Extrait de l'Abrégé de l'histoire générale des voyages faisant suite aux Voyages du Levant, 1800.
Ce texte est repris de Mouradja d'Ohsson, Tableau général de l'empire Ottoman, 1791.
CHAPITRE VIII.
De l'interdiction des jeux. — De la musique. — De la danse. — Des images. — De l’attention des musulmans à ne jamais prendre le nom de dieu en vain. — De l’obligation en général de pratiquer la vertu & d'éviter le vice.
C'EST dans la religion même & dans l'ensemble de ses préceptes que se trouve la véritable cause de cet éloignement qu'ont toujours eu les sectateurs du courann [Coran] pour les jeux, les spectacles, les fêtes bruyantes & pour tous ces autres amusemens si ordinaires chez presque toutes les nations du monde. On ne voit chez les. ottomans d'autres jeux publics que ceux qui font consacrés par une ancienne étiquette à l'amusement du souverain, dans l'intérieur du sérail : encore n'ont-ils jamais lieu que dans les deux fêtes du beyram; ils consistent dans le djirid & dans les combats d'animaux, tels que les chiens, les ours, les lions, les tigres, &c. le djirid est une course à cheval que font les pages, la main armée d'un bâton. Dans tout le reste de l'année, le divertissement le plus ordinaire du souverain se borne au tomak, ou [212] la joute des pages du sultan. L'exercice de l'arc & les courses à pied ou à cheval, qui de tout temps étaient très à la mode chez les Arabes & chez les Tatars, & assez suivis autrefois par les Musulmans, ne les occupe guères aujourd'hui.
Cette nation ne montre pas plus de goût pour les jeux de société; sa gravité naturelle & son attachement scrupuleux aux décrets de l'islamisme, lui font également dédaigner tout ce qu'on appele récréation, dissipation, passe-temps : elle ne connaît ni les jeux d'exercice, ni celui des cartes; plusieurs cependant jouent aux échecs. Parmi le bas peuple, mais sur-tout dans, les casés, on joue quelquefois aux dames & au mangala. Ce dernier jeu consiste en une certaine combinaison, toujours' en nombre pair, de soixante-douze petits coquillages distribués err douze cases; les soldais & les marins s'amusent aussi le plus souvent à la lutte, au saut & au jet de grosses pierres á certaine distance : mais dans tous ces jeux il n'est presque jamais question d'argent. La loi & l'opinion publique condamnent également tout gain de cette nature, & selon les fethwas du mouphti [mufti],celui qui a payé le prix de son jeu ou de son pari, est-toujours en droit d'en réclamer en justice rentière restitution.
Dans les harems les femmes paraissent moins [213] scrupuleuses, elles s'amusent à l’escarpolete, à colin maillard, & à d'autres jeux aussi influens. Les Grecs qui ont, conservé une partie de leurs anciennes mœurs, &, qui se piquent d'imiter les Européens dans les choses de mode & de société, s'abandonnent entre eux à tous leurs goûts, & montrent depuis quelque-temps' une passion assez vive pour les jeux de cartes, soit de commerce, soit de hasard.
Les comédies, les tragédies» les opéra, les spectacles brillans ou l'homme déploie tout à-la-fois les ressources de génie & les beautés de fa langue font absolument inconnus aux ottomans. Quoique maîtres de la Grèce & souverains d'une nation autrefois si célèbre par ses drames & ses théâtres, ils les ont toujours dédaignés comme contraires aux principes du courann [Coran], aux mœurs nationales & à la politique du, gouvernement. L'état ne permet les assemblées que pour les devoirs du culte religieux.
On voit cependant chez eux des troupes de bouffons, de farceurs, de comédiens y de lutteurs, de joueurs de gobelets, de danseurs de corde ; mais ils ne paraissent jamais dans les places publiques, si ce n'est dans les événemens extraordinaires : tout fe passe dans t'intérieur des maisons, & c'est la fête la plus somptueuse qu'un homme riche puisse donner à sa [214] famille & à ses amis, à l'occasion de ses noces ou de la naissance d'un enfant.
Les ombres chinoises font le divertissement, auquel on donne la préférence; ceux qui gagnent leur vie à ce métier, vont solliciter de porte en porte la curiosité des familles. Ces spectacles consistent là, comme ailleurs, dans quelques scènes bouffones, dont les principaux rôles, font ceux qui répondent en quelque forte à l'arlequin & au pantalon des Italiens. Tout s'y ressent encore de la barbarie des siècles qui ont -donnés naissance à ces jeux grossiers; rien da plus indécent que les gestes de ces figures, soit en hommes, soit en femmes, & rien de plus obscène que les vers qui le récitent derrière la toile. Ces spectacles, malgré le mauvais goût qui y règne, suffisent cependant pour dérider le front des personnes les plus graves. Ce n'est que très-rarement & toujours par complaisance poux les femmes, les enfans & les esclaves de la maison, que l'on se permet ces sortes de spectacles : les personnes d'un certain état, les gens de loi sur-tout, se feraient scrupule d'assister à ces jeux, qu'ils regardent comme des amusemens que le bon sens & la raison désavouent.
Dans aucune époque de l’année, on ne voit chez cette nation ni masques, ni danses publiques [214], ni ces divertissemens du carnaval, ni ces fêtes bruyantes si communes ailleurs. II est difficile de rendre la gravité, le phlègme & cette espèce d'apathie qui forment le caractère des Ottomans; c'est le peuple du monde le plus propre pouf le quiétisme; rien ne frappe, rien n'exalte son imagination ; il n'est ni importun, ni curieux : voit-il quelque chose d'un peu extraordinaire, un costume étranger, un objet bisarre, un animal singulier, il s'arrête un instant, il regarde de sang-froid, sourit, & continue son chemin fans se permettre une plus longue distraction; s'attrouper, courir après quelqu'un, se livrer à des éclats de joie ou de surprise, font de ces mouvemens qu'on ne voit jamais, même parmi le peuple, dans aucune ville mahométane.
