Extrait de l'Abrégé de l'histoire générale des voyages faisant suite aux Voyages du Levant, 1800.
Ce texte est repris de Mouradja d'Ohsson, Tableau général de l'empire Ottoman, 1791.
Intéressantes informations sur l'Islam, ses préceptes, ses institutions, les couvents et les derviches... malgré des commentaires qui ne sont pas exempts de préjugés...
[271]
CHAPITRE X.
De la législation mahométane — Elle est partagée en cinq codes : religieux, civil, criminel, politique & militaire. — Le courann, base principale de tous ces codes. — Du mouphti & autres ministres de la religion, — Instituts & couyens de derwiches.
LA législation mahométane est partagée en cinq codes : religieux, civil, criminel, politique & militaire.
1°. Le code religieux embrasse trois parties: les dogmes, le culte extérieur & la morale.
La partie dogmatique expose les cinquante-huit articles de foi adoptés par les mahométans. Elle donne une idée de leurs traditions sur les âges les plus reculés, de leur respect pour les patriarches & les prophètes, de leur vénération particulière pour la personne de J- C., de leur opinion sur Mahomet, sur ses disciples, sur leurs quatre premiers califes, sur leurs saints. On y trouve le véritable esprit de leur dogme sur la prédestination, la sagesse de la loi sur les illusions de l'astrologie judiciaire, enfin tout ce qui est relatif aux fonctions religieuses du souverain, ses titres, ses droits, & les qualités requises en fa per sonne pour être digne de régner, selon la loi canonique, sur le peuple mahométan.
On retrace dans la partie rituelle tout ce qui constitue le culte extérieur ; savoir: 1°. l'esprit, la nature & l'usage des purifications, avec les circonstances qui forment l'état de pureté ou d'impureté légale dans l'un & dans l'autre sexe, d'où resulte la véritable cause du fréquent usage que fait la nation entière des bains chauds ; 2°. la prière, à laquelle tout musulman est tenu cinq fois par jour, l'office public des vendredis & des deux fêtes du beyram, les prières particulières prescrites aux malades, aux voyageurs, aux militaires, celles qui font consacrées pour les trente nuits du ramazann, pour les calamités publiques, pour les événemens extraordinaires, les cérémonies de la circoncision, celles des funérailles ; 3°. la dîme aumônière imposée à toutes les personnes opulentes sur la partie de leurs biens employée au luxe ou au commerce, les temples du musulmanisme, les divers édifices qui les entourent & qui ont pour objet l’instruction de la jeunesse, le soulagement des pauvres & futilité publique ; 4°. le jeûne du mois de ramazann, où l'on montre l’austérité de cette pénitence, qui consiste à être à jeun depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, sans prendre même une goutte d'eau, & l'attention religieuse de la nation en général à l'observer avec la plus grande rigueur ; 5°. le pèlerinage de la Mecque, avec toutes les lots & les pratiques qui concernent cet acte si important de l'islamisme.
La partie morale embrasse quatre points généraux : 1°. tout ce qui concerne la nourriture, les alimens mondes & immondes ; 2°. les préceptes relatifs au vêtement & aux effets mobiliers, sur lesquels remploi des métaux précieux est rigoureusement prohibé ; 3°. le travail prescrit aux hommes, d'après la loi qui leur ordonne de se livrer aux arts & aux métiers ; 4°. les vertus morales, la probité, la charité, la chasteté, la pudeur, les devoirs de bienséance, l'attention d'éviter tout ce qui peut entraîner au vice, à la dissipation, â l'oubli de Dieu, tels que les jeux, les instrumens de musique, les images ou figures d'hommes ou d'animaux.
Le code civil est divisé en trente-un livres: on y traite du mariage des musulmans & des non-musulmans sujets tributaires de l'empire, de celui des esclaves, du don nuptial ou douaire que le mari doit accorder à la femme, [274] de l'égalité de traitement auquel le musulman La Thrace.est tenu envers ses femmes, de la légitimation des enfans, des alimens légalement dus par le mari à la femme, par le père aux enfans, & par les enfans aux pères & mères indigens ; des répudiations parfaites, imparfaites, conditionnelles ; de l'affranchissement des esclaves, de l'âge de majorité, des droits des mineurs, des vieillards, des enfans trouvés, des sociétés de commerce, des ventes & achats, des baux à ferme, de l'agriculture, des testamens, des tuteurs, du partage légal des biens, enfin des lois sur l'administration de la justice & sur les qualités requises dans la personne des magistrats, &c.
Le code criminel expose les peines afflictives contre l'adultère, le vin, les injures, le vol domestique, les apostats, les rebelles, les voleurs de grand chemin. On y présente austì les lois sur le prix du sang & sur la peine du talion, membre pour membre, sang pour sang, avec les formalités & les procédures qui s'observent dans toutes ces matières.
