Jean-Alexandre Vaillant, républicain romantique et fervent, installé depuis plus de deux ans à Istanbul, décrit comment les Français d'Istanbul ont vécu la révolution de 1848. Il y fait un portrait partisan de la société française dans la capitale ottomane et termine son mémoire plein d'envolées lyriques, par des considérations sur la Russie, le plus grand ennemi de l'Empire ottoman à cette époque.
Question d'Orient. Les Français à Constantinople. La Turkie et la Russie. Mémoire lu à la Société orientale de France le 28 juillet 1848
Président du comité d'initiative, arborateur du drapeau de la République à Constantinople, je crois de mon devoir de publier les faits survenus entre les Français résidant en cette capitale depuis le 18 mars jusqu'au 17 juin, afin de prouver au monde que notre sublime devise, trinité régénératrice des peuples, a trouvé dans leurs coeurs des échos de la plus vive sympathie, et qu'ils sont animés du désir le plus fervent de voir triompher et régner sur toute la terre l'idée sublime renfermée dans ces trois mots : Liberté, Egalité, Fraternité.
J'ajouterai à ce récit un aperçu de leur état social, afin que, le saisissant d'un coup d'oeil, il soit plus facile d'y voir les souffrances du passé, les besoins du moment, les réformes de l'avenir ; enfin un mot sur la Russie et la Turquie.
Des faits survenus entre les Français de Constantinople du 18 mars au 17 juin.
Si, dans cette première partie, j'entre dans des détails qui me sont personnels, ce n'est point pour parler de moi , c'est parce qu'ils importent à l'ensemble, et que, l'un des principaux acteurs, bien que le moins grand personnage, je ne pourrais les taire sans ôter à la scène ce qu'elle peut avoir de piquant. Homme privé, la vérité m'appartient, et j'aurai le courage de la dire.
Depuis plus de deux ans à Constantinople, j'y vivais dans l'étude. Depuis trois mois, j'avais fait remettre au ministre des affaires étrangères copie d'une grammaire turke qui m'avait coûté beaucoup de peine. Je comptais sur la générosité du sultan pour terminer par un voyage en Asie mon histoire des Bohémiens. J'espérais me mettre en route dans les premiers jours de mai, et déjà M. Cor, notre premier drogman, m'avait répondu de tout l'appui du gouvernement turk, lorsque le 18 mars vint renverser tous ces plans et m'apporter d'autres espérances.
Vers sept heures du matin, le Sésostris montrait à Constantinople le nouveau pavillon de la République, et le commandant annonçait à M. de Bourqueney, maintenu provisoirement, qu'il avait ordre de repartir le jour même à cinq heures du soir.
Sur l'invitation du gouvernement turk, il voulut bien différer son départ jusqu'au lendemain à l'heure dite.
Consterné des nouvelles qu'il reçoit et peut-être des démarches qu'il se voit obligé de faire ou de laisser faire, M. de Bourqueney ne pense pas et, chose étrange, personne, pas même son neveu, ne pense, ou ne veut penser pour lui, à faire arborer le drapeau de la République.
Quoique enthousiastes, les Français, pénétrés des sentiments d'ordre et de modération qui dominent aujourd'hui les masses, répriment les élans impétueux de leurs coeurs et attendent dans l'espoir que le jour ne se passera pas sans que le canon de la vedette, en station dans le port, et un appel de l'ambassadeur ne les invitent à venir saluer le drapeau d'une révolution d'ordre et de fraternité.
Rien ne s'étant fait jusqu'à la nuit, le mécontentement est général, et l'on s'inquiète des sentiments de l'ambassadeur et de son entourage. N'y pouvant plus tenir, quelques citoyens prennent spontanément le parti de venir me trouver dans l'espoir que je pourrais aviser avec eux au moyen de suppléer au silence de l'ambassadeur.
J'étais au lit ; réveillé tout à coup par le mâle refrain de la Marseillaise qu'ils chantent sous mes fenêtres, je leur fais ouvrir, et ils entrent.
Nous tenons divan. L'ambassadeur n'a rien fait, me disent-ils, qu'en pensez-vous? et n'avons-nous rien à faire ?
Vous vous êtes bien adressés, leur ai-je répondu, car j'attendais depuis longtemps que ce qui arrive arrivât.
Eh bien ! puisque le grand jour est venu et que nous voulons nous en montrer dignes, l'ambassadeur n'ayant rien fait, les notables n'osant rien faire, puisons notre droit des circonstances, constituons-nous en comité, et décidons que :
1° Pour sauvegarder l'honneur national, appel sera fait aux Français ;
2° Des remerciements seront adressés au gouvernement provisoire ;
3° Une souscription sera ouverte en faveur des blessés ;
4° On avisera au moyen de relever les tombes près de disparaître de deux républicains enterrés au grand champ des morts à côte de la caserne du Taxim [Taksim], et dont l'un, Henri Dubois de Lyon, commissaire de la République à Bucharest, est décédé ici en adressant ses voeux au ciel pour la prospérité de la République. »
Cette proposition multiple est acceptée. En conséquence il est rédigé pour le lendemain l'acte suivant de convocation :
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
Liberté, Fraternité, Egalité.
« Le comité républîcain siégeant en permanence au domicile du citoyen Vaillant, derrière le jardin d'Angleterre, invite le citoyen N. à se rendre au local du comité à l'effet d'y délibérer sur les intérêts nationaux, aujourd'hui dimanche à trois heures de l'après-midi. Péra-Constantinople, 19 mars 1848. Signé Vaillant, président du comité. »
L'heure étant avancée, la rédaction de l'adresse est confiée aux soins du président et le dressement des listes de souscription remis au lendemain.
Le lendemain 19, dès sept heures du matin, l'appel du comité était affiché au café de l'Europe, à l'église Saint-Antoine et à la descente du palais de France. A neuf heures, le nouveau drapeau était arboré a l'ambassade et au grand mât de la Vedette , mais sans cérémonie, sans convocation des Français à une si belle fête.
Sur les onze heures, quelques jeunes enthousiastes, surexcités par l'avocat italien Loskio et ayant à leur tête le Français Dascol, arrivé de Smyrne le jour même, envahissent la cour du palais de l'ambassade et exigent de M. de Bourqueney qu'il fasse à l'instant gratter ou pour le moins couvrir les armes royales. Il est fait droit à leur demande. Mais l'ambassadeur se plaisant à voir dans cette démarche l'augure d'un péril imminent pour sa personne, réclame les secours de la force armée. En un instant la cour du palais est occupée par des soldats turks, et des khavass ont l'ordre de cerner les avenues de la salle du comité.