On a déjà observé que les Ottomans n'ont ni fêtes ni dimanches ; leurs beyrams [bayram] leur en tiennent lieu, & ils n’emploient les sept jours consacrés par la religion dans ces deux fêtes, qu'à se promener tranquillement dans la ville & aux environs; tout le reste de l'année on se promène rarement.
Tout, dans les mœurs de cette nation, tend à lui inspirer, sur-tout dans les classes supérieures, un penchant invincible pour la molesse & la vie sédentaire. Les hommes & les [216] femmes attachent même une certaine grandeur à ne se permettre aucun mouvement, aucune agitation, & à ne jamais quitter l'angle du sopha ; si leur mouchoir tombe, s'il est question de ramasser quelque chose à quatre pas d'eux, rarement ils se dérangent, ils frappent dans leurs mains, & les pages ou les filles esclaves accourent à leurs ordres. En général, chez tous ces peuples, on fort rarement de fa maison; les personnes de l'un & de l'autre sexe passent toute l'année sur un sopha, dans l'inaction ou l’insouciance; mais ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que ces mêmes hommes que l'on croirait condamnés à un engourdissement physique & moral, font plus propres qu'on ne le croit, à soutenir tous les travaux de l'esprit & du corps. Parviennent-ils à une charge, ils y développent des talens & une aptitude supérieurs à leur éducation ? Sont-ils chargés d'une commission dans les provinces, ils font à cheval une course rapide de cinq cents lieues, fans se ressentir de la moindre fatigue ?
Malgré cet éloignement pour les plaisirs, & ce genre de vie austère qui semble être le partage d'une nation peu civilisée, on rencontre néanmoins, chez les Ottomans, des hommes assez gais, assez aimables, assez communicatifs ; aussi la société est-elle l’unique [217] ressource d'une infinité de familles. Réunis entre parens & amis intimes, ils y concentrent toutes les affections de leur ame ; ces cercles, ces conversations familières ne font pas dépourvus d'agrémens, & souvent même d'un certain intérêt; l'air de décence qui les accompagne par-tout, leur manière mélancolique de se ranger le long d'un sopha, l'attention de présenter à chacun une pipe & du café ; les égards respectueux des uns envers les autres, le calme avec lequel s'énonce celui qui parle, les graces naturelles de l'élocution orientale, sur-tout dans les personnes qui possèdent bien la langue, le silence profond que garde le resta de l'assemblée, tout enfin présente un tableau assez piquant, mais qui fous aucun rapport ne peut cependant être comparé à ceux des sociétés européennes ; d'ailleurs, les personnes qui ont tous les dehors de la gravité la plus imposante, se livrent quelquefois à toutes les saillies d'un esprit gai & facétieux; plusieurs ont aussì le talent particulier de saisir l'à-propos d'une sentence, d'un bon mot, d'une satyre ingénieuse.
On sent bien qu'un peuple isolé qui ne voyage jamais, qui ne fréquente pas même les étrangers établis dans son sein, & qui n'a pas la ressource de puiser dans les productions toujours [218] renaissantes des nations européennes est nécessairement borné à un cercle étroit de connaissances. Les Ottomans n'ont pas l'avantage de pouvoir lire les gazettes étrangères; ils n'ont pas même celui d'être exactement informés de ce qui se passe á la cour, à la ville, & dans les différentes provinces de l’empire; les chroniques, les journaux, les feuilles périodiques font des ouvrages absolument inconnus chez eux, & qui n'ont pas encore exercé leurs imprimeries.
Aussi dans toutes ces contrées, on ne parle jamais que de ces évènemens qui par leur nature ne font pas susceptibles d'être dérobés à la connaissance publique. C'est une des maximes du ministère, de répandre un voile mystérieux sur tout ce qui pourrait inquiéter ou affliger le peuple. En temps de guerre, il arrive souvent que le public de Constantinople n'apprend la défaite d'une armée ou la prise d'une place frontière, que quatre ou cinq mois après l'évènement. On peut juger par-là de l'ignorance où font les Ottomans sur tout ce qui se passe dans les pays étrangers; le gouvernement lui-même ne s'occupe que des objets relatifs à ses intérêts politiques,& encore est-il réduit à s’en rapporter aux informations [219] que lui donnent les ministres des puissances amies.
Les Ottomans ne dérogent au calme profond qui règne perpétuellement chez eux, que dans une seule occasion; c'est à l'époque des réjouissances publiques. Elles ont lieu à la naissance des deux ou trois premiers enfans d'un nouveau monarque, le jour de la circoncision d'un prince du sang, ou lors d'un évènement heureux pour l'empire, tel que le gain d'une bataille, la conquête d'une place forte, &c. ces réjouissances qui font ordinairement de trois, cinq ou sept jours, consistent dans des banquets somptueux, dans l'illumination du sérail, de la ville & des mosquées, dans la décoration des boutiques, des magasins, des halles & marchés publics. Les. ministres, les grands & tous les officiers en charge font aussi décorer les portes de leurs hôtels, & élever au milieu de la cour une espèce de salon tapissé de glaces & de belles étoffes, orné de lustres, de girandoles, de fanaux, & garni tout autour d'un riche sopha; ils y passent une grande partie de la nuit & reçoivent successivement les visites de leurs parens, de leurs amis & de leurs connaissances, auxquels ils prodiguent le café, le tabac, des sucreries, des essences, des parfums, Ces décorations ont également lieu [220] à une des portes du sérail ; des drapeaux, des, boucliers, des armes & d'autres trophées enlevés pendant la guerre aux ennemis de l'empire font ordinairement les objets les plus remarquables de cette espèce d'arc de triomphe.
Ces fêtes font le plus souvent accompagnées d'un spectacle aussi intéressant que magnifique, celui d'une marche processionnelle des artistes de toutes les classes. Tous font richement vêtus, & chaque corps avance séparément à la tête d'une espèce de char de triomphe décoré des symboles des instrumens & des productions, mêmes de chaque art & de chaque métier.
Souvent aussi le gouvernement donne des feux d'artifice au milieu du Bosphore; ce sont des captifs malthais, italiens, portugais, &c. qui les exécutent, & ils ont ordinairement l'attention de représenter l'île de Rhodes, ou une place ennemie assiégée & emportée d'assaut par les Ottomans.
