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Cette biographie d'un sultan réformateur est écrite par un catholique conservateur, l'abbé Drochon. Elle insiste beaucoup sur le problème des minorités qui marqua le XIIXe siècle et qui servit de prétexte aux puissances européennes pour intervenir. C'est à cette époque aussi que nombre de conflits qui perdurent (Bosnie, Liban, Syrie etc) vont naître et/ou se développer.
 
Biographie parue dans la collection "Les Contemporains", Paris. Maison de la Bonne Presse, 1896
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L'abbé Jean-Emmanuel Drochon (1838-1900), un prêtre de l'Assomption, dirigea, pendant 8 ans (1892-1900), la publication des "Contemporains", une "galerie de portraits d'hommes illustres du XIXème siècle conçue comme une encyclopédie biographique catholique, rivale des encyclopédies historiques laïques." [http://www.assomption.org/fr/necrologies/jean-emmanuel-alexandre-b-drochon-1838-1900]
 

I. LE FEZ OU LE TURBAN ? - UNE CHARTE TURQUE

Lorsque l'image du sultan Mahmoud II [Mahmud II] cessa de troubler le sommeil de son vassal rebelle, le tout-puissant vice-roi d'Egypte Méhémet-Ali. un grand émoi se produisit dans le monde musulman, et chacun éprouva une sensation étrange, quelque chose d'analogue à l'impression que produirait un silence de mort succédant tout à coup à une canonnade de plusieurs jours. 
Jamais le trône d'Osman n'avait été plus chancelant sur ses bases, l'homme malade plus près du râle de l'agonie. La victoire de Nézib (24 juin 1839) ouvrait à l'armée égyptienne les portes de l'Asie Mineure, et sur mer, le grand amiral Achmet-Fevzi, favori de Mahmoud, craignant une disgrâce, conduisait droit à Alexandrie, pour la livrer à l'ennemi, la flotte turque qu'il commandait. A ces embarras du dehors venait s'ajouter l'anarchie intérieure ; de tous côtés, les factions à demi domptées par le bras vigoureux de Mahmoud relevaient la tête. Pour comble de malheur, celui qui allait recueillir la lourde succession du destructeur des janissaires était un jeune prince de seize ans. 
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Sa Hautesse Abdul-Medjid [Abdülmecid], 38e sultan de la dynastie des Osmanlis, 28e sultan de Constantinople, grand seigneur d'Europe, d'Afrique et d'Asie, était né le 23 avril 1828. Sa jeunesse est restée enveloppée de cette obscurité mystérieuse qui flotte en Orient sur les hommes et sur les choses : on sait seulement qu'il fut le vingt et unième enfant de Mahmoud, et que la sultane Validé berça sa jeune imagination de pompeuses images de réforme. Le nouveau souverain allait-il porter sur le trône ces idées rénovatrices ou revenir simplement à l'ancien régime ? C'est ce que vieux Turcs et jeunes Turcs se demandaient avec anxiété. Un menu détail, non prévu par le protocole, allait trancher cette grave question. 
 
Au fond de la Corne d'Or, au milieu d'un beau bouquet de cyprès et de platanes, s'élève la mosquée d'Eyoub, la plus sainte de toutes les mosquées, au sentiment du fanatisme musulman. Elle fut construite par Mahomet le Conquérant, en l'honneur du porte-étendard du Prophète, Eyoub [Eyüp], tué pendant le siège de Constantinople par les Arabes (668). C'est là que l'on conserve, avec un religieux respect, l'épée du Prophète que tout nouveau sultan va ceindre, lors de son avènement au trône. Cette cérémonie qui tient lieu, pour les Turcs, de celle du couronnement dans les pays chrétiens, est, à leurs yeux, comme la consécration officielle et religieuse du pouvoir des sultans. Ces derniers, autrefois, n'apparaissaient à leurs peuples, ce jour-là surtout, qu'à travers « un buisson ardent de diamants en phosphorescence ». 
 
C'étaient de véritables idoles dans des châsses de pierreries, « espèces de paons du pouvoir, épanouis au milieu d'une auréole de soleils ». Or, Mahmoud avait changé tout cela : il avait rejeté le turban et la robe, au grand scandale des vieux Turcs, et la châsse était devenue un vulgaire paletot sac ! A l'avènement de son fils, les hauts dignitaires, le mufti à leur tête, déclarèrent qu'ils n'assisteraient pas à la cérémonie d'investiture si le sultan ne reprenait, au moins pour ce jour-là, l'antique turban des Osmanlis. Il était impossible au mufti de reconnaître l'héritier de la majesté sainte des califes sous un fez, qu'il nommait un chapeau, et même un vilain chapeau. Ainsi pensait le mufti, la plus haute autorité religieuse de l'Islam. 
 
Mais la plus haute autorité civile, celle du grand vizir Khosrew-Pacha [Hüsrev Mehmed Paşa (1769-1855)], s'était prononcé pour le fez. La querelle fut longue et violente ; mais à la fin, Khosrew, lançant sur le mufti des regards foudroyants, s'écria ; « Vous serez présent au sacre de Sa Hautesse, qui aura le fez sur la tête, ou bien, dès cette nuit, je vous fais destituer ». Le mufti, en homme avisé, estima qu'une bonne place valait bien un beau principe : il céda, et le jeune monarque parut dans la mosquée d'Eyoub, vêtu du pantalon et de la redingote à la franque, la tête coiffée du fez réformateur. Cependant les femmes, touchées de sa jeunesse et de sa bonté, se disaient entre elles : « N'est-ce pas que notre fils est beau? » Le 11 juillet 1839 marque une date mémorable dans l'histoire des réformes turques. 
 
Toutefois, un fez en feutre rouge, fût-il même orné, comme celui d'Abdul-Medjid, d'un aigrette de plume de héron fixée par un bouton de gros diamants, n'était point un remède suffisant à la situation désespérée qui, sur tous les points, s'offrait au regard du jeune souverain. Question d'Egypte, question de Syrie, question d'Orient ouverte devant les Cabinets de l'Europe, population musulmane faisant des voeux pour le succès des armes de Méhémet-Ali, et l'attendant dans Stamboul comme un libérateur ; en résumé, multiple danger à conjurer. Déjà le sultan, incapable de résister au vice-roi victorieux lui faisait proposer l'hérédité de l'Egypte et de la Syrie, lorsque l'intervention des grandes puissances changea la question turco-égyptienne en question européenne. 
 