Ce que voyant, et blessé pour tous les Français d'une méfiance si injurieuse, le capitaine Malespina, du département de la Corse, lui en fait des reproches en termes énergiques :
« M. de Sturmer, lui dit-il, a dû agir ainsi envers les Italiens qui pouvaient le chasser du palais de Venise : il est Autrichien ; mais vous, Français, en agissant ainsi contre des Français, tous hommes d'ordre, vous prouverez de deux choses l'une, ou que vous avez des reproches à vous faire, ou que vous êtes mauvais citoyen. Votre méfiance est une accusation. »
Pendant ce temps, j'étais à la Porte dans le bureau de Saïb-Bey, et chez Aali-Pacha, ministre des affaires étrangères. Ce qui veut dire que j'ignorais complètement ce qui se passait à Péra et que je n'y étais pour rien. Ma visite à Aali-Pacha n'avait aucun but politique ; dans la prévision de ce qui est effectivement arrive, je ne voulais que le prier de se hâter de présenter mon travail au sultan.
A trois heures, tous ceux des citoyens prévenus à temps se trouvant réunis, la séance est ouverte; le drapeau tricolore illumine la salle.
Le président se lève et dit :
« Citoyens, nous nous sommes constitués en comité par le droit que nous donnent les circonstances, et nous vous avons convoqués à l'effet de délibérer sur nos intérêts nationaux. Or, notre plus grand intérêt du moment étant d'envoyer notre commune adhésion et nos remerciements au gouvernement provisoire de la République, nous vous invitons à lui exprimer avec nous, pour les rendre plus forts s'il est possible, les témoignages de notre joie, les assurances de notre sympathie et notre foi pleine et entière dans la République. Liberté, Fraternité , Égalité ne doivent plus être de vains mots ; expression du niveau de la race humaine, ils seront bientôt la devise des peuples comme ils sont celle des citoyens. Vive la République !!!. » Et l'assemblée de répondre : Vive la République!
Le calme rétabli, le citoyen président donne lecture de l'acte suivant :
Aux citoyens, membres du gouvernement provisoire de la République.
Liberté, Egalilé, Fraternité!!!
« Citoyens,
Les citoyens français résidant à Constantinople ont reçu avec des transports d'allégresse la nouvelle des généreux efforts du peuple de Paris pour renverser le gouvernement qui depuis dix-sept ans pesait sur la France. Ils applaudissent à leur triomphe, et regrettent de n'avoir pu partager avec eux les dangers de cette lutte mémorable qui, cette fois du moins, garantit à jamais le bonheur du pays et l'affranchissement des peuples.
Le caractère des héros de la lutte, les noms illustres des membres du gouvernement provisoire, les actes déjà émanes de leur sagesse, tout leur va au coeur, tout les transporte, tout leur inspire une confiance sans bornes, tout leur garantit un glorieux avenir.
Recevez donc, citoyens, pour vous et le peuple de Paris, les témoignages d'admiration, de sympathie et de reconnaissance des citoyens soussignés, etc. »
Des acclamations de délire répondent à cette lecture de l'adresse. Cependant, avant de la signer, le citoyen Segond ayant mis en question la légalité du comité, le président dit : « Point de chicane ! Nous ne nous imposons pas, mais quand personne n'agissait, il nous a fallu agir, et vous ne pouvez nous blâmer d'avoir fait ce que vous reprochez aux notables et à l'ambassadeur, ce que vous regrettez vous-même de n'avoir pas fait. »
Le citoyen Pavlaki ayant osé dire qu'on l'avait attiré dans un guet-apens, l'assemblée se soulève et crie : A la porte ! Mais le président, renseigné sur ce citoyen, ne voyant au contraire dans cette insulte qu'un prétexte à l'effet de jeter le désordre dans l'assemblée et par là d'enlever aux hommes de coeur le mérite de la spontanéité et d'anéantir même, s'il était possible, tout moyen de manifestation, se lève et dit :
« Qu'il reste, citoyens, l'insulte retombera sur lui quand je vous aurai fait part de ce qui s'est passé de midi à deux heures entre certains citoyens dits notables et moi. Ces citoyens, camarilla de l'ambassade, feignant de craindre quelque scandale, ont essayé de me détourner de toute manifestation. J'ignorais alors ce qui s'était passé de neuf heures à midi. L'un d'eux, Jacques Alléon, banquier du gouvernement,m'ayant dit : - « Qu'exigez-vous ? Le pavillon a été arboré en présence des notables. - Et qu'appelez-vous notables? lui ai-je répondu. Les plus riches ? Moi j'appelle ainsi les plus gens de bien. » Le citoyen Verrollot, d'ailleurs bon républicain, ayant ajouté : « Mais que comptez-vous faire ? L'ambassadeur est maintenu. Il ne vous appartient pas d'empiéter sur ses pouvoirs. - Je maudis l'usurpation, ai-je répondu, et je sais respecter le malheur ; mais quand depuis huit ans je subis la conséquence de mes principes, je veux, aujourd'hui qu'ils triomphent, saluer et bénir une révolution quî me décharge du poids de fer qui pesait sur ma tête, je veux inviter les Français à signer une adresse au gouvernement provisoire, et je ne vois rien en cela qui puisse porter atteinte au pouvoir de l'ambassadeur, ou blesser les convenances sociales. M. de Bourqueney est royaliste, je suis républicain, mais tous deux nous sommes hommes et Français. Puissé-je pouvoir compter sur sa générosité comme il peut compter sur la mienne ! »
Enfin le citoyen Durand cherchant à me faire entendre que tout ceci portait ombrage au gouvernement local, qu'il était à craindre qu'il ne fît exporter les Français et moi le premier : « Quant à moi, lui ai-je répondu, j'y suis fait ; quant aux autres, qu'ils se rassurent ; nous ne sommes pas en 1828, et ils n'ont rien à craindre tant qu'ils ne s'occupent que de leurs affaires. Désabusez-vous donc, vous-même, et croyez que Reschid-Pacha est trop sage et connait trop bien son pays et la France pour vouloir le premier faire injure en nous à la République. » Et comme il ajouta : Mais êtes-vous sûr d'avoir assez d'influence sur les esprits pour les contenir, j'ai dit : De tous les Français habitant Constantinople, je n'en connais bien que trois ou quatre ; je compte donc moins sur mon influence que sur leur bon sens, et ils en ont.
Vous l'avez donc compris, citoyens, toutes ces insinuations, aussi bien que les paroles qui viennent de soulever notre indignation, n'étaient elles-mêmes qu'un guet-apens à l'effet de faire dire que la grande nouvelle du nouvel état des choses dans la mère patrie n'avait trouvé aucun écho dans les coeurs français à Constantinople, mais cela ne sera pas dit. On voulait enlever tout résultat à notre spontanéité, mais cela ne sera pas fait. »
Quelques citoyens refusant de signer, les uns à cause de certaines expressions selon eux trop fortes, les autres à cause de l'illégalité prétendue du comité, le président dit
Que le bien rassemble
Tous gens au coeur droit;
Peu de bons ensemble
Font plus qu'on ne croit.
