Extrait de Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, 1876. A l'époque où Reclus écrit, les territoires sont turcs. Mais il n'en restera, en 1918, que la Thrace.

VII. LA SITUATION PRESENTE ET L’AVENIR DE LA TURQUIE. 

Les prophéties dans lesquelles on se complaisait, il y a une vingtaine d'années, au sujet de la Turquie, ne se sont point réalisées. « L'Homme malade », ainsi qu'on nommait plaisamment l'empire des Osmanlis, n'a pas voulu mourir, et les puissances voisines n'ont pu se partager ses dépouilles. Il est vrai que, sans l'appui de l'Angleterre et de la France, il eût certainement succombé, et maintenant encore il serait menacé des plus grands dangers si la Russie n'avait trouvé dans l'Asie centrale et sur les confins de la Chine un dérivatif à ses appétits de conquête. Mais si les intérêts de « l'équilibre européen », ou plutôt les jalousies rivales des différents États ont été la meilleure sauvegarde de la Turquie, il faut dire aussi qu'elle est devenue plus forte à l'intérieur et que, grâce aux progrès de ses populations de races diverses, elle a pris une plus grande importance relative parmi les nations. Sa puissance s'est si bien accrue, qu'elle a pu reprendre une offensive sérieuse en Arabie et conquérir, à plus de 5,000 kilomètres de Stamboul, des territoires où précédemment elle n'avait jamais porté ses armes. En outre, par son vassal, le khédive d'Egypte, la Sublime Porte est devenue suzeraine de la Nubie, du Darfour et du Ouadaï, d'une partie de l'Abyssinie, de Berberah, et ses ordres parviennent jusqu'au cœur de l'Afrique, 

D'ailleurs il ne faudrait point voir dans cet accroissement de puissance la preuve que la Turquie est désormais entrée dans une voie normale de progrès [230] pacifique et continu. Non, elle se trouve encore en plein moyen âge, et sans doute elle a devant elle bien des étapes de révolutions intestines avant qu'elle puisse se placer au rang des nations policées de l'Europe et de l'Amérique. Des races hostiles occupent le territoire, et si elles n'étaient main tenues de force, elles se précipiteraient les unes contre les autres. Les Serbes s'armeraient contre les Albanais, les Bulgares contre les Grecs, et tous s'uniraient contre le Turc. Les haines de religion s'ajoutent aux animosités de races, et dans maints districts les Bosniaques ne demanderaient pas mieux que de se ruer sur d'autres Bosniaques ou les Tosques sur les Guègues, leurs frères de langue et d'origine. D'ailleurs les Osmanlis, maîtres de ces populations diverses, les oppriment sans scrupule, et leur grand art est précisément [231] de les opposer les unes aux autres pour régner en paix au-dessus de leurs conflits. 

Il n'en saurait être autrement dans un empire où le caprice est souverain. Le padichah est à la fois le maître des âmes et des corps, le chef militaire, le grand juge et le pontife suprême. Jadis son pouvoir était pratiquement limité par celui des feudataires éloignés, qui souvent réussissaient à se rendre à peu près indépendants ; mais depuis la chute d'Ali-Pacha et le massacre des janissaires le sultan n'a plus rien à craindre de sujets parvenus ; les seules bornes de sa toute-puissance sont la coutume, les traditions de ses ancêtres et les intérêts des gouvernements européens. En outre, il a bien voulu, par certains actes de sa libre initiative, régulariser l'exercice de son autorité. C'est ainsi qu'il a institué pour tout l'empire un budget dont il s'attribue le dixième environ. Le plus absolu des monarques d'Europe, il est aussi celui, après le prince du Monténégro, dont la liste civile est la plus forte en proportion des revenus du pays; encore ce budget particulier n'est-il pas suffisant, et très-fréquemment on doit en combler le déficit par des emprunts à quinze et vingt du cent, pour lesquels on hypothèque le produit des impôts, des dîmes et des douanes. Le train de maison du sultan et des membres de sa famille est vraiment effréné. Il existe au palais une armée d'au moins six mille serviteurs et esclaves des deux sexes, dont huit cents cuisiniers. En outre, la domesticité est elle-même entourée d'une tourbe de parasites qui vivent autour du palais et que nourrissent les cuisines impériales; en vertu de leurs contrats, les fournisseurs sont obligés de livrer chaque jour une moyenne de douze cents moutons, et l'importance de ce seul article de consommation permet de juger de l'énorme total auquel doivent s'élever tous les autres. Les dépenses courantes s'accroissent des frais de construction pour les palais et les kiosques, de l'achat de toutes les féeries d'Orient, fabriquées à Paris, et des collections de fantaisie, des prodigalités de toute nature, de vols et de dilapidations sans fin. 

