Une grande partie de ce texte, paru à la fin du XVIIIe siècle dans la «Bibliothèque universelle des dames », est consacrée à Smyrne (Izmir) qui est, à cette époque, une des villes turques les plus connues en France, après Constantinople (Istanbul). On y trouve les références habituelles à l’Antiquité, mais aussi quelques rapides descriptions des autres villes : Bursa, Kuthaya, Erzurum, Sivas etc
La Bibliothèque universelle des dames (1785-1797) était une publication périodique à vocation encyclopédique, à gros tirage (pour l'époque) et destinée à l'éducation des femmes. Les "Voyages" constituaient une des classes de cet ensemble (à côté de l'Histoire, du Théâtre, des Romans etc).
Voir la notice du Dictionnaire des journaux 1600-1789.
Extrait de
Collection des voyages en Asie. Tome quatorzième.
Bibliothèque universelle des dames. Voyages.
Paris, Ménard et Desenne, Fils, Rue Gît-le-Cœur, n° 8
Sans date [fin du XVIIIe siècle]
Nous avons transcrit les « et » en « et » et les imparfaits avec la graphie « -oit » et « -oient » dans leur forme moderne. Nous n’avons pas modifié les autres graphies.
LETTRE CCXXXVII.
De Smyrne
La Natolie [Anatolie], Madame, est cette portion de l’Asie célèbre dans l’Histoire Ancienne sous le nom d'Asie mineure, et que les orientaux ont nommée Natolie ou Anadoli [Le mot turc est Anadolu], c’est-à-dire, contrée du Levant, parce qu'en effet elle est au levant des îles de la Grèce. Elle forme une grande presqu‘île, ayant au nord la mer Noire, à l’ouest la mer de l’Archipel et au sud une partie de la Méditerranée. Les annales de l’Antiquité nous apprennent que les Grecs d’Europe avaient envoyé des colonies sur presque toutes les côtes de l’Asie Mineure, et même dans son intérieur; que les Gaulois, connus sous le nom de Galates, s’y étaient établis aussi. Ce pays passa ensuite sous la domination des Perses. Après la mort d’Alexandre, quelques contrées de I’Asie Mineure eurent des rois particuliers d’autres furent soumises aux rois de Syrie. Les Romains y entrèrent à peine qu’ils projetèrent de la conquérir entièrement ; ils la réduisirent en plusieurs provinces Romaines et y établirent des préteurs, entr’autres, Sylla, Lucullus et Quintus, frère de Cicéron. Sous le règne d’Auguste elle fut gouvernée par un proconsul.
La Natolie passa des Romains aux Grecs, ainsi que toute la partie orientale de ce vaste empire. Elle leur fut enlevée par les Califes sous lesquels la famille Turcomane, dite des Seldgioucides [Seldjoukides], s’y établit. Les Ottomans, d’abord sujets, puis souverains, commencèrent par se faire un petit état, ils parvinrent ensuite en Europe où ils s’emparèrent de Constantinople, et de tout ce qui se nomme aujourd’hui Turquie Européenne.
La Natolie a été autrefois plus étendue qu’elle ne l’est actuellement. Ses bornes sont resserées depuis la conquête des Turcs. Elle est divisée en quatorze districts et sa capitale est Khiutayé.
Un grand nombre d’Européens entendent parler des Echelles du Levant sans connoître l'origine de cette dénomination, elle est due aux Vénitiens, jadis les plus habiles commerçans de l’Europe. Dans le tems que ces républicains et d’autres négocians Italiens faisaient presque seuls le commerce du Levant, leurs bâtimens portaient successivement dans tous les ports les marchandises dont on avait besoin. Cette manière d’aller ainsi de degré en degré s’appelait faire la scala, ou faire l’échelle; c’est de là qu’est venu le nom d’Echelle donné aux ports que les Européens fréquentent dans le Levant.