« N'épiloguons pas ; à 600 lieues de la patrie les vaincus d'un mois sont pour nous les vaincus d'aujourd'hui ; ne discutons pas. Il est quatre heures et demie, le bateau part à cinq. Signons ! Signez, si le comité a été assez heureux pour exprimer vos sentiments. Plus tard, vous procéderez à l'élection de plus dignes que nous. »
En un instant l'acte est couvert des signatures de tous les membres de l'assemblée, moins neuf.
Le citoyen Paret, trésorier du comité, est délégué auprès du commandant du Sésostris à l'effet de le lui remettre ès-mains sur reçu.
La souscription ouverte en faveur des blessés monte dans cette seule journée à plus de 6,000 piastres (1,500 fr.). Ainsi tout s'était passé dans l'ordre.
Il n'est peut-être pas mal a propos de rappeler ici un fait dont je n'eus connaissance que le 24 suivant. Ce jour même 19, une lettre anonyme et riche à dessein de fautes d'orthographe, avait été expédiée au grand amiral, Halil-Pacha. - Connaissez-vous V. ? demanda Halil à un Français de ma connaissance, son employé. - Sans doute, il est mon ami, répond le citoyen G. - Quel homme est-ce ? dit Halil. - Un homme d'étude et de paix, réplique G. - Et d'où le connaissez-vous ? - De chez un défunt ami, le sien depuis dix-huit ans et le beau-frère du chancelier de France. - Ali ! fait Halil ; eh bien! lisez. Et il lui présente la lettre, et G., n'y voyant qu'un tissu d'infâmies, n'a pas le courage de la finir. - Si cette lettre, répond-il, était signée, je tenterais de défendre un ami, mais elle ne l'est pas, et Notre altesse n'y peut lire comme moi qu'une lâcheté. - Vous avez raison, réplique Halil, et je sais d'où elle vient.
Pour moi, qu'elle vînt d'un de mes amis de l'ambassade russe, ou de quelqu'autre officine diplomatique, j'étais peu soucieux de le savoir.
[Révocation de l'ambassadeur]
Le bateau du 24 ayant apporté la révocation de M. de Bourqueney et de son neveu, et le 26 le chargé d'affaires de France ayant donné signe de vie en convoquant les Français à un service funèbre en l'honneur des victimes de février, le citoyen président du comité d'initiative, n'ayant plus rien à sauvegarder, se démet spontanément de ses fonctions.
Le 15 mai, les citoyens Paret et Vaillant se rendent auprès du citoyen charge d'affaires à l'effet de savoir de lui ce qu'il pensait faire pour la réception de l'ambassadeur de la République. Les dispositions prises par le citoyen chargé d'affaires ne leur paraissant pas convenables, le citoyen Vaillant prend sur lui d'adresser aux Dardanelles la lettre suivante au général Aupick, ministre plénipotentiaire de la République française près la sublime Porte.
« Général ,
« Votre caractère personnel, votre grade, votre arme sont aux Français résidant à Constantinople un sûr garant de l'heureux choix que la République a fait en vous pour l'y représenter. Aussi vous attendent-ils avec la plus vive impatience pour la saluer dans votre personne et vous témoigner a vous-même toutes leurs sympathies. Mais hier, comme je demandais à M. Cor ce qu'il comptait faire à ce sujet, s'il appellerait tous les Français à l'effet de vous recevoir en corps au lieu de vous les présenter par fournées selon l'antique usage, usage blessant par ses catégories de notables de haut et petit commerce, M. Cor m'a répondu qu'il vous avait écrit aux Dardanelles, vous invitant à vous rendre à Thérapia sans vous arrêter, vu que n'ayant pas vos lettres de créances, il pourrait ne pas vous convenir d'habiter le palais de Péra, où d'ailleurs il n'y a pas de lit. Or, Thérapia étant à quatre lieues de la ville, il arrivera précisément ce que ma démarche auprès de M. Cor avait pour but d'éviter, savoir : que tout le monde n'ayant opportunément ni le temps, ni l'argent pour s'y rendre, vous vous trouverez circonvenu par les notables, comme il en a toujours été. Vous m'avez compris, général, et je puis vous assurer que si vous ne vous sentiez pas trop fatigué du voyage, les Français seraient heureux de vous voir monter à leur tête au palais de Péra, afin d'y recevoir leurs salutations et leurs voeux. Vous verriez alors s'il vous convient d'aller vous reposer à Thérapia. La vieille diplomatie n'aurait su se passer de lit de plumes, mais la politique et le génie savent dormir tout bottes. - Cette lettre n'a d'autre but, général, que de mettre en fait parmi renaître les Français résidant à Constantinople notre sublime devise : Liberté, Fraternité, Égalité. J'ai l'honneur d'être, etc. »
Le 29, la nouvelle se répandant que le citoyen ambassadeur a jeté l'ancre à Top-hana, et personne ne se trouvant là qui imprime la marche d'une manifestation digne de la République et de son représentant, le comité, remplit son devoir en allant lui présenter à bord ses félicitations et ses voeux. Seul, le citoyen Vaillant dut s'affliger d'être obligé de s'abstenir pour rester conséquent avec sa lettre du 17 mai.
[Le nouvel ambassadeur]
Le 30 a été pour tous les Français un jour de bonheur et de fête, un jour d'envie pour les ennemis de la France, et pour moi un jour de délire intime qui ne s'exprimait que par le sourire. Je me sentais renaître et grandir à la voix d'un vieux soldat qui n'avait jamais douté des sentiments nobles et généreux des enfants du peuple, qui nous montrait en lui la France grande et respectée et dont le langage, à la fois mâle et fort comme son épée, sincère et tendre comme celui d'un ami, m'émut au point que je sortis des rangs pour lui serrer la main et lui dire au nom de tous : Bravo, général !
Jamais ambassadeur n'avait été si magnifiquement reçu. Les saluts n'avaient pas eu lieu entre la Mouette et les forts, mais, à cela près, il fut fait tout ce qu'il fut possible au divan de laisser faire. Le général aborda et descendit à l'échelle des ambassadeurs. Le corps des Français l'y attendait sur deux rangs en habit de fête. Dès qu'il mit pied à terre, il fut salué des cris : Vive la République ! vive l'ambassadeur ! Il marcha précédé des tchaouches turks, ayant à sa droite madame la générale appuyée au bras de M. le chargé d'affaires. Derrière lui venaient ses aides-de-camps et les officiers français au service de la Porte en grand uniforme. Après eux suivaient les Français, les protégés et une foule innombrable de Grecs, d'Arméniens, d'Israélites, en sorte que le cortège s'allongeait et se tortillait comme un serpent de l'échelle de Top-hana au palais de France. On y entra par le jardin. Un assez grand nombre d'étrangers purent pénétrer dans la grande salle et y être témoins de ce qui y fut dit.