L'Europe, en se chargeant d'aplanir le différend, devait tenir compte à Méhémet-Ali de ses tendances civilisatrices. On le comprit à Constantinople. Le ministre des Affaires étrangères, Reschid-Pacha [Mustafa Reşit Paşa (1800-1858)] , ancien ambassadeur à Paris, connaissait le fort et surtout le faible de la diplomatie européenne. Il rédige un hatt ou ordonnance, que le sultan ne peut s'empêcher d'approuver, et, le 3 novembre 1839, en présence du sultan et de toute sa cour, devant tous les grands fonctionnaires et les principaux ulémas, les patriarches des différentes communautés, les députations grecques, arméniennes et juives, les ambassadeurs des puissances européennes et le prince de Joinville, en un mot, devant tous les notables de l'empire, réunis. Reschid-Pacha lut en grande pompe le hatti-chérif (ordonnance illustre), qui jetait les bases d'une constitution nouvelle. 
Garantie individuelle, sécurité de la propriété, promulgation de codes de lois, réforme de la perception des impôts, organisation des tribunaux, construction de voies de communication par terre et par eau, amélioration du régime de police, condamnation de la concussion, tout cela était solennellement promulgué, et l'Europe d'applaudir, et les populations musulmanes et chrétiennes de respirer, d'espérer. On acclama le jeune souverain qui, en ceignant le sabre d'Osman, renversait la barrière qui séparait ses sujets chrétiens de ses sujets musulmans. L'enthousiasme était général, et cette Charte reçut le nom de Gul-Hané [Fermânı, Gülhane Hatt-ı Şerif-î]. 
 
Hélas! on s'était trop pressé d'applaudir ; la Charte turque, pour appeler de ce nom pompeux l'écriture illustre, devait rester lettre morte, elle n'eut qu'un résultat, - ses auteurs mêmes n'en espéraient sans doute pas d'autre, - celui de sauver la dynastie d'Osman du danger imminent qui la menaçait. Ces concessions à l'esprit du siècle furent accueillies comme un gage de renaissance, et les puissances se hâtèrent de combiner une action collective pour régler la question égyptienne. 
 
On sait avec quel désintéressement procéda, à cette époque, cette tartufferie internationale qui, depuis, s'est montrée encore plus hypocrite. D'abord l'empereur Nicolas profite des vives sympathies que témoigne la France au vice-roi d'Egypte pour nous isoler complètement des autres puissances. L'Angleterre, toujours jalouse de maintenir l'intégrité de l'empire ottoman, parce qu'elle ne peut prendre pied dans aucune province, s'éloigne alors de la France pour se rapprocher des Russes ; elle s'associe au complot qui a pour but de nous exclure du concert européen. Le traité de Londres (15 juillet 1840), conclu ent1e la Grande-Bretagne, la Russie, l'Autriche et la Prusse, fut pour la France un affront sensible et à Paris causa une très vive irritation. On redoutait à bon droit l'intervention des Anglais, des Autrichiens et des Turcs en Syrie, et l'on pouvait craindre un conflit où, pour l'intérêt du vice-roi, nous aurions eu contre nous une coalition générale des grandes puissances. Abandonné par la France, Méhémet-Ali dut céder aux exigences d'une situation désespérée ; le 27 novembre 1840, il signait une convention par laquelle il se contentait du gouvernement héréditaire de l'Egypte. Il restitua la flotte ottomane, et les troupes égyptiennes évacuèrent la Syrie et l'île de Candie. Alors le sultan, à l'instigation des ambassadeurs, lui adressa deux ordonnances, par lesquels il le confirmait dans le gouvernement de l'Egypte à titre héréditaire (13 février 1841). 
 
L'Angleterre, qui s'était éloignée de nous, pour défendre la Turquie contre l'Egypte, sentit bientôt la nécessité de se rapprocher de la France pour garantir Constantinople contre le protectorat russe. Notre pays fut invité à adhérer à un traité général, dit Convention des détroits (13 juillet 1841). Par ce traité, les cinq puissances reconnaissaient au sultan le droit d'interdire aux vaisseaux de guerre étrangers l'entrée des Dardanelles et du Bosphore ; c'était une victoire de l'Angleterre sur la Russie. En somme, dans ce règlement de la question égyptienne, les puissances étaient moins préoccupées des prétentions des belligérants que de leurs propres rivalités ; jalouses de s'exclure mutuellement, elles luttaient sournoisement d'influence. S'il leur arrivait de se battre, c'était sur le dos des Turcs, et ce dernier, avec son astucieuse bonhomie, ne s'y prêtait pas de trop mauvaise grâce.
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II LES DÉBUTS « DU TANZIMAT » 

La question égyptienne était à peine réglée que Reschid-Pacha, débordé par les embarras financiers et les ennemis de la réforme, dut quitter le ministère des Affaires étrangères et aller reprendre, à Paris, son ancien poste d'ambassadeur. Son départ fut le signal de la réaction et le nouveau Cabinet dirigé par Rifaad-Pacha, un vieux Turc, pour mieux accentuer ses tendances, fit intimer aux chrétiens l'ordre de porter, comme signe apparent d'infériorité, un morceau de drap noir sur le devant de leur calotte rouge. C'était une première atteinte à cette égalité de tous devant la loi, proclamée par le décret de Gul-Hané. Les impôts et les contributions de toute nature ruinèrent, comme par le passé, les malheureux raïas (sujets chrétiens) ; le système des fermages ne fut pas aboli : les fonctionnaires de tout rang continuèrent de pratiquer sur la plus large échelle les concussions, les exactions, le viol et le rapt. Les amis de la Porte s'en émurent ; des remontrances amicales furent faites aux ministres, et ceux-ci de déclarer aussitôt que seuls des changements de personnes venaient d'être opérés dans le ministère ottoman, mais que les sages et utiles principes de la réforme seraient conservés sans altération, et que, dans l'intérêt national, on s'occuperait de leur donner tous les développements désirables. 
 
Et, en effet, on parut se mettre sérieusement à l'oeuvre. L'acte de Gul-Hané n'avait fait que formuler des principes généraux ; on essaya de tirer les conséquences de ces principes, en promulguant les lois et les règlements qui devaient ouvrir à la Turquie une voie nouvelle et la régénérer en la réformant. C'est cette réforme, poursuivie avec plus ou moins de zèle, à travers des difficultés sans cesse renaissantes, qui reçut, dès 1840, le nom de tanzimat. Tanzimat signifie organisation, et on ajoute souvent à ce mot celui de Khaïrieh : Tanzimat-i-Khaïrieh, l'organisation heureuse. Cette épithète n'est, il est vrai, qu'un ingénieux euphémisme. Le tanzimat n'est pas heureux pour les Turcs, puisqu'ils le détestent, et il ne l'est guère davantage pour les chrétiens, puisqu'il n'a pas amélioré leur sort. Etendu successivement à toutes les branches des services publics, administration, finances, tribunaux, armée, instruction publique, et de la capitale, où il fut appliqué d'abord à titre d'essai, aux diverses provinces de l'Empire, le tanzimat a parcouru diverses phases qui marquent comme les étapes de la réforme en Turquie. 
 
La première, la seule dont nous ayons à nous occuper ici, va de l'ordonnance de Gul-Hané de 1882 à celle de 1856. A cette période appartiennent la réorganisation de l'armée qui date de 1843, la nouvelle division de l'empire en gouvernements (eyalets) organisés sur un modèle uniforme, la création du Conseil suprême ou Conseil d'État, l'institution des medjlis ou Conseils provinciaux, les premiers essais de sécularisation de l'instruction publique, le Code pénal de 1840, le Code de commerce, la création des tribunaux mixtes de commerce et de police, etc. Cet ensemble, on le voit, ne manque ni d'ampleur ni de noblesse ; il est même beau, mais sur le papier seulement. 
 
