Castellane parle de deux personnages importants pour la politique étrangère française : Saïd-effendi qui fut ambassadeur en France et dont il souligne et explique l'ingratitude, et Bonneval devenu Ahmet Pacha. Le secrétaire d'état aux affaires étrangères a envoyé une lettre que Castellane doit remettre à Bonneval. Mais celui-ci est malade (il meurt le 23 mars 1747).
Dépêche de l'ambassadeur de Castellane au ministre des affaires étrangères (Puysieux), en date du 23 mars 1747 (11 réblul-éwel 1160).
Nous avons ajouté les intertitres.
Depuis la lettre, monsieur, que j'ai eu l'honneur de vous écrire le 27 du mois passé, par la voie de Venise, j'ai reçu les duplicata des trois dépêches dont vous m'avez honoré les 30 novembre, 9 et 26 décembre passé, avec la lettre particulière que vous m'avez adressée pour l'homme en question ; c'est M. le comte de Montaigu, qui me les a fait parvenir avec la lettre du 1er février, arrivée le 20 de ce mois. Je présume que les originaux sont sur un des deux bâtiments que nous attendons ici depuis longtemps. Je vais, monsieur, avoir l'honneur de répondre aux réflexions que les dépêches renferment, en vous informant de deux événements qui vous frapperaient sans doute davantage, si mes précédentes relations ne vous avaient déjà convaincu que les personnes sur qui vous faisiez ici le plus de fond n'étaient pas à beaucoup près aussi essentielles au succès de nos vues qu'on peut avoir tâché de vous le persuader. Je parle de Saïd-Éffendi et du comte de Bonneval. Le premier a été déposé de la charge de Kiaya, qui a été donnée au Tschaouch-Bachi, et le second est tombé dans une léthargie mortelle, qu'on attribue à une goutte remontée. Je savais depuis quelque temps que le grand-vézir travaillait à éloigner Saïd-Éffendi de Constantinople. C'est le 15 de ce mois qu'il a été déposé. Il a regardé comme une grâce qu'on ne lui ait pas donné les trois queues pour l'envoyer dans quelque mauvais pachalik, où il aurait bientôt dépensé ce qu'il a épargné dans le peu de temps qu'il a exercé la charge de Kiaya. Il est rentré dans l'emploi qu'il avait eu auparavant au bureau des finances. Comme il reste à Constantinople, il ne serait pas impossible qu'il s'élevât de nouveau par des intrigues à quelque poste plus important. Ainsi, je crois de mon devoir, monsieur, de vous dire ce que j'en pense.
Said-Effendi
Je vous ai marqué, monsieur, dans ma lettre du 12 septembre, qu'à l'audience du 29 août, qui m'a été donnée à la campagne, Said-Éffendi ne pouvait s'y trouver ; il était obligé de rester à la Porte pour suppléer à l'absence du grand-vézir, ce qui, ajoutai-je, l'a mis fort à son aise ; car la composition de sa contenance n'aurait pas été pour lui un petit embarras; dans cette occasion, je tombai dans le cas d'une amphibologie, qui n'est que trop fréquente dans notre langue, et qui vous a donné lieu de penser que je voulais parler du grand-vézir, quoique ces dernières paroles fussent relatives à Saïd-Éffendi. C'est de lui que je voulais dire qu'il avait été charmé de ne pas se trouver à cette conférence, parce que, connaissant son caractère timide, indécis, peu obligeant, et uniquement occupé de lui-même et de sa fortune, et ayant été témoin que, lorsqu'il fut nommé ambassadeur en France, il affecta devant le grand-vézir de se faire interpréter ce que je lui disais, de peur qu'on ne le soupçonnât de savoir le français, et de ne pas passer pour aussi infidèle que ceux dont il parlait la langue ; je ne doutais pas qu'il n'eût été embarrassé à composer sa contenance dans un entretien, où il aurait rougi de se montrer zélé ou ingrat envers la France : l'un était aussi périlleux dans sa façon de penser que l'autre était déshonnête. Comme vous paraissez surpris, monsieur, que l'on puisse former le moindre doute sur la reconnaissance de Saïd-Effendi envers la France, je dois vous informer à ce sujet de quelques anecdotes. La première, que Saïd-Effendi, après avoir consumé à Paris, par des fantaisies et ses caprices, les bienfaits du roi, prévoyant qu'il retournerait aussi pauvre qu'il était venu, imagina la ressource d'une donative considérable qui lui était promise, s'il procurait à un quidam l'emploi de fermier général. Le refus de cette grâce est le premier sujet de sa rancune, Le second a été l'économie dont on usa avec lui à Marseille ou, suivant lui, la chambre ne lui donna pas aussi abondamment qu'il aurait