M. le chargé d'affaires ayant présenté les Français à l'ambassadeur, le général leur parla en ces termes :
« Citoyens, je vous remercie de l'honorable accueil que vous me faites; croyez que pour ma part j'avais hâte de me trouver au milieu de vous. Un agréable pressentiment m'occupait depuis mon départ de France et me récréait sur les mers; il me disait : N'importe où te conduira la fortune, tu y verras saluer, tu y entendras bénir la République. Citoyens, je m'estime heureux de pouvoir vous dire que ce pressentiment ne m'a point trompé. Vieux soldat, n'exigez pas de moi de longs discours, mon éloquence est dans mon épée, mais cette épée, consacrée au service de la patrie, saura, si la patrie l'ordonne, défendre les intérêts du vertueux peuple ottoman qui marche avec nous dans la voie des réformes, et le trône du généreux sultan qui les prépare et les fait exécuter. »
Ces laconiques paroles, prononcées énergiquement et vivement senties par l'assemblée, sont accueillies des cris de vive la République. « Oui, reprend l'ambassadeur en étendant ses mains sur l'assemblée, vive la patrie, vive l'indépendance, vive la République !!! Maintenant, citoyens, je dois vous en prévenir, obligé de résider à Thérapia, je ne pourrais pour le moment entendre ceux d'entre vous qui auraient à me parler d'affaires, mais d'ici quelques jours je vous ferai savoir le jour et l'heure qu'il me sera permis de vous accorder. Et puis je ne suis pas seul, la digne compagne de ma vie, qui n'a pas craint de me suivre encore dans cette mission, se fera un vif plaisir de recevoir les dames qui voudront bien l'honorer de leur visite. » Je parle de ce dernier fait, parce que jamais ambassadeur n'avait ainsi parlé, parce qu'il est à Constantinople plus important qu'on ne le pense, tout jusqu'à ce jour y ayant été accordé à l'argent et rien au mérite.
L'assemblée allait se retirer lorsque le secrétaire du comité, Carol d'Anel, s'écrie: « Pardon, général, j'aurais deux mots a dire de la part du comité républicain. » Et il donne lecture d'une pièce dans laquelle sont exprimés les désirs de voir réprimer les abus dont s'était rendue coupable l'administration du gouvernement déchu.
Le général promet que des désirs si justes et exprimés en termes si nobles et si chaleureux ne seront pas perdus, qu'il y sera l'ait droit. La plus vive satisfaction brille alors sur tous les visages, et chacun se dit : « Le règne du bon plaisir est passé ! Le général Aupick est l'homme qu'il nous faut ; il est l'homme de la République; il a la droiture du bon citoyen et l'énergie du vieux soldat. » Puis l'assemblée s'écoule en répétant le refrain de Théodore Tubini, jeune garçon de douze ans, élève des Lazaristes :
Le traitant est à bas, il fait avec sa clique ;
Frères, embrassons-nous ! vive la République!
Malheureusement les trois mots de notre devise, quoique faciles à comprendre, sont généralement mal entendus. Les uns expliquent le mot liberté : le droit de faire ce qu'on veut, les autres tout ce qu'on a la force de faire ; en sorte que pour les uns et pour les autres la violence est la liberté. C'est ainsi que l'entendaient encore quelques Français à Constantinople ; mais l'ambassadeur ne tarda pas à les détromper en leur enseignant que la liberté est le droit de faire non encore tout ce que la loi ne défend pas, mais tout, excepté ce qu'elle devrait défendre ; et voici à quelle occasion : Certains d'entre eux, moyennant une pension de 300 à 500 p. mensuelles, s'étaient faits les prête-noms de cabaretiers greco-ioniens, protégés anglais, et travaillaient avec ceux-ci dans un sordide intérêt à l'abrutissement des Turks par les spiritueux de tous genres, comme les Anglais entretiennent celui des Chinois avec l'opium, et les Boïers Moldaves celui de leurs paysans avec le rak de prunes. Or, vu la réserve que les Turks se sont faite dans le traité de commerce, vu la mesure de police qui interdit la vente des spiritueux dans la partie turke de Constantinople, c'est-à-dire dans l'ancienne ville, vu que le commerce en est libre partout ailleurs, le nouvel ambassadeur a signifié aux Français qui feraient ce honteux trafic l'ordre de fermer boutique et de vider les lieux en trois jours.
Cet acte de justice, qui, de la part de M. de Bourqueney, eut été pris pour un acte de faiblesse, n'est considéré, au contraire, que comme un acte de vigueur qui laisse suffisamment à entendre ce que, du reste, le général Aupick n'a pas manqué de dire, qu'il n'agirait pas avec moins de fermeté s'il s'agissait de réclamer les droits d'un de ses nationaux.
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[La grammaire de Vaillant ne peut être présentée au sultan]
Pour preuve de ce qu'il pouvait y avoir de fondé dans mes prévisions des 19 et 24 mars, je ne ne finirai pas sans donner ici copie d'une lettre, en date du 10 avril, à moi adressée par le citoyen Cor, chargé d'affaires de la République : « Monsieur, j'ai réclamé, comme je m'y étais engagé, du ministre des affaires étrangères l'exécution de sa promesse relative à la présentation de votre travail au sultan. Ali-Pacha n'a point renié les bonnes dispositions qu'il avait montrées précédemment, mais il prétend que les avis imprimés, signés de vous, invitant nos concitoyens à des réunions auxquelles les moeurs politiques de ce pays ne sont point encore formées, ayant été portées à la connaissance du sultan, il se trouvait dans l'impossibilité de lui présenter votre ouvrage. Ali-Pacha a paru apprécier les explications que je lui ai données, d'après vous-même, mais il se considère comme ayant les mains liées, etc. »
Ainsi mes études de deux années, ce fruit de deux ans de méditations et de veilles, demeurant sans résultat, je ne pus que m'écrier : « L'Europe savante me rendra justice ! » Comme on le conçoit, ma déception était le fruit d'une intrigue. J'en fus d'autant plus fâché que je ne crois pas M. de Bourqueney un méchant homme, et qu'elle me mit dans l'impossibilité de remplir envers lui et madame de Bourqueney, à laquelle je porte le plus profond respect, les devoirs que tout coeur généreux doit à la disgrâce. Qu'il le sache cependant, l'intrigue a été appréciée comme elle devait l'être par ceux-là mêmes dans l'esprit desquels elle eût voulu, elle a cru me perdre. Ali-Pacha m'a compris, et le grand référendaire du divan impérial, Fuad-Effendi, est venu au-devant de moi et m'a tendu la main en me faisant ses excuses d'un moment d'erreur. C'était le 14 juin ; le 17, je montais à bord du Léonidas pour rentrer dans la patrie.
