L'idée de ce texte vient d'un article très documenté (mais avec des erreurs) paru dans la Revue antimaçonnique en 1912. L'abbé Flavien Brenier est un anti-maçon et un antisémite notoire, mais son texte témoigne de la diffusion des idées véhiculées par la franc-maçonnerie dans l'empire ottoman (sécularisation, liberté, égalité, justice sociale...).
Il fait constamment le parallèle entre la Révolution française et la révolution jeune-turque, défend le plus panislamiste des sultans, Abdulhamid II, en le comparant à Louis XVI, attribuant à la franc-maçonnerie la responsabilité de la crise dans laquelle plongea l'empire.
La franc-maçonnerie a été introduite assez tôt par des étrangers dans l'empire ottoman. Des loges ont été créées, dès 1721 à Istanbul par des Génois, dès 1738 à Izmir et à Alep par les Anglais. En 1748, le sultan Mahmut II interdit les réunions maçonniques ; sans acharnement cependant, car les ambassades interviennent souvent en leur faveur.
Les loges françaises, d'inspiration révolutionnaire, apparaissent en Turquie. Brenier considère celles-ci comme les plus dangereuses puisqu'elles diffusent l'athéisme (ou suscite des débats sur ce sujet) et les principes démocratiques et républicains.
D'après l'auteur, la révolution française a un relai en la personne de Mouradgea d'Ohson, d'origine arménienne, mais éduqué en Europe qui s'associe à Ruffin, attaché à l'ambassade de France, et à Lesseps ; ils essaient, en vain, avec l'aide d'autres loges de porter la révolution en Turquie.
Dans la première moitié du XIXe siècle, nous dit Brenier qui oublie un peu vite le rôle des puissances européennes, le rôle des loges dans l'indépendance des pays balkaniques est assez important. Il existe une loge appelé l'Hetaïria pour la Grèce dès 1814 et, à partir de 1820, l'Omladina pour les slaves. Mais, pour lui, le but de la franc-maçonnerie est de noyauter ces pays pour créer une république des Balkans, et non de les libérer de l'influence ottomane.
Logos des deux grandes loges modernes de Turquie,
la Grande Loge Libérale de Turquie, Özgür Masonlar Büyük Locası
Grande Loge de Turquie, Hür ve Kabul edilmiş Masonlar Büyük Locası
A partir de 1850, l'activité des loges se développe, elles recrutent des hauts fonctionnaires.
En 1857, une éphémère Grande Loge de Turquie est créée à Izmir par le Grand Orient de France.
Le sultan Abdulaziz nomme des ministres et des fonctionnaires qui sont francs-maçons (ce qu'attestent les sources comme la liste des membres de la loge Union d'Orient, citée dans Mantran, Histoire de l'empire ottoman, page 470) : Mehmet Ruşdi (Ruchdi) Pacha qui fut grand vizir, Hussein Avni Pacha, Khaïr Ullah qui fut cheikh ül Islam (donc un religieux), Midhat Pacha qui fut gouverneur, ministre et vizir. Brenier estime l'effectif des maçons à 300 personnes à cette époque (P. Dumont, dans La franc-maçonnerie ottomane et les "idées françaises", donne le chiffre de 1500 personnes dans les loges françaises). Un rituel en arabe et en turc est créé pour les musulmans.
Abulaziz prolonge l'oeuvre de modernisation de son prédécesseur, des réformes sont entreprises dont la création du lycée de Galatasaray dont des professeurs sont souvent francs-maçons.
Abdulaziz mène une politique de sécularisation en taxant les biens des fondations religieuses et en instaurant un code civil, inspiré du code civil français, en juillet 1869.
Brenier insiste, sans preuve, sur la prédominance des athées dans les loges qui sont à l'origine à la création du mouvement de la Jeune Turquie [les historiens modernes parlent des Jeunes Ottomans]. Un des plus actifs, selon lui, est un roumain appelé Ganesco** qui recrute Mustafa Fazil Pacha (1829-1875), petit-fils de Mehmet Ali d'Egypte et fils d'Ibrahim pacha, qui apporte son appui financier. La Jeune-Turquie s'oppose à l'absolutisme du sultan.
