Extrait de De la littérature des Turcs, partie III, chapitre II, pages 7-17
Toderini raconte l'histoire de la première imprimerie turque, en discutant différents problèmes : origine des caractères, critique des sources...
Celebi Zade Effendi, dans le supplément des Annales ottomanes de Rascid, l'un et l'autre historiographes impériaux, imprimé en langue turque à Constantinople, raconte la naissance de l'imprimerie, chez les ottomans. Said Effendi, qui dans sa jeunesse, avait accompagné son père Mehemet Effendi [note : Il fut envoyé ambassadeur de la Porte, vers le roi de France, avec le titre de grand trésorier, pour lui apprendre que par la considération pour sa Majesté, le sultan avait accordé la réparation demandée de la grande voûte du temple du Saint-Sépulchre, à Jérusalem. Cette notice peut éclaircir l'histoire du temple de la résurrection, que le savant académicien de Florence, Jean Marini, a fait imprimer à Livourne, en 1784] dans son ambassade à Paris [note : Mehemet écrivit le journal de son voyage à Paris. Ce journal, traduit du turc en français, m'a été communiqué obligeamment par son Excellence, M. le chevalier de Saint-Priest, ambassadeur de France à Constantinople : j'en ai une copie chez moi.
Mehemet Effendi avait été plénipotentiaire à la paix de Passarowitz, entre la Porte, l'Empereur et la République de Venise, comme on le voit par la lettre du grand vizir, écrite au duc d'Orléans, régent de France, traduite en français, que je garde conjointement avec le journal. Mais l'ambassadeur ottoman étant à Paris, employait secrètement tout son manège politique à réprimer les galères de Malte, qui depuis quelques années, infestaient les mers des turcs, et enlevaient leurs vaisseaux. La Porte se flattait par le moyen du roi de France, de réussir dans son dessein, comme si la religion de Malte avait été sujette du Roi. Le chevalier Ruzzini, alors baile à Constantinople, et ambassadeur de l'empereur, se méfièrent avec raison, que l'ambassade à Paris, ne cachât quelque dessein préjudiciable à leurs souverains. Aussi ils employèrent toute l'adresse et la force de leur politique à en empêcher les effets. Ruzzini, sans avoir fait demander une audience, alla incognito au canal, pour s'aboucher avec le grand vizir. Le turc, homme très adroit, sut tranquilliser le baile, et dissiper jusqu'à l'ombre du moindre soupçon, en lui offrant de lui communiquer les lettres dont Mehemet Effendi serait chargé dans son ambassade ; c'est ce que j'ai trouvé dans les lettres authentiques que j'ai eues d'une cour étrangère] parmi une infinité de choses utiles qu'il avait remarquées dans son voyage, fut frappé par l'ingénieuse et facile multiplication des livres, par le moyen de l'imprimerie.
A son retour à Constantinople, ayant communiqué l'affaire à Ibraïm Effendi, grand amateur de littérature, ils se réunirent tous deux pour applanir les obstacles qui devaient se rencontrer dans une entreprise nouvelle et si mal-aisée. Ibraïm mit au jour un livre écrit à la main, où il détaillait et faisait valoir les avantages d'un si bel art, et présenta son ouvrage au grand vizir Ibraïm Bacha [Ibrahim Pacha], qui s'occupait de l'avancement des lettres. Il fit même en sorte que le livre passât dans les mains des personnes les plus considérables de l'empire. Il disait dans ce livre, que l'introduction de l'imprimerie, assurerait à jamais la conservation si désirée des meilleurs livres, qui, sans cela, deviendraient malheureusement la proie des flammes, ou périraient dans les tristes révolutions des empires, comme une funeste expérience ne l'avait que trop prouvé , par les invasions assez connues de Gengizkhan, et par la perte de tant de manuscrits précieux des arabes, que les espagnols, ou plutôt la force invincible du destin, avait détruits et ruinés dans l'Andalousie.
D'après les différentes délibérations des premiers de l'empire, et des docteurs de la loi, le Mufti prononça, qu'en exceptant les livres de religion, tous les autres qui traiteraient de la langue arabe, de l'histoire ou des sciences, pourraient s'imprimer. Il serait à propos, ajouta le Mufti, que par ordre suprême, on créât quatre surintendants de l'imprimerie, hommes éclairés et savants, pour veiller à la correction des livres, et à l'observation de l'édit impérial [note : J'ai abrégé le traité fort long de l'histoire de l'imprimerie par Celebi Zadé. On le trouvera dans le cours de cet ouvrage. Deux turcs ont bien voulu avoir la complaisance de me le traduire]. Quand on eut obtenu du Mufti Abdullah Effendi, une sentence aussi favorable, le grand Vizir s'employa à faire signer le privilège de l'imprimerie, de la main de l'empereur, et l'édit du Sultan fut inscrit sur les annales de l'empire : c'est ce que nous apprenons de l'imprimeur Ibraïm, dans sa préface originale du journal du voyageur [note : C'est le grand vizir qui dresse la supplique en peu de mots. Le sultan n'est pas dans l'usage de signer ; il écrit seulement dessus : soit fait.].
Cette détermination fait l'honneur à la nation ottomane, la seule parmi les musulmans qui, pour l'avancement des études et des sciences, ait introduit chez elle une imprimerie nationale.
