Mustafa Rechid Pacha (1800-1858), l'inspirateur du rescrit de Gülkhâne et le chef de file des réformes des Tanzimât est une personnalité de premier plan, tantôt admirée, tantôt critiquée. Il fut six fois ambassadeur extraordinaire en France (1834-1836) et à Londres, ministre des affaires étrangères et cinq fois grand vizir après 1839.
Nous présentons ici quatre documents publiés au milieu du XIXe siècle qui montrent l'influence de ce personnage.
*********************************************************
Une biographie complète assez favorable à l'homme politique.
extrait de A. Wahlen, Nouveau dictionnaire de la conversation ou répertoire universel..., 1844
Rechid-Pacha (Mustafa), celui d'entre les hommes politiques de l'empire ottoman qui a, par ses sages réformes, le plus attiré l'attention de l'Europe, est né à Constantinople en 1800. Son père, Mustafa-Effendi, était chargé de l'administration générale des propriétés de la mosquée du sultan Beyazit II ; emploi auquel est attaché un privilège particulier, celui d'être hériditaire dans la famille de celui qui en est investi. Mais à la mort de Mustafa-Effendi, Rechid, l'aîné de ses fils, se trouva dépouillé de son droit, le sultan Mahmoud ayant voulu favoriser l'un de ses chambellans. Sa mère, afin de lui rendre accessibles les positions les plus élevées de l'État, ne voulut dès lors rien épargner pour que son éducation fût aussi solide que complète. Rechid portait le titre de bey, accordé en Turquie aux descendants des vizirs, et auquel il avait droit par sa mère. En 1817, son beau-frère, Ali-Pacha, gouverneur de l'une des provinces d'Asie, l'appela auprès de lui, et le fit son secrétaire particulier. C'est en cette qualité que Rechid suivit ce beau-frère d'abord dans le gouvernement de Morée, puis dans celui de Brousse, et, enfin, à Constantinople quand Ali fut appelé au grand vizirat. — C'est sous le ministère d'Ali-Pacha qu'il commença à compter dans la hiérarchie des fonctionnaires publics.
Mais, en 1822, de graves démêlés étant survenus dans le divan à propos de la révolution grecque, Ali-Pacha, hostile à toute mesure violente, fut envoyé en exil d'où il ne fut rappelé que pour être mis à la tête de l'armée ottomane, et combattre l'insurrection. Rechid-Bey l'accompagna de nouveau, partageant avec lui les fatigues et les dangers de cette campagne qui fut si désastreuse pour les Turcs, et amena la destitution d'Ali-Pacha, mort depuis (en 1826).
Rechid-Bey, après être demeuré pendant un an en Morée, fut appelé à Constantinople où il entra dans les bureaux des ministères du grand vizir. En 1829, il accompagna, à titre de secrétaire privé, le grand vizir, Selim-Pacha, au quartier général de l'armée mise en campagne contre les Russes ; et quand, peu après, eut lieu le remplacement de Sélim par Izet-Pacha, il remplit auprès de celui-ci les mêmes fonctions. Nommé rapporteur des pièces officielles que le vizir envoyait au sultan, il fut choisi, à la paix d'Andrinople, pour l'office de secrétaire des plénipotentiaires ottomans, et, à son retour à Constantinople, entra au ministère des affaires étrangères. En 1830, il accompagna en Egypte Pertew-Pacha, et obtint, en récompense, la dignité d'amedzi (grand référendaire).
Mieux en évidence désormais, placé sur un théâtre plus vaste et plus élevé, son talent s'y révèle de façon à le faire hautement apprécier du sultan. En 1833, il est associé à la mission de Hallil-Pacha en Egypte, puis chargé de débattre les conditions de l'arrangement conclu à Kutaya, entre le sultan et Ibrahim-Pacha le vainqueur de Koniah. En 1834, Rechid-Pacha fut nommé ministre plénipotentiaire en France. Rappelé à Constantinople après un séjour de six mois à Paris, il fut de nouveau, dans la même année, renvoyé en France avec le titre d'ambassadeur. L'année suivante, il passa, avec la même qualité, à Londres où il demeura près d'une année. C'est de là que le sultan le rappela à Constantinople pour lui confier les fonctions de sous-secrétaire d'État au ministère des affaires étrangères. Enfin, en 1837, Rechid-Pacha fut nommé ministre des affaires étrangères, et reçut les titres de machir et de vizir. Un des actes les plus importants de son ministère fut le traité conclu, en 1838, avec les puissances européennes pour l'abolition des monopoles. Cette même année, au mois d'octobre, il fut encore envoyé à Londres, en mission extraordinaire, tout en conservant son portefeuille. Pendant cette absence, se trouvant à Paris, il apprit la mort de Mahmoud et l'avènement d'Abdul-Medjid. A la fin de 1839, sa mission étant terminée, il retourna à Constantinople, où le nouveau sultan le confirma dans son ministère.
L'empire ottoman se trouvait alors dans une situation critique. — Méhémet-Ali venait de vaincre à Nézib ; le capitan-pacha amenait à Alexandrie la flotte qui lui avait été confiée pour combattre le pacha rebelle ; une fermentation générale régnait dans les populations de l'empire ; les nombreux abus de l'administration avaient mécontenté à la fois musulmans et chrétiens ; les uns se tournaient vers l'Egypte, les autres vers l'Europe. Des mesures décisives devenaient indispensables. Le nouveau sultan, Abdul-Medjid, comprit l'urgence d'une réforme, et Rechid-Pacha, d'accord avec ses collègues, en formula le texte dans le hatti-shérif de Gülkhané. — Ce décret, dont l'apparition commence une ère nouvelle dans l'existence de l'empire ottoman, fut proclamé avec pompe et juré solennellement par le sultan et par tous les fonctionnaires. La charte nouvelle, qui promettait un avenir d'institutions bienfaisantes, des garanties pour la vie, l'honneur, les biens de tous les sujets, sans distinction de religion, et contre l'arbitraire des impôts et du recrutement, obtint l'assentiment universel. La rédaction d'un Code pénal marqua l'entrée réelle dans la voie des améliorations.