Le code politique présente quatre objets importans : 1°. les lois fiscales qui embrassent les droits imposés sur le commerce des musulmans, des sujets non-musulmans & des étrangers, les taxes des terres décimales & tributaires, la capitation à laquelle sont soumis tous les sujets non-mahométans, enfin l'emploi légal de tous les revenus publics ; 2°. les lois qui concernent les sujets tributaires, les églises chrétiennes ; 3°. celles qui ont rapport aux étrangers demeurans en pays mahométans, & aux mahométans qui font en pays étrangers ; & 4°. les droits du sultan en sa qualité d'iman suprême ; l'état de l'empire ottoman & la forme de sa constitution ; les pouvoirs du grand-visir, comme vicaire & lieutenant du sultan ; l'influence du mouphti & des principaux oulémas sur l'administration politique de l'état ; le tableau de la Porte, dans lequel on montre en détail tous les ministres, tous les grands officiers qui le composent, avec le titre, les prérogatives & les emplois respectifs de chacun ; le tableau de tous les pachas à deux & à trois queues, & de tous les beys décorés d'une queue ; un exposé de l'autorité de tous ces pachas & de l'administration municipale des provinces & des villes ; l'esprit du gouvernement en général envers tous les sujets de l'empire ; tout ce qui est relatif à la politique du dehors, à la vie privée du sultan, à ses occupations, à ses amusemens ordinaires & extraordinaires ; le tableau des officiers du sérail, des princes & des princesses [276] du sang, auxquelles seules appartient le titre de sultane ; un état du harem impérial, des dames & des autres femmes qui le composent ; enfin un état de toutes les cérémonies du sérail, des étiquettes de la cour, des formalités usitées à l'avénement d'un sultan au trône, ainsi qu'à sa mort. On voit dans ces différens codes, qui composent la législation universelle de cet empire, ce qu'il y a de grand dans plusieurs de ses dogmes, de sublime dans la plus grande partie de sa morale, d'imposant dans son culte, de sage dans ses lois, de simple, de naturel dans ses usages & dans ses mœurs.
L'étonnement redouble quand on voit une nation, toujours isolée des autres, & par-là constamment privée des avantages qu'ont les Européens de s'entrecommuniquer leurs lumières, leurs découvertes, leurs sciences, être à son origine ce qu'elle est encore aujourd'hui, & ne devoir qu'à elle-même ses connaissances, ses principes & les fondemens de sa constitution. Mais ce qui frappera davantage, c'est de voir que presque tous les maux publics & particuliers qui affligent les Ottomans, n'ont pour principe ni la religion ni la loi ; qu'ils dérivent des préjugés populaires, de fausses opinions & de réglemens arbitraires, dictes par le caprice, la passion, l'intérêt da moment, tous également contraires à l'esprit du courann & au dispositif de la loi canonique.
D'après cela, on se persuadera aisément que la correction de ces abus & le changement de cet empire ne présentent point des obstacles insurmontables, quelque lente que soit d'ailleurs la marche des révolutions morales & politiques qui ne font jamais que l'ouvrage du temps & du génie.
Pour réformer les Ottomans, il ne faudrait donc qu'un esprit supérieur, qu'un sultan sage, éclairé, entreprenant. Le pouvoir que la religion met dans ses mains, l'aveugle obéissance qu'elle prescrit aux sujets pour tout ce qui émane de son autorité, en rendraient l'entreprise moins hasardeuse & les succès moins incertains.
Par la disposition textuelle de la loi, le souverain a le droit, la force, la puissance da changer à son gré les ressorts de l'administration, & d'adopter les principes que pourraient exiger les temps, les circonstances & l'intérêt de l'état ; tout dépend, comme on voit, d'une seule tête. Qu'un Mahomet II monte encore sur le trône ; qu'il soit secondé par le génie puissant d'un visir [vizir] ; qu'un muphti, animé du même zèle & du même esprit, entre dans leurs vues ; que ce chef des oulemas veuille, de concert avec eux, faire tourner au bien de sa nation l'influence que lui donnent & la dignité de sa place & l'opinion des peuples ; alors on verrait ces mêmes Ottomans, jusques-là si concentrés dans eux-mêmes, & si tyrannisés par l'empire des préjugés populaires, entretenir avec les européens des relations plus intimes, adopter leur tactique & leur système militaires, se livrer aux découvertes nouvelles, cultiver les sciences & les arts, élever leur administration sur des principes différens, enfin changer absolument la sace de leur empire.