On ne doit pas s'imaginer que dans ces jours de réjouissance & de liberté publique, pour tous les citoyens indistinctement, les femmes sortent de cet état de solitude auquel elles font condamnées ; elles ne participent à la joie universelle qu'à travers les jalousies de leurs croisées & de celles qu'on leur ménage alors dans l'intérieur des maisons, trop heureuses [221] lorsqu'elles obtiennent de leurs maris l'agrément de sortir en voiture pendant le -jour pour se promener dans la ville, & voir, sans être vues, les décorations des grands hôtels, des marchés & des places publiques.
Ce n'est pas cependant que dans les harems les femmes ne se découragent entre elles de ces privations; elles y exécutent des jeux & des comédies bouffonnes en s'attachant presque toujours à contrefaire les chrétiens & à jeter du ridicule sur leurs mœurs, sur leurs coutumes, même sur diverses pratiques de leur culte ; il leur arrive aussi quelquefois de s'habiller en hommes, &.de prendre jusqu'au costumé européen,- pour rendre leurs facéties encore plus piquantes. Dans ces occasions, le harem de sa hautesse c'est-à-dire les plus jeunes esclaves du sérail, s'abandonnent à toute leur gaieté & ces folies servent de récréation aux sultanes & au souverain lui même, qui cependant ne se montre pas; il se tient ordinairement derrière une fenêtre grillée qui domine sur la salle où se passe la fête. La majesté du trône & la crainte de gêner par sa présence la liberté des actrices, qui font une forte de loi de cette retenue; enfin, pendant ces fêtes que des évènements extraordinaires ramènent tous les quinze ou vingt ans, les [222] Ottomans en général semblent se dépouiller de leur caractère naturel ; tous les fronts fe dérident, & la gravité, le calme, le recueillement font place aux démonstrations de la joie la plus vive & la plus bruyante.
Le législateur arabe, en proscrivant les jeux, le chant & tous les instrumens de musique, se proposait sans doute de former une société religieuse de tous les peuples qui embrasseraient sa doctrine. L'austérité de ses principes, & sur-tout la maxime qu'il s'était faite de n'imiter en rien les autres nations, soit dans le culte extérieur, soit dans la vie civile, n'ont pu qu'influer sur les lois qu'il donna à ses sectateurs, & par une suite nécessaire, sur les mœurs qu'il voulait établir parmi eux; mais ce qui prouve en même-temps l'illusion des défenses arbitraires & l'impossibilité de soumettre absolument les hommes à des lois que la raison désavoue, c'est le faible empire qu'ont toujours eu ces dispositions sur l'esprit des Mahométans.
II n'y a peut-être aucun peuple, sur la terre, qui soit plus passionné qu'eux pour la musique. A la vérité ils ne jouent eux-mêmes d'aucun instrument, & si de jeunes seigneurs s'y adonnent quelquefois, ce n'est que dans leur intérieur & pour leur plaisir particulier; ce [223] serait pour eux une honte & même une espèce de déshonneur, que de jouer en société. Plusieurs dédaignent de s'appliquer au chant.
Ainsi, malgré le préjugé qui empêche aujourd'hui plus que jamais les Mahométans d'étudier la musique, tous cependant en font le plus grand cas & ne cessent d'encourager, & par des louanges & par des libéralités, ceux qui la professent. A Constantinople, comme dans toutes les grandes villes de l'empire, il y a un certain nombre de citoyens qui s'y livrent avec passion, & sous tous les règnes on en a vu qui se sont distingués dans cet art agréable. Qu'on ne s'imagine pas, au reste, que le pays où subsiste encore cette montagne si célèbre que l'antiquité regardait comme le séjour des muses, soit fertile aujourd'hui en génies avoués d'Appollon & d'Orphée, & dignes d'être rangés dans la classe des grands maîtres qui composent les orchestres de l'Europe.
Les instrumens les plus connus & les plus usités chez les Ottomans, font le violon, la basse de viole, la guittare, le cistre, le luth, la flûte, le siflet-de-pan,1e tambour-de-basque, le psaltérion. Dans la musique militaire, on voit des timbales, des tambours, des cimbales, des fifres & des trompettes. Les gens de la [223] campagne, sur-tout parmi les Grecs, ont la musette, la cornemuse, les chalumeaux ; les Mahométans ne connaissent pas encore les instrumens compliqués, tels que le clavecin, la harpe & l'orgue.
En général, ils sont peu avancés dans la théorie & les principes de la musique, mais l'habitude & l'usage leur donnent une exécution facile & brillante. Tous leurs airs de sentimens, en semi-tons & en mesure lente, sont très-touchans & très-pathétiques ; ils pénètrent l'ame, ils causent les émotions les plus douces, les plus, agréables, les plus profondes; ce font ordinairement les mêmes personnes qui chantent & qui s'accompaghent. La musique attachée à la poésie la suit pas à pas, & rend avec exactitude le nombre, la mesure, la cadence, les vers & les fentimens qu'ils expriment; presque tous leurs chants font des poèmes épiques ou érotiques ; leurs vers qui sont très-harmonieux, expriment toujours dans le goût oriental, les sentimens de l'amour, ses effets sur l'esprit & sur le cœur, par des allégories & des métaphores très-ingénieuses.
Ces musiciens mahométans, chrétiens ou juifs forment ordinairement des troupes de huit ou dix personnes, & vont exécuter des symphonies cher tous ceux des citoyens qui [225] désirent les entendre. Excepté les oulmas & les dévots, les Mahométans ne se font aucun scrupule d'avoir chez eux de la musique. Réunis dans l'endroit le plus rétiré de la maison, avec leurs parens & leurs amis intimes, assis nonchalament sur le sopha, fumant & prenant de temps à autre quelques goutes de café, ils sont tout entier au plaisir, & rien ne peut les en distraire. Leur passion pour la musique se manifeste encore par leur goût extrême pour le chant des oiseaux. Plusieurs élèvent chez eux des serins, des rossignols & des fauvettes qui font leurs délices; mais le respect qu'ils portent à la religion & aux lois ne permet jamais à personne d'entretenir dans sa maison ou d'attacher à son service un musicien ou un chanteur quelconque. Le souverain est le seul qui use de cette liberté; cependant on a toujours grand foin, soit au sérail, soit chez les grands & même chez les simples particuliers, d'éviter le bruit & l'éclat pour ne scandaliser personne, & ménager sa considération dans l'esprit de ses concitoyens.