De l'état social des Français à Constantinople.
La population française à Constantinople et dans sa banlieue ne s'élève guère à plus de 600 âmes. Elle est composée de marchands, d'artisans, d'artistes, d'hommes de lettres, de médecins, d'imprimeurs, de maîtres de langues, de lazaristes, de frères ignorantins, de soeurs de charité, et d'employés, les uns attachés à l'ambassade et au consulat, les autres au gouvernement ottoman. La classe marchande se divise en haut et bas commerce. Le haut commerce compose le corps des notables ; ceux-ci sont libres d'admettre ou de rejeter quiconque se présente à la notabilité. Ils sont juges au tribunal et jugent de toute affaire en matière civile, commerciale et de police correctionnelle. Ils sont la plupart, les uns, parents ou alliés entre eux, les autres parents ou alliés avec le consul chancelier et les drogmans. Il en est, même qui n'ont pas de sang français dans les veines. Peu d'entre eux ont vu la France, moins encore en connaissent l'esprit.
Dans le bas commerce, il est peut-être certaines gens dont les affaires n'ont pas toujours été claires, mais il en est peu de vraiment tarés, et ils montrent aussi du doigt plus d'une prétendue notabilité honorée de deux et trois faillites, et une entre autres qui, n'ayant accordé que 25 pour 100 à ses créanciers, n'en trouva pas moins un beau-père parmi les plus considérables des notables, et qui, l'année suivante, formait, à la barbe de ses créanciers, une nouvelle maison dans laquelle il trouvait à placer ses quatre frères.
Les prêtres lazaristes, les frères ignorantins et les soeurs de la charité tiennent quatre établissements d'instruction, deux de garçons et deux de filles. L'établissement des lazaristes est à Bébek ; il est érigé en collège et jouit, dit-on, à ce titre, d'une subvention de 40000 fr. Les frères ignorantins ont leur école au couvent de Saint-Benoît, à Galata. C'est dans la moitié de ce couvent que les soeurs de charité tiennent à la fois un hospice et une école de filles, avec admission d'internes. Elles ont, en outre, une autre école dans les bâtiments de l'hospice français de Péra, près du Taxim.
Le consulat général, géré par M. Castagne, est composé d'un personnel de cinq employés tous étrangers.
En somme, point d'union entre les Français, peu de rapports avec les autres Francs, ce que l'on appelle le haut commerce se faisant une dignité de son esprit aristocratique, à l'exception des Alléon et des Glavany, peu de notables possédant un capital de plus de 100000 fr. Nul goût pour les arts, nulle application aux sciences, ceux qui s'en occupent n'en retirent qu'une satisfaction intime ; une jeunesse ignorante et à laquelle la noblesse du coeur est peu connue; des femmes ne sachant que s'habiller et n'allant à l'église que pour la toilette ; des instituts de jeunes filles tenus par des femmes qui toutes n'ont pas mission pour cela ; une religion mal enseignée ; plus de bigotterie que de piété ; des prêtres spéculant encore sur la crédulité publique et faisant croire aux enfants que madame Laurécisque, femme défunte de l'architecte du palais de France, revient chaque nuit toucher des orgues à Sainte-Marie, pour se racheter d'autant d'heures du Purgatoire ; la haine des catholiques malheureusement entretenue par eux contre les israélites et les gens du rite grec ; enfin un clergé dominant, et l'intolérance montrant du doigt la philosophie, au point que l'homme sage préfère généralement le musulman au chrétien, à quelque secte qu'il appartienne.
Cet état de choses étant contraire aux idées républicaines, fatal au développement du progrès intellectuel, pernicieux pour les moeurs, vu le caractère trop exclusif du catholicisme, vu la nécessite de propager la lumière, vu les besoins de la majorité, j'oserai fixer les yeux du gouvernement sur les principales réformes capables de nous rendre notre influence en Orient et désirées par les neuf dixièmes des Français.
1° Au lieu de notabilités, établir des délégués élus à la majorité par le corps des Français demeurant dans la capitale ;
2° Au lieu d'un collège de Bébek, trop éloigné de la ville et trop cher pour les neuf dixièmes de la population française, un collège central entre Galata et Péra ;
3° Au lieu d'une, deux écoles primaires, l'une à Péra, l'autre à Galata ;
4° Une pension de demoiselles ;
5° Enfin, la suppression de tout ce qui peut rester de vexatoire dans les capitulations et dans les ordonnances royales.
De cette manière la justice sera mieux rendue, l'instruction sera plus solide, plus générale, le collège et les écoles plus fréquentés non seulement par les Français, mais par tous les étrangers et les rayas ; les Français reprendront leur dignité, et les Turcs auront sous les yeux des modèles vivants qui ne leur seront pas inutiles.
Afin de rendre évident pour tous que, par une conséquence du système doctrinaire, le régime du bon plaisir n'existait pas moins chez les Français à Constantinople, je ne dis pas que chez les Turks, mais que dans la mère-patrie, je joins ici la liste des notables et des fonctionnaires avec l'indication de leur parenté. Elle en dira plus que des récriminations, et, en m'évitant de les faire, elle engagera le gouvernement à prendre les plus promptes mesures à l'effet d'en éviter de nouvelles.
[...]
Ainsi, sur 27 négociants composant le corps des notables, il ne s'en trouve que 7 qui ne soient ni parents, ni alliés. Ainsi, sur 7 employés d'ambassade, 2 seuls, Duprat et Lapierre, qui ne soient ni parents ni alliés. Ce dernier n'est peut-être pas à sa place. L'estime publique le range au niveau de notre bon et serviable concitoyen M. Cor. Ainsi, sur 5 employés à la chancellerie du consulat, pas un qui ne soit étranger ; et, chose remarquable, parmi les notables, pas un artiste, pas un homme de lettres, pas un journaliste, pas un imprimeur !!!
Si ces renseignements peuvent contribuer à adoucir le sort des Français que la fortune tient de gré ou de force loin de la mère-patrie, je m'applaudirai de leur avoir donné le jour. C'est toujours dans ce but que j'ouvre les yeux et les oreilles, et je rendrai toujours grâce au ciel quand il portera à ma connaissance des faits bons a connaître et qui pourraient rester cachés. Les observations suivantes diront qu'il me vient souvent en aide.