Mais bientôt des préoccupations politiques vinrent réclamer les soins et absorber l'attention de la Porte. La question égyptienne commençait à mûrir. L'intervention des grandes puissances européennes acceptée à Constantinople, en juillet 1839, avant le retour de Rechid-Pacha, avait rendu impossible un arrangement direct entre le sultan et Méhémet-Ali. On connait le traité signé à Londres le 15 juillet 1840, et les mesures coercitives employées contre Méhémet-Ali. — Lorsque la Syrie eut été reconquise au sultan, la pensée de Rechid-Pacha fut qu'il fallait que l'on s'arrêtât, et que Méhémet-Ali, rentré dans le devoir, pouvait rendre encore à la Porte des services comme pacha héréditaire de l'Egypte. Mais, dès cette époque, des intrigues diplomatiques préparèrent sourdement la destitution de Rechid. Au moment où la flotte ottomane venait de mettre à la voile d'Alexandrie pour se rendre à Constantinople, le sultan donnait à son ministre des affaires étrangères une décoration particulière en témoignage de satisfaction des services rendus par lui à l'empire ; le 20 mars 1841, la flotte rentrait à Constantinople, et le 29 du même mois, Rechid-Pacha recevait sa démission de ses fonctions.
Le 7 septembre 1841, il fut accrédité comme ambassadeur à Paris, où il arriva le 19 novembre. Il occupe encore actuellement cette position. X.
*********************************************************
Revue de Paris, 1843
Retour de Rechid Pacha au gouvernement.
Constantinople paraît à la veille d'avoir sa révolution ministérielle. Rechid-Pacha, ambassadeur de la Porte ottomane à Paris, est rappelé, et l'on pense généralement qu'il sera mis à la tête du ministère. C'est une victoire remportée par les amis de la réforme. On n'ignore pas qu'à Constantinople les Turcs fanatiques, les vieux Turcs, font une opposition vive à tous ceux qui se sont déclarés partisans des innovations du sultan Mahmoud II. C'est le parti de l'ancienne Turquie qui avait obtenu, dans ces derniers temps, que Rechid-Pacha quittât le département des affaires étrangères ; c'est alors que Rechid-Pacha vint représenter la sublime Porte auprès de notre gouvernement. Il ne faut pas oublier que le hatti-schériff de Gulhané, promulgué en 1839, quelques mois après la mort de Mahmoud, est en partie l'ouvrage de Rechid. C'est encore lui qui, en 1838, conclut avec les puissances européennes le traité qui abolit les monopoles. Rechid-Pacha est un des hommes les plus éclairés de l'empire ; il voudrait régénérer son pays par de sages emprunts faits aux principes et aux idées de l'Europe : c'est, pour ainsi parler, un doctrinaire turc. Son rappel indiquerait que la Porte ottomane sent le besoin d'écouter un peu plus les conseils des puissances. Le nouvel avènement de Rechid-Pacha aux affaires pourrait être favorable à l'influence française : Rechid connaît la France, il en aime le génie et la civilisation, et il inclinerait plutôt de notre côté que du côté de la Russie. L'avenir nous montrera jusqu'à quel point il saura réussir dans ses efforts de gouvernement et de réforme.
Les représentans des puissances ont accepté les arrangements pris en Syrie par la Porte ottomane. Ils ont pensé qu'ils ne pouvaient, pour le moment, pousser plus loin leurs exigences sans porter atteinte à l'indépendance de l'empire, à la souveraineté du sultan. Dans le cas où, ce qui est assez probable, l'expédient proposé par la Porte ne réussirait pas à empêcher l'anarchie, on reprendra les négociations, on fera de nouvelles notes.
**********************************************
Revue de deux mondes, 1er novembre 1857
Après la guerre de Crimée (1853-1856), l'image de Rechid Pacha est devenue négative en France.
Soit, dira-t-on, la Prusse et la Russie n'ont point fait volte-face dans l'affaire des principautés, et la situation reste la même; mais c'est de Constantinople que peuvent venir des complications nouvelles. Rechid-Pacha vient de remonter au pouvoir, d'où il était assez tristement descendu il y a quelques mois, et voici que l'ambassadeur de France a refusé d'entrer en communication avec le nouveau grand-vizir. Une rupture n'est-elle point imminente? La cour du sultan, on en conviendra, est un terrain difficile, où les ministères se succèdent rapidement, et où l'on n'est jamais bien sûr de voir la résolution de la veille durer jusqu'au lendemain. M. Thouvenel, qui sait habilement mesurer ses initiatives sans se départir des fermes directions qui lui sont données par le ministre des affaires étrangères de France, M. Thouvenel, disons-nous, ne s'est point cru obligé de renouer des rapports particuliers avec Rechid-Pacha, et sa conduite paraît avoir été entièrement approuvée. Évidemment il vaudrait mieux qu'il y eût plus de cordialité ou plus de politesse, si l'on veut, dans les relations personnelles entre le chef du cabinet ottoman et le représentant de la France ; mais si le sultan, dans sa souveraine indépendance, a jugé utile de rappeler Rechid-Pacha, la France, après tout, use également de son droit en s'abstenant vis-à-vis d'un homme d'état dont elle a éprouvé l'inconsistance et les faiblesses, et en qui elle n'a pas toujours trouvé une parfaite sécurité de rapports. M. Thouvenel n'avait point contribué à la chute de Rechid-Pacha, il n'était point tenu de saluer son avènement ; il lui suffisait désormais de rester dans les strictes limites de sa mission diplomatique, en n'ayant affaire qu'au ministre des relations extérieures de l'empire ottoman : c'est ce qui est arrivé. La situation est difficile peut-être : cela ne veut point dire cependant qu'il y ait une rupture en germe à Constantinople ; cela signifie tout au plus que la France ne met point sa dignité à la loterie des vicissitudes ministérielles de la Turquie, et qu'elle peut attendre en voyant passer les hommes tant que sa juste influence et les intérêts supérieurs de sa politique ne sont point compromis. Cette froideur marquée et publique, qui a éclaté entre le représentant de la France et le nouveau grand-vizir, ne peut donc, quoi qu'on en pense, conduire à des complications plus sérieuses ; elle révèle seulement une fois de plus la nécessité de mettre enfin un peu d'ordre dans toutes ces difficultés qui se rattachent aux événements dont l'Orient a été le théâtre à une époque encore récente. Qu'on songe bien que la guerre est finie depuis près de deux ans, et que quelques-unes des conditions les plus essentielles de la paix sont toujours en suspens. Sans doute, on n'en finira pas de si tôt avec cette question d'Orient, le problème, l'énigme du monde contemporain ; mais ne peut-on arriver à créer une situation un peu moins confuse, un état où se trouvent réalisés quelques-uns des bienfaits promis et où l'on ne soit plus, à chaque instant, à se demander s'il n'est point survenu à Constantinople quelque lutte d'influences, quelque crise nouvelle qui va subitement changer tous les rapports, remuer toute la politique, et rejeter encore une fois les peuples en face de l'inconnu ? La dernière guerre n'aurait été qu'un inutile, et imprévoyant sacrifice, si en fin de compte elle ne devait avoir pour résultat de donner à l'Orient un peu plus de civilisation et à l'Occident un peu plus de sécurité.