Le prince Murat qui allait devenir sultan sous le nom de Murat V fut également initié en 1872 dans la loge française Prodoos, ainsi que ses frères Nurettin et Kemalettin, et fut donc influencé par les idées modernes de la franc-maçonnerie.
Brenier oublie ici le rôle éminent du célèbre écrivain et journaliste Namik Kemal (1840-1888) qui fut l'un des chefs du mouvement des Jeunes Ottomans (voir P. Dumont, La FM et les "idées françaises") et l'un des plus actifs diffuseurs des idées occidentales.
Fazil Pacha publie un pamphlet en 1867 qui provoque une réaction immédiate de Abdulaziz : il est banni avec ses compagnons ; mais il se soumet, revient en Turquie et devint ministre des finances en 1871.
Brenier reproche à Midhat pacha, le grand vizir, d'avoir créer de nombreuses écoles laïques "dans l'empire le plus religieux du monde", tout en persécutant les populations chrétiennes !
Le 30 mai 1876, Abdulaziz est déposé ; il est retrouvé mort quatre jours plus tard.
Murat V monte sur le trône le 30 mai 1876, mais est rapidement déposé pour maladie mentale et Abdulhamid II devient sultan le 31 août 1876. Dans un premier temps, il poursuit les réformes et promulgue même la constitution que lui propose Midhat pacha son vizir.
Après la guerre catastrophique contre la Russie, Abdulhamid renvoie Midhat Pacha le 3 février 1877, dissout le Parlement le 18 février et suspend la Constitution.
Brenier a plutôt de la sympathie pour un sultan qui n'avait pourtant pas une bonne image en France, mais qui créa le mouvement panislamique, ayant ainsi, dit-il, une influence qu'aucun souverain ottoman n'avait eu avant lui.
La Jeune-Turquie est harcelée, ses membres emprisonnés, mais les loges maçonniques ne sont pas menacées. Elles se mettent même parfois sous la protection des ambassades en s'alliant à des loges étrangères, comme, à Salonique, Macedonia Risorta, Labor et Lux affiliées au Grand Orient d'Italie, Veritas, adhérant au Grand Orient de France, Perseveranza, allié aux espagnols.
Mais le sultan ne veut pas s'aliéner la franc-maçonnerie. Les loges ont même pignon sur rue comme en témoigne le compte-rendu d'un bal maçonnique (un bal de charité) organisé par la loge Italia Risorta à Istanbul le 5 février 1889 :
Les Jeunes Turcs sont issus de ces mouvements et les utilisent à l'intérieur et à l'extérieur grâce aux connexions avec les loges étrangère s. Refik Bey, dans une interview au journal français Le Temps du 20 août 1908, raconte :
Les Jeunes-Turcs
En 1887, des francs-maçons reconstituent la Jeune-Turquie sous la direction de Ibrahim Temo Bey (1865-1939), professeur à l'Ecole de médecine militaire d'istanbul, né en Albanie. Il est aidé de Cherafeddine Bey, Abdullah Cevdet (prononcé Djevdet, 1869-1932), İshak Sükûti (1868-1902) et Ilmet Bey. Avec une dizaine de personnes, ils forment à Istanbul le "Comité Union et Progrès" que rejoint bientôt Mourad Bey, professeur d'histoire à l'université d'Istanbul et qui recrute parmi les francs-maçons.
Temo Bey part à l'étranger pour y trouver des appuis, Mourad Bey devient président du mouvement qui, vers 1900, est bien implanté malgré la surveillance de la police.
Les membres du comité sont cependant contraints à l'exil (Temo Bey en Roumanie, Cherafeddine Bey en Egypte et Sükûti bey en Italie). Le comité se sépare en deux groupes : l'un à Paris où Ahmet Rıza dirige le journal du groupe, le Meşveret (Mechveret, qui signifie "consultation de la communauté", un concept religieux qui permit de rendre la notion de représentativité compatible avec l'Islam. Ce journal était publié en Français et en Turc), l'autre le nouveau "Comité Union et Progrès" siège à partir de 1902 à Salonique où il a des liens étroits avec les loges qui y sont installées.
La Révolution débute le 15 juillet 1908 à Froswick, une petite ville d'Albanie. Les conjurés réclament le rétablissement de la Constitution.Abdulhamid envoie le général Osman bey à Salonique, mais le ville est prise et il est capturé par le major Niazi Bey.