souhaité. Rien de plus injuste que cette façon de penser; il en a été cependant capable, apparemment par le vif sentiment de son indigence, qui était telle qu'il ne rapporta de son ambassade que des colifichets et huit mille piastres d'argent comptant. Il avait outre cela un beau diamant, dont le roi lui avait fait présent ; mais il lui fut enlevé par le kislar-aga. A la suite de cette conférence que ce premier eunuque eut dans le sérail avec le sieur de Laria, ce drogman,en relevant dans la meilleure intention du monde la générosité dont on avait usé envers Saïd-Effendi, fut la cause innocente qu'on acheva de le dépouiller. C'est le troisième sujet de la rancune. Ces faits m'ont été successivement assurés par les personnes qui avaient le plus de droit à sa confiance, et le dernier entre autres a été confirmé par M. le comte de Bonneval lui-même ; en sorte que, bien loin de le regarder comme notre ami, vous pouvez, au contraire, être persuadé qu'il a oublié tout ce que la France a fait pour lui, et qu'il est de plus ulcéré contre nous, nonobstant toutes les attentions que j'ai eues pour lui depuis son retour de France. Aussi, monsieur, bien loin de me réjouir de sa nomination au poste de Kiaya, je vous prévins que je l'avais démasqué à la négociation de 1743, et vous donnai à entendre qu'il nous serait tout au moins inutile, outre sa timidité naturelle et les motifs de rancune dont je vous ai parlé. Je savais qu'il avait puisé de M. de Bonneval le préjugé qui a toujours été un obstacle essentiel à à nos vues ; je veux dire cette prévention que la France ne veut engager les Turcs dans la guerre que pour s'en débarraser elle-même, et les sacrifier en faisant sa paix. C'est en 1734, temps auquel Saïd-Effendi et le comte de Bonneval entrèrent dans nos affaires de Pologne, que les plus modiques inductions du procédé de la France à la paix de Ryswick furent mises dans tout leur jour, et qu'on fit échouer les négociations du marquis de Villeneuve, en exigeant que la France prît des engagements par écrit avec la Porte pour la continuation de la guerre. C'est à cette école que les Turcs ont appris à se méfier de nous, et que Saïd-Effendi lui-même a puisé ses principes, dont il s'est ouvertement expliqué même en cette occasion, et dont vous avez vu, par la suite de la correspondance du comte Bonneval avec le sieur Peyssonnel, que ni l'un ni l'autre ne se sont jamais départis, ayant toujours insisté sur la nécessité indispensable d'une alliance avec la Porte. J'ai donc prévu, par la connaissance de toutes les circonstances, l'accomplissement de ce que je vous avais prédit par mon mémoire du 10 avril 1745, que le système de la Porte serait constamment de ne pas se brouiller avec ses voisins, et de tâcher de tirer parti de cette conjecture pour se procurer quelques avantages de la part de la cour de Vienne, par la voie de la négociation et non par celle des armes. Vous avez vu en effet, monsieur, que de toutes les idées que nous avons fournies à la Porte, aucune n'a pris que celle de retarder la réponse à l'internonce de la cour de Vienne, en la faisant dépendre de la paix des États de Toscane avec la Porte : idée qui sert à les trouver conformes au système pacifique des Turcs, puisqu'elle se lie de plus en plus avec cette cour, et à diminuer le nombre des corsaires qui troublent la navigation et le commerce des sujets du Grand-Seigneur ; je ne doute pas que, si la cour de Vienne voulait faire encore le moindre petit sacrifice du côté du Banat, la Porte n'acceptât avec plaisir de renouveler et proroger la trêve de 1739. Je vous ai annoncé tout ceci, monsieur, nonobstant les nouvelles que nous avions de la paix de Perse, et vous avez vu en effet que cette paix a été conclue sans que le système de la Porte ait changé. Tout ce qu'a produit cet inconvénient, c'est qu'il a coupé court au prétexte dont M. de Bonneval vous amusait pour nourrir vos espérances, en sorte que, se voyant réduit au pied du mur, il a été obligé de parler clairement et conformément à la vérité ; du moins c'est ce qu'il a fait dans les billets dont j'ai eu l'honneur de vous envoyer copie, ignorant ce qu'il peut vous avoir insinué ailleurs. Ces détails, monsieur, sans diminuer le regret que vous pouvez avoir à la confiance qu'on nous avait inspirée pour Saïd-Éffendi et le comte de Bonneval, pourront contribuer à vous consoler de la mort prochaine de ce dernier.