*******************************************
Revue de l'Orient, de l'Algérie et des colonies, Tome VII, 1858
Eloge de Rechid Pacha qui vient de mourir par Victor Langlois, un de ses fervents partisans.
Réchid Pacha et les réformes en Turquie
Un événement imprévu, qu'enveloppent encore le doute et le mystère, vient de frapper l'empire Turc ! Le continuateur des réformes du sultan Mahmoud, le représentant du progrès et de la civilisation en Orient, le grand vizir Réchid-Pacha est mort !
Le nom de Réchid est inséparable des fastes de la Turquie contemporaine. Réchid en effet ne doit pas être considéré comme une individualité, il fait partie désormais de l'histoire de son pays, personnifiant presqu'exclusivement la réforme.
Il est impossible d'esquisser la vie politique et administrative de Réchid, sans entrer dans les détails des faits accomplis dans l'empire Ottoman depuis trente ans. Réchid, nous le repétons, n'est point une grande figure qui se dessine isolément, comme celles des héros de Plutarque, c'est la personnification d'une idée qui se rattache à un ensemble général d'événements, à l'accomplissement desquels il prit une part active et dont il fut une des causes principales.
Retranchez le nom de Réchid, des pages de l'histoire actuelle de la Turquie, et voyez s'il se serait trouvé dans tout l'Empire, un homme capable de continuer l'ère des réformes inaugurées par Mahmoud, de planter d'aussi solides jalons pour la poursuite de l'œuvre commencée, et d'entrer plus profondément dans la voie des actes qui devaient régénérer l'Orient.
Réchid, il faut l'avouer, fut l'homme des circonstances ; il arriva précisément à ce moment difficile où l'Empire chancelant avait besoin de son appui. Réchid et les réformes, c'est indiquer par un mot, le rôle que joua ce personnage éminent sur le principal théâtre des événements politiques de la Turquie.
Pour esquisser cette phase de l'histoire de la régénération des races soumises au sceptre de l'Islam, il faut d'abord remonter à l'origine des réformes, et dire quelles furent les causes de cette brusque innovation, dans un Etat qu'on avait cru jusqu'alors incapable de progrès, suivre dans tous les détails les développements des institutions nouvelles, et voir la part que Mahmoud et ses ministres prirent dans cette œuvre de régénération sociale. Cette esquisse nous amènera tout naturellement à étudier le rôle que joua Réchid dans cette première période des réformes ; après quoi nous le verrons présider, dès les premières années du règne d'Abdul-Medjïd à la création d'un état de choses tout nouveau, résultat du plan qu'avait conçu Mahmoud, et lancer enfin la Turquie dans cette voie d'améliorations et de progrès où elle continue de marcher aujourd'hui. C'est dans cette deuxième étude que Réchid nous apparaîtra dans toute sa grandeur, lorsque, dirigeant d'une main habile sur une route dangereuse, le char de l'Empire, il l'empêchait de se briser à chaque pas, sur la pente rapide où son génie venait de l'entraîner.
I
L'ère de la conquête venait de se fermer avec les victoires de Soliman le Grand, et, à partir de ce moment, tout allait se modifier dans l'Empire. Le despotisme des sultans avait été limité dans le sérail, et tandis, qu'invisible comme un dieu, il abandonnait le pouvoir à un divan, on voyait les janissaires devenir une démocratie militaire, et les ulémas former une association puissante. Ce gouvernement, né de l'annulation des monarques ottomans, trébuchait à chaque pas sur un terrain mobile ; son principal ressort, la vénalité, avait transmué son essence en rapacité, son action en violence ; et la Sublime-Porte était devenue un bazar hiérarchique d'oppressions spoliatrices. Ce n'était pas, comme autrefois à Rome, l'Empire mis à l'encan par des prétoriens turbulents, c'était le débit des provinces offert à des spéculateurs avides. L'Etat, à la suite d'excès de tout genre, de violences, d'intrigues et de crimes, succombait sous le poids d'une inertie générale. L'Empire qui naguère encore, contrebalançait les forces de l'Occident, était une vaste anarchie drapée dans les plis du manteau des sultans. Aucun pouvoir n'existait : le monarque, captif comme un vaincu, n'était même pas à l'abri, de la violence ; seule, la dynastie était inviolable.
Pendant ce temps, les peuples chrétiens, vassaux de la Porte, se mouvaient en silence sous l'étreinte de fer qui pesait sur eux. Peu à peu, les liens qui les attachaient au joug, se relâchèrent dans les mains de leurs oppresseurs. Leur génie qui grandissait dans l'ombre, se développait par le travail et l'industrie, et bientôt on vit apparaître les races déchues, enveloppant l'Etat dans leurs combinaisons financières, comme dans les mailles d'un filet d'or. Ce fut le premier pas de leur émancipation. Bientôt après, l'argent de l'étranger s'insinuait par tous les pores d'un pouvoir corrompu, dernier degré de la décadence d'un Etat.