Le sultan cède, les exilés turcs reviennent à Istanbul, Ahmed Riza devient président de la Chambre, mais des membres de l'ancien comité comme Temo Bey sont écartés.
Brenier développe sa thèse des méfaits des maçons en évoquant la tentative de contre-révolution de 1909. Après l'assassinat du journaliste d'opposition Hassan Fehmi, le 1er corps d'armée d'Istanbul se soulève. Mais Mahmoud Chevket Pacha mobilise des troupes à Salonique, marche sur la capitale et écrase la rébellion.
L'abbé Brenier évoque à peine la propagande islamiste à l'oeuvre qui prône le retour à la charia. C'est un légitimiste qui défend le sultan comme les royalistes français défendent la mémoire de Louis XVI. Il conclut son texte sur une diatribe antisémite, accusant pêle-mêle francs-maçons et juifs de massacres et d'avoir conduit l'empire ottoman à la catastrophe. Les guerres balkaniques de 1912 viennent de commencer, prélude à un long cortège de conflits qui ne cessera qu'avec l'avènement de la république.
1909 est aussi l'année de la naissance de la Grande Loge Ottomane.
Des chercheurs comme Paul Dumont ont relativisé l'influence de la franc-maçonnerie en Turquie. Si elle a véhiculé les idées de la Révolution française, celles-ci sont également arrivées dans l'empire ottoman par d'autres canaux comme les influences culturelles, les voyageurs ou la presse. Elle fut plutôt le miroir des débats qui agitèrent l'élite ottomane et, dans la période qui précéda la chute de l'empire et la naissance de la république, elle fut aussi divisée que le furent les sujets du sultan.
La Franc-Maçonnerie moderne
Comme la république défendait leurs principes, les loges furent mises en sommeil en 1935, malgré la présence de francs-maçons parmi les députés et dans l'entourage de Mustafa Kemal Atatürk comme son médecin Kemal Oke. Elles furent de nouveau actives à partir de 1948.
Il y a actuellement trois loges en Turquie :
- la Grande Loge de Turquie, Hür ve Kabul edilmiş Masonlar Büyük Locası, revendique 180 loges et 12000 membres
- la Grande Loge Libérale de Turquie, Özgür Masonlar Büyük Locası, issu d'un schisme avec la précédente en 1965.
- la Grande Loge Féminine, Kadin Masonlar Büyük Locası, créée en 1991
NOTE
** Nous n'avons pu vérifier cette assertion. Peut-être s'agit-il du Grégory Ganesco (1830-1877), qui, venu en France, à l'époque du Second Empire, dirigea des journaux libéraux ou y participa, et qui publia :
- La Valachie depuis 1830 jusqu'à ce jour: Son avenir, 1855
- Diplomatie et nationalité, 1856
Bibliographie
- Revue antimaçonnique, novembre-décembre 1912, pages 74-97
Flavien Brenier, La Franc-maçonnerie en Turquie
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5478215h.image.r=turquie.f82.langFR - Eric Anduze
La Franc-Maçonnerie de la Turquie ottomane 1908-1924
L'Harmattan, 2009
178 pages - La chaîne d'union de Paris, journal de la maçonnerie universelle, février 1889
Bal maçonnique
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5435750n.r=turquie.f30.langFR
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5435759c.image.r=turquie.f110.langFR - Paul Dumont, La franc-maçonnerie ottomane et les « idées françaises » à l'époque des Tanzimat, Revue du monde musulman et de la Méditerranée, Année 1989, Volume 52, Numéro 52-53 pp. 150-159
- Paul Dumont, La franc-maçonnerie dans l'Empire ottoman : la loge grecque Prométhée à Jannina, Revue du monde musulman et de la Méditerranée, Année 1992, Volume 66, Numéro 1, pp. 105-112
- Hür ve Kabul edilmiş Masonlar Büyük Locası - 1909 Türkiye
http://mason.org.tr/
en anglais également ; avec une histoire de la franc-maçonnerie en Turquie - Özgür Masonlar Büyük Locası / Grande loge libérale de Turquie
http://www.mason-mahfili.org.tr
Sur les site, on peut lire une version française de la déclaration universelle de cette loge. Publie la revue "Mimar Sinan".
Rédacteur : J.-M. Bayle © 2010 Turquie | culture