Bonneval
Il y a environ deux mois que le comte de Bonneval fut attaqué d'une fluxion qu'on croit aujourd'hui avoir été occasionnée par une humeur goutteuse qui s'est jetée sur l'estomac et la poitrine. Il pensa l'année dernière s'empoisonner par l'usage du vitriol. Depuis, il a considérablement augmenté son mal, et l'a rendu passablement incurable par le fréquent usage de miel détrempé dans l'eau chaude, contre l'avis des médecins, ravivant ensuite cette boisson par l'usage des liqueurs fortes et spiritueuses. Un régime extraordinaire lui a procuré des évanouissements qui semblaient les avant-coureurs d'une apoplexie ; il s'alita, il y a une quinzaine de jours, et ne s'est plus levé ; depuis, il donna dans un autre travers, en prenant une quantité extraordinaire d'huile d'amandes douces. Ces évanouissements étant devenus plus fréquents, il tomba le 17 de ce mois dans une espèce d'assoupissement, d'où un médecin fort entendu, que j'ai auprès de moi, secondé de celui qui le sert ordinairement, le firent revenir; en sorte que le 20 de ce mois, ayant reçu vos dépêches, et notamment celle par laquelle vous me prescriviez de rendre moi-même et en main propre celle qui était pour lui, le médecin que je consultai sur son état, m'assura qu'il y avait de l'amélioration, et que le malade avait toute la liberté de ses sens. Je vous avoue, monsieur, que votre intention étant que cette lettre me fût communiquée par M. de Bonneval, j'aurais fort souhaité dans une pareille circonstance que vous m'en eussiez envoyé la copie ; car j'aurais pu me dispenser de la lui remettre pour éviter de compromettre votre secret. J'ai bien senti tout ce qu'elle avait de critique, puisque cette pièce allait augmenter le nombre de celles qui sont à la veille de tomber ou entre les mains des Turcs, ou au pouvoir de personnes peu sûres. Mais enfin, monsieur, je me dis à moi-même que l'obéissance et l'exécution ponctuelle de vos ordres étaient le parti le plus raisonnable que j'eusse à prendre, cette lettre, à laquelle vous me renvoyiez en quelque façon, devant naturellement renfermer des instructions essentielles. L'ignorance m'aurait lié les mains et exposé aux reproches de m'être mis dans l'impossibilité d'exécuter, le comte de Bonneval nous manquant, ce qui pouvait intéresser le service du roi. J'allais donc le 21 de ce mois passer la soirée au palais de Naples, qui est à peu de distance de celui du comte de Bonneval, et je fis confidence au bailli de Majo que je serais fâché que le comte mourût sans lui avoir donné la consolation de lui témoigner la part que je prenais à sa situation. Je fis même agréer à ce ministre de ne pas venir avec moi, à cause de l'incognito que j'étais bien aise de garder : en quoi mon intention fut de me conformer à ce que vous m'avez recommandé sur ce point. J'avais, du reste, fait prévenir le comte de Bonneval de la visite que j'allais lui rendre. Soliman-Béy, son fils, avait disposé toutes choses pour que j'entrasse dans sa chambre avec le moins d'éclat qu'il se pourrait. Je m'y rendis à huit heures, sans flambeau, et sans autre suite que M. Peyssonnel. Je trouvai le comte ayant entière liberté de son esprit ; la conversation fut polie et aussi cordiale que la circonstance le permettait ; mais quand je lui remis votre lettre, il travailla beaucoup pour la décacheter à cause de sa grande faiblesse : quand elle fut ouverte, il la remit à M. Peyssonnel pour qu'il en fit la lecture. En l'ouvrant, on reconnut qu'elle était chiffrée. Eh bien ! me dit le comte, vous la ferez déchiffrer par M. Peyssonnel ; je lui répondis qu'elle était d'un chiffre dont lui seul avait la clef. S'il en est ainsi, dit le comte, je ferai venir demain mon secrétaire Paul, et Soliman-Béy lui fera déchiffrer la lettre, dont je vous enverrai l'original et la copie. En sortant, je renvoyai M. Peyssonnel à Soliman-Béy, qui était resté dans la chambre voisine à celle du malade pour amuser quelques personnes étrangères qui y étaient ; je le fis prévenir que j'avais remis une lettre au comte, qu'il trouverait sous son oreiller, et que par rapport à son importance, il était essentiel au service qu'il la fît déchiffrer, et qu'il me fît part de son contenu. Cette précaution était nécessaire, car, quelque temps après, le comte tomba dans un violent accès de goutte, et depuis lors il est resté dans une léthargie si complète qu'il ne prend plus d'aliments que ceux qu'on peut lui administrer avec une cuillère, et ne parle plus. Je me suis là, monsieur, livré à la discrétion de Soliman-Béy et de Paul pour le déchiffrement de cette lettre et pour la connaissance de son contenu.