Les ministres, les valis et autres grands personnages de l'empire travaillent de leur mieux à imiter leur maître, et, comme lui, doivent forcément dépasser les limites que leur trace un budget fictif. D'ailleurs ils sont très richement payés, car il est admis, en Orient, que les hautes dignités doivent être rehaussées par l'éclat de la fortune et les prodigalités du luxe. Aussi ne reste-t-il rien pour les travaux utiles. Quant aux employés inférieurs, ils ne touchent que des honoraires dérisoires, si même on veut bien condescendre à les payer ; mais il est tacitement convenu qu'ils peuvent se dédommager de leur mieux sur la foule des corvéables. Tout se vend en Turquie, et surtout la justice. L'état des finances turques est tellement lamentable, les [232] emprunts se font à des taux tellement usuraires, la désorganisation des services est si complète, qu'on a souvent proposé de faire gérer le budget ottoman par un syndicat des puissances européennes; mais parmi ces puissances, combien en est-il qui puissent se vanter elles-mêmes d'avoir parfaitement équilibré leurs recettes et leurs dépenses (1) ! 

Sous un pareil régime, agriculture et l'industrie de l'empire turc ne peuvent se développer que très-lentement. La terre ne manque point. Au contraire, de vastes étendues du sol le plus fécond sont en friche; nul ne s'occupe de savoir à qui elles appartiennent, et le premier venu peut s'en emparer; mais gare à lui s'il tire grand profit de ses cultures et s'il lui prend la fantaisie de s'enrichir! Aussitôt le sol qu'il labourait se trouve avoir fait partie des terres appartenant au culte, ou bien il est à la convenance d'un pacha qui s'en empare après en avoir fait bâtonner le possesseur! En maints districts, c'est de propos délibéré que le paysan, même le plus économe et le plus actif, limite sa récolte au strict nécessaire; il serait désolé d'une moisson abondante, car l'accroissement de production est en même temps un accroissement d'impôt et peut attirer les inquisitions soupçonneuses de l'exacteur. De même, dans les petites villes, le commerçant dont les affaires sont en voie de prospérité se gardera bien de montrer sa richesse; il se fera tout humble, tout petit, et laissera sa maison s'érailler de misère. 

Afin de jouir en paix de leur propriété territoriale, les familles musulmanes ont en très-grand nombre cédé leurs droits de possesseurs aux mosquées ; ils ne sont plus que de simples usufruitiers, mais ils ont ainsi l'avantage de n'avoir pas à payer d'impôts, puisque leur terre est devenue sainte, et leurs descendants pourront jouir des revenus du domaine jusqu'à extinction de la famille. Ces terres, que l'on désigne sous le nom de vakoufs constituent peut-être le tiers de la superficie du territoire. Elles ne rapportent absolument rien à l'Etat; elles n'ont qu'une faible valeur pour les usufruitiers eux-mêmes, routiniers fatalistes qui se sont débarrassés de leurs titres de propriété précisément à cause de leur manque d'initiative ; enfin, lorsqu'elles ont agrandi l'immense domaine du clergé, la plus Ibrte part est laissée inculte. Tout le poids de l'impôt retombe donc sur la terre que laboure le malheureux chrétien; encore le produit de cet impôt doit-il forcément diminuer à mesure que s'accroît l'étendue des terrains vakoufs. Aussi faudra-l-il en venir tôt ou tard à la sécularisation des biens de main-morte, et déjà le gouvernement turc, au grand scandale des vieux croyants, a timidement étendu la main vers le territoire appartenant aux mosquées de Stamboul. 