Mais dans aucun temps la musique ne se fait entendre ni dans les mosquées, ni pendant l'exercice public de la religion. On ne doit pas confondre ni les cérémonies particulières de certains ordres de derviches qui [226] admettent la musique pour soutenir leurs danses religieuses, ces pratiques n’ont rien de commun avec le culte national.
Si l'on voit des ottomans violer la loi de leur prophète sur l'article de la musique, il n'en est pas un qui l'enfreigne relativement à la danse, sur-tout en société. La gravité de la nation & les idées qu'elle attache à cet exercice ajoutent encore au précepte de la loi qui, en proscrivant la musique, est censé comprendre la danse dans ses dispositions.
Chez eux il n'y a que des baladins; ils sont réunis à différences troupes de musiciens, tous également dévoués au service du public. On voit même rarement parmi eux des danseurs mahométans : ce sont presque toujours des jeunes Grecs qui, ayant la liberté de se vêtir á leur gré, prennent des costumes riches, élégans, analogues à leurs professions, & dansent ordinairement ou seuls ou deux à la fois, plus ils sont distingués dans la troupe & recherchés par la multitude. Ceux des Ottomans qui ne se font pas scrupule de se livrer chez eux au plaisir de la musique, y font venir aussi de temps à [227] autre ces baladins dont les jeux ajoutent beaucoup à la gaité de l'assemblée.
Les Danseuses, qui pour la plupart font des filles esclaves, ou les femmes mêmes des musiciens mahométans, ne paraissent presque jamais dans ces lieux publics: elles se rendent dans les maisons particulières où elles dansent comme les hommes. Vêtues assez lestement, la tête à demi-couverte d'un voile, des castagnettes à la main, & les yeux tantôt languissans, tantôt étincelans, elles se livrent, avec plus d'expression encore que les jeunes baladins, aux attitudes les plus libres & les plus obscènes. Dans les harems des grands, comme dans celui du sérail, U y a toujours un certain nombre d'esclaves jeunes, exercées à la danse, & ce sont elles qui amusent les dames, ainsi que leurs maîtres, toutes les fois qu'ils veulent se récréer dans l'intérieur de la famille. On remarquera que ces plaisirs n'ont jamais rien de bruyant ni de tumultueux. Indépendamment de ce que l'on doit aux préceptes de la religion & à la décence publique, on est encore retenu par les lois de la police, toujours vigilante & sévère sur cet article. Aussi personne n'oserait donner chez lui une fête avec de la musique & des baladins sans la permission expresse des
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magistrats. Cette permission s'achète toujours, & ceux qui ne la sollicitent pas, paient quelquefois bien cher cette négligence. Ces droits, autorisés par l'usage, & toujours proportionnés au nombres des musiciens & des baladins qu'on veut avoir, font un revenu assez considérable pour l’aga des janissaires, & plus encore pour le bostangy-bachi, dont la jurisdiction s'étend le long du Bosphore jusqu'à l'embouchure de la mer Noire. A Constantinople, comme dans toutes les autres échelles du Levant, les européens ayant pour principe de demeurer tous dans un même quartier, autant pour leur sûreté commune, que pour les agrémens de la société, ils ont par là tous les moyens de vivre au milieu des Mahométans, comme s'ils étaient dans la ville la plus libré de l'europe. Ceux qui résident dans la capitale, au quartier de Péra, jouissent de plus de liberté & d'agrément encore que ceux qui font établis dans les diffé'Tentes provinces. Ce faubourg, l'un des plus beaux & des plus élevés de Constantinople, puisqu'il domine, pour ainsi dire, sur le Bosphore, sur le sérail, sur l'entrée du port & sur une bonne partie de cette ville immense, réunit dans son enceinte les étrangers des diverses nations & les naturels du pays, soit [229] mahométans, soit chrétiens. Par là il offre à l'œil de l'observateur philosophe une diversité frappante de costumes & d'idiômes, & des nuances infinies dans les mœurs & dans les usages. Cette diversité se fait sur-tout remarquer dans les fêtes que donnent les européens & auxquelles assistent ordinairement plusieurs familles grecques; mais on n'y voit jamais aucun mahométan ni de l'un ni de l'autre sexe. Si quelque jeune seigneur de la cour s'y permet d'y paraître, ce qui arrive rarement, il prend d'avance toutes les précautions que la prudence exige pour en dérober la connaissance, même à ses plus intimes amis : immobile sur un fauteuil ou dans l'angle d'un sopha, il ne cesse d'exprimer l'étonnement qu'il éprouve en voyant les deux sexes se confondre dans la même societé, & des personnes distinguées par leur rang se livrer à la danse, & s'assimiler ainsi à des baladins. Comme le mahométan juge toujours les choses d'après ses lois & ses mœurs, il est moins frappé des danses & des jeux qu'il voit dans les rues, les carrefours & les places publiques, parce que l'état des personnes qui les exécutent diminue â ses yeux la honte qu'il y attache.
Il est étonnant fans doute, que les Grecs [230] accablés depuis tant de siècles sous le joug de la servitude, conservent encore cet esprit de gaité & ce goût pour les plaisirs qui distinguaient leurs ancêtres de tous les autres peuples de l'antiquité; mais ce qui ne l'est pas moins, c'est la tolérance du peuple vainqueur envers ces sujets tributaires sur des objets si contraires à ses préjugés & ses maximes religieuses. Dans les villes, dans les campagnes, dans les maisons, dans les cabarets, en particulier, en public, les Grecs se livrent à toutes sortes de jeux & de divertissemens: ils célèbrent leur pâques par des fêtes bruyantes, & chaque année la Porte délivre pour cet objet un sirman de grace & de liberté. C'est le patriarche grec qui le demande, en faisant présenter un mémoire au gouvernement: suivant un ancien usage, il y comprend tous les chrétiens des différens rits établis dans l'empire.