La doctrine, le culte, les lois morales & civiles de Mahomet, tout prouve que ce législateur ne se proposa d'abord dans son entreprise que de détruire l'idolâtrie dans sa nation, de la ramener à l'unité, à l'adoration da vrai Dieu, en rétablissant chez elle les principes de la loi naturelle. Dans cette vue, il prit pour modèles de son culte & de sa législation tous les patriarches de l'antiquité. Adam, Noë, Abraham, Ismaël, &c. dont le culte, disait-il, était l'islamisme, nom sous lequel il consacra également sa doctrine & sa religion. Il puisa toutes les maximes analogues à son système, les unes dans l'ancien & le nouveau testament, & les autres dans les diverses traditions généralement respectées chez les peuples arabes. Ces opinions servirent de base à son édifice ; &, pour lui donner un caractère plus sacré, il eut recours à ces prétendues révélations dont l'objet, d'une part, sut de mettre le sceau à ces mêmes opinions, & de l'autre, de faire respecter les changemens qu'il crut nécessaires au succès de son ouvrage.
[Le Coran]
On sait que le courann est regardé chez les Musulmans comme le recueil de lois divines, promulguées par Mahomet. Les Mahométans croyent que ce livre est tiré du grand livre des décrets éternels, & qu'il est descendu du ciel feuillet par feuillet, verset par verset ; leur législateur s'en servit pour éclaircir chaque fois ses assertions, appuyer ses prédications, & résoudre les différens problêmes dans l'ordre politique: c'était presque toujours dans les momens de perplexité & d'embarras où il se trouvait, que ces feuillets lui descendaient du ciel ; ils répondaient exactement aux diverses .circonstances de fa vie & de fa doctrine, puisqu'il les publiait à mesure qu'il était question d'autoriser un projet, d'approuver ou de rejeter une action, d'absoudre ou de condamner quelqu'un, de confirmer ou d'abolir [280] différentes lois, établies même par des versets précédens. Ce livre est donc le recueil des dogmes & des préceptes de la religion musulmane ; il contient 114 chapitres, 6666 versets, & 30 sections ou cahiers: l'ordre de leur rédaction n'est cependant pas celui dans lequel Mahomet les a reçus & promulgués.
D'après les meilleurs auteurs nationaux qui ont écrit l'histoire de ce législateur, sa prétendue mission lui a été révélée en songe, dans la quarantième année de son âge, par l'archange Israfil, la nuit du 19 de ramazan 6203, qui répond à l'ère chrétienne 600, treize ans avant l'hégire, qui est l'époque de sa retraite de la Mecque à Médine. Dès ce moment Mahomet, saisi d'une sainte frayeur, se voue à une vie solitaire ; il se retire dans une grotte de la montagne de Hira, qui domine sur la Mecque ; il y passe les jours & les nuits en jeûnes, en prières & en méditations. Au milieu d'une de ses extases profondes, l'ange Gabriel lui apparaît & lui ordonne de lire : Mahomet répond qu'il ne sait pas lire. L'ange le prend dans ses bras, le ferre, le presse avec force, lui renouvelle le même ordre pour la seconde & pour la troisième fois, en le serrant toujours davantage, & lui met enfin dans la bouche ces paroles : « lis, au nom de ton Créateur. »
Peu de jours après étant en oraison sur la même montagne de Hira, Mahomet voit encore apparaître l'ange du Seigneur, qui, assis sur un trône éclatant au milieu des nues, lui récite ces paroles : "ô toi qui es couvert d'un manteau céleste, lève-toi & prêche". C'est ainsi que l'ange Gabriel, disent les mêmes écrivains, remit, par ordre de l'Eternel, à son prophète, dans les vingt-trois dernières années de fa vie, feuillet par feuillet, chapitre par chapitre, tout le livre du courann [Coran] ; ce grand ministre des volontés du Seigneur, ajoutent-t-ils, qui avait apparu douze fois à Adam, quatre fois à Enoch, cinquante fois à Noé, quarante-deux fois à Abraham, quatre cents fois à Moïse & dix fois à J. C., honora de sa présence le dernier & plus auguste des prophètes, vingt-quatre mille fois ; il ne lui apparaissait jamais que le visage resplendissant de gloire & de lumière ; il exhalait autour de lui les parfums les plus odoriférans, & s'annonçait par un bruit sourd semblable au son des petites cloches. Sa présence jetait toujours l'effroi dans l'ame du prophète ; une sueur froide couvrait tout son corps : il eût aussi, continue le même auteur, très-souvent l'apparition de l'archange [282] Israfil dans les trois premières années de son apostolat.