Un mot sur la Turkie et la Russie.
A la nouvelle apportée le 18 mars des trois grands jours de Février, grand fut l'émoi à Constantinople et au Divan. La porte, sans rien statuer, accepta tacitement le fait accompli. Quelques jours après, l'ordre était donné de réparer les forteresses du Bosphore et d'activer les travaux de l'Arsenal. Cependant, jusqu'au départ de l'ex-ambassadeur, on ne pouvait guère prévoir pour ou contre qui se faisaient les préparatifs, car le bruit courait que l'on travaillait également aux forteresses des Dardanelles. L'ex-ambassadeur s'était entendu avec ceux d'Autriche et de Russie pour présenter les événements de Février comme une simple émeute ou tout au plus comme une insurrection que les auteurs, disait-il, hommes inconnus et conséquemment de peu de poids et de peu d'influence, n'auraient ni la force, ni le talent de tourner en révolution et dont le gouvernement du roi ou la régence aurait bientôt raison.
Cette manière de présenter le fait était effectivement la seule capable de tenir les Turks en suspens, car, à l'exception de M. de Lamartine, dont l'ex-ambassadeur ne pouvait effacer la réputation européenne, il leur était pour ainsi dire permis de ne voir dans les hommes nouveaux qui surgissaient au pouvoir que ce que les leur montrait M. de Bourqueney, des ambitieux.
Cependant arriva le manifeste de M. de Lamartine, et je puis dire que la Porte ne fut pas des gouvernements celle qui le comprit le moins bien. Maintenir ses traités avec une puissance qu'elle hait tout bas au risque de voir les sympathies des chrétiens de l'empire se soulever pour la France, ou pencher pour la France et courir les chances de recouvrer, en cas de guerre, de vastes provinces qu'elle ne cesse de pleurer, telle était l'alternative dans laquelle il la mettait et dans laquelle elle dut se trouver jusqu'à la nouvelle des journées de juin ; et, on le conçoit, elle n'est pas si ignorante de ses intérêts qu'elle ne sache ce qui lui convient le mieux. Mais le souvenir de ses luttes avec la Russie, luttes dans lesquelles elle a toujours été abandonnée à elle-même, lui font craindre de se trouver encore seule.
Sans doute les Tartares du sud-est de la Russie, toujours musulmans, toujours dévoués à la Porte, sont toujours prêts à lever la tête à son moindre signal ; sans doute les Tcherkess lui seraient en cette occasion d'un grand secours ; sans doute la Mingrélie, toute la Géorgie, le Caucase entier se soulèveraient, sinon pour elle, du moins pour leurs intérêts communs, et les Arméniens rêvent déjà la reconstitution de leur royaume et une confédération caucasienne ; sans doute encore les principautés danubiennes, mieux éclairées depuis quinze ans et depuis 1845 surtout, sur les vues, la force et la faiblesse de la Russie. se prêteraient moins volontiers à l'ambition de la puissance garante et se montreraient moins hostiles à la puissance suzeraine ; mais se prononcer avant le soulèvement de la Pologne, avant que l'Allemagne ne tienne sa promesse envers cette nationalité moribonde, et sans que la France lui garantisse une alliance loyale efficace, c'était, c'est peut-être encore, ce qu'elle n'ose, ce qu'elle ne peut faire. Aussi, loin de laisser percer publiquement ses sympathies pour nous, fait-elle au contraire courir des bruits qui tendaient à accréditer sa préférence pour la Russie. Vous avez applaudi aux conquêtes de Catherine, me disait l'un ; vous avez soutenu les Grecs, me disait l'autre, et, un troisième, vous avez pris fait et cause pour un vassal contre son suzerain. Cependant tout ceci ne se disait que pour donner le change, et on ne le dit que quinze jours. Quelques mots suffiront pour convaincre que ce langage n'était pas l'expression, de la pensée du gouvernement, et ces quelques mots, je les puiserai dans un incident qui me concerne. Ils disent tout, puisque je les tiens du grand-visir lui-même, et voici à quelle occasion :
M. Cor m'ayant fait savoir, le 6 avril, en me renvoyant mon manuscrit, jusqu'alors entre les mains d'Aali-Pacha, que j'avais des ennemis à la Porte, je me rendis quelques jours après chez Reschid-Pacha, et lui dis : - Altesse, ne faites-vous pas le cas qu'il faut d'un courtisan? - Oui. N'estimez-vous pas comme il mérite de l'être l'homme sincère dans ses convictions, ferme dans ses principes, poli dans sa franchise? Oui. - Vous n'êtes donc pas mon ennemi ? - Votre ennemi, fit Reschid, et pourquoi ? - Parce que j'ai arboré le drapeau de la République, parce que j'ai fait appel aux Français et leur ai fait signer un acte d'adhésion et de remerciements aux membres du gouvernement provisoire ; mais sachez-le, jamais, le cas échéant, ni Louis-Philippe, ni la régence ne se fussent compromis pour l'Empire ottoman, et la République pourra seule vous appuyer dans vos réformes et vous prêter la main contre cette puissance dont vous craignez tant l'ambition. - Vous n'avez point d'ennemis à la Porte ; nous vous connaissons ; et, en faisant ce que vous avez fait, vous n'avez fait que votre devoir.
Telle fut la réponse de Reschid -Pacha.
Je ne crois pas que ces dernières paroles aient besoin de commentaires ; elles démentent complètement la lettre de M. Cor, En effet, les Ottomans ne s'ingèrent jamais dans les affaires des Francs entre eux, et l'indisposition momentanée de quelques-uns des principaux personnages contre moi n'avait certainement été motivée que par des calomnies.
Le 20 avril, Reschid-Pacha présentait mon manuscrit au sultan, et, le 26, il était destitué. Ma lettre du 7 mai au citoyen Dornez va en expliquer les motifs.