Soliman-Bey
Soliman-Béy est un Milanais, apostat, âgé d'environ 45 années, un esprit plus solide que brillant, attentif, au reste, à ses intérêts et à son avancement, et y travaillant bien plus par son activité et ses importunités que par la modération et la discrétion de sa conduite. Il a profité des liaisons du comte pour se procurer ici des amis et protecteurs ; il exerce depuis plusieurs années la charge de coumbaradgi-bachi (humbaracı başı), et vit dans une maison séparée auprès de lui, où il a épousé une fille unique d'un renégat vénitien. Il n'a pas de grands talents, ni de connaissances fort étendues, mais comme il est au fait des négociations du comte, et qu'il peut se faire que le ministère ottoman, à qui il est connu par ses divers messages, sera bien aise de continuer d'avoir à Péra une personne à portée d'y puiser des informations sur les affaires de l'Europe, il y a lieu de croire qu'on le maintiendra à peu près dans le même état que son père adoptif. C'est donc un homme bon à ménager, et un canal assez naturel, dans la circonstance présente, pour suppléer aux démarches que je ne pourrais faire moi-même, sans inconvénient, au secret; il aurait été inutile de vouloir user de réserve avec lui, puisqu'il s'est emparé depuis plusieurs jours des papiers du comte qu'il a mis en lieu de sûreté. Celte opération était nécessaire, car le sieur Peyssonnel, qui a visité le comte deux fois, fit apercevoir à Soliman-Bey que le portefeuille ou atlas géographique rempli des papiers du comte était sur un canapé à la merci de tout le monde. C'est sur cet avis que Soliman-Béy a ramassé depuis tous les papiers qu'il a pu trouver. Je ne sais pas positivement où il les a transportés, mais le sieur Chévrier, chancelier de Naples, m'a fait connaître hier au soir qu'il avait les plus importants. Ce chancelier est un Genevois qui doit vous être connu, monsieur, par un mémoire des plus malicieux qu'il répandit en Suisse, il y a sept à huit ans, contre la politique de la France, et que la cour jugea capable de faire révolter contre nous les protestants, en sorte qu'on avait donné des ordres réitérés à M. de Villeneuve de le faire enlever comme un esprit très-dangereux, quand M. Finochetti le fit entrer dans les affaires de Naples, où il fit un voyage et fournit des projets tant qu'on en voulut, car il est fertile en ce genre. Il en a été récompensé par la place de chancelier de Naples, à la modicité de laquelle il a suppléé par des douceurs qu'il trouvait dans la maison du comte, a qui il a été toujours fort attaché.
Déchiffrer la lettre du ministre
C'est à lui que Soliman-Béy remit, le 12 au soir, la lettre en question à déchiffrer ; je l'appris par Paul que j'envoyai chez lui le 22 au matin. Chévrier, à qui Paul me renvoya, et que je fis appeler aussi, me dit qu'il y avait des fautes qui l'empêchaient de déchiffrer une partie de la lettre ; qu'il entrevoyait pourtant des avantages personnels qu'on faisait espérer au comte, et sur lesquels il ne pouvait s'expliquer davantage jusqu'à ce que le comte revînt dans un état à pouvoir y donner son aveu, mais qu'il communiquerait, après en avoir pris la permission de Soliman-Béy, ce qui pouvait concerner le service du roi, celte partie se trouvant presque entièrement déchiffrée. Il m'apporta, en effet, hier au soir, l'extrait de cette lettre, dont vous trouverez ci-joint la copie.