[Izmir]
Chaque nation entretient dans ces Echelles, ou du moins dans quelques-unes, des hommes publics qui sous le nom de consuls ou de vice-consuls, y veillent aux intérêts de son commerce. La plus renommée de ces Echelles est celle de Smyrne, ville antique et fameuse, mais, bien déchue de son opulence et de sa splendeur passées. Les Premiers fondateurs de cette cité furent des Grecs sortis d’un quartier d’Ephèse, nommé Smyrna, mais qui ne bâtirent que quelques hameaux au fond du golfe, qui, depuis a porté le nom de leur ancienne patrie. Alexandre voulut les rassembler et leur fit construire une ville près de la rivière de Melès. Antigone commença cet ouvrage par les ordres de ce conquérant; il fut achevé par Lysimaque. Une situation aussi heureuse que celle de Smyrne avait probablement excité le génie de son fondateur ; elle lui présageait la grandeur et la prospérité de cet établissement. Dès sa naissance, elle partagea la considération dont jouissaient les autres villes célèbres de l’lonie, et devint bientôt le centre du commerce de l’Asie Mineure. Son luxe y attira tous les arts; elle fut décorée d’édifices superbes, remplie d’une foule d’étrangers qui venaient l’enrichir des productions de leurs pays, admirer ses merveilles, chanter avec ses poëtes, s’instruire avec ses philosophes. La beauté du climat semblait influer sur celle des individus qui offraient aux artistes des modèles parfaits que l’on aurait en vain cherchés dans les autres contrées de l’univers. Les heureux citoyens de Smyrne, soumis à l’autorité des loix, ne virent s’élever parmi eux aucun de ces tyrans qui opprimèrent tant de villes Grecques; et les Romains mêmes qui avaient l’injustice de vouloir être seuls libres dans l’univers, respectèrent le bonheur de cette république et lui laissèrent au moins l’ombre de la liberté, le plus grand des biens, après la liberté même. Smyrne était une des villes qui revendiquaient l’honneur d’avoir vu naître Homère. On montrait sur les bords du Mélès le lieu où Critheis, sa mère, lui avait donné le jour, et la caverne où il se retirait pour enfanter ses ouvrages immortels. Un monument élevé à sa gloire et qui portait son nom, présentoir au milieu de la ville de vastes portiques sous lesquels se rassemblaient les citoyens pour chanter ses chef-d’œuvres; enfin la monnoie de Smyrne représentait la figure de ce poëte, comme si ce peuple spirituel eut reconnu ce génie sublime pour son seul souverain.
Cette ville fortunée conserva les restes précieux de cette prospérité jusqu’à l’époque où l’empire eut à lutter contre des barbares qui fondirent sur un peuple superstitieux, avec d’autant plus d’avantage que ses souverains assemblaient des conciles quand il allait lever des armées. Elle fut prise par les Turcs, reprise par les Grecs, toujours pillée, toujours détruite. Au commencement du treizième siècle, il n’en existait plus que les ruines et la citadelle qui fut réparée par l’empereur Jean Comnène. Cette forteresse ne put résister aux efforts des princes Ottomans dont elle fut souvent la résidence.
Smyrne ne commença à sortir de ses ruines que lorsque les Turcs furent entièrement maîtres de l’empire. Alors sa situation lui rendit une partie des avantages que la guerre lui avait fait perdre : elle redevint l’entrepôt du commerce du Levant. Les habitans rassurés abandonnèrent le sommet des montagnes et bâtirent de nouvelles maisons sur les bords de la mer. Ces bâtimens modernes furent élevés avec les marbres des monumens anciens dont il reste à peine des fragmens car on n’y retrouve plus que la place du stade et du théâtre. On chercherait en vain à reconnoître à quel édifice appartenaient les autres vestiges que l'on y rencontre.