Mahomet, par son exemple, inspirait à ses disciples la vénération la plus profonde pour le courann. La lecture du livre sacré, disent les auteurs nationaux, opérait toujours en lui une espèce d'extase ; il s'agitait, se levait, se calmait, se passionnait, s'attendrissait selon l'esprit & le caractère de chaque verset, de chaque passage de ce saint livre : révéré comme le recueil des lois divines, il est l'objet des hommage les plus profonds de tout Musulman ; on n'y touche jamais sans être en état de pureté légale, & sans le baiser & le porter au front avec les plus grands sentimens de respect & de dévotion. Les souverains ottomans, ainsi que les premiers de l'état, à l'exemple des anciens califes, se sont ordinairement un devoir de faire garnir leur courann [Coran] en or & en pierreries ; on sait que ce livre ne fut rédigé que dans la troisième année de l'hégire, & la seconde de la mort de Mahomet. Ce livre, si remarquable d'ailleurs, autant par l'élégance & la supériorité de son style, que par son empire sur l'opinion publique, est cependant peu intelligible ; il manque de méthode & de cohérence dans ses préceptes, & dans les différentes matières qu'il embrasse ; l'intelligence [283] n'en devient facile qu'à l'aide des commentateurs.
[Religieux]
Quoique le premier de tous les ministres de la religion, le mouphti de Costantinople n'exerce cependant de fonctions sacerdotales, que relativement à la personne de sa hautesse. Assisté du grand-visir & du chef des émirs, il procède à l'inauguration du nouveau sultan dans la cérémonie du sabre, qui tient lieu de couronnement ; quoique chef de la magistrature, il n'a point de tribunal ; à proprement parler il n'est que le premier oracle des lois. Comme elles font théocratiques, & qu'elles embrassent la religion & la doctrine, le gouvernement civil politique & militaire, on peut juger de son influence sur l'administration générale de l'empire. i
Aussì la nation entière a-t-elle pour ce chef suprême de la loi, de la magistrature & du sacerdoce, la vénération la plus profonde. Tous lui rendent les hommages les plus respectueux, les généraux, les ministres, le grand-visir lui-même, dans toutes les occasions, le souverain lui témoigne aussi les plus grands égards.
A la solemnité des deux fêtes de beyram, il baise la robe du sultan sur le sein ; &, levant les deux mains vers le ciel, il fait des [284] prières pour la prospérité de l'empire & la conservation de sa hautesse, qui, en ces momens, pose la main sur les épaules de ce prélat, & lui fait une légère inclination de tête, en signe d'embrassement. Outre ces distinctions publiques, consacrées par une ancienne étiquette, le monarque a foin d'aller le voir chez lui de temps en temps ; mais fans aucun appareil, & presque toujours dans la vue de lui donner des marques de déférence & de considération.
Ce qui n'est qu'une simple attention de la part du monarque, est presqu'un devoir pour le grand-visir ; il se rend donc assez fréquemment, mais presque toujours incognito, chez ce chef de la loi ; la politique même exige qu'il confère avec lui sur les affaires les plus importantes de l'état. Le mouphti ne fort point de chez lui fans un certain cortège ; il ne fait jamais de visite qu'au grand-visir qui l'accompagne toujours au sérail pour y présenter ses respects au souverain ; & dans toutes, quelqu'en puisse être l’objet, il est reçu dans l'hôtel de ce premier ministre, avec l'appareil le pluimposant.
Enfin, le mouphti & le grand-visir sont les deux premiers personnages de l'empire, comme étant les vicaires et les représentans du souverain, l'un pour le spirituel, l'autre pour le temporel ; c'est la raison pour laquelle eux seuls reçoivent au sérail, & en présence du sultan, l'investiture de leur dignité, par une pelisse doublée de zibeline. Celle du mouphti est de drap blanc ; celle du grand-visir est de drap d'or, & toujours accompagnée d'un caftant de la plus riche étoffe : dans toutes les cérémonies publiques ils marchent sur la même ligne, le grand-visir à droite, le mouphti à gauche ; ces dignités sont toujours déférées à vie. Inexpérience prouve néanmoins qu'il n'y en a pas de plus chancellantes & de plus amovibles qu'elles ; il est vrai qu'un parfait accord entre le chefs de la loi & le premier ministre, peut les y soutenir long-temps ; mais aussi la moindre mésintelligence peut les en précipiter, en laissant à l'intrigue toutes ses ressources pour leur enlever la confiance du souverain, & les perdre l'un & l'autre dans son esprit.
La disgrace d'un mouphti est ordinairement suivie de la plus affligeante destinée ; plus il est environné d'éclat dans le rang qu'il occupe, plus sa condition devient obscure quand il en est descendu. Comme il peut être encore redoutable, même après sa chute, il est le [286] seul de son corps à qui il ne soit pas permis de fixer sa demeure dans la capitale.