La réforme n'a été qu'une illusion de cœurs généreux et un tâtonnement vers l'impossible : c'est du moins l'opinion des meilleurs diplomates. En 1802, après plus de dix ans d'infructueuses tentatives, lord Stratford de Redcliffe, au moment de s'embarquer pour revenir en Angleterre, laissait échapper dans un discours ces paroles de regret et de vérité : « Toutes les peines que je me suis données ici sont perdues. Je ne le vois que trop, ce gouvernement n'entrera jamais dans la voie des réformes. » 
 
Cette opinion du diplomate anglais, nos lecteurs ne manqueront pas de la partager, après avoir vu se dérouler sous leurs regards attristés l'affligeant spectacle des événements qui composent l'histoire du règne d'Abdul-Medjid. 
Par une étrange ironie du sort , la vie politique de ce prince libéral et humanitaire s'ouvre et se ferme sur les plus odieux massacres commis en ce siècle.
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III. LES PREMIERS MASSACRES DU LIBAN (1845) 

Deux populations très différentes habitent la montagne et les vallées du Liban : les Maronites, chrétiens civilisés et cultivateurs, les Druses, tribus pillardes et demi-sauvages, idolâtres ou musulmanes. 
 
En 1840, l'évacuation de la Syrie par les troupes d'Ibrahim [d'Egypte] avait livré la province à l'anarchie et au désordre. Pour comble de malheur, l'émir Béchir, dont le pouvoir, parfois cruel, mais toujours ferme et régulier, avait comprimé jusqu'alors les velléités d'indépendance des cheiks druses, avait dû renoncer au gouvernement de la montagne pour prendre le chemin de l'exil. 
 
L'autorité incertaine de la Porte laissa dès lors sans répression les empiétements des petits gouverneurs de districts: les chrétiens se trouvèrent livrés aux exactions les plus odieuses et placés dans une situation intolérable. Cet état de choses amena, en 1841, un soulèvement dans les districts mixtes, c'est-à-dire composés de chrétiens et de druses, et, à la suite d'une lutte sanglante à Déir-el-Khamar, intervint un projet de pacification, émanant du gouvernement turc. 
 
Ce projet n'avait d'autre but que de mettre le Liban sous l'obédience directe de la Porte, en supprimant l'autorité indigène qui le gouvernait sous la suzeraineté ottomane. Après neuf mois de négociations ardues et épineuses, l'institution de deux caïmakans, un druse, un chrétien, fut adoptée à titre provisoire (1842) ; c'était organiser d'office la guerre civile. Une autre mesure, plus malencontreuse encore, devait provoquer un conflit. Dans les villages mixtes furent installés deux sous-gouverneurs, l'un pour les chrétiens, l'autre pour les Druses, Cet arrangement, proposé par le consul de France, était équitable ; mais la Porte, à l’instigation de sir Stratford, fit insérer, après coup, dans des ordres émanés du Divan, que les chefs chrétiens devraient relever du gouverneur druse. Les Maronites refusèrent d'obéir : plutôt que d'être soumis aux druses, ils préféraient relever du pacha turc de Saïda. Ce pis-aller ne pouvait qu'être accepté par la Porte. Mais, d'un autre côté, les Druses se voyaient arracher leur proie ; le consul général d'Angleterre appuyait leurs prétentions, pour contrebalancer l'influence de la France, protectrice des Maronites. Les Druses, sûrs de l'appui des Anglais et de la complaisance des autorités ottomanes, préludaient par des menaces et des assassinats isolés aux massacres qui allaient rendre l'année 1840 si tristement célèbre et couvrir d'un nouvel opprobre la froide perfidie britannique. 
 
Le 30 avril 1845, ils commencèrent la guerre dans les districts mixtes situés au sud de Beyrouth par l'attaque du village de Mallaka et des districts de Djourd et de l'Arkoub. A Borderan, ils assiègent trente familles chrétiennes dans la maison du cheikh Ahmed et les somment de se rendre avec promesse de la vie, puis les égorgent, et brisent les enfants contre terre. 
 
Le 5 mai, les Druses brûlent Mazza et massacrent la population. Le 9 mai, a lieu la catastrophe effroyable d'Abbey. En tête des victimes, il faut citer le P. Charles de Lorelte, Capucin, ainsi que deux prêtres maronites. La veille de cet assassinat, le consul des États-Unis disait, à Beyrouth, dans un salon : Nos missionnaires n'ont rien à craindre, puisque ce sont les Druses qui mettent le feu aux villages chrétiens. Parole cruelle qui jette une lumière sinistre sur les agissements de la philanthropique Angleterre et de la libérale Amérique. 
 
Enfin, le 11 mai, les chrétiens de l'Ouest accourent au secours de leurs frères et refoulent les Druses ; mais ils sont arrêtés par le pacha de Beyrouth. Les districts de Djezin et de Metten sont entièrement ravagés ; et à Souk, à cinq heures de Beyrouth, on jette en prison le drogman du consulat français. 
 
C'en était trop. Sur l'ordre du consul de France, la frégate la Belle-Poule s'apprêta à bombarder Beyrouth, et, le 16 octobre, l'ambassadeur de France adressa un ultimatum à la Sublime Porte. Celle-ci, ne pouvant établir sur le Liban une autorité directe, finit par s'occuper de l'organisation de la montagne. Le principe de la séparation des deux races sous deux chefs distincts prévalut. Deux Conseils siégèrent auprès des gouverneurs druse et chrétien, présidés, le premier par l'émir druse, le second par l'émir chrétien. Les chrétiens étaient en majorité dans ces Conseils ; aussi les Druses n'acceptèrent pas sans murmurer cette organisation qui leur arrachait leur proie ; le Liban continua à s'agiter sourdement jusqu'au jour où une immense tuerie de chrétiens dut, cette fois, amener l'intervention armée de la France. 

IV. LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE - REVOLUTION DANS LES PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES 

La révolution de 1848 vint ébranler l'Europe dans des proportions jusqu'alors inouïes. Non seulement l'Italie tout entière et l'Allemagne occidentale suivirent le mouvement, mais des pays qui, jusqu'alors, semblaient réfractaires aux idées nouvelles se mirent en insurrection. La constitution germanique était renversée ; les Allemands réunissaient le Parlement de Francfort, les Slaves, le Congrès de Prague ; la Hongrie se soulevait à la voix de Kossuth. L'ébranlement se propageait sur toutes les frontières de la Turquie, depuis le Monténégro et la Bosnie jusqu'aux principautés danubiennes : jamais ce qu'on a appelé le réveil des nationalités n'avait été aussi général, aussi rapide. Nous allons suivre ce vaste mouvement dans ses manifestations principales au sein des provinces turques. La Bosnie et l'Herzégovine sont, considérées d'une manière générale, un vaste plateau divisé en deux terrasses par la chaîne illyrienne. L'une de ces terrasses, étroite, est parallèle au littoral dalmate : c'est l'Herzégovine. La seconde, plus large, et s'inclinant en pente plus douce vers la Save, est coupée du Sud au Nord par des ravins profonds où s'écoulent la Drina, la Bosna, la Yerbach et l'Unna : c'est la Bosnie. 
 
