Ce morceau, extrait des Annales de l'empire ottoman de Vasif-effendi , contient le récit de la fameuse bataille de Tchechméh (Ceşme). La traduction et les notes qui l'accompagnent sont dues à M. Bianchi.
D'après le bruit qui s'était répandu (ainsi qu'il a été expliqué plus haut) que les vaisseaux ennemis venaient de pénétrer dans la mer Blanche [Ak Deniz, La Méditerranée], et qu'ils portaient le ravage dans les îles et sur les côtes de l'islamisme, on s'empressa y pour repousser leur agression, de disposer tout ce qui était nécessaire à l'armement de plus de vingt vaisseaux.
Le commandement de cette flotte fut confié à l'amiral Hassam-eddin pacha. On lui prescrivit, par ses instructions, de se borner à la défense des points menacés. Ce fut dans un temps de mauvais augure que le capitan-pacha quitta Constantinople. Il relâcha d'abord à Gallipoli pour compléter son armement ; et, après s'y être arrêté quelque temps, suivi de quelques vaisseaux, il se dirigea vers les parages de la Morée. En se déterminant à laisser le reste des bâtiments pour la garde des lieux où leur présence était nécessaire, il fit à la fois preuve de vigilance et de précaution. Les vents contraires empêchèrent d'abord ces bâtiments dé continuer leur route; mais, lorsque enfin le temps devint plus favorable, ils firent force de voiles pour se rendre à leur destination. De son côté, le capitan-pacha arriva dans les eaux de la Morée, et se trouva en présence de la flotte ennemie. Aussitôt les feux de la guerre furent allumés. L'amiral entra sans délai dans le port de Napoli de Romanie, et informa le gouvernement de sa position. La détermination qu'il prit d'éviter les vaisseaux ennemis et d'entrer dans le port donna de l'audace à ces derniers, et devint l'une des principales causes de leur entrée et de leur attaque dans ce même port; mais qu'importe la cause? L'engagement eut lieu. Pendant le combat, un vaisseau ennemi à trois ponts, d'abord ébranlé et fortement endommagé dans ses agrès par le feu de l'artillerie, dont le fracas ressemblait à celui du tonnerre, finit par couler bas. Depuis le soir, les vaisseaux ennemis ne se donnèrent point de relâche; mais enfin ils gagnèrent la haute mer et disparurent.
L'absence de l'ennemi ayant permis au capitan-pacha de mettre à la voile et de sortir du port de Napoli , il cingla directement vers le cap Benefché (1).
Il allait commencer un nouveau combat avec l'ennemi , lorsque le défaut de vents favorables l'obligea de mouiller dans le port de Chio, et de se réunir aux bâtimens restés en arrière. Après s'être approvisionné, dans le port, des choses qui lui étaient nécessaires, il sortit, de concert avec les vaisseaux susdits, pour aller à la recherche des ennemis qui venaient de se montrer sur les derrières de l'île.
On fît des représentations au capitan-pacha sur le mal que leur présence pouvait causer à la flotte impériale; mais cet amiral, après avoir fait les dispositions militaires convenables dans les parages de Couïoun-ada (1), marchait déjà à la rencontre des infidèles, lorsque les vaisseaux de ces derniers y parurent tout-à-coup. En peu d'instants, les feux étincelants du combat furent allumés; dans l'ardeur et l'embrasement épouvantable de cette action , et au milieu des flammes qui s'élevaient comme le démon de la montagne de Caf (2), Djezaïrlu-Hassan-beg, qui montait la capitane (3), s'approcha du vaisseau amiral ennemi. Le combat s'engagea de part et d'autre; mais l'ennemi, d'un côté, ne pouvant plus soutenir l'attaque, et, de l'autre, désespéré de voir son vaisseau sur le point de tomber au pouvoir des Musulmans, y mit lui-même le feu. Il arriva, par la volonté du Très-Haut, que la capitane se trouvant auprès de ce vaisseau , et n'ayant pu s'en séparer , les deux bâtiments devinrent en même temps la proie des flammes. Ce ne fût qu'avec des peines infinies que Djezaïrlu-Hassan-beg parvint à se sauver. Après cet événement, la flotte impériale entra dans le port de Tchechméh (4) où l'ennemi étant venu la joindre, le combat recommença.
(2) Montagne imaginaire.
(3) Le vaisseau amiral turk.
(4) Tchechméh est un mot persan dont la signification est source, fontaine. Dans l'antiquité, le nom de ce port était Lyssus, et il était déjà célèbre par la victoire que remportèrent les Romains sur la flotte d'Antiochus, l'an 191 avant J. C. Tite Live XXXVI cap. 44.