Sur les limites extrêmes de cette période, dont l'horizon borné se dessinait avec clarté devant l'Europe attentive, se présentait un monarque de vingt-quatre ans, dont le trône, longtemps humilié, était rouge encore du sang de deux sultans : Sélim et Moustapha venaient d'être assassinés ! L'Empire ne pouvait être sauvé que par une réforme ; et cette réforme ne pouvait venir que d'un sultan. Il fallait donc que la dynastie, après un long sommeil, se réveillât brusquement et que le monarque, en ressaisissant la plénitude du pouvoir, se sentît la force de régner.
Mahmoud, seul rejeton de la maison d'Othman, sacré désormais parce qu'il était sans famille, et que son frère Moustapha n'était plus, Mahmoud, qui avait pour lui le droit divin de l'Islam, embrassa d'un coup d'oeil l'ensemble de la situation.
La tâche était immense ! Il fallait que Mahmoud, pour mener à bonne fin l'entreprise colossale qu'il allait commencer, réduisît à l'obéissance les gouverneurs des provinces, les chefs des villes et les derebeys ; il fallait qu'il extirpât les janissaires, qu'il émancipât les chrétiens, qu'il établît des rapports nouveaux avec les peuples soumis à la puissance des satrapes turcs, et las.de leur sujétion; qu'il abattît l'orgueil et la force du clergé ; qu'il apprît aux Turcs à pactiser avec les chrétiens ; il fallait enfin, que le sultan devînt tout à la fois un Louis le Gros, un Louis XI, un Richelieu et une Convention. Cette œuvre immense, Mahmoud y suffit ! Aussi le souverain qui a pu accomplir de tels événements n'est pas un homme ordinaire, lors même que ces événements auraient été produits par le changement des circonstances, plutôt que par ses combinaisons. Ce n'est pas une petite gloire pour lui, si l'on tient compte de son éducation, d'avoir su changer avec les circonstances et profiter de leur changement. Ceux qui ne veulent pas accorder de génie à Mahmoud, ne considèrent pas tous les obstacles que ce sultan eut à surmonter pour arriver au but qu'il poursuivait : la régénération de l'Empire et la consolidation du pouvoir souverain.
Semblable à un naufragé qui, abandonnant le navire prêt à sombrer, s'élance dans les flots pour gagner une planche de salut, Mahmoud résolut de quitter la cage dorée où s'était passée sa jeunesse; il manifesta de suite l'intention d'être instruit de toutes les affaires de l'Etat, et entreprit de gouverner lui-même l'empire afin de le réformer. Comme tous les princes ottomans, Mahmoud avait passé son enfance dans une inaction complète ; sa seule occupation, pour charmer les ennuis de sa solitude, était la calligraphie, art estimé en Orient presqu'à l'égal du métier des armes. Doué d'une intelligence élevée pour les temps où il vécut, mais cruel et sanguinaire, Mahmoud, au contact de quelques Européens, avait fait un cours d'histoire dans ses moments de loisir ; les noms de Pierre le Grand, de Napoléon, vaguement écrits dans sa tète; l'exemple du premier, qui, d'un seul coup, avait abattu une milice insolente ; les campagnes et les victoires du second, la grande renommée dont il avait rempli le monde, avaient fini par faire germer dans l'esprit du jeune sultan l'idée confuse d'un coup d'Etat. Parfois même il en soumettait le plan à Halet, son ministre favori, qui jouissait de toute sa confiance.
Enhardi par les confidences de son maître, Halet présenta à Mahmoud les premiers aperçus d'un système de gouvernement et de réformes. Le sultan l'approuva et se mit immédiatement en mesure de l'exécuter. Il commença par battre en brèche la puissance des pachas feudataires; et pour que ses volontés fussent exécutées sans entraves, il fit mettre à mort ses vassaux. Il recomposait pièce à pièce l'échiquier de l'Etat, et marchait à grands pas à là reconstitution de l'unité de l'empire, quand un événement qu'il n'avait pas prévu, vint changer le cours de ses projets et imposer à son génie une autre direction. Jusqu'alors Mahmoud n'avait fait que suivre les errements séculaires de la politique du divan ; seulement, ce que le divan faisait avec lenteur et inexactitude, il l'accomplit avec une vigueur tyrannique, abattant un à un les rebelles.
Un immense incendie venait de s'allumer dans son empire : la nation opprimée des Grecs, qui depuis plus de trois siècles gémissait dans l'esclavage, releva soudainement la tête, et, de même que Mahmoud s'était senti la force de régner, elle se sentit, elle aussi, la force de reconquérir sa liberté. Mahmoud ne prit pas d'abord au sérieux cette levée de boucliers ; mais, voyant que la révolte s'étendait bientôt partout où il y avait des Grecs, il songea à arrêter le mal dans sa racine. Ici ce ne sont plus des hommes isolés contre lesquels il va lutter, c'est contre une race tout entière. On connaît les phases de cette guerre mémorable. Cependant Mahmoud trouva dans le dogme de la fatalité, l'énergie nécessaire pour résister à l'effroyable crise qui ébranlait le trône d'Othman et menaçait l'empire des croyants.
C'est durant sa lutte avec les Grecs que Mahmoud, fatigué de dix-huit années de patience et de contrainte, prit la résolution d'en finir avec l'insolence toujours croissante des janissaires. Voyant que la guerre de Grèce ne faisait pas assez en les décimant, et que chaque homme des cohortes était de suite remplacé, Mahmoud conçut le projet de détruire le mal jusque dans ses fondements. L'anéantissement des janissaires fut résolu. Sourd aux conseils de ses ministres qui l'engageaient à transiger avec les rebelles, Mahmoud voulut laver dans le sang les outrages faits à la majesté impériale. Pour accomplir un acte aussi violent, il fallait être doué d'un cœur de fer, d'une énergie sauvage et d'une patience à toute épreuve.