Ces deux provinces, devenues parties intégrantes de l'empire ottoman dès 1527, lui avaient été définitivement annexées par le traité de Carlowitz (1699), et étaient demeurées, au point de vue stratégique, suivant le mot des historiens turcs, « le lion qui garde les portes de Stamboul ». Les seigneurs slaves avaient, lors de la conquête, embrassé l'islamisme pour conserver leurs fiefs et leurs privilèges, tandis que la plupart des paysans étaient restés chrétiens, et étaient devenus ainsi, sous le nouveau régime, plus que jamais une race de parias, taillables et corvéables à merci. La terre y appartenait exclusivement, sous la dénomination de spahiliks, à cette arrogante noblesse héréditaire, exempte de tout impôt et ne devant au suzerain de Constantinople que le service militaire en cas de guerre. 
 
Cette organisation avait été acceptée par la Turquie, dans l'impossibilité, au moment de la conquête, de réduire autrement ces fiers vassaux, mais une fois la paix rétablie, elle s'était attachée à diminuer l'importance des fiefs slaves ; son premier pas dans cette voie avait été l'envoi en Bosnie d'un pacha chargé de représenter à titre permanent le pouvoir central. La présence de ce fonctionnaire était comme une consécration officielle de la prise de possession du pays. Les spahis virent le danger et le conjurèrent en se rapprochant de leurs serfs et en se montrant moins exigeants à leur égard. Cet accord ne tarda pas à inquiéter la Porte. Elle crut trouver le remède au danger que courait sa domination en excitant, d'une part, le fanatisme si prompt à s'enflammer des Bosniaques chrétiens contre leurs spahis ; de Vautre, en jetant un appât à la cupidité des chefs musulmans, dont elle transforma les fiefs en une sorte de majorats pris sur les terres libres et qui donnaient le droit de prélever les dîmes de la récolte et d'expulser les raïas chrétiens établis sur les terres qui en dépendaient. 
 
C'est sous cet infernal régime que vécurent la Bosnie et l'Herzégovine jusqu'à l'insurrection de 1850. A cette époque, les Slaves musulmans de la Bosnie, blessés des tentatives réitérées de la Porte pour établir chez eux les principes généraux du tanzimat, essentiellement centralisateur, prirent les armes et se révoltèrent. C'était, en effet, la fin de leur domination et de leur indépendance et la ruine de leurs privilèges. Aussi organisèrent-ils une formidable résistance au corps d'armée envoyé pour les soumettre. Mais Omer-Pacha, qui commandait cette armée, n'eut pas de peine à les vaincre ; la répression fut sanglante et l'autorité absolue du sultan établie dans tout le pays (1802). 
 
Est-il besoin d'ajouter que le régime agraire et social de ces provinces, continue d'être aussi arbitraire et vexatoire que par le passé? L'occupation autrichienne d'aujourd'hui n'a même pas créé, pour ces malheureuses populations, une condition meilleure ; le drapeau a changé, ainsi que l'uniforme des soldats qui y tiennent garnison. Quant à la question bosniaque, elle demeure tout entière. 
 
Comme la Bosnie et l'Herzégovine, les principautés danubiennes avaient frémi au contre-coup du mouvement révolutionnaire de 1848, qui avait suivi, en quelque sorte, le cours du Danube, depuis sa source dans la Forêt Noire jusqu'à son embouchure, près de laquelle sont situées les deux principautés roumaines de Moldavie et de Valachie. Placées entre la suzeraineté ottomane et le protectorat plus onéreux encore de la Russie, elles avaient tenté un effort impuissant pour se soustraire à ce double joug. 
Dans les deux pays, on désirait des institutions politiques et administratives qui n'eussent pas le caractère de concessions faites à l'étranger. Travaillés par le parti de l'unité roumaine, les boyards avaient renversé en Valachie l'hospodar Bibesco, en Moldavie, l'hospodar Stourdza ; un gouvernement provisoire s'était installé à Bucharest, et appelait aux armes la Bukovine, la Transylvanie, la Bessarabie ; il rêvait la formation d'un grand royaume roumain. 
 
C'est alors qu'intervinrent le protecteur et le suzerain. Les Russes passèrent le Pruth (9 juillet 1848) et campèrent à Iassy, capitale de la Moldavie, tandis que les Turcs entraient en Valachie (31 juillet). Le gouvernement provisoire de Bucharest s'était modifié et avait pris le nom de lieutenance princière. Le commissaire delà Porte, Fuad-Effendi, ne le reconnut point et les Russes, heureux de profiter des embarras de l'Occident, pénétrant encore en Valachie (26 septembre), occupaient une position formidable, d'où, leurs troupes devaient, en 1849, déboucher dans la Transylvanie et la Hongrie, afin d'aider l'Autriche à écraser l'insurrection hongroise. 
 
La révolution de 1848, dans les principautés roumaines, consolida la domination russe qu'elle se proposait d'anéantir. La convention de Balta-Liman, entre le sultan et le czar, rendit, en effet, plus lourde la domination étrangère : les assemblées de boyards étaient suspendues et remplacées par des divans ou Conseils ; les hospodars, au lieu d'être élus à vie par ces assemblées, comme le traité d'Andrinople l'avait stipulé, étaient nommés pour sept ans par les deux puissances, et 10 000 Turcos-Russes devaient occuper les principautés jusqu'à la pacification des pays voisins (mai 1849). En outre, deux commissaires extraordinaires, l'un turc, l'autre russe, étaient installés dans la capitale de chaque principauté. 
 
Ce traité ramenait la Moldavie et la Valachie à vingt-trois ans en arrière ; elles ne devaient être affranchies de cette étroite tutelle, qu'après la guerre de Crimée et grâce à l'intervention amie de la France. 
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V. LA QUESTION DES LIEUX SAINTS - GUERRE DE CRIMEE 

Tandis que ces événements se déroulent sous les yeux de l'indolent Abdul-Medjid qui semble à peine y prêter une attention distraite, un conflit d'influence, insignifiant au début, venait de se produire entre la France et la Russie au sujet des sanctuaires chrétiens de la Palestine. Jalouses l'une de l'autre, ces deux puissances en revendiquaient le protectorat. D'après les usages de Terre Sainte, la possession exclusive d'une église par une communauté chrétienne n'interdit pas aux autres d'y officier : les possesseurs seuls ont le droit de garder les clés, de réparer et d'entretenir l'édifice, d'allumer les lampes, enfin de balayer (ce qui, aux yeux des musulmans, est le signe le plus remarquable du droit de possession). 
 