Je n’ai point été frappé en arrivant à Smyrne de cet extérieur de richesse et de magnificence qui distingue ordinairement les grandes places de commerce. Les sujets du grand seigneur, occupés d’augmenter leur fortune, s’occupent encore plus soigneusement de la cacher; toujours tremblans, ils osent à peine en jouir, dans la crainte de la perdre. Le danger presque continuel des incendies et des tremblemens de terre est un autre motif aussi puissant qui les empêche d’élever de grands édifices. Aussi presque toutes les maisons sont construites en bois, excepté les mosquées, les bezestins et les caravanserais. Mais un voyageur qui veut apprécier la ville de Smyrne, doit arrêter ses regards sur l’étendue et la Sûreté de son port ; il dait compter cette foule de navires de toutes les nations qui toujours en mouvement, toujours remplacés, sont de cette Echelle le marché le plus fréquenté du Levant et le principal entrepôt du commerce de l’Asie Mineure. Cette facilité d’un transport continuel rend les commerçans de Smyrne moins exposés aux vexations des Turcs que ceux qui sont placés dans l’intérieur des terres. Aussi sont-ils ici beaucoup plus heureux; ils jouissent de tous les agrémens que peuvent produire un beau ciel, un pays fertile et un grand commerce. C‘est pour eux qu’arrivent successivement les riches caravannes de toutes les contrées commerçantes de l’Asie. Elles multiplient les matières de leurs échanges et leur offrent à chaque instant les occasions avantageuses de renvoyer dans leur patrie la valeur des productions qu’ils en ont tirées.
La France, l’Angleterre et la Hollande se partagent ordinairement la plus forte partie du commerce qui se fait à Smyrne; celui de Venise et de Livourne est maintenant très-borné, Naples n’en a aucun, cependant elle y entretient un consul ; Trieste commence à étendre ses spéculations; les ragusois emploient beaucoup de bâtimens pour le cabotage d’une Echelle à l’autre et pour les ports d’ltalie.
Smyrne renferme environ cent mille habitans, savoir, soixante à soixante-cinq mille Turcs, vingt-un mille Grecs, dix mille Juifs, cinq à six mille Arméniens, et deux mille Européens auxquels il faut encore ajouter un grand nombre de domestiques et d’ouvriers de leurs nations. La cour Ottomane a exempté Smyrne, en faveur de son commerce, du malheur d’avoir un Pacha dont l’entretien est toujours ruineux. Elle y envoie tous les ans un gouverneur qui est ordinairement un homme de loi. Ce gouverneur que l’on nomme Mousselim ou Cadi [kadi], est à la fois juge civil et criminel; il a sous ses ordres le lieutenant de police et le chef des Janissaires. ll choisit quelques-uns des habitans dont il compose son conseil, pour lequel il a fort peu de déférence.
Vous présumez avec raison qu’il est peu de villes aussi considérables dans la Natolie que celle de Smyrne; cependant comme j’en ai parcouru plusieurs, je vais vous indiquer celles qui sont les plus remarquables.
LETTRE CCXXXVIII.
De Smyrne.
[Kütahya]
On distingue, Madame, avec justice parmi les villes agréables de la Natolie, Kiuthayé, capitale de cette province. Elle est située au pied d’une haute montagne,& son fort est bâti sur un rocher. Cette ville est assez belle et doit cet avantage au grand nombre de mosquées, de collèges et de caravanserais qui donnent à ses rues l’air simple et monotone de la plupart de celles du Levant. Les jardins, les vignes, les promenades et les ruisseaux ajourent à l‘agrément de ce séjour. Du côté du nord-est, la plaine est du plus bel aspect à cause de son étendue et de sa verdure. Cette plaine est arrosée par une assez belle rivière, et est terminée par des bains dont l’eau est tempérée. Plusieurs rigoles portent les unes de l’eau chaude, d’autres de l’eau froide ; dans d’autres enfin ces deux Eaux se trouvent heureusement mélangées. On voit dans une de ces rigoles une place de deux ou trois pieds en carré, où de l’eau chaude mêlée de sable sort de la terre en bouillonnant. Les personnes infirmes y entrent et se trouvent soulagées.
