Extrait de Grenville-Murray (E. C.), Les Turcs chez les Turcs, 1878

CHAPITRE HUITIEME

SCIENCE

I

LE MEDECIN

Je suis dans une vieille ville turque où se sont perpétués beaucoup d'anciens usages, que le contact des Européens a fait disparaître ailleurs. A vrai dire, je ne crois pas qu'entre ses hôtes actuels et les compagnons de Bayazid et de Timurlenk, il y ait de bien grandes différences. Les hommes que je rencontre, soit dans les rues, soit dans les champs, sont armés jusqu'aux dents ; à leur démarche et à leurs regards, on reconnaît une population accoutumée à ne se fier qu'au sabre. Les femmes, voilées avec un soin particulier, s'arrêtent au coin des rues pour voir passer « le Frank » (1), puis disparaissent d'un pas craintif, en marmottant quelque invocation de sorcier. Les enfants poussent des cris d'effroi et de dérision en me voyant. Un Peau-Rouge et ses plumes apparaissant soudain au milieu d'un faubourg de Londres ne créeraient pas plus de sensation que ma personne, dans cette vieille ville de l'Asie Mineure.

(1) « Homme de l'Occident. »

Or, même dans un recoin perdu du monde, il ne vaut rien de s'isoler dans ses réflexions ou dans ses rêves. La solitude et la méditation sont assurément de bonnes choses, mais à la condition de n'en point abuser. En vain objectera-t-on que l'on rencontre à peine, dans tout le cours d'une existence, plus de cinq ou six personnes dont la conversation intéresse ; et, qu'arrivé à un certain âge, il est bien peu de choses ayant gardé le pouvoir d'impressionner. Nous n'en devons pas moins circuler, visiter, questionner le plus possible ; la pratique des hommes est plus utile que celle des livres, et l'esprit se fatigue à se nourrir toujours de ses propres pensées.

Pénétré de ces idées, tandis que j'errais dans les rues de la vieille ville, j'arrêtai le premier Turc, de mine avenante, que j'aperçus, pour lui demander s'il n'y avait pas d'autres « Franks » que moi dans le voisinage. Il y en avait un. Avec la courtoisie des gens de sa race, l'homme s'offrit à me conduire chez le médecin italien qui vivait, disait-il, depuis trois ans, au milieu d'eux.

J'allai ainsi chez le docteur et, comme il paraissait partager mes idées sur la nécessité de communiquer, de temps en temps, ses impressions à ses semblables, nous fûmes vite bons amis. Peut-être les indications qu'il me donna sur l'état général de la médecine en Turquie ne sont-elles pas sans intérêt.

« Une fois, fit-il au cours de la conversation, je fus appelé chez une femme turque de haut rang, qu'on disait être très-malade. Il faisait nuit, et il pleuvait : néanmoins, je courus à sa demeure et demandai à la voir. Mais la famille se récria et répondit, d'un ton hautain, que je devais savoir que les femmes musulmanes ne paraissaient jamais sans voile, devant un étranger. Je répliquai que, dans les circonstances ordinaires, cette coutume était digne de respect, mais que je ne pourrais rien faire pour la malade, si on ne me laissait pas l'examiner. On finit par céder ; on l'amena, et je m'enquis de ce qu'elle éprouvait.

« Comment, cria le mari d'une voix farouche, tu t'intitules médecin et tu ne sais pas de quoi souffrent tes malades! Nos hojas ne font pas de vaines questions comme celle-là. » Et une vieille créature qui était accroupie dans un coin de la chambre ajouta : « Pourquoi perds-tu ton temps avec cet infidèle, mon fils ? déchausse ton pied  droit, et donne-moi ton soulier? Je vais y mettre de l'eau que je ferai boire à ta femme ; cela la guérira. » Ce qui fut dit fut fait ; je quittai la maison, et la malade mourut.