Si les Mahométans s'interdisent la danse dans leurs sociétés particulières, on conçoit avec quel scrupule ils évitent de se confondre dans les cercles des non-musulmans & de participer à leurs plaisirs. La loi sur ce point est rigoureuse, mais sur-tout lorsque la gaité des chrétiens a pour objet leurs fêtes religieuses. Cependant ceux des Grecs d'un certain rang qui ont des liaisons étroites avec [231] des jeunes seigneurs de la cour, n'ont pas de la peine à les attirer chez eux, mais toujours la nuit & incognito; & c'est dans ces occasions, qui ne font pas fréquentes, que le Mahométan, dépouillé de préjugés, & sur de la discrétion de ses hôtes, se livre fans réserve aux attraits du plaisir & aux douceurs de la société: alors il ne se fait aucun scrupule de boire du vin, de porter des santés, de chanter â table, d'oublier enfin l'extrême sévérité des mœurs musulmanes, pour se rapprocher de celles des chrétiens. Dans cet agréable abandon ils vont quelquefois jusqu'à se permettre la danse, dont la plus ordinaire dans ces orgies, est celle même qui en porte le nom, sous le mot corrompu de georgina : c'est une danse grotesque, dans laquelle une ou plusieurs personnes jouent la pantomime en accompagnant la musique de gestes, de grimaces, d'attitudes les plus risibles, où la langue, les yeux, la tête, les pieds & les mains ont chacun leur différent rôle.
Tout prouve que le législateur arabe a voulu suivre l'esprit de la loi mosaïque, en proscrivant dans la sienne les images & par là tout ce [232] qui a trait à la sculpture, à la gravure, au dessin, enfin à toute représentation d'hommes & d'animaux. Cette disposition, sans doute, a pour objet d'empêcher un peuple ignorant & grossier de retomber encore dans les erreurs de l'idolatrie, on ne doit pas s'étonner si cette partie des beaux-arts n'a jamais été cultivée chez les mahométans. On doit être moins surpris encore de l'influence de cette doctrine sur l'esprit de la multitude & de la fureur avec laquelle le soldat vainqueur abat, renverse, détruit tout ce qu'il rencontre d'images & de statues dans les hôtels, dans les églises, dans les places publiques, comme des objets proscrits par fa religion: ces sentimens fortifiés en eux par le fatalisme & la superstition, n'ont pu que donner aux sectateurs du courann [Coran] le plus grand éloignement pour des arts qui ont tant illustré les Grecs & les Romains, & qui fleurissent encore, aujourd'hui parmi les nations les plus policées.
Nous observerons cependant que ces préjugés n'ont jamais été chez eux ni absolument généraux, ni absolument déterminés; comme la loi qui proscrit les images, semble admettre des modifications sur l'emploi qu'on en peut faire, à raison de leur volume, de leur emplacement, de leur destination, plusieurs se permettent, sur la nature de ces objets & sur l'usage qu'on en peut faire, des opinions plus ou moins conformes à l'esprit du courann [Coran]. Les uns distinguent les figures humaines, de celles des animaux [233], & regardent ces derniers comme indifférentes á la religion : les autres portent la tolérance jusqu'à permettre les figures humaines, pourvu qu'elles ne soient pas d'une certaine grandeur. Quelques-uns ne s'attachent uniquement qu'à l'usage auquel on les destine, & ne paraissent scrupuleux que pour les figures que l'on porterait sur foi, mais sur-tout pendant l'exercice des pratiques religieuses; d'autres enfin, envisageant la peinture & la sculpture sous des rapports différens, proscrivent généralement toutes les statues & ne condamnent que les tableaux de ressemblance, jamais ceux d'imagination ou de fantaisie.
D'après cette diversité d'opinions & l'inconséquence si naturelle aux hommes, dont la conduite est presque toujours en opposition avec leurs principes, on ne doit pas être étonné de voir dans tous les siècles une foule de musulmans transgresser la loi, & se livrer sur ce point sans scrupule à leur goût particulier, ou à la nécessité des circonstances, ou à leurs vues politiques.
Ces inconséquences se retrouvent dans la nation ottomane, chez les simples particuliers, chez les grands, chez les souverains même. A l'époque de l'institution des janissaires, divers régimens de cette milice adoptèrent pour [234] enseignes des chameaux, des éléphans, des grues, &c. ; ces enseignes subsistent encore aujourd'hui : on les voit sur les drapeaux, sur les tentes, sur les fanaux & sur les portes de leurs casernes. Dans les noces des citoyens d'un certain rang, les nahhls qui embelissent la fête offrent également de ces symboles proscrits par la loi. Ces nahhls font des espèces de pyramides faites en bois, garnies dans toute leur longueur de fils d'or & de clinquant; souvent on y représente en cire ou en papier dés figures d'hommes & d'animaux.
Aujourd'hui même, qu'il y a sur cet article moins de hardiesse dans les esprits, tous les vaisseaux de guerres font ornés à la proue d'un lion sculpté avec assez d'art, la barque du sultan a un aigle doré : on voit même dans plusieurs boutiques des figures de toutes sortes d'oiseaux & d'animeaux. Nous citerons encore l'usage constant & général des ombres chinoises & le débit continuel, quoique toujours clandestin, de figures d'hommes & de femmes dessinées sur le papier : les obscénités qu'elles représentent ont tellement du goût de la nation, que ceux qui paraissent avoir le plus de répugnance pour les productions du pinceau, ne se font pas scrupule de remplir leurs porte-feuilles de ces dessins scandaleux. On peut juger par là du peu [235] de difficulté que rencontreraient aujourd'hui un homme d'état ou un particulier qui, animé d'un bon esprit, voudrait chercher les moyens d'encourager les arts parmi les orientaux. La partie relative aux portraits d'hommes & de femmes ferait peut-être la feule qui rencontrerait de vrais obstacles. Ici les mœurs & les superstitions populaires semblent fortifier les principes de la loi contre toute image & toute représentation quelconque.