Mais, malgré les firmans de 1561, de 1620, de 1633, qui garantissaient nettement les droits des catholiques latins, les Grecs, soumis à l'influence du tsar, étaient parvenus à exclure les latins de tous les Lieux Saints. 
 
Cet état de chose dura pendant toute la première moitié de ce siècle. En 1851. Napoléon III, désireux à la fois de plaire au Pape et de maintenir l'influence française, crut devoir réclamer contre ces empiétements. Après deux années de négociations, la France obtint une solution favorable à ses légitimes revendications. Le tsar Nicolas affecta de voir dans cette décision de la Porte une atteinte au droit de protectorat sur les chrétiens d'Orient que conféraient au souverain russe les traités de Kaïnardji, de Bucharest et d'Andrinople. Le prince Menchikof fut envoyé à Constantinople avec mission d'obtenir une nouvelle reconnaissance de ce droit et des garanties pour l'avenir. La Porte, qui se sentait soutenue par la France, refusa ; Menchikof, après avoir inutilement formulé son ultimatum, rompit avec éclat et quitta la capitale 21 mai 1853). 
 
La prudente Angleterre hésitait à prendre parti dans une querelle où elle ne voyait d'abord que la question des Lieux Saints et les prétentions de la France. Mais deux entretiens confidentiels de Nicolas avec l'ambassadeur anglais, sir Hamilton Seymour, révélèrent au ministère britannique toute la portée des plans de Nicolas. Il ne s'agissait de rien moins que de liquider la succession de l'homme malade, au plus grand profit, bien entendu, de l'idée panslaviste. A ces imprudents épanchements, l'Angleterre prit peur ; c'était elle maintenant qui poussait la France à des mesures énergiques. L'invasion des principautés lui parut comme une première mise à exécution des plans de démembrement. 
 
Le 28 juillet 1853, en effet, les troupes russes avaient franchi le Pruth, sous le commandement du général Gortschakof. La flotte française et anglaise, se rapprochant alors des points menacés, prit position dans la baie de Besika, à l'entrée des Dardanelles, sans franchir encore les détroits, que les stipulations des traités fermaient aux navires de guerre. L'Autriche s'efforça d'interposer sa médiation : les ambassadeurs des puissances réunies à Vienne (juillet-août) rédigèrent une note qui, par le vague même des réclamations formulées, semblait pouvoir établir l'accord. Piqué du procédé, Abdul-Medjid refusa d'admettre l'ingérence étrangère dans ses rapports avec ses sujets ; il somma la Russie d'évacuer les principautés (8 octobre). Son refus provoqua la guerre. Cinq semaines plus tard, la flotte russe de la mer Noire surprenait et brûlait à Sinope (côte d'Asie) une escadre ottomane (30 novembre 1853) ; cet événement ôta toute espérance de voir localiser la guerre : la flotte anglaise et française, qui, au début des hostilités, était entrée dans le Bosphore, pénétra cette fois dans la mer Noire et obligea la flotte russe à se renfermer dans ses ports. Napoléon III fit une dernière tentative de conciliation ; par une lettre autographe, en date du 29 janvier 1854, il proposa au tsar de faire signer entre la Russie et la Turquie une convention qui serait ensuite soumise aux puissances. Nicolas refusa. La France et l'Angleterre lui adressèrent alors un ultimatum exigeant l'évacuation des principautés (27 février). 
Le tzar rappela ses ambassadeurs de Londres et de Paris et accepta la lutte. 
 
Les deux puissances, déjà rapprochées par les circonstances, signèrent un traité avec le sultan (12 mars) ; elles s'engagèrent, par la convention de Londres (10 avril) à ne pas traiter séparément. L'Autriche et la Prusse conclurent une convention de neutralité (20 avril). Nicolas restait donc seul contre la France, l'Angleterre et la Turquie, auxquelles, pendant l'expédition de Grimée, viendra encore se joindre le Piémont. 
 
Depuis un an, l'armée turque, commandée par le réfugié hongrois Omer-Pacha, défendait contre les Russes la rive droite du Danube. Elle les avait repoussés deux fois à Kalafat et à Giurgevo, quand, au mois d'avril 1854, Paskiéwitch, successeur de Gortschakof, passa le Danube, prit Isatcha, Orsova, et vint mettre le siège devant Silistrie. Cette place, défendue par Moustafa-Pacha, résista pendant quatre mois à toutes les forces russes. Cette énergique résistance permit à l'armée alliée de débarquer d'abord à Gallipoli, puis à Varna, et de marcher sur le Danube. Les Russes ne l’attendirent pas : ils levèrent le siège de Silistrie et évacuèrent les principautés : celles-ci furent occupées par les Autrichiens, d'accord avec l'Europe et le sultan (juin-juillet 1854) ; La guerre sur le Danube était finie, la guerre de Crimée commençait. 
 
L'armée anglo-française, concentrée autour de Varna, était décimée par le choléra et les fièvres paludéennes ; on avait perdu 3 000 hommes sans rencontrer l'ennemi. Il fallait fuir ce climat meurtrier. Les Anglais indiquaient la Crimée comme le point vulnérable de la Russie : l'expédition fut résolue. 
Le 14 septembre, 500 navires débarquaient auprès d'Eupatoria le Corps expéditionnaire ; le 20, la bataille de l'Aima lui ouvrait la route de Sébastopol. Ce fut un coup de foudre pour la Russie : depuis 1812, elle n'avait pas vu d'ennemis sur son territoire. 
Nous ne pouvons retracer ici, même succinctement, les péripéties diverses du siège de Sébastopol, un des plus remarquables des temps modernes. Nos troupes, successivement commandées par les généraux Canrobert et Pélissier, et celles des Anglais sous Simpson (i), souffrant des rigueurs d'un hiver exceptionnel, n'en repoussèrent pas moins à Ralaklava, au plateau d'Inkermann et à Eupatoria les armées russes de secours, puis, au pont de Traktir, sur la Tchernaia une sortie désespérée des assiégiés. Le contingent piémontais, récemment arrivé sous le général La Marmora, eut les honneurs de cette dernière journée. On enleva tour à tour les forts du Mamelon-Vert, du Grand-Redan et de la tour Malakof, où Mac-Mahon se maintint malgré les menaces d'explosion. Le 8 septembre, on entrait enfin dans la ville évacuée et en ruines. 
 