« Récemment, j'ai été appelé auprès d'une autre femme. Elle se mourait, et je vis d'un coup d'œil que j'arrivais trop tard. Quelques jours plus tôt, en effet, la malheureuse avait mis au monde un enfant, avec l'aide d'une sage-femme turque ; et comme, après l'opération, elle ressentait encore des douleurs, l'accoucheuse, au lieu de voir, dans ce fait, l'indice évident de la présence d'un jumeau, prétendit que la malade était tourmentée par un mauvais esprit. Sur quoi, elle fit appliquer de gros poids sur l'infortunée créature et appuya, dessus, de toutes ses forces, pour chasser l'esprit en question. La mort de la mère et du second enfant fut la conséquence naturelle de cet horrible traitement. »

Mon nouveau compagnon m'énuméra un certain nombre de remèdes turcs, tous fort curieux. Par exemple, le septième jour après la naissance d'un enfant, il est de règle de le mettre dans un tamis et de le secouer fortement : le procédé est réputé bon pour l'estomac. Des hannetons écrasés constituent un tonique très-estimé, à l'usage des enfants et des grandes personnes. L'ophthalmie se traite avec de la vase recueillie sur le bord d'un fleuve, et appliquée sur l'œil. Un sequin vénitien est également un excellent remède pour le même mal ; on en frotte l'œil du malade, un jour qu'il jeûne. Il faut que la crédulité populaire soit poussée loin, pour que de pareilles pratiques aient pu se perpétuer jusqu'à nos jours. Mais ne dit-on pas qu'en Angleterre il est aussi de mode, dans certaines classes, de se frotter les yeux, lorsqu'on en souffre, avec un anneau de mariage?

Le sang de la chauve-souris fait un cosmétique réputé. Un verset du Coran, écrit sur trois bouts de papier, débarrasse des punaises. La stérilité cesse, si la femme parvient à se laver la figure dans du sang de décapité. Un doigt de juif ou de chrétien, desséché et suspendu au cou, est un remède contre la fièvre. Mais la meilleure des recettes consiste à écrire quelques passages du Coran sur un morceau de papier blanc, à jeter le papier dans un vase de terre à moitié rempli d'eau, et à agiter le tout, respectueusement, jusqu'à ce que l'écriture disparaisse. On boit alors l'eau dans laquelle les mots sacrés se sont dissous, et on est assuré de se guérir.

« Je n'ose pas m'opposer à l'emploi de ce remède, ajouta le docteur, et j'en encourage même l'usage quand on m'en parle, parce que, ayant une grande action sur l'imagination du malade, il aide ainsi à sa guérison. La poussière recueillie au tombeau du Prophète et mêlée à de la salive de pèlerin, de façon à faire de petites pastilles, est aussi un médicament apprécié. L'eau du puits sacré de Zemren fait plus de cures, à elle seule, que toutes les drogues annoncées à la quatrième page des journaux. Il suffit, notamment, d'y plonger un petit morceau de bois et d'en toucher ses gencives, pour être guéri de tous les maux de dents présents et futurs. »

Si le lecteur veut encore d'autres échantillons de la médecine turque, j'en tiens deux à sa disposition, presque aussi remarquables l'un que l'autre. Et je dis presque, parce que si le jet d'un peu de poudre d'alun dans l'écuelle d'un chien noir donne des chances de se guérir, l'invocation à un esprit est le plus puissant et le plus efficace des procédés curatifs.

II

LE VILLAGE DES LÉPREUX

Je crois que je viens de voir le plus mélancolique spectacle qui puisse s'offrir à l'œil humain : j'arrive de Lovochori, ou village des lépreux, un lieu sinistre et misérable.

Le village se compose de quelques méchantes huttes, au sommet d'une montagne. A mesure que nous en approchions, mon cœur se serrait à la pensée des tristes révélations qui, sans doute, m'attendaient au cours de cette visite. J'avais lu des rapports navrants sur les infirmités morales et physiques des lépreux : sur le point d'en devenir le témoin, j'éprouvais un sentiment d'angoisse inexprimable.

Les premières personnes qui se montrèrent à nous furent trois hommes. Grands, solides, bien bâtis, ils n'avaient rien dans leur aspect qui pût les faire prendre pour des malades. Mais, en les regardant de plus près, nous vîmes qu'ils n'avaient plus de sourcils et que les quelques cheveux qui leur restaient avaient un air particulier : on eût dit des cheveux de morts. Leurs traits étaient, aussi, singulièrement confus : aucune ligne, aucun contour. La main droite d'un des hommes était contractée, et l'index manquait de sa première phalange. Nous lui demandâmes pourquoi il était ainsi mutilé. Il répondit, en riant, qu'il s'était brûlé, un jour qu'il s'était endormi trop près du feu. Les lépreux sont presque insensibles à la douleur physique : nous en avions, devant nous, un exemple frappant.