[Portraits des sultans]
Les princes de la maison ottomane sont presque les seuls qui de tout temps aient bravé ces dispositions impérieuses de la loi & des préjugés. Un sentiment d'amour-propre a, sans doute, engagé les premiers sultans, Osman premier, & Orkhann premier, à se faire peindre, pour perpétuer le souvenir de leur personne dans leur famille & chez leurs descendans. Cet exemple fût suivi par leurs successeurs, 8c c'est ainsi que se forma cette précieuse collection qui existe au sérail, dans le cabinet même de fa hautesse.
Ces portraits sont peints à l'huile sur des cartons fins en forme de livre in-40., richement relié. Chaque souverain, quelques mois après son avènement au trône, a l'attention d'y faire ajouter le sien. On lit sur la première feuille [235] du livre ces vers turcs, d'un style très-pompeux & très-emphatique :
« Graces á l'éternel qui a daigné couvrir le globle de sa faveur celeste, en procurant au genre humain, sûreté & repos fous sombre de la race ottomane. »
« Sous l'ombre de ces princes, de ces héros dont les armes & les efforts valeureux ont converti tant de pays infidèles en régions musulmanes. »
« De ces sultans, de ces monarques glorieux qui ont fait règner dans l'univers les droits de l'équité, les lois du prophète & la sainte doctrine du courann. »
« De ces princes celèbres, dont le sang illustre remonte de génération en génération, selon le témoignage irréfragable des livres historiques, jusqu'aux enfans de Noé. »
« Race auguste, race unique, race incomparable, dont l'origine se perd dans les flancs purs & chastes du premier des hommes & qui se perpétuera jusqu'à la fin des siècles. »
« C'est de cette maison illustre, de chacun de ses princes & de ses héros, que j'ose entreprendre l'éloge, guidé, dirigé par le flambeau des annales de la monarchie ».
Sur la feuille qui est vis-à-vis de chaque portrait, trois ou quatre vers retracent les vertus & les qualités du sultan qui en est l'objet, & les evénemens les plus remarquables de son La règne, avec les époques de fa naissance, de son élévation au trône & de sa mort. Voici l'inscription d'Osman premier.
« L'année 699 de l'hégire, est l’époque remarquable de l'avénement d'Osman premier au Khaliphat [califat], de ce prince vaillant & glorieux, qui pendant vingt-sept ans, sut manier avec éclat sur.la surface du globe, son sabre rayonnant contre ses ennemis & ses rivaux ».
« II naquit en 656, monta sur le trône en 699, & mourut en 726, dans la soixante-dixième année de son âge & la vingt-septième de son règne.»
Les sultans emploient de préférence des peintres chrétiens pour ces portraits; c'est moins par égard pour leur habilité, qui est supérieure à celle des mahométans, que par la nécessité de respecter sur ce point les préjugés de la nation. Aussi ont-ils grand soin d'en dérober la connaissance non-seulement au public, mais encore à tous ceux des officiers du sérail, qui ne sont pas admis dans leurs secrets & à leur familiarité intime. Quoique ces artistes ne soient dépourvus ni de talens, ni d'un certain génie, ils sont cependant très-éloignës de ce point de perfection [238] où est aujourd'hui la peinture dans les écoles italienne, française & flamande ; les uns péchent dans les règles de la perspective & des proportions; les autres dans les graces du coloris, des ombres, du clair obscur; comment en effet pourraient-ils avancer dans cet art sublime, au milieu d'une nation qui n'en fait presqu'aucun cas, où l'on ne rencontre des modèles dans aucun genre, où les chrétiens même n'ont ni le goût des tableaux, ni l'habitude de se faire peindre, où enfin, les peintres, soit grecs, soit arméniens, n'ont d'autre ressource pour exercer leurs talens que celle des images des saints dont on orne chez eux les églises, les chapelles & les maisons de particuliers. Il est inutile de parler des peintres mahométans, il n'en existe peut-être pas vingt dans tout l'empire : ils ne s'appliquent guères qu'aux paysages, aux plans & aux dessins. Toutes ces productions manquent d'agrément, mais elles ont le mérite d'une parfaite exactitude; quelques-uns se permettent de peindre des animaux, rarement des figures humaines.
[Les arts en Turquie]
En général, ces peuples ont plus d'habileté pour la sculpture & pour la gravure linéaire; ils font en bois, en plâtre, en stuc toutes sortes d'ouvrages qui servent d'ornemens dans l'intérieur des maisons : on voit chez eux des [239] cachets d'argent, ou de cornaline, des pierres sépulcrales, & des colonnes mortuaires; des marbres chargés d'inscriptions, décorent les fontaines, les chapiteaux des portes & les édifices publics, tous sont travaillés au ciseau avec la plus grande précision. Nous ne parlerons ni des bustes, ni des statues, parce que les mahométans, mais sur-tout les esprits vulgaires les envisagent comme autant d'objets d'idolâtrie; ils y attachent les influences les plus sinistres, & regardent même les maisons où il s'en trouve comme frappées, d'anathème & interdites à tous les anges du ciel, comme à tous les saints de la terre. Delà, cette répugnance presque farouche que témoignent les plus ignorans & les plus superstitieux de la nation pour toute figure humaine soit peinte, soit dessinée; de là, encore les difficultés qu'on éprouve pour se procurer des plans & des dessins au milieu d'une nation ennemie, pour ainsi dire, des arts libéraux, & jalouse des moindres recherches que l'on ose faire dans le pays.
[L’Islam]
C'est après la lecture du courann [Coran] de la loi & des ouvrages théologiques des anciens imams que l'on pourra se former une juste idée de la manière sublime dont la religion de Mahomet parle de la divinité. Les sentimens qu'elle inspire se perpétuent avec la foi & les pratiques [240] religieuses chez tous les peuples qui professent l’islamisme; ceux mêmes qui ne sont pas bien convaincus de l'apostolat du prophète, n'en font pas moins attachés aux dogmes de l’unité d'un être suprême, ni moins pénétrés de son existence & de ses attributs infinis. Delà, ce profond respect avec lequel tous profèrent le nom de dieu, mais ils le prononcent plus souvent que la loi ne semble le permettre.