La réunion de tant de droits & de pouvoirs différens dans la personne d'un mouphti, donne à son département la plus grande étendue, & le rend l'un des plus importans de l'empire ; plusieurs officiers travaillent sous lui & dans son hôtel même ; ce sont autant de vicaires ou de substituts qui remplissent en son nom tout ce qui est de son ressort & de sa compétence. Il a un bureau d'environ vingt commis, uniquement préposés à l'expédition des fethwas ; ce font eux qui rédigent en forme légale & dans les termes requis, toutes les matières sur lesquelles le public vient consulter la loi ; le mouphti y répond de sa propre main, & toujours conformément aux décisions de ses prédécesseurs. Cette immensité de matières qui forment les différentes collections des fethwas, se trouvent divisées par leur nature même en deux classes générales ; l'une est relative au droit public, l'autre au droit particulier: la première est du ressort du gouvernement, aussi n'est-il permis qu'à lui seul de consulter la loi sur tout ce qui concerne l'administration. S'agit-il de la guerre, de la paix, d'un nouveau règlement politique, d'une loi militaire, de la punition d'un ministre ou d'un officier public, le ministère consulte le mouphti [mufti], & demande son fethwa ; mais bien souvent avant d'en venir à cette formalité, on discute l'affaire, non seulement avec lui, mais encore avec les principaux membres des oulemas. Il ne suffit pas, en effet, de s'assurer de la légitimité d'une entreprise, de la trouver conforme à l'esprit de la loi ; il faut encore avoir le vœu de ce corps, mais sur-tout celui de son chef sur la nécessité, l'utilité & les avantages que l'on peut s'en promettre.
Au reste, ni la religion, ni la loi, ni la constitution politique de l'empire, n'imposent au monarque l'obligation de se prémunir d'un fethwa sur les objets qui concernent l'administration publique ; la faiblesse des uns, la religion des autres, ou l'habitude de plier sous d'anciens usages, les engagent presque toujours à cette démarche envers le chef de la magistrature. Dans plusieurs, c'est encore l'effet d'une adroite politique, sur-tout en des temps orageux, & lorsqu'il s'agit ou d'une entreprise importante, ou d'une innovation marquée ; dans ces cas les dispositions du souverain, appuyées sur un fethwas, & sur l'avis unanime des principaux oulemas, font infiniment plus respectables aux yeux du public. [288]
Sanctionnées, pour ainsi dire, par la religion et la loi, elles servent alors de bouclier au monarque & â ses ministres, contre tous les évènemens fâcheux qui peuvent en résulter ; cependant on a vu des princes d'un grand caractère se mettre au-dessus de ces considérations, négliger ces formalités, & dédaigner en quelque forte les conseils 8c les lumières des gens de loi & de leur chef.
Chez les Mahométans, les ministres de la religion font partagés en cinq classes différentes, dont chacune a ses fonctions particulières:
1°. Les scheikhs qui font les prédicateurs ordinaires des musquées. Chacune a le sien, qui est obligé de prêcher tous les vendredis après l’office solennel de midi ; ces scheikhs, dans tout s'empire, sont une feule & même classe de ministres, qui ne jouissent d'aucune autre distinction que celle attachée au mérite, á l'érudition & au crédit personnel. Ils sont tous à la nomination du mouphti, & ce n'est jamais qu'à la suite d'un examen fait en sa présence, qu'ils font abrégés à cet illustre corps ;
2°. Les khatibs, ce sont les ministres qui remplissent, dans la prière solemnelle des vendredis, les fonctions de l'imam suprême ;
3°. Les imams. Ils sont dévoués aux fonctìons [289] ordinaires du culte ; la plus importante est de présider à l'assemblée dans les cinq prières du jour. Le premier de ces imams, dans chaque mosquée, remplit aussi les devoirs de curé ; c'est lui qui assiste à la circoncision, au mariage & à la sépulture des paroissiens ;
4°. Les muezzinns sont les chantres préposés à l'annonce Ezann du haut des minarets, pour la prière des cinq heures canoniques du jour. Ces muezzinns, sur-tout ceux des mosquées impériales, savent ordinairement la musique, & ont presque tous une voix mélodieuse ;
5°. Les cayyims. Ce sont, pour ainsi dire, les gardiens & les serviteurs des temples ; les fonctions les plus serviles roulent sur eux.