VI. TRAITÉ DE PARIS - LE DECRET « HUMAYOUN » (1856) 

Le tzar Nicolas était mort sous le coup de ses premières défaites. Son fils et successeur Alexandre II montra des dispositions conciliantes. D'ailleurs, la Suède s'unissait aux alliés : l'Autriche et la Prusse devenaient hostiles. La prise de Kars en Arménie, en consolant l'amour-propre militaire de la Russie, la rendit plus traitable. Un Congrès s'ouvrit à Paris le 25 février 1853, et, le 30 mars, la paix fut signée aux conditions suivantes : la Russie renonçait au protectorat des principautés danubiennes, ainsi qu'au protectorat exclusif des chrétiens d'Orient ; elle perdait la bouche septentrionale du Danube ou bouche de Kilia, et reconnaissait la libre navigation du fleuve. La mer Noire était neutralisée : ses eaux, ouvertes à la marine marchande de toutes les nations, étaient interdites aux navires de guerre, soit des puissances riveraines, soit de toute autre puissance ; aucun arsenal, aucune forteresse ne pourrait être créé ni conservé sur son littoral. Toutes les puissances signataires adoptèrent en outre un droit maritime uniforme en temps de guerre : ils proclamèrent l'abolition de la course, l'inviolabilité de la propriété privée à bord des navires, sauf la contrebande de guerre et l'obligation du blocus effectif. 
[[Des deux premiers chefs, l'un, Saint-Arnaud avait dû s'embarquer épuisé de fatigue et mourut en mer ; l'autre, lord Raglan, fut emporté par une attaque de choléra. Voir biographies de Pélissier, Mac-Mahon et Canrobert]]
 
 
Six semaines avant la signature du traité, Abdul-Medjid, sous la pression des ambassadeurs de France, d'Autriche et d'Angleterre, avait accordé spontanément à ses peuples une charte nouvelle. Cette charte, publiée le 18 février 1856 sous le nom de hatti humayoun (ordonnance auguste) [Islâhat Hatt-ı Hümâyûn-û], marque, dans l'histoire de la réforme en Turquie, une date mémorable ; elle ouvre une phase nouvelle, s'il est permis d'employer ces grands mots, à propos de cette comédie uniformément variée qui se joue en Turquie, depuis un demi-siècle. Le décret du 18 février confirme les garanties et privilèges accordés aux non musulmans par celui de 1889, et touche dans ses vingt articles à beaucoup d'autres points importants. Quelque imparfait qu'il soit, il aurait pourtant assuré aux chrétiens un sort comparativement heureux, s'il avait pu recevoir une application rigoureuse. 
 
Ce sont, en effet, de beaux principes que les suivants : sécurité pour chacun dans sa vie, son honneur et sa fortune, égalité de tous devant la loi, respect de la propriété individuelle et collective, admission de tous les sujets aux emplois publics et au service militaire, liberté des cultes et de l'instruction publique, égalité devant l'impôt, suppression de l'Iltizam (i) et perception direct de l'impôt par l'État, publicité des procès et des jugements, égalité des témoignages en justice, privilège exclusif du sultan de disposer de la vie de ses sujets après condamnation judiciaire, suppression de la torture, adoption d'un nouveau système pénitentiaire, institution des tribunaux mixtes, codification de toutes les lois, révision des privilèges et des immunités des communautés non musulmanes, confirmation de la juridiction civile accordée aux chefs de ces communautés, suppression dans les actes officiels de toute appellation injurieuse pour les chrétiens, abolition du trafic des faveurs. 
 
Toutes ces dispositions, contenues dans l'ordonnance du 18 février, ne sont, hélas ! que de belles promesses. On ne saurait mieux le comparer qu'à ces traités imposés par l'Europe aux Chinois, qui les signent avec la résolution bien arrêtée de les éluder ou de les rompre à la première occasion. 
 
Un banquier de Galata disait à un Français, quelques jours après la promulgation de cet acte : « Dans votre pays, promettre et tenir ne sont que deux : ici c'est beaucoup plus, car on sait encore faire semblant de tenir, et faire croire qu'on tient. » A vrai dire, nous n'en sommes point surpris : ne trouve-t-on pas, inscrit dans le Coran, ce singulier précepte : « La foi promise aux infidèles par les vrais croyants n'est point obligatoire ! » Aussi, les musulmans expérimentés ne s'y sont pas trompés : pour eux, l’ordonnance auguste n'est qu'un misérable chiffon de papier, un papier enduit de miel, suivant leur expression pittoresque. 
 
Des troubles sanglants éclatèrent dans plusieurs provinces, quand on essaya d'y introduire quelques-unes des clauses de l'ordonnance. On vit des musulmans envahir une église pendant l'office, et jeter sur l'autel un chien crevé en disant : Voilà le hatti humayoun !
L'article 6 bannissait des actes de l'état civil toute qualification injurieuse ou blessante pour une classe quelconque des sujets de l'empire : le cadi ou maire de Mardin n'en délivrait pas moins, à un prêtre arménien, le permis d'inhumation suivant : « Permis au prêtre de l'église de Marie d'enterrer l'impure et puante carcasse du nommé Saïdah, damné ce jour même (i).» 
 
[[ Ou système de fermage ; dans ce système, chaque province se vend pour une ou plusieurs années à un fonctionnaire, qui devient ainsi un véritable fermier général, levant les impôts pour son compte, dictant des taxes, des prohibitions, les modifiant à son gré, en un mot, usant à son profit de toutes les ressources de son domaine temporaire.]] 
 
A Ternovo, un libraire vendait l'ordonnance imprimée ; le gouverneur Ali-Eddin déclare cette lecture pernicieuse, fait saisir tous les exemplaires et jeter le libraire en prison. 
 
On rapporte que l'archevêque de Nicomédie, en voyant replacer dans son enveloppe de satin le firman dont il venait d'entendre la lecture, s'écria : Prions Dieu qu'il y reste ! Le voeu du prélat était inspiré par l'article qui supprimait en principe les revenus ecclésiastiques ; il fut exaucé bien au-delà de ses prévisions, sinon de ses espérances. Le hatti humayoun fut inséré dans le traité de Paris, mais avec cette clause que les puissances ne pourraient pas s'autoriser de cette insertion pour réclamer un droit d'immixtion dans les rapports du sultan et de ses sujets ; ce regrettable article 9 est la négation même du traité ; depuis lors, nos diplomates ont eu beau s'évertuer, ils n'ont rien pu sur la lenteur proverbiale des ministres turcs, qui les renvoient invariablement au respect de l'article 9. 
 

VII ORGANISATION DES COMMUNAUTES CHRÉTIENNES - CONSTITUTION DES PRINCIPAUTES DANUBIENNES 

Le mot, rapporté plus haut, de l'archevêque de Nicomédie à l'issue de la cérémonie du 18 février laissait prévoir que l'organisation religieuse des chrétiens, conformément aux nouvelles dispositions de l'ordonnance, ne laisserait pas de causer à la Porte certains embarras. Pour saisir toute [[Siège of Kars, by D. Sandwith. - Ubicini, dans ses Lettres sur la Turquie (II, p. 445), rapporte d'autres aménités : « Et comme dans les règlements du porc, que l'on nomme le Pape, etc. » ]] la portée de cette grave question, il importe avant tout d'avoir une juste notion de la situation antérieure des divers groupes chrétiens de l'empire. 
 
