrain à loyer, en faisant un contrat au profit du propriétaire et de ses descendants. Le sultan s'en tint à la réponse du mufti. Ce trait de modération, sous l'empire le plus despotique, pourrait servir de leçon à des gouvernements plus tempérés de leur nature. Il ne serait pas difficile de prouver que Soliman fut le plus grand prince d'un siècle où figuraient François Ier, Charles-Quint et Henri VIII. Il eût peut-être mérité de donner son nom à ce siècle, s'il eût régné sur des nations chrétiennes. Ses vertus, ses talents lui étaient propres : ses fautes, ses crimes, car il paya un tribut honteux à la faiblesse humaine, appartenaient à sa nation, à sa religion, à son aveugle tendresse pour une femme adroite, ambitieuse et cruelle. Dans sa vieillesse il devint plus dévot, plus superstitieux. Passionné pour la musique, il renonça à donner des concerts; il brisa, il jeta au feu tous ses instruments de musique, par scrupule de conscience. Docile aux remontrances du mufti, il vendit son argenterie au profit des indigents, et se fit servir dans de la vaisselle de terre : mais dans le même temps, il se fardait, afin de se donner un air de fraîcheur et de santé, en cachant les rides et la pâleur de son visage, et de persuader aux ambassadeurs des puissances étrangères qu'il était encore en état de gouverner son empire et de le défendre les armes à la main. Comparable à Louis XIV, sous plusieurs rapports physiques, politiques et moraux, il vécut et régna longtemps ; sut choisir et conserver d'habiles ministres et de bons généraux ; encouragea les lettres, les arts, l'agriculture et le commerce ; sut allier la puissance à la majesté du trône, et eut à la fois sur pied des armées de terre, et de mer, égales en force et eu nombre à celles de tous les états réunis de l'Europe. Il eut la gloire d'opposer une digue à l'ambition de la maison d'Autriche, et de déjouer les projets de monarchie universelle dont s'était bercé Charles-Quint. Il établit la discipline dans ses armées, plus par son exemple que par son autorité, et les conduisit, dans leur carrière victorieuse, depuis l'Araxe et le golfe Persique jusqu'au centre de l'Allemagne.
Sources
On trouve, à la bibliothèque du roi à Paris, une histoire manuscrite en turc du grand Soliman, sous le titre de : Soliman-nameh, par Kara-Tchélébi-Zadeh Abdel-Aziz, in-4°. Elle possède plusieurs manuscrits sur les divers événements du règne de ce prince, par Saad-eddyn et autres historiens turcs (11). Un recueil de lettres turques, sous le n°. 144 de la même bibliothèque, en contient deux de ce sultan adressées à Henri II. On y voit aussi des exemplaires du Kanun nameh, ou Recueil des lois de Soliman, tant en turc, que traduits.
A. L. M.
Pétis de la Croix en a publié une traduction in-12. Les parties relatives aux finances et aux affaires militaires, ont été insérées par Marsigli, dans son "Etat militaire de l'empire ottoman". Les édits de ce prince sur la police et l'administration de l'Egypte, sont un monument précieux qui honore sa mémoire. On y reconnaît un ami sévère de l'ordre, un protecteur zélé de l'agriculture, et le père d'un peuple nouvellement conquis. Ils ont été traduits par Digeon, à la suite des Nouveaux contes arabes et turcs, précédés d'un Abrégé de l'histoire ottomane, Paris, 1781, 2 vol. in-12. La vie de Soliman attend encore dans notre langue un bon historien. Presque tout ce qu'on a écrit sur cet illustre sultan, dans nos histoires générales et particulières de l'empire ottoman, est inexact ou incomplet. On trouve des détails curieux sur son caractère et sa politique dans les Lettres du baron de Busbecq.
H. Audiffret
Notice extraite de la Biographie universelle, ancienne et moderne..., Michaud, 1825
Nous avons modifié quelques graphies pour les rendre plus proches des usages modernes..
A lire également la notice très complète publiée par Jouannin en 1840.