Les ministres des temples ne vivent jamais en communauté ; chacun jouit séparément & en son particulier des revenus de son office, & se rend à la mosquée à laquelle il est attaché aux heures consacrées pour la prière. Par-tout ils sont subordonnés au magistrat da la ville, qui exerce sur eux le droit d'un évêque ; il a le pouvoir de destituer tous ceux dont la conduite est scandaleuse, ou qui ; pas les qualités requise, pour remplir dignement les devoirs de leur place. Une tradition populaire & assez répandue, sait croire aux [290] Mahométans que tout criminel parmi les oulemas, doit subir un genre de supplice particulier â ce corps, celui d'être pilé dans un mortier : ce qui fortifie cette opinion, c'est qu'en effet on voit, dans la première cour du sérail, une espèce de mortier de marbre posé vers l'un des coins des grandes écuries de sa hautesse ; mais on ne trouve dans les annales de la monarchie, aucun exemple de cet étrange supplice, ni rien qui puisse y avoir le moindre rapport.
II ne nous reste plus qu'une observation à faire, relativement au costume des ministres de la religion ; ni les uns ni les autres ne portent d'habits particuliers, pas même lorsqu'ils remplissent dans les mosquées les fonctions sacerdotales. Ils ne sont distingués des autres citoyens que par leur turban, dont la forme varie suivant l'état & le grade de chaque individu.
[Derviches, couvents]
Le nom de derwìsch est un mot Persan dont l'étymologie énonce le seuil de la porte, & qui métaphoriquement énonce l'esprit d'humilité, de retraite & de persévérance qui doit former le caractère principal de ces anachorètes. Chaque siècle vit naître, dans tous les états mahométans, quelques-unes de ces sociétés, qui presque toutes existent encore aujourd'hui [291] dans l'empire ottoman, & dont les plus distinguées font au nombre de trente-deux.
Sans entrer dans les détails fastidieux sur l’esprit particulier de chacun de ces instituts, nous nous contenterons d'exposer les règles & les pratiques principales qui leur servent de fondement. Les statuts de presque tous ces ordres, exigent de chaque derwisch qu'il répète souvent dans la journée, les sept premiers attributs de la Divinité ; c'est par le moyen de ces paroles mystérieuses que l'on procède à l'initiation des derwischs dans la plupart de ces ordres : le sujet qui s'y destine est reçu dans une assemblée de frères, présidée par le scheikh, qui lui touche la main & lui souffle à l'oreille trois fois de suite les paroles du premier attribue, en lui ordonnant de les ; répéter cent une, cent cinquante une, ou trois cent une fois par jour. Le récipiendaire, fidèle aux ordres de son chef, s'oblige en même-temps de vivre dans une retraite parfaite, & à rapporter exactement au scheiks les visions & les songes qu'il peut avoir dans le cours de son noviciat : ces songes, outre qu'ils caractérisent & la sainteté de sa vocation & son avancement spirituel dans Tordre, font encore autant de moyens surnaturels qui [292] dirigent le scheikh sur les époques où il peut encore souffler à l'oreille du néophite, les secondes paroles, & successivement toutes les autres jusqu'à ra dernière. Le complément de cet exercice demande six, huit ou dix mois ; quelquefois même davantage, selon les dispositions plus ou moins heureuses du candidat : parvenu au dernier grade de son noviciat, il est pour lors censé avoir pleinement rempli sa carrière, & acquis le degré de perfection nécessaire pour être agrégé 1blemnellement dans le corps auquel il s'est dévoué.
Dans quelques instituts les épreuves du noviciat paraissent plus austères encore. L'aspirant est tenu de travailler au couvent pendant mille & un jours consécutifs dans les derniers emplois de la cuisine ; au terme prescrit on procède à son initiation. Le chef de cuisine, l'un des derwischs les plus notables, le présente au scheikh, qui assis dan ; l'angle du sopha, le reçoit au milieu d'une assemblée générale de tous les derwischs du couvent ; le candidat baise la main du chef & s'assied devant lui sur la natte qui couvre le parquet de la salle. Le chef de cuisine met sa main droite sur la nuque & la main gauche sur le front du récipiendaire, dans le [293] temps que le scheikh lui ôte son bonnet & le tient suspendu sur sa tête, en récitant ce distique persan : « c'est une véritable grandeur & une félicité réelle que de fermer son cœur aux passions humaines ; le renoncement aux vanités humaines est l'heureux effet de cette force victorieuse que donne la grâce de notre saint prophète. » Après quoi le scheik couvre la tête du nouveau derwisch, qui va se placer au milieu de la salle où il se tient dans la posture la plus humble, les mains croisées sur le sein, le pied gauche sous le pied droit, & la tête inclinée vers l’épaule gauche ; alors le scheikh adresse ces paroles au chef de cuisine : « que les services du derwisch ton frère soient agréables & au trône de l’Eternel & aux yeux de notre fondateur ; que sa satisfaction, sa félicité & fa gloire s'accroissent dans ce nid des humbles, dans cette cellule des pauvres. »
Chaque institut impose à ces derwischs l'obligation de réciter certaines prières à différentes heures du jour, tantôt en commun, tantôt en particulier. Plusieurs ont encore des pratiques qui leur sont propres & qui consistent en danses ou plutôt en évolutions religieuses ; dans chaque couvent il y a une salle toute en bois, consacrée à ces exercices. Rien de plus simple que fa construction ; on n'y voit aucune [294] sorte d'ornemens ; le milieu du mur, tourne Thrace. Du côté de la Mecque, présente une espèce de niche qui sert d'autel ; le devant est garni d'un petit tapis, le plus souvent d'une peau de mouton où se place le scheikh de la communauté: au-dessus de la niche on lit le nom du fondateur de l'ordre.