Mahomet II, après la prise de Constantinople, avait laissé aux Grecs le libre exercice de leur culte, leurs lois civiles, leurs tribunaux, leurs écoles, sous l'unique condition du payement d'un impôt de capitation. Ces concessions furent énoncées dans un bérat (i) que le conquérant remit au nouveau patriarche Gennadios ; c'est ainsi que ce haut dignitaire devint, non seulement le chef religieux, mais encore le chef civil de la communauté ou nation orthodoxe dans tout l'empire. Nous disons orthodoxe, car le Coran classant les peuples d'après les différences de religion, et non de race, tous ceux des nouveaux sujets du sultan qui professaient la foi orthodoxe, Serbes, Bulgares, Albanais, se trouvèrent, de fait, soumis à la double juridiction religieuse et civile du patriarche grec. 
 
Quatre siècles s'écoulèrent ; les populations soumises au sceptre du Grand Seigneur se trouvaient partagées en deux groupes distincts : d'un côté, les musulmans avec la domination politique ; de l'autre, les raïas, chrétiens ou juifs, sans droits politiques, mais jouissant, sous des chefs élus par eux, de l'autonomie religieuse et civile. 
 
En 1829, les Arméniens catholiques sont devenus assez nombreux pour décider l'ambassade de France à demander à la Porte leur émancipation ; ils forment dès lors une communauté indépendante du patriarche schismatique ou grégorien, à laquelle, quinze ans plus tard (1844), se rattachent civilement les Chaldéens et les Syriens unis. 
 
De leur côté, en 1840, les Latins sujets de la Porte obtiennent à leur tour d'être représentés par un délégué, muni d'un bérat [[Ce mot, si fréquemment employé par la presse actuelle à propos des affaires de Macédoine, désigne un diplôme émané du souverain, constituant, en faveur de celui à qui il est accordé, une situation privilégiée, sociale, politique et honorifique]] lui donnant qualité pour traiter avec l'autorité centrale les affaires de ses coreligionnaires. 
 
Sept ans plus tard (1847), le patriarche des Melchites, ou Grecs unis de Syrie, reçoit de la Porte, avec le titre de patrik, l'investiture de l'autorité civile sur la nation melchite. Enfin, vers 1860, bon nombre de Bulgares font acte d'adhésion au Saint-Siège, et le moine Joseph Sokolski sacré par le Pape évêque des Uniates, est reconnu par la Porte comme chef civil de la « nation bulgare catholique » (juin 1861). 
 
Ces fractionnements successifs, le dernier surtout, étaient bien faits pour donner à réfléchir aux chefs de l'orthodoxie ; encore quelques séparations de ce genre, et le sceptre de l'hégémonie religieuse et civile leur échapperait entièrement ; il fallait à tout prix arrêter ce mouvement décentralisateur, qui se prévalait, à bon droit, d'ailleurs, de certains articles de l'ordonnance de 1856. Aussi l'opposition du Phanar et du haut clergé grec à l'ordonnance du 18 février n'a-t-elle cessé que devant une intervention directe de la Porte. Un règlement minutieux émané du grand vizirat prescrivait une série de mesures destinées à préparer la révision des privilèges qui n'étaient plus en harmonie avec les idées nouvelles ; c'était un premier pas vers leur suppression, et pourtant, bon gré mal gré, le Saint-Synode dut s'exécuter. La nouvelle constitution, il est vrai, ne devait être promulguée qu'en 1862, après huit ans de discussions, et encore ne devait-elle être que provisoire. 
 
L'ordonnance n'en a pas moins produit, au sein de l'Église orthodoxe, une révolution non encore apaisée, et dont la dernière phase sera sans doute marquée par la suppression pure et simple des anciennes immunités. 
 
En Turquie, comme dans le reste de l'Europe, on arrivera tôt ou tard à créer, en faveur des communautés chrétiennes et de leurs chefs, une sorte de budget des cultes, et alors l'Église orthodoxe verra s'évanouir son dernier prestige. 
La constitution de la Moldavie et de la Valachie n'avait pas été fixée, au cours du Congrès de Paris ; elle devait être l'oeuvre d'une Commission européenne, et celle-ci avait le devoir de se conformer aux vœux de ces pays. En 1807, les Conseils des principautés demandèrent la réunion des deux provinces sous un même prince. La France se montra favorable à cette réunion ; la Turquie et l'Autriche s'y opposèrent. La Conférence se réunit à Paris le 22 mai 1858. 
 
L'acte constitutionnel qui en sortit était une sorte de compromis ; chaque province devait avoir son hospodar, son assemblée, son armée ; mais on créait un Conseil d'État commun: on leur imposait le nom officiel de principautés unies de Moldavie et de Valachie ; et, dans chaque pays, le prince devait être élu à vie par l'assemblée nationale. Cette convention n'accordait qu'une demi-satisfaction aux Roumains ; ils l'éludèrent en nommant en Moldavie aussi bien qu'en Valachie le prince Couza pour hospodar. C'était établir l'union de fait. La Porte dut se décider à ratifier cette double élection, mais en réservant ses droits pour l'avenir. 
 
Le Congrès de Paris a eu, en 1858, un second appendice. Cet appendice s'appelle : la délimitation du Monténégro. Très petite au début, cette question devint en peu de temps une sorte de champ clos diplomatique. La Montagne-Noire avait toujours joui, depuis la conquête musulmane, d'une indépendance absolue et sans réserves. La Porte, il est vrai, avait, en maintes circonstances, essayé de l'asservir ; mais c'était toujours comme une conquête nouvelle, pour se débarrasser d'un voisinage incommode et menaçant, non pour réduire à l'obéissance une province révoltée. 
 
En 1853, après une assez longue paix sous le règne du vladika Pierre II, les Turcs, profitant des désordres qui avaient marqué l'avènement du prince Danilo, saisirent le premier prétexte pour renouveler leurs anciennes tentatives de conquête. 
Omer-Pacha, qui devait, l'année suivante, se faire une réputation dans l'Europe par sa campagne du Danube, conduisit une expédition nombreuse, et, secondé par la trahison, dans deux des districts monténégrins, fut au moment de réussir, mais les difficultés qui devaient amener la guerre de Crimée commençaient dès ce moment à se dessiner. 
L'Autriche, voulant se réserver les chances pour pêcher en eau trouble au milieu du conflit qui se préparait, et se créer des alliés en Orient, prit le Monténégro sous sa protection et exigea de la Porte le maintien du statu quo ante bellum. 
 
En l'année 1855, quand éclata la guerre de Crimée, le prince Danilo se maintint dans l'observation de la plus stricte neutralité, et, lorsque vint la paix, il se crut le droit, puisqu'un Congrès s'occupait de remanier la carte du monde, d'envoyer réclamer, lui aussi, auprès des représentants assemblés à Paris, « la rectification de ses frontières ». La Turquie protesta, la Russie fut froide et réservée, l'Angleterre dédaigneuse, l'Autriche presque hostile. 