Un beau jeune homme de dix-neuf ans attira, ensuite, nos regards. Celui-ci n'avait encore perdu que ses sourcils ; mais le médecin du village voisin, qui m'escortait obligeamment, m'apprit que les cas les plus graves débutaient de cette façon. Le jeune lépreux était exilé du monde depuis cinq ans déjà, et il était probable qu'il n'y reparaîtrait jamais. Never!

Vint ensuite une jeune fille, affligée d'un éléphantiasis de la cheville. Elle aussi était retranchée du monde depuis cinq ans, au printemps de sa vie de femme. On se prenait à soupirer, en songeant que la gravité de son mal enlevait tout espoir de le guérir!

Pénétrant dans le village, malgré les remontrances de nos compagnons de route, nous nous trouvâmes bientôt, le docteur et moi, auprès d'un groupe de gens se chauffant au soleil. On imaginerait difficilement un plus épouvantable spectacle. La lèpre ayant pour effet, arrivée à une certaine période, d'altérer les organes vocaux, les paroles de ces malheureux étaient inintelligibles. Quelques-uns étaient aveugles, d'autres sourds, d'autres paralysés de tous leurs membres ; de loin, on les eût pris pour de hideux paquets de guenilles. L'un d'eux était atteint du mal connu sous le nom de « face de lion » : c'est la forme la plus affreuse de la lèpre. La voûte du palais s'effondre, les cartilages du nez disparaissent ; les lèvres enflent, les joues livides pendent le long du visage. Dieu ait pitié de ceux qu'il frappe de cette façon! L'espoir vaut ici mieux que le doute.

Les lépreux sont remarquables pour leur gaieté et pour leur bonne humeur. Leur amour du plaisir dégénère en licence. Sains d'esprit, en général, ils semblent, cependant, frappés d'une sorte d'heureux aveuglement, qui les empêche de se rendre compte de leur isolement et de leur état. La maladie est souvent héréditaire, et elle est, dans ce cas, incurable ; mais des enfants de lépreux en sont, parfois exempts. On les isole, alors, de leurs parents, pour les soumettre à un traitement particulier. La médecine a peu fait pour la lèpre ; jusqu'ici, ce mal étonnant n'a rien obtenu de la science.

L'abus du poisson comme nourriture, la fréquence des jeûnes, la pauvreté, le séjour dans des lieux humides et sales, l'usage immodéré de l'huile ou du sel, passent généralement pour engendrer la lèpre. Mais, ainsi que je l'ai indiqué déjà, la science se tait ou ne se prononce qu'à demi-mots sur ce grave et navrant sujet. On m'a dit que j'étais le premier étranger qui eût jamais visité Lovochori.

Les lépreux ne manquent de rien. La charité de leurs amis et de leurs parents pourvoit amplement à leurs besoins. Pauvres ou riches sont assurés de n'avoir plus à songer aux soucis matériels de l'existence, du jour où ils entrent dans cette triste communauté. Une pieuse légende veut que ceux qui se condamnent à se séparer de leurs semblables pour aller soigner les lépreux, trouvent un charme particulier dans l'accomplissement de ce grand acte de dévouement. Toujours est-il que ces nobles exemples ne sont pas rares, et que ceux qui les donnent échappent à la terrible maladie : circonstance qui tendrait à prouver qu'on se trompe, en la tenant pour contagieuse. Il y a, en Turquie, des esprits généreux : puissent ces lignes les pousser à prendre l'initiative d'une enquête, pour contrôler la valeur de cette remarque! Puissent les reclus de Lovochori n'avoir pas fait vainement appel à nous, lorsqu'ils nous supplièrent, en nous voyant partir, de revenir bientôt, apportant avec nous un remède à leurs maux!

Comme nous descendions la colline pour rejoindre nos compagnons, nous aperçûmes un petit groupe de marcheurs, avec des paniers de provisions à la main. C'étaient les parents des lépreux. Beaucoup avaient franchi de longues distances, à travers des chemins difficiles ou dangereux, pour apporter, jusque-là, ces gages de leur sollicitude. Beaucoup étaient de pauvres gens qui prélevaient, sur le fruit de leurs sueurs, cette aumône qu'ils allaient faire, sans espoir qu'elle leur serait jamais rendue, sans que personne fût là pour enregistrer leur bonne action.

Qu'il soit au moins permis à celui qui écrit ces lignes de la signaler ici comme une preuve que les institutions politiques n'ont pas encore réussi à rompre les liens de sympathie qui nous unissent les uns aux autres, quelque peine que les gouvernements semblent prendre pour donner tort à cette belle loi de la nature !

 

 

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