Les exercices qui se sont dans ces salles sont de différens genres, suivant les règles de chaque institut ; mais dans presque tous on commence par la récitation que sait le scheikh des sept paroles mystérieuses. II chante ensuite divers passages du courann, & à chaque panse les derwischs placés en cercle, au milieu de la pièce, répondent en chorus, tantôt par le mot d'allah, tantôt par celui de hou. Dans quelques-unes de ces sociétés, ils restent assis sur les talons, les coudes bien serrés les uns contre les autres, & en faisant tous dans la même mesure de légers mouvemens de la tête & du corps ; dans d'autres le mouvemens consiste à se balancer lentement de droite à gauche & de gauche à droite, ou bien à incliner méthodiquement tout le corps en avant & en arrière ; il y a des sociétés ou ces mouvemens commencés assis, se continuent debout, toujours à pas cadencés, l'air contrit & les yeux fixés vers la terre. [295]
Dans quelques-uns de ces instituts les exercices se sont en se tenant par la main, en avançant toujours par le pied droit, & en donnant à chaque pas aux mouvemens du corps beaucoup plus d'action & de force. La durée de ces danses est arbitraire, chacun est libre de quitter quand bon lui semble. Cependant tous se sont un devoirs d'y tenir le plus long-temps possible ; les sujets les plus robustes ou les plus enthousiastes s'efforcent toujours de l'emporter sur les autres par une plus longue persévérance : ils se dégagent la tête, ôtent leur turban, forment un second cercle au milieu du premier, s'entrelacent les bras sur les épaules les uns des autres, élèvent graduellement la voix & répètent sans cesse « ya allah », en redoublant chaque sois les mouvemens du corps, & ne cessant enfin qu'à l'entier épuisement de leurs forces.
Ces exercices extraordinaires, qui semblent tenir du prodige & qui en imposent au commun des hommes, ne produisent pas cependant le même effet sur les gens sensés & raisonables ; c'est ainsi peut-être que quelques assemblées de fanatiques ont donné dans ce siècle de lumières & au sein des nations les plus instruites le spectacle ridicule de ces pieuses & barbares singeries, connues sous le nom de convulsions. De tout temps & chez tous les peuples de la terre, [296] la faiblesse & la crédulité, l'enthousiasme & la fourberie n'ont que trop souvent profané le culte le plus saint & les objets les plus dignes de notre vénération.
Tous ces différens exercices dans chaque institut ont ordinairement lieu une ou deux fois la semaine ; au reste on ne doit pas croire que ces danses s'exécutent par-tout en silence. Dans quelques-uns de ces instituts, elles se font au bruit d'une faible musique d'une expression douce, tendre & pathétique.
Tel est l'esprit ou le système général de ces différentes congrégations ; si les prières que l'on y récite font analogues aux principes de l’islamisme, & à la haute idée que les sectateurs du courann [Coran] ont de l'être suprême, les pratiques qui les accompagnent s'éloignent cependant des maximes de leur prophète, & prouvent combien l'esprit humain est susceptible de s'égarer, lorsqu'il se livre sans règle & fans mesure aux illusions d'un zèle enthousiaste & aux prestiges d’une imagination exaltée. Il est probable que ces innovations ont pris naissance chez les musulmans d'après les danses sacrées des Egyptiens, des Grecs & des Romains du bas empire.
Mais ces pratiques communes & obligatoires pour les derwischs de tous les instituts, ne sont [297] pas les seules qui exercent leur dévotion ; les plus zélés d'entre eux se vouent encore volontairement aux actes les plus austères ; les uns s'enferment dans leurs cellules pour y vaquer, pendant des heures entières, à la prière & à la méditation ; les autres passent souvent toute une nuit à proférer le mot d'allah. Pour se dérober au someil, quelques uns se tiennent durant les sept nuits réputées saintes, dans des positions très-incommodes ; assis, les pieds posés sur terre, & les deux mains appuyées sur les genoux, ils se fixent dans cette attitude par une lanière de cuir, qui leur embrasse le col & les jambes ; d'autres lient leurs cheveux à une corde attachée au plafond.