Le Monténégro

Restait la France, « qui seule combat pour une idée» ; c'est vers elle que le prince Danilo tourna ses regards. Au commencement de 1857, il vint en personne à Paris solliciter la protection de l'empereur et remettre entre ses mains les intérêts du Monténégro. 
Jamais démarche n'avait été plus opportune. L'année suivante vit en effet éclater un nouveau conflit entre les Monténégrins et les Turcs. Profitant des troubles survenus en Bosnie, un Corps d'armée turc envahit sans déclaration de guerre le territoire monténégrin et reçut dans l'éclatante défaite de Grahovo le châtiment mérité de la violation du droit des gens. 
 
Ce succès des chrétiens fut au moment d'amener une lutte terrible entre le Monténégro et la Turquie. Sans doute, ce ne sont pas les 15 ou 20000 fusils dont dispose le Monténégro qui eussent mis l'empire ottoman en péril, c'est l'exemple que ce peuple de 120000 âmes venait de donner. La victoire de Grahovo était une torche jetée dans un champ de blé mùr. La France posa le pied sur ce tison fumant et étouffa la flamme ; elle menaça de jeter son épée dans la balance si les Turcs ne s'abstenaient pas immédiatement de toute hostilité contre le Monténégro. 
 
Dans le but d'appuyer ces menaces, une division navale, sous les ordres du contre-amiral Jurien de la Gravière, vint mouiller devant Antivari. Napoléon III ne borna pas à cela les manifestations publiques de la protection qu'il accordait à la Montagne-Noire. Sur sa proposition, une Commission européenne fut chargée de fixer les frontières de la Turquie et du Monté- négro de manière à éviter de nouveaux conflits. Ce travail, terminé en 1859, assurait à la principauté un nom dans les archives diplomatiques de l'Europe, et couvrait ce microscopique Etat de l'ombre protectrice des grandes puissances. 
 
 

VIII. LES MASSACRES DU LIBAN - EXPÉDITION DE SYRIE (1860) 

Dans les principautés danubiennes et au Monténégro, l'Europe n'était intervenue que par la diplomatie ; dès l'année 1860, elle fut forcée d'intervenir par les armes en Syrie, où le fanatisme musulman semblait s'être réveillé. En 1858, les musulmans s'étaient jetés sur les consuls de France et d'Angleterre, à Djeddah, et les avaient assassinés. Une escadre anglo-française bombarda la ville, et dix des principaux meurtriers furent pendus. 
 
Le châtiment exemplaire de ces obscurs scélérats n'intimida point les fanatiques, et les scènes de Djeddah se renouvelèrent dans toute la Syrie dans des proportions gigantesques. Au Liban, les Druses, évidemment soutenus par les Turcs, avaient recommencé leurs luttes contre les Maronites chrétiens, et d'épouvantables massacres avaient ensanglanté leurs villes et leurs villages. A Damas même, tous les chrétiens auraient péri sans la généreuse intervention d'Abd-el-Kader et de ses Algériens (juin 1860). 
Aux récits de cette tragédie souvent renouvelée, l'Europe s'émut ; dans l'impuissance de la Porte à rétablir la sécurité, les principaux Etats de l'Europe signèrent la convention du 3 août. Il fut décidé qu'un Corps de 12000 hommes serait envoyé en Syrie : la France en fournirait immédiatement la moitié. Le Corps expéditionnaire, commandé par le général Beaufort d'Hautpoul, débarqua à Beyrouth au mois d'août 1860. On parcourut le Liban, poursuivant et punissant les coupables, on releva des ruines, on distribua d'abondants secours. 
Devant les défiances de l'Angleterre, la Syrie fut évacuée par les Français, lorsque la sécurité n'était pas encore entièrement assurée. On avait cependant réorganisé le Liban: une Commission européenne avait obtenu du sultan la nomination d'un gouverneur chrétien à Deir-el-Kamar, ainsi que la création d'un Conseil mixte de douze membres et d'une milice locale (mars 1861). L'Europe rétablissait l'ordre, après les massacres qu'elle avait laissé consommer par son aveuglement volontaire. 
 
Ces événements, au moins, avaient démontré, une fois de plus, l'impuissance réelle ou le mauvais vouloir de la Turquie, ainsi que l'indolence et l'incapacité du sultan qui la gouvernait. 

IX. CARACTÈRE D'ABDUL-MEDJID - SA MORT (1861) 

Au moment où les troupes françaises évacuaient le Liban à demi pacifié, Abdul-Medjid se mourait dans son palais de Dolma Bagtché [Dolmabahçe], sur le Bosphore. Les annales de la Turquie n'ont pas encore enregistré un souverain aussi humain, aussi policé, animé de tendances aussi civilisatrices ; ses traits doux et sympathiques révélaient une âme généreuse. Ce monarque absolu éprouvait une invincible répulsion à signer un arrêt de mort, quel que lut le crime du condamné. Quel contraste avec ses ancêtres et ses successeurs pour qui l'existence humaine ne fut maintes fois qu'un jeu sanglant! Il avait, nous l'avons vu, les tendances d'un réformateur libéral ; mais l'oligarchie des hauts fonctionnaires qui constitue en réalité le gouvernement ottoman, sous l'apparence du despotisme d'un seul, rendit presque stériles toutes ses ordonnances. Pour briser cet obstacle, il aurait fallu joindre une volonté indomptable à une souplesse pleine de ruse et de finesse ; or, cette lutte incessante était au-dessus des forces du souverain, dont l'excessive bonté se faisait ainsi la complice de ses défaillances politiques. 
Du reste, il faut le reconnaître, la guerre de Crimée avait apporté en Turquie un germe de destruction intérieure qu'elle ne connaissait pas. Les Dardanelles, ouvertes à nos flottes, s'ouvrirent du même coup aux emprunts fabuleux accourus d'Europe dans la veille Byzance, et suivis bientôt de la banqueroute. 
 
C'est du règne d'Abdul-Medjid que date la dette extérieure et ces embarras financiers contre lesquels la Turquie se débat en vain aujourd'hui. Les prodigalités du souverain ont, elles aussi, beaucoup obéré lé trésor de l'État. En voici un exemple entre mille. Lors du mariage de sa fille avec Ali-Galib, on dépensa pour le trousseau de la mariée 180 millions de piastres (plus de 40 millions de francs). Après avoir essayé d'élever son pays à la hauteur d'idées meilleures, Abdul-Medjid avait été saisi d'un amer dégoût en présence de la résistance des fonctionnaires et des murmures de la foule ; fatigué, désabusé, le fils de Mahmoud se renferma, au déclin de sa carrière, quoique bien jeune encore, dans le cercle étroit du harem et de son entourage. Au reste, il avait trop bu à la coupe de la volupté ; une pneumonie contractée aux fêtes du Baïram l'emporta en quelques jours (25 juin 1861). Sa dépouille mortelle fut ensevelie à la mosquée du sultan Sélim, située sur l'une des collines de Stamboul, au-dessus du littoral Sud de la Corne-d'Or, dans un quartier silencieux et désert. 
 
Un mausolée modeste rappelle par son aspect même les traits caractéristiques de ce potentat de quarante ans : la tristesse mélancolique et le suprême dégoût. 
 
Kadi-Keuï 
Kutchuk-Effendi. 
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