(1) Recettes du budget turc en 1874 … 560,000,000 fr.

Dette extérieure et intérieure en 1875 … 5,500,000,000 fr. 

ÉTAT SOCIAL DE LA TURQUIE. 

[255]

Actuellement, on peut le dire, c'est en dépit de ses maîtres que le paysan serbe, albanais ou bulgare réussit à maintenir le sol en état de production. On peut en juger par un seul fait. Afin d'éviter la fraude, certains collecteurs de dîmes n'ont pas trouvé de moyen plus ingénieux que d'obliger les cultivateurs à entasser le long des champs tout le produit de leur récolte; tant que les agents du trésor n'ont pas prélevé chaque dixième gerbe, il faut que les amas de maïs, de riz ou de blé restent dans la campagne exposés au vent, à la pluie, à la dent des animaux. Souvent, lorsque le gouvernement perçoit enfin sa dîme, la moisson a perdu la moitié de sa valeur. Quelquefois les paysans ne touchent pas à leur récolte de raisins ou d'autres fruits afin de n'avoir pas à payer l'impôt. Du reste, ce n'est pas du fisc seulement que le cultivateur a le droit de se plaindre; il est également rançonné par tous les intermédiaires qui lui achètent sa récolte. « Le Bulgare laboure et le Grec tient la charrue », dit un ancien proverbe. Ce dire est encore assez vrai, du moins sur le versant méridional des Balkhans, où le paysan bulgare n'est pas toujours propriétaire du sol qu'il ensemence; mais là même où il possède son propre champ et ne travaille pas directement pour un maître grec ou musulman, sa moisson appartient souvent à l'usurier, même avant d'avoir été coupée; et, dans le vain espoir de se libérer un jour, il travaille toute sa vie comme un misérable esclave. 

Cependant telle est la fertilité du sol sur les deux versants de l'Haemus, dans la Macédoine et la Thessalie, que, malgré l'absence des routes, malgré les mosquées et le fisc, malgré l'usure et le vol, l'agriculture livre au commerce une grande quantité de produits. Le maïs ou « blé de Turquie » et toutes les céréales sont récoltées en abondance. Les vallées du Karasou et du Vardar donnent le coton, le tabac, les drogues tinctoriales; le littoral et les îles fournissent du vin et de l'huile, dont il serait facile avec un peu d'art de faire des produits exquis; le vin est excellent dans la vallée de la Maritza, enfin des mûriers s'étendent en véritables forets dans certaines parties de la Thrace et de la Roumélie, et l'expédition des cocons en Italie et en France prend chaque année une plus grande importance. Avec sa terre féconde, ses belles vallées humides et tournées vers le midi, la Turquie ne peut manquer de prendre, dans un avenir prochain, l'un des premiers rangs, parmi les contrées de l'Europe, par la bonté et la variété de ses produits. Quant à son industrie, il est probable qu'elle se déplacera peu à peu, comme celle de tous les pays ouverts au libre commerce avec l'étranger, par la construction de nouvelles routes. Les diverses manufactures des villes de l'intérieur, fabriques d'armes, d'étoffes, de tapis, de bijouterie, auront à souffrir beaucoup de la concurrence étrangère, et sans doute nombre d'entre [254]  elles succomberont, à moins qu'elles ne passent en d'autres mains que celles des indigènes. De même, les grandes foires annuelles de Monastir, de Slivno et d'autres lieux de la Turquie, où les marchands de tout l'empire se donnent rendez-vous pour opérer leurs échanges, et où jusqu'à cent mille visiteurs se sont trouvés réunis à la fois, seront remplacées graduellement par les expéditions régulières du commerce. 