Il en est aussi qui se vouent à une retraite absolue & à une abstinence des plus rigides, ne vivant que de pain & d'eau pendant douze jours, en l'honneur des douze imams de la race d'Ali : les plus dévots observent quelquefois ce pénible régime pendant quarante jours de suite. Chez tous, il a pour objet l'expiation des péchés, la sanctification des ames, la gloire de l'islamisme, la prospérité de l'état & le salut général du peuple mahométan ; chaque fois ils prient le ciel de préserver la nation de toutes les calamités publiques, telles que la guerre, la famine, la peste, les incendies, les [298] tremblemens de terre, &c. Quelques-uns d'entre eux ont encore pour maxime de distribuer de l'eau aux pauvres ; le dos chargé d'une outre, ils parcourent les rues en criant, « sebil illah », c'est-à-dire, dans le sentier de dieu, ou plutôt, dans la vue de plaire à dieu ; & donnent de l'eau a tous ceux qui en veulent, sans jamais rien exiger ; il en est cependant qui reçoivent des rétributions, mais c'est pour les remettre aux pauvres, ou du moins pour les partager avec eux.
Quoique tous ces instituts soient réputés ordres mendians, il n'est cependant permis à aucun derwisch de mendier, sur-tout en public ; on n'en excepte que les bektanchys [bektachis] qui se sont même un mérite de ne vivre que d'aumônes, & dont plusieurs parcourent, non pas les maisons particulières, mais les rues, les places, les bureaux, les hôtels publics en se recommandant à la charité de leurs frères. Plusieurs de tes solitaires se sont un devoir de ne subsister que du travail de leurs mains ; ils s'attachent à faire des cueillers, des écumoires, des grattoirs & autres ustensile» de bois ou de marbre.
Quoique nullement engagés par les liens du serment, tous étant maîtres de changer de communauté, & mime de rentrer dans le monde, [299] d'y embrasser le genre d'occupations qu'il leur plaît, il est rare cependant de voir quelqu'un parmi eux user de cette liberté ; chacun se fait un devoir sacré de terminer ses jours dans son habit de religion. Il faut joindre à cet esprit de pauvreté & de persévérance qui est exemplaire chez tous, celui de la soumission envers leurs supérieurs ; cette soumission est encore relevée par l'humilité profonde qui accompagne toutes leurs démarches, non-feulement dans l'intérieur de leurs cloîtres, mais encore en société. On ne les rencontre nulle part, qu'ils n'aient la tête inclinée & la contenance la plus respectueuse, & les plus dévots ou les plus enthousiastes, ne parlent que de visions, de songes, d'esprits célestes, d'objets surnaturels, &c.
Si d'un côté, ces rêveries & ces pratiques leur attirent tout-à-la-fois la dévotion & l’argent des hommes superstitieux ; de l'autre elles ne servent qu'à les décréditer dans l'esprit des gens sensés & raisonables : ce qui ajoute encore à cette défaveur personnelle, c'est l'immoralité de plusieurs de ces derwischs. On en voit qui allient la débauche avec les pratiques les plus austères de leur état, & qui donnent au public le scandaleux exemple de l'ivrognerie, de la dissolution & des excès les plus honteux.
[300] C'est cette classe d'illuminés dans les divins instituts qui produisit tant de fanatiques dans tous les siècles du mahométisme. C'est elle qui fit éclore sous différens règnes tant de faux dévots, qui sous ce nom, ont sait les entreprises les plus audacieuses & qui ont désolé des contrées entières, en égarant l'esprit de la multitude par leurs impostures, leurs prestiges & leurs prétendues prophéties.
Pour garantir l'état & les peuples de pareilles calamités, il faudrait que les lumières du siècle pénétrassent chez cette nation où les préjuges vulgaires ont prévalu jusqu'ici sur les dispositions même des lois, & triomphé en même temps de tous les projets de réforme que des hommes sages & profonds ont tracés de temps à autre, quoiqu'à la vérité d'une main faible & tremblante ; mais si le fanatisme à ses écueils, l'irréligion a aussi ses précipices. Si donc il était dans la destinée des Ottomans de revenir un jour à un meilleur ordre des choses, nous faisons des vœux, & c'est ['humanité seule qui nous les inspire, pour que celui qui tentera cette réforme salutaire, s'écarte avec prudence de ces deux extrêmes également désastreux, en combinant son plan sur les principes d'une sage modération ; seul moyen en politique de réprimer chez tous les peuples les abus de ht religion & les vices du gouvernement, d'épurer à- la-fois & le culte & l'administration, de faire enfin, concourir & l'autorité & la doctrine à la prospérité de l'état, à la gloire de ses chefs & à la félicité réelle de tous les individus.