[Bursa]
Après Kiuthayé, on nomme Brusa ou Bursa, ville assez considérable et qui fut autrefois la demeure des premiers empereurs Ottomans. Elle a une lieue de long et une demi-lieue de large. Le fort construit pour la défendre est situé sur une hauteur, d’où coule le ruisseau de Gueukderé qui fournit de l’eau à plusieurs quartiers de la ville. Deux autres ruisseaux arrosent les autres quartiers. Cette abondance d’eau est très-nécessaire à l’entretien des jardins qui sont au bas de la ville et qui en sont le plus bel ornement.
[Manisa][Pâque grecque]
Magnésie, ville située à huit lieues de Smyrne, m’offrir un spectacle assez curieux ; ce fut la célébration de la pâque par les chrétiens Grecs. Cette cérémonie prouve le penchant que ces peuples ont conservé pour les fêtes et les divertissemens les plus dissolus. Ils achètent des Turcs, auxquels ils sont soumis, la liberté de se livrer sans réserve à leurs plaisirs. Ils présentent à cet effet une bourse de cinq cents piastres au Mousselim de Smyrne, et ont soin d’en faire tenir une beaucoup plus considérable au Visir de Constantinople. Moyennant ces offrandes on leur permet dc s’enivrer, de danser, de chanter, de se battre, en un mot, de faire tout ce qui leur plaît. Je fus le témoin d’une partie de ces extravagances. Tous les mystères de la passion se célèbrent les jours de la semaine sainte d’une manière-figurée, et chacun apporte assez de décence à ces cérémonies. Mais le jour de Paque, à peine le prêtre a-t-il quitté l’autel, que tout le peuple se met à crier : le Christ est ressuscité. Dans l’instant même tous les assistans commencent à manger dans l’église ce qu’ils ont apporté. Après quoi, ils sortent en foule et se disputent à l’envi à qui mangera etboira davantage. Ils dansent au son de quelques instrumens du pays qui ne sont rien moins qu’harmonieux. Les bateleurs jouent un grand rôle dans ces jours d’orgie et signalent leur adresse par mille tours surprenans. Il est rare que cette fête scandaleuse se passe sans que l’on entende de parler de meurtre ou d’assassinat. Ces désordres n’eurent pourtant pas lieu cette fois, parce que l’Evêque avait pris la précaution de menacer la veille d’excommunication quiconque porterait un couteau ou un pistolet sur lui. Cet usage de célébrer ainsi la résurrection du législateur des Chrétiens est presque général dans toutes les villes du Levant. Cependant les Arméniens sont plus sages et plus rassis, et solemnisent leur fêtes d’une manière plus décente.
[Médecine grecque]
Un voyageur qui, pour son plaisir ou son utilité est curieux de connoître les cérémonies des religions qui ont fait du bruit dans le monde, doit visiter les villes du Levant; presque toutes les sectes ont ici des disciples et des partisans. Les sciences et les arts n’y sont pas autant de prosélytes. La médecine seule est encore exercée à Smyrne, mais elle n’y obtient pas les mêmes honneurs que lui déférait l’antiquité. Les habitans de Smyrne, du tems des Grecs, regardaient cette science comme une partie de la doctrine céleste : aussi avoient-ils érigé des temples au dieu de la santé et de la médecine. Ils frappaient des médailles en l’honneur de ceux qui exerçaient cette science sacrée et qui administrent avec prudence les remèdes que l'art leur avait indiqués. Les choses ont changé depuis, et il s’en faut beaucoup que cet art soit dans-le même état qu'autrefois.
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Les Grecs conservent encore, à la vérité, quelques étincelles de ce feu qui animait leurs ancêtres : mais il y a longtems qu’il serait éteint si quelques-uns d’entr’eux, animés par l’appât du gain plutôt que par l’amour de la science, ne venaient de tems en tems en Europe pour en puiser les principes. C’est par cette raison que l'on trouve quelques médecins à Smyrne. Leur remède principal est la diète, et l’on en a grand-besoin dans cette ville, surtout au sortir du carnaval qui commence dans cette ville avec l’année. J’assistai à un des repas qui se donnent alternativement chez tous les Francs à cette époque. Ils sont tous somptueux, mais accompagnés d'une musique détestable. Elle consiste ordinairement en deux violons et deux luths qui ne sont sûrement pas touchés par des favoris d'Apollon. Ce bel art dont les Grecs ont été jadis si idolâtres, est ignoré de leurs descendans, et ce serait en vain qu’on chercherait parmi eux des Orphées et des Linus. La danse n’y est pas si négligée: cet art a conservé quelques principes de ces danseurs si renommés dans l’ancienne Grèce ; et si l’amour de l’antiquité ne m’a pas fasciné les yeux, j’ai trouvé les danses exécutées par des Grecques habillées suivant l'ancien costume, préférables à toutes nos danses modernes.