Il quitte le sérail, suivi d'une faible escorte, et déployant l'étendard du prophète, il donne l'ordre à son artillerie de faire tonner sa foudre et de lancer la mitraille sur les janissaires étonnés. Pendant plusieurs heures, le canon gronde ; les vieilles milices turques furent écrasées, et les marmites consacrées, brisées par les boulets, ne devaient plus bouillonner. L'odjak fut aboli à perpétuité, son nom condamné à l'oubli, sa caserne rasée, son emplacement voué à l'abandon, et le turban de la corporation supprimé sur les tombeaux.
Mais les orages ont leurs bienfaits. La féodalité abattue, les janissaires anéantis, les ulémas soumis, Mahmoud tout-puissant, assis sur son trône affermi, du haut de son orgueil contempla son œuvre, et sourit à la pensée qu'il avait osé l'accomplir.
On ne peut s'empêcher de remarquer la ressemblance qui existe entre les événements qui venaient d'avoir lieu en Turquie et ceux dont la France avait donné le spectacle quelques années auparavant. Personne n'ignore que le contre-coup de la révolution française s'était fait sentir jusqu'à Stamboul ; et Sélim, qu'on aurait pu croire tout à fait hors de l'atteinte des idées nouvelles et entièrement à l'abri dans l'enceinte des murailles de sa ville « la bien gardée, » en avait été tellement frappé, qu'il aurait dit que « les républiques n'épousaient pas les archiduchesses. » Sans prétendre cependant mettre sur la même ligne les résultats de la révolution de 89 et ceux que la Turquie devait obtenir par suite des réformes de Mahmoud, il est certain toutefois qu'il existe une sorte d'analogie entre les causes de ces deux grands événements. Si, d'une part, l'on se rappelle les réformes des Assemblées constituante et législative, et de la Convention , l'impression produite sur la nation française par l'entrée des armées étrangères sur le territoire, les jours de la Terreur, les guerres de Vendée, on verra, d'un autre côté, le sultan, placé entre la révolte de la Serbie, de la Grèce, de l'Egypte, l'agression de la Russie, briser à coup de haché les institutions antiques, éteindre les janissaires sous des flots de sang, et continuer son œuvre de destruction jusque sous le canon des Russes.
Quand le calme fut rendu au sultan, il résolut d'organiser le nizam, ou armée régulière, tombé avec Selim, et de créer des corps de troupes à l'instar des régiments européens. Son auxiliaire fut Khosrew. L'activité de ce ministre, secondée par un esprit fertile en expédients, fit son crédit pendant plusieurs années. C'est pendant la période de faveur dont jouissait Khosrew dans l'esprit de Mahmoud, que l'on vit saper les vieilles institutions et briser les idoles du passé. Le costume national fut proscrit et fit place à des vêtements noirs, étriqués, de mauvais goût, qui contrastaient singulièrement avec l'ampleur des robes de Kachmyr et les broderies d'or des dolmans asiatiques.
Cependant Mahmoud s'entêtait avec l'Europe. Ignorant les rouages de la politique occidentale et les mystérieuses combinaisons de la diplomatie moderne, l'esprit du sultan ne pouvait se plier aux exigences de la triple alliance. Résolu à maintenir l'intégrité de son empire en replaçant la Grèce insurgée sous son autorité souveraine, il ne voulait point se rendre aux injonctions de l'Europe, et s'obstinait à ne point perdre la Grèce. Le canon de Navarin, qui parlait plus haut encore que la diplomatie, l'obligea à subir la volonté puissante des monarchies d'Occident, et Mahmoud comprit qu'il fallait céder.
A partir de cette époque, l'Europe commença à s'immiscer dans les affaires intérieures de la Turquie, à qui elle imposa cette protection dont les ambassadeurs devenaient l'élément principal, protection qui devait contrebalancer l'autorité du sultan et de ses ministres et former comme un Etat dans l'Etat.
La défaite de Navarin, les conséquences qui en résultèrent pour la Turquie, ne découragèrent pas le monarque ottoman. Débarrassé des ennuis de la guerre, Mahmoud continua à travailler à des réformes et à des améliorations intérieures.
Cependant la paix ne devait pas être de longue durée. Un des grands feudataires de l'Empire, le pacha d'Egypte, le seul dont il avait respecté la puissance et qu'il n'avait pas enveloppé dans la ruine de la féodalité, leva l'étendard de la révolte et déclara la guerre au sultan. Cette lutte ralentit le développement de l'œuvre civilisatrice de Mahmoud, sans cependant l'arrêter complètement. Tout en s'efforçant de réprimer son audacieux vassal, le réformateur marchait vers son but, rétablissait l'unité administrative et restreignait le pouvoir des pachas, en décidant que désormais ils seraient payés par le gouvernement et non plus par les provinces. C'est aussi de cette époque que date la création du rédif, sorte de landwehr turque.
Pertew, on l'a vu en commençant, avait jusqu'alors concouru, avec Mahmoud, aux réformes introduites dans l'Empire. Sa puissance avait porté ombrage à ses rivaux, et un caprice du sultan mit fin à la faveur dont il jouissait près de lui. Un firman l'exila de Constantinople, et peu de jours après, Pertew recevait le cordon fatal, dernier présent d'un monarque que l'ivresse avait rendu ingrat. On raconte que Réchid, ami et protégé de Pertew, ayant, peu de temps après la mort du vizir, récité au sultan les vers que celui-ci avait composés avant de se livrer au bourreau, il se prit à verser des larmes. Mahmoud était loin de soupçonner alors, en se privant sans raison de son plus fidèle serviteur, que le protégé de Perlew était destiné par la Providence à remplacer son maître auprès de lui.
L'ère des réformes ne faisait encore que de s'ouvrir, et il restait encore beaucoup à faire. Réchid revenait d'Europe, où il avait été puiser les notions de l'administration occidentale. Le sultan l'avait nommé ministre des affaires étrangères, et, bien que la nature de ses fonctions ne l'appelât pas directement à entrer dans les conseils de la réforme, il prit cependant une part active à toutes les innovations que Mahmoud voulait encore introduire en Turquie.