" Citoyen,
Une intrigue de cour plutôt que de la légation russe, mais qui lui sourit, vient de renverser le grand-visir. Voici pourquoi : A la nouvelle des événements de Février Son Altesse avait donné l'ordre de restaurer les fortifications du Bosphore. Dans les premiers jours d'avril des lettres de Belgrade lui ayant fait part de l'effervescence des populations danubiennes, il se rendit au conseil et y parla en ces termes : « Vous voyez ce qui se passe entre les peuples et les gouvernants ; vous voyez d'un côté les gouvernements aveugles tomber sous la force du progrès ; vous voyez de l'autre les gouvernements sages aller au-devant des voeux du peuple et se maintenir ; vous voyez ce que la France a fait de Louis-Philippe, ce que la Sicile et les Napolitains veulent faire de leur roi, ce que les Prussiens ont exigé du leur ; mais vous voyez aussi les Romains bénir le pape, les Toscans bénir le grand-duc et les Piémontais, fiers de Charles-Albert, le pousser à se mettre à la tête de la haute ltalie ; enfin vous le voyez, partout les peuples s'agitent, et il en peut résulter l'anarchie. Faisons donc tous nos efforts pour que pareille chose ne nous arrive, et nous n'aurons pas à le craindre si vous voulez accorder aux chrétiens de l'empire les franchises dont ils sont dignes. Si vous en prenez l'inîtiative, vous en aurez le mérite, et ils vous béniront ; si vous vous y refusez, appuyés sur le mouvement général, ils vous arracheront peut-être à main armée les droits dont ils ont besoin. Car, ne vous abusez pas, ils trouveront des sympathies. Cessons donc de les mépriser, songeons que c'est à leurs coreligionnaires francs que nous devons nos progrès, que la science est à eux et l'ignorance à nous ; que si nos sujets chrétiens nous sont dangereux aujourd'hui, ils nous soient demain de fidèles et de puissants auxiliaires. Abolissons la capitation qui les stigmatise, donnons-leur le droit de tester en justice, ouvrons-leur l'entrée dans les corps municipaux. De cette manière, nous nous en ferons des amis, nous les aurons rendus presque nos égaux, et nous n'aurons pas à redouter ces terribles secousses qui agitent l'Europe et menacent la Russie. »
Ces généreuses paroles trouvèrent peu d'échos. Le jour même, 26 avril, Halil-Pacha, grand-amiral, est remplacé par Méhémet-Ali-Pacha, beau-frère du sultan; Saïd-Pacha, grand seraskier, se rend au palais de Sa Hautesse, et, arrivé devant elle : Reprenez, lui dit-il, les insignes de mon grade; je ne puis faire partie d'un ministère à l'aide duquel votre grand-visir veut ghiaouriser l'empire.
« Le 27, Sélim-Bey avait ordre d'aller retirer à Reschid-Pacha ses insignes de grand-visir.
« Le 28, Sarim-Pacha était proclamé à sa place, et Halil-Pacha nommé président du grand conseil de justice.
« Le 4 mai, Aali-Pacha, ministre des affaires étrangères, avait le courage, rare en Turquie, de donner sa démission. Le 5, Saïd-Pacha était installé à sa place.
« Le public attribue ces malheureux changements à l'influence de la Russie et de l'Autriche. On y fait aussi participer M. de Bourqueney, parce que tout ceci ne se sut que le lendemain de son dîner d'adieu à Thérapia ; mais tout porte à croire qu'ils ne sont que le résultat d'une intrigue dont il serait assez difficile de saisir la trame habilement voilée.
« Quoi qu'il en soit, tous les hommes qui ont à coeur la prospérité de l'empire et ne la voient que dans la fraternité des populations diverses dont il se compose, fraternité admirable chez les Turks et qui commence à se faire entre eux et les chrétiens, tous ces hommes, dis-je, ont été vivement émus de la chute de leur chef; ils espèrent que le commissaire de la République, convenablement renseigné sur les intentions loyales et fraternelles de Reschid, ne négligera rien pour le ramener au pouvoir, et que, une fois là, il lui communiquera de son énergie pour le pousser à mettre à exécution. le hatti-schérif de Gulhané dont il est l'auteur.
« Un chrétien, témoin de la déposition du grand-visir, lui dit : ils ne veulent pas de vos conseils, tant pis pour eux, tant mieux pour les chrétiens. Vos bonnes intentions les faisaient patienter ; leur esprit rétrograde excitera leurs haines.
« J'ai l'honneur d'être, etc. »
« P. S. Si vous vous en rapportez au proscrit de Vallaquie, vous tiendrez le fond de tout ceci pour authentique ; mais, à vous dire vrai, je n'y vois qu'une comédie jouée à dessein pour déjouer les Russes. Aussi ne puis-je douter que Reschid ne rentre bientôt aux affaires et peut-être avant un mois. »
A l'arrivée du général Aupick, les sympathies des Turks pour la France se manifestèrent malgré eux. J'en eus chaque jour, en faisant mes adieux à ceux d'entre eux qui m'ont honoré de leur amitié, des témoignages indirects que j'ai cru devoir accepter pour l'expression pleine et entière d'un fait. - Si nous pouvions compter sur la France, me disait celui-ci, je saurais bien vite le français. - Ce ne sera pas pour longtemps, me disait celui-là, je compte vous voir à Paris avant trois mois. Et d'autres : « Peut-être enverra-t-on Aali-Pacha, et nous espérons l'accompagner. » Ainsi, non seulement jusqu'au 17 juin, jour de mon départ, mais assurément jusqu'au 27, jour où l'on m'annonce la rentrée au pouvoir de Reschid comme ministre sans portefeuille et d'Aali comme président du conseil de justice, et sans nul doute jusqu'à la réception de la nouvelle des journées de juin, la Porte était on ne peut mieux disposée à entrer dans les vues de la France et à marcher avec elle.
Avant mon départ, le ministre des affaires étrangères avait fait une visite officieuse au général Aupick ; celui-ci avait vu le nouveau grand-visir. En un jour le général s'était mérité l'estime de toutes les légations et gagné les coeurs de toute la population franque. Français, Italiens, Allemands, tous disaient : « Nous sommes prêts à nous armer pour le sultan, » et pourtant le général n'avait pas dit un mot qui pût être pris pour une menace de guerre. C'est qu'on avait foi dans son courage, foi dans la République; que. le sultan est réellement bon et qu'il est sans contredît plus aimé des chrétiens que des doctrinaires musulmans.
Si cinquante mille Russes étaient alors échelonnés sur le Pruth en Bessarabie, quarante mille Turks se trouvaient campés aux environs de Toultcha et de Silistrie, bien décidés à ne pas laisser les Russes entrer seuls dans les principautés.
La France et l'Angleterre n'ayant jamais voulu agir contre la Russie, j'avais proposé en 1845 contre cette puissance un traité d'alliance offensive et défensive entre la Suède, la Prusse et la Turquie. Il n'en fallait pas davantage pour la tenir en respect. Aujourd'hui la France pourrait se passer de l'Angleterre, mais la confiance de la Porte dans le gouvernement britannique nous fait un devoir de réclamer son concours et d'envoyer aux Dardanelles une flotte anglo-française prête à entrer dans la mer Noire au premier signal.