Ce pays si célèbre dont je viens de vous faire connaître les villes les plus remarquables, est encore une des contrées les plus favorisées de la nature, et qui serait sans doute plus riche et plus peuplée, si ses modernes habitans eussent conservé une partie de l’industrie de leurs ancêtres.
LETTRE CCXXXIX.
De Smyrne.
L’Hyver, cette saison si fâcheuse termine ses rigueurs à Smyrne à la fin de janvier ou au commencement de février. Dès ce moment, Madame, les jardins renaissent et la promenade devient agréable. Ce climat est si particulièrement favorisé de la nature, et si les habitans voulaient se donner la moindre peine, leurs jardins l’emporteraient de beaucoup sur ceux des pays septentrionaux qui exigent tant de soins et de dépenses. Les orangers y sont si communs qu'on ne daigne pas cueillir le fruit qui reste sur l’arbre toute l'année. Le figuier, l’olivier et le grenadier croissent pêle-mêle dans les champs qu’ornent également le palmier et le peuplier. On y voit aussi dans quelques endroits des cyprès qui s’élèvent en forme de pyramides. Le lierre terrestre y est plus abondant que dans aucune contrée de l’univers. Il forme la plus grands-partie des haies et fait l’ornement des jardins. L’amandier fleurit de tous côtés dans les environs de Smyrne; les anemones et les tulipes embellissent les champs et croissent sans culture dans les vallées et au pied des montagnes. La nature se plaît à enrichir ces fleurs des plus vives couleurs.
[Cimetières turcs]
Les tombeaux des Turcs participent à ce renouvellement de la nature. Presque tous sont hors de la ville et ornés de végétaux aromatiques et balsamiques. Ainsi les Turcs non contens de refuser dans leurs villes aux morts un asile dangereux, lâchent encore de dissiper dans les campagnes Ie mauvais air dont les endroits destinés aux funérailles sont ordinairement imprégnés. Leurs cimetierres remplis de cyprès et de romarin, exhalent au loin une odeur agréable; enfin l’on pourrait dire qu’on aurait du plaisir à s’y faire enterrer. Parmi la quantité de fleurs qui parent les champs et les jardins de Smyrne, on m'en fit remarquer une que l’on nomme ici muscharumi, et qui est dans la classe des hyacinthes. Les Turcs se servent de cette fleur dans leurs intrigues amoureuses. Au retour d'une de mes promenades, je ne fus pas médiocrement surpris de voir des cicognes se reposer aussi tranquillement dans les champs que si elles eussent été privées. J’appris que ces oiseaux sont fort respectés des Turcs, et que si un Chrétien s’avisait d’en tuer quelqu’un, il courroie risque de perdre la vie. Les maisons où les cicognes font leurs nids sont regardées comme bénites et à l’abri de tout malheur. Un vrai Musulman fait plus de cas d’un pareil nid que d’un troupeau de moutons ou de chameaux. Toutes les montagnes de la Natolie sont incultes et certainement elles pourraient former d’excellens vignobles et nourrir de grands troupeaux. Le bled même y viendrait à merveille; mais la paresse des habitans refuse ici tous les bienfaits dont la nature voudrait les enrichir. Le safran est encore une des productions précieuses de la Natolie. Cette contrée en est abondamment pourvue. En un mot, toutes les plantes utiles et agréables dont ces lieux sont embellis, pourraient occuper délicieusement les loisirs d’un botaniste. Les richesses, la fertilité, le climat, donnent certainement à la Natolie le premier rang parmi les provinces de la Turquie Asiatique. Il en est cependant quelques-unes qui sont aussi étendues, et qui renferment des villes remarquables. Mais comme les voyageurs rencontrent dans ce pays une multitude de difficultés, et que d’ailleurs les mœurs et les usages sont à peu près les mêmes dans un pays asservi au même gouvernement, je n’ai point jugé à propos de parcourir, cette vaste portion de l’empire Ottoman, et je me contenterai de vous en décrire les lieux les plus considérables, et les particularités que j‘aurai pu recueillir sur l’antiquité de leurs monumens.