Réchid soumit au sultan un plan de régularisation des moyens de développements de la réforme, qui fut mis immédiatement en pratique. A cet acte, qui révélait de la part de son auteur une intelligence élevée, succéda la création d'un conseil d'utilité publique, d'une cour de justice, et l'établissement des quarantaines. La peste qui s'était naturalisée à Constantinople, en vertu d'un privilège imprescriptible, par le fanatisme d'une loi de prédestination, avait longtemps imposé à la réforme. Les ulémas voyaient, dans l'établissement des quarantaines, une atteinte aux volontés d'en Haut ; la loi de fatalité, qui pèse encore de toute sa force dans l'esprit des Orientaux, recevait par cette innovation une attaque directe. Il n'était plus écrit dès lors que l'homme devait mourir quand l'ange des Ténèbres venait le frapper; il pouvait dès maintenant lutter avec la mort et ne plus attendre l'heure dernière sans chercher à éviter son fatal dénouement. Les ulémas, interdits par tant d'audace, s'efforçaient d'arrêter les progrès de cette réforme qui, d'un seul coup, heurtait toutes les croyances et attaquait ouvertement le texte sacré du livre prophétique. Mahmoud résista et passa outre.
En rétablissant l'unité de l'Empire et le principe d'autorité, Mahmoud fonda l'unité de la race ottomane. Par l'abolition des divisions féodales, il mit les populations jadis concentrées dans un espace restreint de localité en contact immédiat les unes avec les autres ; il fit disparaître les milices privilégiées et convoqua, sous un même drapeau, tous les habitants musulmans de l'Empire à une fusion. Vainqueur de l'odjak, du clan et de la tribu, il prépara à la fois l'introduction du régime administratif et le rapprochement de tous les éléments de nationalité.
II
C'est de ce moment que date la réelle importance de Réchid, et l'influence de ce grand homme d'Etat sur les destinées de l'Empire. Formé de bonne heure à l'étude des réformes, Réchid grandissait en silence, à l'ombre de Ali, son beau-frère, et de Pertew, son protecteur. Tout d'abord, il se sentit épris d'un amour sincère pour le progrès et vit avec plaisir les améliorations apportées en Turquie; son goût prononcé pour les institutions de l'Europe et l'intérêt de sa position, devaient le rendre le promoteur d'un acte important. Le génie du futur grand-vizir se dessinait déjà dans les actes de Réchid. Doué d'un esprit élevé, d'une habileté dont il donna des preuves dans la suite, travaillé par une ambition extraordinaire, initié de bonne heure à l'étude des institutions européennes, Réchid se formait sous l'inspiration de Pertew, à l'art de gouverner un empire.
Né à Constantinople en 1802, et selon une autre version en 1798, Moustapha-Réchid était le fils d'un honorable effendy, chargé d'administrer les biens de la mosquée du sultan Bajazet. Il perdit son père lorsqu'il était encore enfant et resta confié aux soins d'une mère intelligente. Il reçut une éducation distinguée, chose rare alors en Turquie. En mourant, sa mère le confia aux soins d'Ali-Pacha, son beau-frère, qui se l'attacha en qualité de secrétaire (katib).
Réchid suivit Ali dans ses expéditions militaires, dans son gouvernement de Morée et au vizirat. A la mort d'Ali, Izzet, alors grand-vizir, le fit entrer dans les bureaux de la Porte. C'est là qu'il gagna l'affection difficile de Pertew, qui, dans la suite, devint son protecteur et son ami. Grâce à Pertew, Réchid prit part, en 1829, aux négociations d'Andrinople, et à son retour à Constantinople, il fut nommé secrétaire-rapporteur d'Etat (amedji). En janvier 1833, il fit partie de l'ambassade de Halil-Pacha en Egypte, et après la victoire de Konieh remportée par Ibrahim-Pacha sur l'armée ottomane, Réchid fut chargé de représenter le sultan auprès des cours d'Occident. Cette mesure avait pour but de rattacher l'empire Turc par de nouveaux liens à l'Europe. Il vint d'abord à Paris comme ambassadeur à poste fixe, et de là il alla remplir les mêmes fonctions à Londres. En 1837, nommé par l'entremise de Pertew au ministère des affaires étrangères, et rappelé à Stamboul, il arriva à Andrinople pour y voir la tombe toute fraîche de son protecteur. Entre le rappel et le retour de Réchid, la toute-puissance du vizir s'était anéantie. Ce sinistre événement exerça sur son esprit une profonde influence. Frappé de douleur et tremblant pour lui-même, il tourna, en soupirant, les yeux vers l'Europe qu'il venait de quitter, vers cette Europe où, pour la première fois, un osmanli, entouré d'égards et de prévenances, s'était vu l'objet des sympathies les plus vives; vers cette Europe enfin où Réchid savait qu'une sentence de mort ne peut être prononcée qu'à la face du soleil et par la volonté de la loi. Aussi, ce ne fut pas sans résignation qu'il continua son voyage jusqu'à Constantinople, où la capricieuse ingratitude et l'ombrageuse jalousie du sultan suffisaient pour trancher les jours d'un ministre, dont la vertu, le talent et la fidélité avaient été prouvés par de longs services.
Incertain du sort qui l'attendait, il entra dans Stamboul, comme dans l'antre du lion. Le cœur lui battait avec tant de violence, qu'il fut obligé d'arrêter sa monture pour respirer plus librement. Indécis sur ce qu'il devait faire, il vint demander l'hospitalité dans une ambassade, et là il attendit les ordres du sultan.
Mahmoud lui laissa le ministère. Réchid profita de sa position pour venger la mort de Pertew. La disgrâce des complices du sultan ne se fit pas attendre.
L'administration de Réchid, dans la période de temps qui s'écoula entre son entrée au pouvoir et la mort de Mahmoud, fut marquée par des tentatives soutenues d'amélioration. C'est à lui qu'est due la création de deux conseils de l'Empire, qui régularisèrent l'action du gouvernement, et du conseil d'utilité publique, destiné à élaborer les projets administratifs. Mais ses honorables efforts faillirent amener sa chute. Déjà se prononçait la lutte entre la première et la seconde génération de la réforme, éternelle histoire de cette rivalité entre les fils d'une même révolution.
