Fitnet ou Fitnat Hanım qui vécut au XVIIIe siècle, fut l'un des poètes ottomans les plus célèbres. Elle sut utiliser avec talent tous les liens communs de la poésie. "Quittez vos demeures, la terre s'est couverte de verdure, les tulipes et les roses se sont entr'ouvertes, la saison du printemps est revenue."


Fitnet
ou Fitnat Hanim naquit (selon certaines sources, vers 1725) dans une famille aisée et bénéficia d'une bonne éducation. Elle est la fille du mufti Mehmet Esad Efendi, un des membres les plus éminents du corps des ulémas. Les sources donnent peu de renseignements sur sa vie. Elle épousa Derviş Efendi qui devint kadiasker de Roumélie à l'époque de Selim III, mais ce mariage ne fut pas heureux.
Elle mourut en 1780.

Elle ne figure pas dans l'anthologie publiée en 1855 par Servan de Sugny (en Français), mais Gibb lui consacre une longue notice et traduit plusieurs poèmes dans son "History of ottoman poetry", 1905, Tome IV, pages 149-159 (en Anglais).

Elle a brillé dans tous les genres de poésie en utilisant les mêmes métaphores que les poètes hommes, alors que l'être aimé n'est pas une femme (en Turc, il n'y a pas de genre, d'où l'incertitude sur le sexe, mais la traduction française ne peut rendre cette ambiguité). Elle excelle même dans cet exercice, montrant ainsi que, bien que femme, elle peut écrire comme les hommes. Seule sa signature permet de l'identifier. Elle n'hésite pas non plus à parler du vin, un autre lieu commun de la poésie ottomane.

Son divan (nom que l'on donne à l'oeuvre complète) contient :

  • des casidés ou kaside (poèmes qui ne peuvent contenir moins de quatorze distiques) en l'honneur du prophète
  • des bahariye, odes qui célèbrent le retour du printemps
  • trente-trois tarikh, pièces de vers qui consacrent la date d'un événement remarquable ; les plus intéressantes sont celles qui furent présentées au sultan Abdul-Hamid lors de son avènement au trône en 1774, au sultan Mustapha (1750), et celles qui furent composées pour la naissance de Hibet-Ullah sultane, des princes sultan Mehmet et sultan Suleyman ; sur l'élévation de Mehmet Raghib-Pacha au grand viziriat, et pour l'inauguration de la mosquée Nuri Osmaniye, construite sur les dessins du sultan Mahmud.
  • des gazels, au nombre de cinquante-deux, qui "brillent par une hardiesse d'images fort estimée chez les Orientaux, mais dont le goût sévère des peuples occidentaux réprouve l'exagération. "
  • des şarkı, pièces de vers destinées à être mises en musique
  • des énigmes versifiées terminent ce divan.


On trouvera ci-dessous la traduction d'une ode sur le retour du printemps, qui fut présentée au sultan Mahmud, d'un şarkı, d'un müseddes (ode dont le refrain se reproduit invariablement au bout de deux hémistiches).

Müseddes

«Les nuages du printemps ont répandu sur la terre des gouttes de pluie semblables à des perles ; les fleurs se sont épanouies, étalant leur beauté ; la saison du plaisir et de la joie a ramené le goût de la promenade. Les arbres, parés de leurs feuilles, offrent maintenant un abri agréable. — Quittez vos demeures, la terre s'est couverte de verdure, les tulipes et les roses se sont entr'ouvertes, la saison du printemps est revenue.

Jetez un regard sur la rose, sur le frais narcisse : l'un est comparable à la boucle de cheveux noirs, comme le musc, d'une jeune beauté, l'autre rappelle l'éclat de ses joues vermeilles. Au bord du ruisseau, ce cyprès se balance semblable a la taille élancée du bien-aimé. Partout les pompes de la nature enivrent le cœur de joie et de plaisir. — Quittez vos demeures, la terre s'est couverte de verdure, les tulipes et les roses se sont entr'ouvertes, la saison du printemps est revenue.

Les fleurs du jardin sont épanouies, les roses sont souriantes, et de tous côtés des rossignols, en proie a l'amour le plus violent, font retentir l'air de leurs plaintes. Laissez-vous séduire par l'aspect de ces giroflées, de ces œillets fleurissant sur les plates-bandes, de ces narcisses et de ces jasmins feuillus enlacés aux branches des cyprès. — Quittez vos demeures, la terre s'est couverte de verdure, les tulipes et les rosés se sont entr'ouvertes, la saison du printemps est revenue.

O mon bien aimé ! la pelouse du jardin a des attraits enchanteurs : écoute les gémissements du rossignol caché dans le bosquet de rosiers ! La rose fraîchement éclose a rougi de confusion en voyant la couleur de tes joues ; montre, pour la faire languir, les balancements de ta taille semblable au cyprès agité par le vent. — Quittez vos demeures, la terre s'est couverte de verdure, les tulipes et les roses se sont entr'ouvertes, la saison du printemps est revenue.

Il faut se taire et ne point importuner davantage les amants passionnés, car le printemps les invite à la fidélité. C'est maintenant l'époque où, se réunissant au bord des ruisseaux, on se livre à la gaieté et au plaisir ; c'est maintenant qu'il faut prendre la coupe pleine d'un vin qui épanouit le coeur ; et toi, Fitnet, viens ; lis cette pièce de vers, car elle est de circonstance. — Quittez votre demeure, la terre s'est couverte de verdure, les roses et les tulipes se sont entr'ouvertes, la saison du printemps est revenue.»