Bientôt, par le feu de l'artillerie, la mer ne présenta plus qu'une surface embrasée. L'ennemi étant sous voile pendant cette bataille navale , il y avait autant d'imprudence que de danger à se retrancher dans le port. On ne peut donc, d'après les apparences, attribuer qu'à rentrainement de la destinée, la détermination que prit le capitan-pacha d'y entrer. Cependant, au milieu des efforts que faisait cet amiral pour repousser l'attaque, l'ennemi ayant lancé vers la flotte plusieurs bateaux remplis de bitume et autres matières inflammables auxquelles on avait mis le feu, les navires (ottomans), qui, pour se secourir mutuellement, s'étaient rapprochés les uns des autres, devinrent la proie des flammes, dans la nuit du samedi 14 du mois susdit (1).
Les troupes qui montaient ces vaisseaux se dispersèrent, sans combattre, dans Smyrne et sur les autres points de la côte. Le capitan-pacha et Djezaïrlu-Hassan-beg furent blessés : mais le commandant de la patrone, Ali, ainsi qu'un autre ofiicier supérieur, périrent en cherchant à se sauver à la nage.
Les côtes étant dégarnies de troupes, il était à craindre que l'ennemi ne pénétrât dans le golfe de Smyrne, et ne s'emparât des bâtiments qui pourraient se trouver en mer. On acheta dans ce port cinq navires marchands que l'on fit couler dans la passe de Sandjaq-bournu [le cap du Drapeau], distante de douze milles de Smyrne, et l'on fit fortifier, autant que possible, le château.
Un ordre suprême fut particulièrement envoyé à Ali-pacha, ancien grand-vizir, chargé de la garde des détroits, afin que les caravelles (1) qui, antérieurement, avaient été préparées pour donner du secours, restassent dans les lieux où elles se trouvaient. On notifia également ces dispositions aux (capitaines des) bâtiments marchands qui étaient sur la côte ou en mer, afin que, restant dans les lieux où ils étaient, ils s'abstinssent de tout mouvement, jusqu'à ce que cette crise fût passée. On enjoignit aux gouverneurs des places fortes et des frontières de tenir la main à l'exécution de ces dispositions, et de redoubler de vigilance. Les ennemis, apprenant que, sur tous les points, les passages leur étaient fermés , perdirent dès-lors tout espoir d'occasionner du dommage, et disparurent après avoir réparé leurs vaisseaux dans les îles de Couïoun-ada.
Cet événement, fait pour servir d'exemple (2), affligea vivement la totalité des Musulmans ; mais Sa Hautesse se fut particulièrement pénétrée de la plus vive douleur. Elle éleva ses mains suppliantes vers le trône du Créateur suprême, pour le prier de venger l'islamisme, et d'accorder une nouvelle force à la loi de celui qui est la gloire des hommes.
(2) J'ai pensé que le lecteur pourrait être bien aise de comparer cette relation avec une de celles qui parurent dans le temps. La brièveté, l'impartialité et l'exactitude de celle qui suit, m'ont déterminé à lui donner la préférence.
Ce déplorable état de choses fut attribué aux fautes du capitan-pacha, qu'on déposa de suite. Djafer-beg, l'un des officiers de mer, ayant été d'abord gratifié du titre de beglerbeg fut nommé capitan-pacha. On mit immédiatement sous ses ordres six vaisseaux qui avaient été armés et préparés dans l'arsenal impérial. Trente autres navires furent disposés et armés à Dulcigno et à Antivari, pour croiser dans la mer Blanche. Enfin on remit à des commissaires ou mubachir les sommes destinées à réparer les dommages causés par l'ennemi ; des ordres furent en outre expédiés au gouverneur d'Alexandrie, pour le même objet. Il faut convenir d'une vérité ; c'est que la victoire et les succès , de même que le cours ordinaire des choses humaines, étant liés aux décrets de la destinée, il est contre toute justice d'attribuer la non-réussite des événements à ceux qui sont chargés d'affaires importantes et périlleuses. La plupart des hommes qui jouissent des bienfaits de la fortune et des faveurs des gouvernemens doivent s'appliquer à diriger convenablement les affaires de leurs ministères, par suite de l'obligation où ils se trouvent d'acquérir ou de conserver une bonne réputation ; mais si, au lieu d'atteindre ce but, ceux qui parviennent aux postes élevés de l'État ne trouvent que honte , opprobre et déconsidération, ils doivent naturellement éprouver de l'éloignement pour les soucis attachés aux affaires. Cette vérité est incontestable aux yeux des personnes qu onl l'expérience des choses humaines.
Extrait d'une Lettre écrite de Malte , le 29 juillet 1770.
extrait des Elements de la grammaire turke de Jaubert