Réchid, qui avait remonté dans ses voyages jusqu'à la source de l'initiation, était à la tête de la génération nouvelle; pour ennemis, il avait les premiers-nés du système conçu par le réformateur, envieux de tout concurrent au crédit dont ils s'entredisputaient le monopole, jaloux d'une faveur qui, comme la leur, n'était pas née dans le sang et le scandale, mais qui, plus pure, s'était fortifiée en s'abreuvant à la source même de la civilisation. Leurs sourdes et perfides attaques allaient l'emporter ; force fut à Réchid d'abandonner le terrain en s'exilant comme ambassadeur en Angleterre. Réchid savait par expérience que dans un gouvernement où la volonté d'un seul homme s'exerce sans contrôle, il valait mieux s'éloigner que d'user sa vie dans une lutte terrible, pour la voir ensuite se terminer par un cordon fatal.
Pendant son séjour à Londres, Réchid ébaucha le plan de cette politique occidentale dont il devait apporter les éléments à Constantinople. Il jeta les premières bases de l'alliance entre l'Angleterre et l'empire Ottoman, alliance qui fut la cause principale de la ligne politique qu'il suivit dès lors et dont il ne se départit pas un seul instant pendant tout le reste de sa carrière.
Réchid était à Paris, quand arriva la nouvelle de la défaite de Nézib. Ibrahim-Pacha vainqueur de Hafiz, recommençait ses campagnes d'Asie-Mineure. Au même moment, Mahmoud était frappé de mort Réchid partit pour Stamboul, où l'attendait le ministère des affaires étrangères que le nouvel empereur venait de lui confier. Mais des intrigues faillirent lui ravir ce portefeuille. Réchid, qui ne savait rien encore du caractère du jeune prince, qu'un usage, aujourd'hui aboli, exilait dès sa naissance, dans une partie mystérieuse du sérail, résolut de se purifier publiquement dans la mosquée d'Eyoub, de la réputation de mauvais croyant que ses ennemis essayaient de lui faire auprès du jeune sultan. L'adroit diplomate, après être resté plusieurs heures en prières, et feignant d'oublier les griefs qu'il avait contre ses rivaux Khosrew et Halil, alla les visiter et prenant une attitude modeste et un langage conciliant, il parvint à assoupir leur haine. Il ne tarda pas cependant à éloigner ses ennemis, dont la présence à Constantinople pouvait, d'un jour à l'autre, le faire tomber du pouvoir. Il les chargea tous de gouvernements dans les provinces les plus éloignées de l'empire, et d'ambassades en Europe et en Perse.
Maître dès lors de la situation par le départ de ses ennemis, Réchid comprit la nécessité de continuer l'ère inaugurée par Mahmoud. On sait que Réchid, qui avait déjà contribué à la création de quelques-uns des grands actes administratifs du règne précédent, sans partager la gloire du monarque, ne trouvait pas son ambition satisfaite. Plus vaste était son rêve ! Il eut foi dans l'avenir. Dès lors il résolut de donner une application active et une impulsion nouvelle aux réformes commencées. Pour cela, il fallait une main ferme et virile. Le nouvel empereur fut heureusement, dès ce jour, entouré de gens habiles que Réchid dirigeait avec adresse, et avec lesquels il travaillait à fortifier le jeune sultan par de sages et solides conseils, en l'engageant à poursuivre le but que s'était proposé son père.
Réchid a eu le mérite de ne pas subir aveuglément les erreurs de Pertew son maître ; il lui préféra la civilisation de l'Europe. Sa probité peut passer en proverbe dans un pays où la concussion est admise en principe, et il s'efforça, mais en vain, de faire disparaître ce vice inné de la vénalité. Une grande facilité de perception, de consciencieuses études, lui avaient permis de s'approprier les idées de l'Europe et jusqu'à son langage. L'avenir dira s'il posséda ce: génie profond qui sait appliquer pratiquement à une nation les institutions étrangères sagement modifiées, ou s'il fut doué seulement de cette puissance d'initiation qui ne dépasse pas les bornes d'un plagiat intelligent. C'est sans doute déjà beaucoup pour lui d'avoir été le premier, parmi les Turcs, qui ait étudié à fond la science de la civilisation, dont avant lui on n'avait seulement reproduit que les signes extérieurs les plus apparents, et qu'il ait compris la nécessité de remuer le fonds même de la vieille organisation. Animé de généreuses intentions pour la prospérité de l'Empire, obligé de se raffermir lui-même dans une position menacée, il fut le premier auteur d'un acte qui, après avoir été soumis aux conseils de la Porte et à l'approbation du scheik-el-islam, se produisit avec une solennité inusitée le 3 novembre 1839. Une foule immense était réunie dès l'aurore sur cette plaine du Sérail, attenant au Kioske des Roses (Gul-Hané) qui la domine, entourée par un bouquet d'arbres séculaires, et descendant par de douces ondulations sur les flots azurés de la mer de Marmara. Les ambassadeurs, les ministres, les grands corps de l'Etat et les dignitaires de l'ordre des ulémas et du clergé chrétien, occupaient des tribunes réservées. L'armée régulière et la garde formaient le carré. Le bruit du canon et des tambours, mêlé aux accords des fanfares militaires et aux acclamations prolongées de la foule, accueillit l'arrivée du sultan. Réchid lut le hatti-schérif dont il était l'auteur, cette charte ottomane qui restera comme le plus grand acte de son administration, et qui le plaça, à dater de ce jour, dans une position tout exceptionnelle vis-à-vis de ses nationaux et des Européens. Assurément les vieux ombrages de Gul-Hané et les antiques murailles du Sérail n'avaient encore vu un pareil spectacle ni entendu de semblables accents. Tout le système despotique des sultans s'écroulait d'un seul coup dans l'enceinte du palais des despotes, et la monarchie, en signalant elle-même les maux de l'empire, promettait d'y porter remède. C'était là assurément un acte qui avait sa grandeur et sa fécondité ; c'était la continuation de l'œuvre de Mahmoud, et rien ne prouve mieux le caractère de sa mission, la vigueur de son génie, que de voir la réforme qu'il avait ébauchée servant d'appui au trône ébranlé de son fils, comme si cet héritage eût pu sauver l'autre ! On proclama Abdul-Medjid plus grand encore que son père, lui qui avait porté la main sur un pouvoir qui, avant lui, avait été en Orient le symbole d'un despotisme sans nom, puisqu'il disposait de la vie des hommes selon son caprice, ses intérêts, sans que ni la loi, la justice, les mœurs, la religion, pussent légalement arrêter le cimeterre ou le cordon du bourreau chargé d'exécuter ses ordres.