Il est certain que, dans ces dernières années, le mouvement des échanges n'a cessé de s'accroître dans les ports de la Turquie, grâce aux Hellènes, aux Arméniens et aux Francs de toute nation. On évalue actuellement le commerce de tout l'Empire Ottoman d'Europe et d'Asie à un milliard de francs environ : c'est une somme d'échanges bien faible pour des contrées dotées d'un sol si fertile, de produits si variés, de ports si nombreux et si admirablement situés au centre de l'ancien monde, au point de croisement des grands chemins naturels qui relient les continents (1) ! 

(1) Mouvement du port de Constantinople en 1875 : 21,000 navires, jaugeant 4,340,000 tonnes. 

ÉTAT SOCIAL ET RACES DE LA TURQUIE.

Les Turcs d'Europe ne prennent qu'une part fort minime au travail qui se fait dans leur empire. Bien des causes spéciales contribuent à les rendre moins actifs que les représentants des autres races. D'abord c'est parmi eux que se recrutent les maîtres du pays, et leur ambition se porte naturellement vers les honneurs et les voluptés du kief, c'est-à-dire de la molle oisiveté. Par mépris de tout ce qui n'est pas mahométan, non moins que par insouciance et lenteur d'esprit, ils n'apprennent que rarement des langues étrangères et, par conséquent, se trouvent à la merci des autres races, dont la plupart sont plus ou moins polyglottes. D'ailleurs leur propre langue est un instrument difficile à manier utilement, à cause des divers systèmes de caractères que l'on emploie et du grand nombre de mots persans et arabes qui se trouvent dans le langage littéraire. En outre, le fatalisme que le Coran enseigne aux Turcs leur enlève toute initiative; en dehors de la routine ils ne savent plus rien faire. La polygamie et l'esclavage sont aussi pour eux deux grandes causes de démoralisation. Quoique les riches seuls puissent se donner le luxe d'un harem, les pauvres apprennent par l'exemple de leurs maîtres à ne point respecter la femme, se corrompent, s'avilissent et prennent part à ce trafic de chair humaine que nécessite la polygamie. Du reste, en dépit de ces innombrables esclaves qui, depuis plus de quatre siècles, ont été amenés de tous les confins de l'empire ottoman, et qui ont accru la population turque; en dépit de ces millions de jeunes filles du Caucase, de la Grèce, de l'Archipel, de la  [237] Nubie, de l’intérieur du Soudan, qui ont peuplé les harems de la Turquie, le nombre des Osmanlis est resté très-inférieur relativement à celui des autres éléments ethniques de la Péninsule : à peine la race dominante, si l'on peut donner le nom de race à des hommes provenant de tant de croisements divers, représente-t-elle le dixième des habitants de la Turquie d'Europe. Et cette infériorité ne pourra que s'accuser de plus en plus, car, précisément à cause de la polygamie, le nombre des enfants qui survivent est moindre dans les familles mahométanes que dans les familles chrétiennes. Quoiqu'on ne puisse à cet égard s'appuyer sur aucun dénombrement précis , il paraît incontestable que la population turque diminue réellement. La conscription, qui naguère pesait uniquement sur eux, devenait de plus en plus difficile, à cause du manque de recrues. 

Depuis Chateaubriand, on a souvent répété que les Turcs ne sont que campés en Europe et qu'ils s'attendent eux-mêmes à reprendre bientôt le chemin des steppes d'où ils vinrent jadis. Ce serait par une sorte de pressentiment que tant de Turcs de Stamboul demandent à être ensevelis dans le cimetière de Scutari : ils voudraient ainsi sauver leurs ossements du pied profanateur des Giaours, lorsque ceux-ci rentreront en maîtres dans Constantinople. En maints endroits, les vivants imitent les morts, et des îles de l'Archipel, du littoral de la Thrace, un faible courant d'émigration entraîne chaque année vers l'Asie quelques vieux Turcs, mécontents de toute cette activité européenne qui se manifeste autour d'eux. Toutefois ces mouvements n'ont pas grande importance, et la masse de la population ottomane dans l'intérieur de l'empire n'en est point affectée. Les Turcs de la Bulgarie, les Yuruks de la Macédoine, et ces Koniarides qui habitent les montagnes de la Roumélie depuis le onzième siècle, ne songent point à quitter la terre qui est devenue leur patrie. Pour supprimer l'élément turc dans la péninsule thraco-hellénique, il faudrait procéder par extermination, c'est-à-dire être plus féroce à l'égard des Osmanlis qu'ils ne le furent eux-mêmes à l'époque de la conquête, lorsqu'ils se vantaient de ne pas laisser repousser l'herbe sous les pas de leurs chevaux. D'ailleurs il faut tenir compte de ce fait que les Turcs, si peu nombreux qu'ils soient en proportion des autres races, s'appuient néanmoins sur des millions de mahométans albanais, bosniaques, bulgares, tcherkesses et nogaïs. Dans la Turquie «l'Europe, les musulmans représentent environ le tiers de la population, et les haines religieuses les forcent, malgré les différences de race, à rester solidaires les uns des autres. Il ne faut pas oublier non pins que les musulmans de Turquie sont les représentants de cent cinquante millions de coreligionnaires dans le reste du monde, et que ces peuples prennent une part [238] de plus en plus large au mouvement général de l'humanité en Afrique et en Asie (1). 