Şarkı

«C'est la boucle de cheveux, noirs comme le musc, de mon bien-aimé, qui m'a ravi le repos ; c'est un seul regard de ses yeux qui m'a enlevé la patience et la tranquillité. Que sera-ce si les gémissements que je pousse chaque nuit, séparée de celui que j'aime, arrivent jusqu'aux cieux ? car c'est une fraîche beauté, semblable à une rose souriante, qui me rend comme un rossignol éploré. Sans toi, ô beauté au visage de lune, le monde n'est rien à mes yeux ; privée de ta vue, le plaisir et le bonheur ne me semblent que dégoût et infortune. Sans toi, ô beauté ravissant les cœurs, un sommeil tranquille peut-il fermer mes paupières ? Du soir au matin, m'adressant à ton image, je ne fais que gémir et pleurer ! Loin de toi, ô roi souverain du monde, je ne suis qu'un mendiant attendant humblement l'aumône. Je désire m'unir à toi, exauce ma prière, ô toi dont les attraits ont troublé le siècle ; daigne condescendre à mes désirs ; prends pitié des gémissements de Fitnet ; l'excès de mon amour m'a ravi le repos, et la douleur de ne pouvoir être réunie à toi m'empêche de sécher mes pleurs.»

 
Bahariye

Ode sur le retour du printemps, présentée au sultan Mahmoud
«Le souffle du Newrouz (1) a atteint le bosquet de roses. Le printemps est venu, et les traces de la perfection et de la puissance de Dieu ont encore été manifestées. Le zéphyr de l'abondance a donné naissance aux fleurs du parterre; les boutons du rosier se sont épanouis avec plaisir ; les fleuves ont cessé d'être immobiles. Les approches du printemps ont rendu à chacun la joie et la gaieté, et la rose, entr'ouvrant ses lèvres pour sourire, a rendu au rossignol ses chants passionnés. Le printemps a dressé dans les prairies un banquet dont la somptuosité rappelle la magnificence des festins de Djem (2), le narcisse a repris dans sa main une coupe d'or, et sur le bord des plaies-bandes, les tulipes ont été alignées comme des flacons au col allongé. En contemplant cette fête, tous les cœurs ont été embaumés des suaves parfums qui s'exhalaient des fleurs. Le narcisse a rouvert ses yeux appesantis par le sommeil ; le jasmin s'est suspendu aux branches du cyprès ; la fortune de l'amant s'est réveillée, car la saison qui amène le plaisir est arrivée.

Si le souffle du vent printannier a donné une nouvelle vie à toute la création, il a fait mûrir aussi sur le palmier de mon calem le fruit d'un gazel.

O Fitnet ! des lignes couleur de musc ont été tracées sur tes joues vermeilles : qui a pu les contempler a cru voir de l'ambre gris répandu sur du feu. A l'aspect du visage, semé de gouttes de sueur semblables à des perles, de celte jeune beauté, rejeton de l'arbre du jardin de la grâce, la rose a été couverte de honte et de confusion. Non, on ne peut échapper à la griffe de son amour, et l'oiseau de mon cœur a été ravi par le faucon de son œil. La nouvelle de l'éclat de ses joues et de ses boucles de cheveux, apportée au parterre de rosés par le souffle du zéphyr, a fait languir le narcisse et rougir de dépit la rose et la tulipe. Depuis qu'il a pu dérober un baiser sur la joue, couverte d'un léger duvet, de cette beauté à la taille élancée, le jeune plant du jardin de notre espérance s'est couvert de feuilles et de fruits.

Le calem éloquent est-il une mine, un océan ? je ne sais; mais pour célébrer le roi du monde, il a répandu perles et joyaux. Le souverain du siècle, le sultan Mahmoud-Khan, brillant des plus belles qualités, est devenu le souverain le plus redoutable du monde. Ce monarque des sept climats compte parmi ses esclaves le Faghfour et le Khakan. Ses vertus peuvent le faire comparer à Alexandre et à Darius ; que dis-je, il est plus puissant que Darius, car Khosrew (3) et lsfendiar (4) se font un honneur de garder sa porte. Les rayons lumineux de sa majesté ont embrasé le ciel et la terre, et l'astre étincelant de sa splendeur éclaire le firmament de la puissance et du bonheur. Chaque jour, pour avoir l'honneur de lui baiser les pieds, le soleil étend sur son passage le tapis de ses rayons. Sous son règne, les cœurs sont à l'abri des vicissitudes du siècle, car sa clémence est un puissant palmier qui ombrage le jardin de roses du monde. Sous son règne, le lion, devenu le gardien du désert, se mêle aux jeux des gazelles et se réfugie dans la même tanière.

C'en est assez, Fitnet, retiens le cours de tes paroles ; borne-toi à faire des vœux pour le souverain, dont les louanges sont au-dessus de toute description. Puisse l'Éternel, lui accordant la puissance et la gloire, conserver jusqu'au jour du jugement dernier sa personne au trône et à la couronne dont il est l'honneur. Puisse-t-il, dans le brillant parterre de la royauté, être toujours souriant comme une rose nouvellement épanouie. En récitant ces vers, l'hiver a fini, et le printemps est arrivé.»


Textes traduits par Charles Schefer publiés dans la Revue de l'Orient, 1843

(1) 1er jour du mois de ferverdin, correspondant au 21 mars.
(2) Quatrième roi de la dynastie de Pichdadiens.
(3) Kosroes
(4) Fils de Kichsasp, l'un des héros les plus vaillants de la dynastie de Pichdadiens.

JMB, 05-2010

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