Les premières années du règne de Medjid furent saluées par la presse européenne d'un applaudissement sympathique et d'unanimes acclamations. Le sultan, d'après les conseils de Réchid qui avait toute sa confiance, réorganisa son armée, établit des postes régulières, supprima les monopoles et les iltizam, fonda une université et une académie. Réchid présidait à toutes ces innovations, tantôt comme ministre des affaires étrangères et tantôt comme ambassadeur. Enfin, le 28 septembre 1846, il fut élevé à la dignité de grand vizir, poste suprême qu'il occupa six fois. Nous n'entrerons pas ici dans le détail des événements qui le firent si souvent monter au pouvoir et descendre du faîte de la puissance. Qu'il nous suffise de savoir que tous ces revirements sont dus à des intrigues de palais et des mystères de chancellerie, « ces deux arcanes qui déjouent la plus minutieuse investigation. »
En résumé, la part que Réchid a prise, sous le règne du sultan Medjïd, à continuer l'œuvre réformatrice de Mahmoud est immense ; mais les moyens étaient-ils fondés sur une expérience suffisante, et ne produiront-ils pas dans l'avenir un avortement terrible ? On a jugé Réchid de différentes manières ; le parti national turc l'a toujours considéré comme un homme vendu à l'Europe et incapable de gouverner, tandis que les réformistes de la première et de la seconde génération, le regardent comme ayant été à même de faire beaucoup, et n'ayant pas su profiter de toutes les circonstances heureuses qui venaient s'offrir à lui. Quand on jugera les actes de Réchid, dans quelques années et avec cette impartialité qui convient à l'histoire, on nous dira qu'entouré, comme il le fut sans cesse, d'ambitions difficiles à satisfaire, de jalousies impossibles à dominer, Réchid fut toujours entravé dans sa marche progressive, et que s'il n'a pas fait plus pour son pays, c'est qu'il lui a été impossible de faire davantage. Je sais bien qu'on lui reproche de n'avoir point osé dans plusieurs circonstances aborder les difficultés avec assez d'énergie, et d'avoir craint de prononcer quelquefois un formel "je le veux", d'avoir laissé aller les choses avec trop de facilité et enfin de s'être laissé séduire plusieurs fois par des paroles flatteuses qui plaisaient à son caractère. Il avait, disons-le, les défauts de ses grandes qualités ; sa manie de bâtir l'aurait conduit infailliblement à la ruine de sa fortune, si la libéralité du sultan ne lui fût venue en aide. Mais aussi, il avait cette bonté innée qui est le propre des grandes âmes; il était obligeant à l'excès, ami des chrétiens qu'il protégea en dépit même de ses ennemis. On s'est beaucoup inquiété de savoir si Réchid était au fond un bon musulman ; sans doute, Réchid avait puisé en Europe des idées qui se trouvaient souvent en désaccord avec les prescriptions du Koran, mais cela ne l'empêchait pas d'être toujours fortement attaché à la forme religieuse ; tous les jours, il faisait sa prière ; tant il est vrai que les premières impressions de l'enfance ne peuvent s'effacer entièrement du cœur de l'homme. Réchid aimait en Europe à s'entourer d'hommes instruits et il avait avec eux des entretiens sur la philosophie religieuse, pendant lesquels sa haute intelligence se reposait des préoccupations incessantes de la vie politique. Jamais il ne fit abus de liqueurs enivrantes, et jamais aussi, il ne négligea les affaires de l'Etat pour les délices du harem. Réchid savait que dans un pays comme la Turquie, où l'homme a à peine conscience de sa valeur et de sa dignité, il était lui, un homme, et sa vie entière l'a prouvé. Grave et sérieux, il ne manquait cependant pas de cette gaîté franche, qui est une qualité rare chez un diplomate. Dans ses occupations les plus difficiles, il pouvait causer d'affaires étrangères à l'objet qui l'intéressait le plus vivement, et souvent il lui arrivait de se livrer à des travaux sérieux, et interrompus de temps à autre par des conversations enjouées. On ne lui prête pas, comme à Fuad, un esprit brillant, et il ne passa jamais pour un faiseur de bons mots, mais en revanche, il avait cette profondeur de jugement qui, en politique, est préférable à l'esprit.
Une particularité curieuse à signaler, c'est la dernière entrevue de Rechid avec lord Strafford de Redcliff. Le diplomate anglais allait quitter Stamboul, et il venait d'avoir avec le grand vizir, son ami une de ces conversations intimes dont le secret doit se trouver à jamais enseveli dans le double silence d'un tombeau et de la discrétion britannique. Redcliff embrassa Réchid et lui dit : Au revoir ! — Dites plutôt Adieu ! reprit avec tristesse le grand vizir. Il semblait qu'un sombre pressentiment annonçait à Réchid, que le départ du noble lord devait lui être fatal. En effet, le jeudi 7 janvier, Réchid expirait comme frappé de la foudre ! Quand Tacite avait à raconter la mort inattendue de quelque personnage du siècle des Césars, il disait : "Interiit, non sine suspicione venevi !" L'histoire nous apprendra un jour jusqu'à quel point, pourront être appliqués à la mort de Réchid, les lugubres soupçons exprimés par l'annaliste romain.
Victor Langlois