Avant d'entrer dans des réflexions qu'elle peut exiger, j'ajouterai qu'après la lecture de votre pièce, j'envoyai M. Peyssonnel chez Soliman-béy pour le remercier de ma part de cette communication, et lui dire que j'avais bien des raisons de regretter M. de Bonneval, mais que cette lettre augmentait infiniment mes regrets; qu'au reste, je souhaitais de trouver des occasions pour contribuer à son avancement, et que, s'il était dans l'intention de continuer de prêter ses soins aux intérêts de la France, je serais charmé que la négociation à laquelle cette lettre était relative, lui fournit un moyen naturel de se ménager la confidence de la Porte. Soliman, très-sensible à ce compliment, dit à Peyssonnel qu'il me priait d'excuser si cette communication avait été imparfaite ; que si le comte venait en santé, il ne serait peut-être pas si scrupuleux ; qu'à l'égard de la négociation, il trouvait que le comte, par excès de confiance pour Saïd-Éffendi, avait un peu négligé le réis-éffendi, qui n'était pas de ses amis ; que pour lui, il avait été le matin même voir le ministre, afin de le rendre favorable aux vues qu'il avait de se faire pourvoir de la charge de coumbaradgi-bachi ; qu'au reste il n'avait jamais beaucoup aimé à se mêler des affaires d'autrui, mais qu'il se prêterait pourtant à tout ce que la France pourrait exiger de lui. Le sieur Peyssonnel lui dit que son éloignement des affaires était la preuve d'un jugement solide, mais que celle-ci pouvait bien mériter quelque exception : ce à quoi Soliman n'eut pas de peine de convenir. Il me reste à observer à présent, monsieur, que les dernières instructions renfermées tant dans les lettres dont vous m'avez honoré que dans celles à M. le comte de Bonneval diffèrent des précédentes :
1° en ce que vous ne demandiez alors que des démonstrations de la part des Turcs, et qu'à présent vous souhaitez qu'ils agissent réellement et prennent les armes pour empêcher que la reine de Hongrie ne s'empare de l'Italie ; et, comme ce point est délicat, vous souhaitez qu'on puisse l'obtenir, autant qu'il se pourra, par des démarches indirectes et secrètes. Si Soliman-béy supplée à celles que vous attendiez du comte de Bonneval, elles seront indirectes ; pour ce qui est de savoir si elles seront secrètes, vous en jugerez vous-même, monsieur, par tous les détails dont je vous ai informé sur la façon dont M. le comte de Bonneval dirigeait cette affaire. Quant à moi, monsieur, je me conformerai à ce que vous me prescrivez de ne donner aucun mémoire, nonobstant l'approbation que vous avez donnée à celui qui fit la base de ma conférence du 29 août avec le grand-vézir.
2° Vous espérez, monsieur, que les Turcs, par le seul motif de leur propre intérêt, pourraient entrer dans vos vues ; vous permettez aujourd'hui d'ajouter à ce motif celui des présents que l'on pourrait porter à cent mille écus. Je vous prie de considérer, monsieur, que nous étions venus avec M. de Bonneval jusqu'à insinuer que la France pourrait faire la moitié de la dépense d'une diversion, et que cette insinuation ne fit que blanchir la Porte, qui n'a pas reçu celle proposition, quoique j'offrisse de m'en chargerai référendum. De plus nous serons aujourd'hui entre les mains du réis-éffendi, et ce ministre, suivant le portrait que j'ai eu l'honneur de vous en faire dans mon mémoire de 1745, est très-habile à se procurer des avantages ; mais ce ne sont pas les avantages seuls qui le détermineront à déclarer la guerre à la reine de Hongrie ; il faudra qu'il y voie clairement l'intérêt de l'empire ottoman et sa tête en sûreté contre tous les événements; alors même qu'en faisant le bien public, il voudra encore y trouver son profit particulier, mais il ne sacrifiera pas l'un à l'autre. Voilà du moins l'idée que j'ai de ce ministre.