Il ne faut être ni habile, ni bien clairvoyant pour sentir que si la Turkie est pusillanime, la Russie a peur et très-peur ; et que si son entrée dans les principautés est réelle, elle est un devoir impose par son droit de garantie, et qui lui coûte plus qu'on ne pense, mais qu'elle utilisera à deux fins, selon l'occasion : avant tout à faire croire qu'elle n'a pas peur, et si l'on y croit, à se frayer un chemin par la Transylvanie pour aller réveiller les Slaves de Hongrie, cerner la Gallicie, et comprimer ainsi le mouvement polonais.
D'ailleurs, que l'on y prenne garde, c'est toujours à la faveur des troubles de l'Europe que la Russie s'est agrandie. Non seulement il serait honteux de la laisser faire, mais il faut l'en empêcher ; il faut raviver les nationalités endormies, et qui aspirent au réveil : ainsi la Bessarabie, ainsi la Finlande, ainsi les Cosaques, ainsi les Tartares mahométans, ainsi tout le Caucase ; je ne parle pas des provinces allemandes de la Baltique. C'est à la diète de Francfort de décider si elles sont moins Allemandes que l'Istrie.
[La Roumanie]
Quant au mouvement moldovalaque[roumain], bien que je connaisse les hommes qui l'ont opéré, la plupart étant mes anciens élèves et mes amis, je doute qu'il atteigne son but sans notre coopération, non pas armée, mais politique mais active, imposante ; car si j'ai foi dans l'audacieux courage de ceux qui le dirigent, je n'ose compter sur leur jeunesse encore peu expérimentée ; je crains de les voir dupes et victimes de leurs généreuses intentions. Leurs amis, les miens, les jeunes Moldaves, récemment compromis à Iassi, étaient encore gardés à vue à Brousse [Bursa] lors de mon départ. Je sais bien que les Vogoridis et les Aristarki ne pourront engager la Porte à sévir contre eux, mais en gagnant leur cause devant elle, ils n'en auront pas moins échoué devant le tzar. Je ne sais si notre commissaire dans ces principautés, le citoyen Mimaut, est en cette circonstance l'homme qui leur convient le mieux, j'en serais bien aise.
Dans tous les cas, il est certain que si les Moldovalaques ne veulent pas jouer le tout pour le tout, c'est-à-dire que si, suivant mes conseils d'autrefois, se contentant pour le moment de se débarrasser du protectorat russe, ils prêtent la main aux Turks sous réserve de tous leurs droits garantis par la France et par l'Angleterre, leur triomphe est assuré, car ils peuvent armer 35000 hommes, lesquels, joints aux 40000 Turks, sont pour le moment un effectif de 75000 hommes. Or, jamais, dans l'état des choses, la Russie ne pourra leur opposer de plus grandes forces. Elle a 500 lieues de frontières à défendre à l'ouest ; la Turkie n'a que deux points à garder, les bouches du Danube et le Bosphore. Si en vingt-quatre heures on peut aller de Sévastopol à Constantinople, on peut dans le même temps aller de Constantinople à Sévastopol, et Sévastopol c'est Moscou, comme Cronstadt c'est Saint-Pétersbourg. Il y a même cet avantage pour les Turks, qu'ils peuvent entrer facilement dans la mer Noire qui s'ouvre pour les recevoir, tandis que les Russes ne peuvent quavec peine entrer dans le Bosphore qui se resserre pour les mitrailler.
Les Russes ont une flotte plus nombreuse, les Turks ont de meilleurs matelots : il ne leur faut qu'un amiral. Les Russes ont 700000 hommes, les Turks n'en ont que de 180 a 200000, mais je l'ai dit : les Russes ne peuvent disposer de plus 50000 hommes au S.-O., sans risquer de voir les Persans à Astracan, les Circassiens à Odessa, les Polonais à Moscou, les Suédois à Saint-Pétersbourg, les Danois et les Prussiens à Riga.
[S'allier contre la Russie]
Le jour est donc venu où l'on peut, si l'on veut, renverser ce colosse d'argile, cette Babel bâtie sur le sable, ce géant difforme qui n'est que ventre et n'a point de coeur, dont la tête est à la Suède, les épaules à l'Allemagne, les bras à la Pologne et les pieds à la Turkie et à la Perse. Oui , le jour est venu de le démembrer pour en former une confédération qui amène l'abolition de la féodalité et du servage. Oui, il est temps d'en finir avec lui en réveillant les anciennes nationalités, en suscitant des ambitions généreuses ; et, qu'on le croie, il est des hommes capables de tenter le coup quand ils en auront saisi l'idée. Tant de peuples y gémissent d'être serfs ! tant de grands seigneurs y rougissent d'être esclaves ! La liberté a tant de charmes ! le pouvoir tant de prestiges ! Oui, j'ose le prévoir, quelque Moscovite, homme de coeur, criera bientôt : Républicains de Saint-Pétersbourg, levez-vous !
Levez-vous francs d'Odessa, catholiques, israélites, Tartares musulmans, levez-vous ! mieux vaut la liberté qu'une capitale de plus. La liberté est à Moscou! Levez-vous! et venez ! Ainsi le despotisme aura disparu du sol de l'Europe! ainsi, la pensée dominante du cabinet russe de faire sa capitale de Constantinople n'aura été qu'un rêve, qu'une chimère. Mais, encore une fois, qu'on y prenne garde, la Russie sait profiter de l'imprévu..
Je me résume : La République a été saluée avec enthousiasme à Constantinople, non seulement par les Français, mais par tous les francs et aussi par les rayas de l'empire. Le général Aupick, sans lettres de créance, a reçu de la Porte, sinon officiellement, du moins officieusement, le plus bienveillant accueil, et de la part des Français les plus éclatants témoignages de leurs sympathies. L'état social des Français, à Constantinople est vraiment déplorable ; l'ignorance, la bigoterie et la cupidité, apanage des francs, sont aussi le leur. Les sympathies des Turks sont pour la France, mais leur pusillanimité, résultat du peu de confiance que nous leur inspirons, leur fait craindre de briser avec le tzar. La Russie a peur, parce qu'elle sent sa faiblesse en présence des idées démocratiques. Et elle n'agira pas autant pour témoigner de sa force que pour induire a y croire.
Je conclus donc : 1° qu'il est urgent d'accorder aux Français de Constantinople les reformes dont ils ont un besoin indispensable; 2° qu'il faut envoyer à l'ambassadeur et au plus tôt ses lettres de créance, se faire reconnaître par la Porte, la pousser à l'exécution du hatti-shérif de Gulhané, s'allier franchement avec elle, et l'aider d'une flotte dans la mer Noire si besoin est; 3°, enfin qu'il est temps de hâter le démembrement et la reconstitution des peuples slaves et russes, seul moyen d'en finir avec le servage, la féodalité et l'absolutisme.
Vaillant (de Bucharest).
extrait de la Revue de l'Orient, de l'Algérie et des colonies, Tome IV, 1848