Il ne s'agira donc point dans l'avenir, nous l'espérons, d'une lutte d'extermination entre les races de la Péninsule ; mais dès maintenant il s'agit de savoir comment tous ces éléments divers et partiellement hostiles pourront se développer en paix et en liberté. Sous la pression des événements, les Turcs eux-mêmes ont du le comprendre, et depuis une trentaine d'années ils ont abdiqué, en théorie du moins, la politique de pure violence et d'oppression. En vertu des lois, toutes les nationalités de l'empire, sans distinction d'origine ni de culte, sont placées sur un pied d'égalité, et les chrétiens de toute race peuvent occuper les divers emplois de l'empire au même titre que les musulmans. Il va sans dire que partout où l'occasion s'en présente, les Turcs font de leur mieux pour mettre à néant toutes ces belles affirmations du droit. Très-fins sous leur apparente lourdeur, les pachas savent fort bien rebuter les impatients de liberté par leurs formalités, leurs lenteurs, leurs atermoiements continuels. Dans certains districts éloignés de -, notamment en Bosnie et en Albanie, les réformes sont encore lettre morte. Toutefois il serait injuste de ne pas reconnaître que dans l'ensemble de la Turquie de très-grands progrès se sont accomplis vers l'égalisation définitive des races. D'ailleurs c'est aux populations elles-mêmes à vouloir avec persévérance; elles deviennent libres à mesure qu'elles arrivent à la conscience de leur valeur et de leur force. 

(1) Statistique approximative des races et religions de la Turquie d'Europe : 

Population totale : 11,480,000

3,480,000 

7,070,000 

580,000 

15,000 

95,000 

AVENIR DE LA TURQUIE 

[239] 

Heureusement le despotisme turc n'est pas un despotisme savant, basé sur la connaissance des hommes et visant avec méthode à leur avilissement. Les Osmanlis ignorent cet art « d'opprimer sagement » que les gouverneurs hollandais des îles de la Sonde avaient jadis pour mission de pratiquer, et qui n'est point inconnu en bien d'autres contrées. Pourvu que le pacha et ses favoris puissent s'enrichir à leur aise, vendre chèrement la justice et les faveurs, bâtonner de temps en temps les malheureux qui ne se rangent pas assez vite, ils laissent volontiers la société marcher à sa guise. Ils ne s'occupent point curieusement des affaires de leurs administrés et ne se font point adresser de rapports et de contre-rapports sur les individus et les familles. Leur domination est souvent violente et cruelle, mais elle est tout extérieure pour ainsi dire et n'atteint pas les profondeurs de l'être. Sans doute l'esprit public ne peut naître et se développer que bien difficilement sous un pareil régime, mais les individus isolés peuvent garder leur ressort, et les fortes institutions nationales, telles que la commune grecque, la tribu mirdite, la communauté slave, peuvent résister facilement à une domination capricieuse et dépourvue de plan. Aussi, par bien des côtés, l'autonomie des groupes de population est-elle plus complète en Turquie que dans les pays les plus avancés de l'Europe occidentale. En présence de ce chaos de nations et de races, qu'il serait difficile d'assouplir à une discipline uniforme, la paresse des fonctionnaires turcs a pris le parti le plus simple; elle laisse faire. Les Francs qui servent le gouvernement turc à Constantinople sont en mainte occurrence plus tracassiers et plus gênants pour leurs administrés que les pachas musulmans de vieille roche. 