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Le chevalier Chardin [note : L'auteur appelle Chardin chevalier anglais, parce qu'il fut fait chevalier par Charles II, roi d'Angleterre. Mais Chardin était français, fils d'un joaillier de Paris. (note de l'éditeur]) proposa plusieurs fois à la cour de Perse, d'appeler des imprimeurs européens, pour établir l'imprimerie à Ispahan. Cela aurait eu lieu, ajoute-t-il, si le feu roi Abbas II avait fourni une plus longue carrière. Son fils qui lui succéda n'eut aucun égard aux instances qui lui furent faites à ce sujet par les gens de lettre, et il ne se trouva personne qui eût la générosité de fournir aux dépenses du premier établissement. Tavernier écrit que sous le règne d'Abbas, les caractères persans furent apportés à Ispahan par Jacques Jean, Arménien de Zulpha, grand génie en mécaniques qui avait travaillé et fondu les caractères en Europe ; mais il faut ajouter qu'on n'en fit aucun usage, et peut-être se sont-ils perdus.
L'époque de l'établissement de l'imprimerie turque, est marquée à l'année 1139 de l'ère mahométane, qui tombe en l'an 1726 de J.C. parce que dans le supplément des tables chronologiques de Ciatib Celebi, ou d'Hagi Calfah, il est dit à cette année ; l'imprimerie s'introduit à Constantinople.
Dans la nouvelle édition du Miniski, où l'on donne des détails sur l'imprimerie turque, avec un long extrait de l'histoire ottomane de Celebi Zadé, on fait dire à l'historien que les caractères pour la nouvelle imprimerie, furent apportés de France [note : Diss. de Fatis linguarum orient. par Jenisch. Cette dissertation est mise à la tête du nouveau Miniski.]. Mais si les savants veulent prendre la peine d'examiner le texte turc qui est fort étendu, ils n'y trouveront pas d'idée, ni même un mot de cela. Le journal que Mehemet Effendi, ambassadeur de la Porte ottomane, a écrit de son voyage, journal que j'ai lu avec attention, n'en fait point mention du tout ; [14] il faut en conclure que Mehemet, ni son fils Saïd, ne les ont point apportés de Paris ; car ils n'auraient point manqué d'en parler, puisqu'ils ont remarqué dans ce voyage des choses bien moins importantes sur les arts et sur les sciences. Lomaca, qui avait connu Saïd très particulièrement dans sa jeunesse, et avait été son interprète d'ambassade, lorsque dans un âge plus mûr, il vint à Paris, en qualité d'Ambassadeur, vingt ans après son père, m'a assuré plusieurs fois, que les caractères furent fondus à Constantinople. En effet, dans la grammaire turque-française, sortie de la nouvelle imprimerie, dont nous parlerons avec étendue en son lieu, on lit que les matrices d'imprimerie et la fonte des lettres françaises fut faite en Turquie. Or, si les caractères francs ont été faits à Constantinople, et n'y ont point été apportés de France ni d'ailleurs, à plus forte raison, dirons-nous que les caractères turcs ont été fabriqués et fondus dans cette ville.
Le docteur Reviczki, parlant des caractères, dit que l'impression en est assez belle [note : Traité de la tactique, préface, page 15, à Vienne, 1769].[15] Assez de gens qui se connaissent parfaitement en écriture turque et que j'ai consultés avec soin, l'ont reconnue pour avoir été faite à Constantinople. En effet, les profils (comme disent les maîtres turcs), la formation, la liaison des caractères se rapproche beaucoup des manuscrits turcs. De plus les majuscules des frontispices sont visiblement formées sur les règles [note : Traité de l'écriture. Règles et manières qu'on doit observer pour bien former les lettres et écrire avec grâce. Par Kemaleddin Ahmed al Okaili dans Herbelot.] solennellement observées parmi eux, de tracer les lettres avec grâce, ce qui ne ressemble gueres aux livres imprimés dans toute la Chrétienté. Ainsi pour toutes sortes de raisons, l'on ne peut pas dire que les caractères aient été apportés de France ; c'est un travail de Constantinople. [16]
Enfin le diplôme du sultan Abdulhamid, actuellement régnant, qui a pour objet la nouvelle concession de l'imprimerie turque, diplôme publié, comme j'étais sur le point de finir ce livre, achève de lever toute espèce de doute là-dessus. Il y est dit en propres termes : Ibraïm a composé, gravé sur l'acier, le fer, le cuivre et le plomb, les caractères de l'imprimerie. Ceci s'accorde avec le récit de Magnus Olaus Celsius, qui dit dans l'histoire de la bibliothèque royale de Stockholm, qu'on appela d'Allemagne des ouvriers habiles ; mais qu'effrayés au commencement de la révolte naissante, et sétant sauvés en lieu de sûreté, Ibraïm resta seul avec ses cinq fils à s'occuper du travail de l'imprimerie. Il pourra paraître assez étrange, ajouta-t-il, qu'en si peu de temps, Ibraïm ait appris l'art de l'imprimerie tel qu'il est, et qui plus est à former et à fondre des caractères. [note : Histoire de la bibliothèque royale de Stockholm par Omagnus Celsius, bibliothécaire du Roi, p. 205 en latin, Holmiae, 1751] C'est pourquoi si Ibraïm eût des lumières et de l'aide dans son travail, il en eut de l'Allemagne. [17]
Aussi Jennisch, qui était assez versé dans les langues orientales, dans l’extrait qu’il a donné de Celebi Zadé, [note : De Fatis, ling. Orient. Pag. 85] disant que les caractères avaient été apportés de France, n’a pas voulu parler des caractères en eux-mêmes, mais seulement de l’idée et de l’art de les former ; et là-dessus, nous n’aurons aucun différent avec ce savant auteur.