Le mot allah est sans cesse dans leur bouche; apprend-on une événement extraordinaire? On s'écrie allah! Allah ! Forme-t-on un projet quelconque ? On finit par insch-allah, s'il plaît à dieu. Voit-on une chose qui flatte les sens ou l'imagination ? On s'écrie masch-allah! Ce mot, qui traduit littéralement, signifie un objet digne de dieu ou qui plaît à dieu, est une exclamation très-ordinaire chez tout mahométan, soit pour témoigner son admiration à la vue d'un objet agréable, soit pour préserver le même objet des regards sinistres de l'envie & de la méchanceté. Marche-ton à la guerre, attaque-t-on une place, livre-t-on un combat, c'est toujours avec le cris redoublés d'allah! allahl
« On ne prend jamais la plume que l'on ne trace presque à chaque ligne le nom de dieu; dans toutes les lettres dedans tous les écrits, il [241] est toujours question de la grace divine, de l'assistance celeste, de la volonté du tout puissant, de la protection de l'éternel; si l'on parle d'un vivant on le recommande â la garde de dieu; si l'on fait mention d'un mort, on implore sur lui la miséricorde du très-haut. Le même esprit règne dans les diplômes, dans les ordonnances, dans les édits du souverain, dans les inscriptions des mosquées & des édifices publics; enfin, dans, cette nation tout commence & finit au nom de dieu, & l'homme le moins dévot ferait vivement scandalisé s'il voyait quelqu'un s'écarter de ces formules, ou ne pas témoigner ces sentimens profonds dont tout mortel doit être pénétré en proférant le saint nom de dieu.
Les Mahométans ne sont pas moins fidèles à leurs sermens & à leurs vœux; mais l'usage habituel où ils font de proférer souvent le nom de dieu, fait qu'ils ne patient jamais sans prendre, pour ainsi dire, l'éternel à témoin de ce qu'ils avancent. Ils ont encore l'habitude da juter sur leur foi, sur leur religion, sur leur ame, sur leur vie, sur leur tête, comme sur celle de leurs enfans, & de ce qu'ils ont de plus cher au monde; plusieurs jurent encore, sur l'ame de leurs ancêtres, c'est le jurement ordinaire des souverains, soit qu'ils sanctionnent des traités & des alliances, soit qu'ils [242] proclament des édits sévères contre les infracteurs des lois et des perturbateurs du repos public.
Les dévots sont très-attentifs à ne pas proférer à tout propos le nom de dieu, & plus encore à ne pas l'articuler dans les mouvemens de la colère. Si par hasard cela leur arrive, ils ne manquent pas de satisfaire à la peine décernée par la loi, ce qui consiste á affranchir un esclave, ou à donner à dix pauvres ce qui est nécessaire pour leur vêtement ou pour leur nourriture pendant un jour.
Les Grecs ne jurent pas moins que les Mahométans; on est scandalise d'entendre les hommes, les femmes, les enfans répéter cent fois le jour le nom de dieu, par ce jurement si bannal & si peu religieux : par dieu, par ma foi, par mon ame.
Rien de plus sublime que les lois morales établies par les anciens docteurs, pour servir de développement aux différens chapitres da courann. II n'est peut-être pas hors de propos de retracer ici les passages les plus remarquables de ce livre réputé divin.
« Dieu, y est-il dit, commande la justice, la bienfaisance, la libéralité; il défend le crime, l'injustice & la calomnie. Èvitez le péché en secret & en public ; le méchant [243] recevra le prix de ses œuvres. Les croyans qui auront pratiqué la vertu, habiteront eternellement des jardins pleins de delices; soyez patient & chaste; humble & modeste; évitez le vaste & l’orgueil; Dieu hait l’homme superbe & glorieux. Ceux qui supportent patiemment l'adversité, qui pratiquent la vertu, qui exercent la bienfaisance, & qui effacent leurs fautes par des actes de religion & d'humanité, seront les hôtes les plus précieux du paradis; celui qui, après s'être égaré dans les sentiers du vice, implorera la miséricorde du Seigneur, éprouvera les effets de sa clémence ; celui qui n'use de ses richesses que; pour plaire á Dieu, & qui est constant dans la pratique des bonnes œuvres, ressemblera à un jardin situé sur une colline : une pluie abondante & la rosée du ciel désaltèrent la terre &c font croître ses productions en abondance; »» L'homme ignore combien son oeil, sera enchanté á la vue des récompenses qu'il aura méritées par fa piété & par ses vertus. »
C'est d'après ces oracles qu'une foule de savans ont donné dans tous les siècles & dans les trois langues également cultivées en Orient, l'arabe, le turc & le persan, des ouvrages en prose & en vers sur la philosophie [244] morale, & sur les devoirs des vrais Musulmans Thrace envers Dieu, envers la patrie & envers la société. Plusieurs y ont même ajouté des maximes relatives à la politique, pour guider leurs souverains & leurs ministres dans le gouvernement de l'empire; ces ouvrages font presque dans toutes les bibliothèques publiques. Dans la plupart de ces traités on trouve des apologues très-ingénieux que les jeunes gens apprennent par cœur, ainsi qu'une multitude de maximes, de sentences, de proverbes & d'adages analogues à la morale & à la doctrine, applicables aux diverses circonstances de la vie humaine.
En général on peut dire, à la louange de cette nation, que son attachement à la morale civile & religieuse, lui sert de frein contre les penchans de la nature, & ces passions tumultueuses qui, par, une fatalité singulière, semblent être le partage des sociétés civilisées. II est peu de Mahométans qui s'abandonnent entièrement aux excès du vice & de la dépravation; la cupidité, la soif immodérée des richesses, n'étouffe pas en eux tous les remords de la conscience; ils ne se permettent guères ces atrocités, qui ailleurs font frémir la nature, scandalisent les tribunaux & déshonorent l'humanité. Là, comme [245] partout ailleurs, les premiers ordres de l'etat sont ceux qui se livrent aux plus grands, excès, effet naturel de l'opulence, de l'ambition & de l'autorité; c'est dans les classes inférieures que règnent la vertu, la bienfaisance, la probité & la candeur.