Quoi qu'il en soit, on ne saurait douter que, dans un avenir prochain, les populations non mahométanes de la Turquie, déjà bien supérieures aux Turcs par le nombre, par l'activité matérielle, par la vivacité de l'esprit et l'instruction, n'arrivent aussi à dépasser leurs maîtres actuels par l'importance de leur rôle politique. C'est là une nécessité de l'histoire. Les amateurs du bon vieux temps, les Osmanlis qui ont gardé le turban vert de leurs ancêtres, voient avec désespoir se rapprocher cette inévitable échéance. Ils s'opposent de toutes leurs forces, soit par une résistance avouée, soit par une savante lenteur, à tous les changements administratifs ou matériels qui peuvent hâter l'émancipation complète des rayas méprisés. Toutes les inventions européennes leur paraissent, comme elles le sont, en effet, le prélude d'une grande transformation sociale qui s'accomplira contre eux. En effet, ne sont-ce pas les rayas surtout qui profitent des écoles et des livres, qui utilisent les routes, les chemins de fer, les ports de commerce et toutes ces nouvelles machines agricoles et industrielles? Grâce aux arts [240] et aux sciences de l'Europe, Bosniaques, Bulgares et Serbes arrivent à reconnaître leur parenté; Albanaise! Valaques se rapprochent des Grecs; tous les anciens sujets des conquérants d'Asie en viennent à se reconnaître Européens, préparant ainsi la future confédération du Danube. 

GOUVERNEMENT DE LA TURQUIE. 

Parmi les révolutions matérielles qui s'accomplissent en Turquie, l'une des plus importantes pour les intérêts généraux de l'Europe et du monde est l'ouverture prochaine du chemin de fer direct de Vienne à Constantinople. Cette voie ferrée, depuis si longtemps promise, et dont les malversations financières avaient retardé la construction d'année en année, complétera la grande diagonale du continent sur la roule de l'Angleterre aux Indes, et du coup oblige, pour ainsi dire, la Péninsule à faire volte-face. Celle-ci, qui regardait seulement vers l’Archipel et l'Asie Mineure, commence à regarder  [241] aussi vers l'Europe, dont elle était réellement séparée par le Skhar et les Balkhans : c'est là un changement économique des plus considérables. Désormais voyageurs et marchandises, au lieu de faire un grand détour par le Danube ou par la Méditerranée, pourront suivre le chemin direct du Bosphore à l'Europe centrale ; Constantinople utilisera toutes les voies commerciales dont elle est le centre de convergence, et par suite tout l'équilibre des échanges en sera modifié de proche en proche jusqu'aux extrémités du monde. Mais bien autrement sérieux sont les changements qui ne manqueront pas de s'accomplir dans le sein des populations elles-mêmes. Rattachées les unes aux autres, les diverses nationalités de la péninsule des Balkhans et de l' Austro-Hongrie verront s'élargir pour elles le théâtre de leurs conflits. Des bords de la Baltique à ceux de la mer Egée, sur plus d'un quart de l'Europe, tous ces peuples ou fragments de peuples qui réclament l'égalité des droits et l'autonomie politique vont chercher à se grouper suivant leurs affinités naturelles, et se préparer, par la solidarité morale, à l'établissement de fédérations libres. Quelle que doive être l'issue des événements qui se préparent en Turquie, il est certain que, dans son ensemble, ce pays devient de plus en plus européen par le mouvement politique, les conditions sociales, les mœurs et les idées. Le temps n'est plus où les diplomates de Stamboul, ne comprenant rien au sens du mot République, se décidaient pourtant à reconnaître la Reboublika des Francs, par la considération spéciale qu'elle ne pouvait pas épouser une princesse d'Autriche. 

 

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