3° La réflexion ci-dessus en amène une troisième, qui est que vos dernières instructions n'éloignent pas le principal obstacle qui s'est toujours opposé au succès de vos vues, qui est l'embarras que la Porte prévoit d'être abandonnée, si elle se résout à faire la guerre sans engagement de notre part de la continuer jusqu'à ce que les Turcs aient fait leur paix. Cette crainte, sur les insinuations réitérées du comte de Bonneval et de Saïd-Éffendi, a jeté de trop profondes racines pour que je puisse vous flatter que des donatives seront suffisantes pour détruire ce préjugé, et vaincre ce scrupule.
4° Vous avez pu voir, monsieur, par mes dernière relations que le réis-effendi a rejeté l'inaction de la Porte sur deux fautes qu'il nous reproche : l'une, de n'avoir pas accepté la médiation du Grand-Seigneur ; l'autre, de n'avoir aucunement répondu aux avances faites au roi de Prusse pour une alliance. Il sera par conséquent bien difficile de lui faire entendre que la Porte peut fonder sa déclaration de guerre sur le refus que la reine de Hongrie a fait de cette médiation, puisqu'il est prévenu que ce procédé nous est tout au moins commun avec celle princesse, étant instruit vraisemblablement des discours que nous avions tenus à ce sujet à la cour de Pétersbourg, quand nous acceptions l'impératrice de Russie seule et unique médiatrice. Et pour ce qui est de l'alliance de la Porte avec le roi de Prusse, je ne trouve rien ni dans vos dépêches ni dans celles du comte de Bonneval, qui puisse guérir la Porte de la rancune qu'elle a du mépris qu'on a fait de ses avances. Il faut que cette rancune soit bien vive, puisque, la dernière fois que le réis-éffendi a parlé au sieur Fonton, il a avoué qu'Ibrahim était mort de regret et de honte des espérances qu'il avait données à la Porte sur les succès de cette négociation. La dernière réflexion sera, monsieur, que vos instructions arrivent dans un temps où tout doit être presque réglé avec l'internonce Penkler, et qu'on a même déjà travaillé à une liste d'esclaves qu'on doit mettre en liberté, à la prière de ce ministre, apparemment en échange de ceux qui seront renvoyés des galères de Livourne. C'est un fait que je tiens des Jésuites, qui ont l'entrée au bagne, et qui suggèrent et s'intéressent pour ceux qui pourraient être compris dans cette liste; et, comme le réis-éffendi dit aussi au sieur Fonton qu'il attendait l'arrivée du prochain courrier, il y a apparence qu'il rapportera l'ultimatum de la cour de Vienne, et que la négociation de M. Penkler se trouvera trop avancée pour que la Porte puisse reculer (*).
J'ai eu soin d'informer, monsieur, le bailli de Bocage de ce que j'avais découvert ici d'intéressant pour l'ordre de Malte, mais je ne trouvai pas à propos de lui communiquer le mémoire du comte de Bonneval, le bruit qui s'était répandu que les Maltais avaient coulé à bas deux caravelles du Grand-Seigneur ne s'étant pas confirmé. Cette affaire, à ce qu'il paraît, a été perdue de vue.
Je suis avec un respect infini, etc.
(*) Voici, en résumé, le traité d'alliance offensive et défensive que M. de Castellane avait cherché de conclure avec la Turquie.
La Sublime-Porte se fera représenter par des plénipotentiaires au congrès appelé & rétablir la paix en Europe.
La France et la Sublime-Porte s'engagent à obliger le grand-duc de Toscane à renoncer à la couronne impériale.
Le Grand-Seigneur conservera les conquêtes faites en Hongrie.
La guerre sera continuée aussi longtemps que le grand-duc de Toscane n'aura pas renoncé à la couronne impériale.
Tous les alliés de la France sont compris dans le traité.
Ni l'une ni l'autre des puissances contractantes, ni aucune des puissances comprises dans le traité, ne pourra négocier béparément la paix avec le grand-duc de Toscane ni avec la reine de Hongrie.
cité dans Baron I. de Testa, Recueil des traités de la Porte ottomane avec les puissances étrangères, 1865