[Mentalité]
La reconnaissance est aussi une des qualités morales qui font le plus d'honneur à cette nation. Le Musulman qui a servi un maître, l'officier qui a été protégé par son supérieur, l'infortuné qui a reçu des secours de son ami, rarement perdent le souvenir de ce qu'on a fait pour eux; elevés par la suite au faîte des grandeurs & de l'opulence, on retrouve chez eux ces sentimens de gratitude & de respect pour leurs anciens bienfaiteurs. Sur ce point l'homme le plus puissant, comme le dernier des citoyens, met de la grandeur à proférer ces paroles, qui, malgré leur simplicité, n'en font pas moins énergiques : « il est de mon devoir de lui être utile, de reconnaître tout ce qu'il a fait pour moi, parce que j'ai mangé son pain & son sel. »
Mais autant ces ames fières & hautaines sont reconnaissantes & sensibles aux bienfaits, autant elles font implacables & vindicatives lorsqu'elles ont reçu quelque outrage; il est rare que les Musulmans pardonnent un [246] affront, une épigramme, un propos satyrique. On en a vu nourrir dans leur cœur des projets de vengeance pendant quarante ans, & immoler alors de sang-froid l'objet de leur animosité; mais ces traits, que la raison & la nature désavouent, sont les malheureux effets de la dépravation du cœur humain; la loi n'y a, aucune part; tout y' respire, au contraire, la charité, la douceur & la modération.
Rien de ce qui peut contribuer au bonheur des hommes, n'est oublié dans la morale de ces peuples ; elle a en horreur ces mutilations inventées par un amour inquiet & jaloux; elle va même jusqu'à interdire aux Musulmans le service des eunuques, & cette loi est généralement observée. Si les souverains & quelques-uns parmi les grands y dérogent, c'est plutôt par faste & par attachement á un usage consacré de tout temps dans les cours asiatiques, que par la nécessité de confier leurs harems à des gardiens plus sûrs & plus vigilans.
Il en est de même des stigmates, ces marques que l'on se grave avec la pointe d'une aiguille, sur les bras ou sur les jambes, ne se voient que parmi les soldats & une, partie, du bas peuple; elles présentent ordinairement la figure d'un lion, emblème de la force & de [247] la vigueur. Cet usage supertitieux, dont l'usage remonte aux siècles les plus reculés, est encore aujourd'hui pratiqué même chez les Grecs du pays; mais sur-tout par ceux qui ont fait le pèlerinage de. Jérusalem. La plupart se font un devoir de porter aux bras des stigmates de la croix, de la vierge, ou du saint pour lequel ils ont le plus de dévotion.
Ces développemens que nous venons de présenter des lois murales & somptuaires, suffisent fans doute pour faire connaître les véritables principes de l'islamisme, & leur influence sur les mœurs publiques & privées des Ottomans. Si elles ne sont pas observées avec la même exactitude par tous les individus, c'est qu’on les regarde comme plus ou moins obligatoires, d'après la manière dont elles font sanctionnées par les imans rédacteurs : en effet, les dispositions de ces lois ayant pour base ou l’autorité du courann [Coran], ou l’exemple & la vie du prophète, ou les décisions de ses principaux disciples, elles offrent une multitude de nuances qui déterminent, d'une manière plus ou moins rigoureuse, obligation de les suivre; les unes font présentées comme des conseils, les autres, comme des preceptes.
Quoiqu'il en soit, c'est toujours aux principes de l'islamisme qu'il faut rapporter, [248] si non les vertus des Ottomans, du moins cet éloignement pour cette foule de vices qui ailleurs font le malheur des familles, & entraînent insensiblement la ruine des nations. Fidèles à ces principes de leur doctrine, ils dédaignent et le jeu & le luxe immodéré, & la bonne chère & les spectacles, & la fréquentation des deux sexes & une multitude d'autres objets de jouissances qui tendent également à la dissipation & à la corruption des mœurs.
Quant à la situation actuelle des Ottomans, eu égard à une infinité d'objets qui intéressent & les fortunes particulières & le bien général de l'etat, & la gloire de la nation , on aurait tort de l'attribuer aux principes de la législation; s'ils marchent lentement dans les connaissances relatives à l'agriculture, au commerce & à la navigation; s'ils n'ont pas encore perfectionné toutes les branches d'industrie; s'ils ne font pas plus avancés dans les arts & les découvertes des européens ; fi l'astronomie, les mathématiques, l'histoire naturelle, la physique expérimentale, &c. font des sciences négligées chez eux; si, d'un œil tranquille & serein, ils se voient sans cesse enveloppés des maux les plus désastrueux, tels que la peste & les incendies; si enfin, [249] paralisés en quelque forte par le dogme de la prédestination mal entendue , ils abandonnent leur sûreté & leur existence politique à la protection du prophète, ce n'est point aux maximes du courann, mais aux maximes de la nation & à l'insouciance des ordonnateurs, que l'on en doit rapporter la cause. Les uns n'ont pas assez de lumières, les autres manquent de courage pour s'élever au-dessus des idées populaires, & s'occuper sérieusement de ces grands objets.
II ne faudrait qu'un grand homme pour donner à cet empire une face nouvelle; il ne faudrait qu'un sultan d'un génie supérieur ou un visir entreprenant, qui sentit du moins la nécessité de permettre à de jeunes mahométans ou autres sujets du pays, de se répandre dans les différentes contrées de l'Europe, pour s'instruire dans les arts, dans les sciences & étudier les différentes matières relatives à l'ordre civil & politique; qui se fit un devoir de recueillir favorablement leurs observations, leurs mémoires, leurs projets, de seconder même ceux des Européens qui voudraient les servir, de protéger leurs entreprises & d'en faciliter l'exécution par des encouragemens & des distinctions honorables; ces moyens, si propres à exciter l'ambition des sujets & à réveiller leur industrie, donneraient aux Ottomans de nouvelles connaissances, ajouteraient à leurs ressources naturelles, augmenteraient leurs richesses, & en feraient bientôt une des nations les plus florissantes de l'univers.