LETTRE CCXL.
De Smyrne
[Konya]
La Caramanie [Karamanie], Madame, n’offre point d’autre ville remarquable que Konich qui en est la capitale. Elle fut autrefois la résidence des sultans Seldgioucides; c’est aujourd’hui celle d’un Pacha. Cette, ville est grande, bien peuplée et située dans une vaste plaine riche en jardins et en vignobles. Un grand nombre de ruisseaux qui sortent des montagnes du côté de l’occident, s’y rendent après avoir arrosé les jardins les champs, et forment ensuite un lac dans la même plaine. Konich [Konya] est mieux fortifiée que la plupart des villes Turques, car elle est entourée d’une bonne muraille et d’un fossé, et ses douze portes sont flanquées de tours. Son territoire produit du coton et différentes sortes de fruits, parmi lesquels il y a une espèce d’excellens abricots ; les légumes y sont aussi fort abondans. on y cultive sur-tout une plante qui porte une fleur bleue et dont la graine sert à teindre le maroquin. On admire sur une des portes de cette ville quantité de figures faites du tems des Grecs modernes, parmi lesquelles on en distingue une représentant un soleil soutenu par deux anges et une statue d’Hercule. Les gens du pays prétendent, sans aucune apparence de fondement, que Platon est enterré dans la forteresse. Mais s’ils sont privés de ce célèbre philosophe, ils sont bien dédommagés par la possession des reliques de Hazret Mevlana, un des plus, fermes défenseurs de l’islamisme. Ce saint Mahométan est sort révéré des Turcs et attire à Konich des troupes de fidèles Musulmans qui viennent le prier sur son tombeau.
[Le mont Ararat]
La partie de l’Arménie possédée par les Turcs, et que l’on nomme plus ordinairement Turcomanie, est célèbre par le mont Ararat sur lequel on prétend que s’arrêta l'arche de Noé. Ce fut dans ce pays, ajoutent les mêmes historiens, que ce patriarche se fixa avec sa famille après sa sortie de l’arche. Cette montagne est aujourd’hui nommée Djeuddi par les Turcs [en turc Ağrı Dağı ; en kurde Çiyayê Agirî]; les Arméniens lui ont donné le nom de Masis [toujours utilisé par les arméniens de nos jours]. Elle est, dit-on, entourée de collines couvertes de ruines. Son sommet est pendant toute l’année tour-à-tour assiégé par la neige ou par des nuages épais. Les moines Arméniens racontent une infinité de fables touchant cette montagne miraculeuse. Ils prétendent que l’arche existe encore sur le sommet du Masis, mais qu'il est impossible de parvenir jusqu’au faite. D’autres assurent que le Masis est le paradis terrestre. C’est dans quelque plaine agréable de cette montagne, et à l'abri des injures des saisons que les prophètes Enoch et Elie goûtent les délices les plus pures. Les Voyageurs sont d'accord, en effet, que l'on pourrait donner le nom de paradis terrestre à la plaine qui s'étend au pied de cette montagne. La nature, disent-ils, n'offre peut-être en aucun endroit de la terre un terrein plus fertile, un aspect plus riant, un climat plus serein.
[Erzurum]
Les villes les plus distinguées de la Turcomanie sont Erzerum [Erzurum] et Sirvas [Sivas]. La première, capitale de cette province, est située sur l’Euphrate, ce fleuve si renommé dans l’antiquité. Elle est aussi la résidence d’un Pacha. Erzerum est défendu par une assez bonne muraille. Son intérieur n’offre aucun monument intéressant. Les récoltes que l’on fait dans ses environs sont abondantes; mais on n’y voit point d’arbres à plus de dix lieues à la ronde.
[Sivas]
Sirvas qui est l'ancienne Sebaste est située dans une plaine. Elle est de moyenne grandeur. Ses murailles, construites sous le règne d'un des Seldgioucides ont été ruinées par Tamerlam. Le Tigre, cet autre fleuve non moins célèbre que l’Euphrate, baignent les murs de Diarbékir, capitale de l'Algézira. Cette ville est bâtie sur la rive droite de ce fleuve, qui de ce côté coule dans un terrein fort bas ; car les murailles qui sont assez hautes s’élèvent à pic du côté du fleuve. Aussi le pont sur lequel on Ie passe est-il beaucoup plus bas que les murs. Ce pont est d’une excellente construction et fort ancien; mais il est presque entièrement dégradé, et la négligence des Turcs le laissera probablement tomber en ruines sans le réparer.
[Diyarbakır]
La ville de Diarbékir est grande et bien bâtie, l'aspect des maisons y est agréable, mais les jardins en sont absolument négligés. On y trouve des Arméniens, des Grecs, des Kiourdes [Kurdes], des Arabes, des Turcs et des Parsis, adorateurs du feu. Ces derniers sectaires étaient dans l’usage de se réunir pour aller en pleine campagne adorer leur divinité, mais depuis les troubles de la Perse, il leur est défendu de sortir hors de la ville. La Porte leur enjoint d'observer les cérémonies de leur culte dans l’intérieur de leurs maisons. Cette ville est renommée par ses melons et par le vin que l’on recueille dans ses environs; mais elle est inférieure pour son commerce et sa population à Mosul, ville située sur la rive occidentale du Tigre.
[Mossoul]
Mosul [Mossoul] est défendue par un mur, des fossés et un rempart du côté de la rivière. Les caravanserais et les autres édifices publics y sont en assez grand nombre régulièrement bâtis. L’air y est sain dans le printems qui est la plus belle saison de cette contrée; car la chaleur y est excessive en été et le froid insupportable pendant l’hiver; et c’est peut-être à l’intempérie de ces saisons qu’il faut attribuer les fièvres qui y règnent pendant l’automne. Cette ville est riche, et ses habitans passent pour braves. Ils parlent assez généralement quatre langues, I’Arabe, le Turc, le Persan et le Kiourd [Kurde]. Les toiles de coton blanches et noires forment la principale branche de commerce de Mosul. Mosul, ainsi que toutes les villes du Levant, se vante de plusieurs miracles arrivés dans son sein. Le plus éclatant, sans doute, y est celui d’un martyr qui est révéré comme un prophète. Ce saint homme, dit la Chronique de Mosul, avait voulu convertir un ancien roi de Ninive, mais le pêcheur endurci lui fit ôter la vie. Dieu le ressuscita; il prêcha de nouveau et reçut le même traitement. Ce miracle se renouvela jusqu’à soixante-dix fois en faveur de ce saint personnage qui mourut enfin d’une mort naturelle. Vous serez curieuse de savoir le nom d’un prédestiné aussi chéri de la divinité; les habitans le nomment Dgergis.
Vis-à-vis de Mosul, de l’autre côté du fleuve, est une source de naphte. On trouve aussi dans le même endroit une autre source dont on tire un limon qui a la même propriété que l’indigo. Tout annonce que ce pays a été anciennement ravagé par le feu ; car plus loin il sort de terre une espèce de résine, dont on se sert pour enduire les barques, de la même manière que les Européens emploient le goudron. Ce même parage renferme aussi des sources d’eau chaude ; on y a pratiqué des bains pour la commodité des malades; et l’on retire aussi de ces sources une espèce de mastic dont l’odeur est fort agréable. […]
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