Une anthologie de textes sur le café (türk kahvesi), son arrivée en Turquie au XVIe siècle, son succès, les tentatives d'interdiction ou de contrôle, son extension en Europe, son importance dans la culture de la Turquie. Le rituel du café reste toujours très vivace, mais cependant moins que celui du thé que l'on vous proposera plus souvent.
Un café à la campagne, photographie des années 1950
Voyez aussi le texte sur la préparation du café.
Henri Welter, L'Histoire du café, 1868
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Nous avons ajouté les intertitres.
En 1554, sous le règne du grand Soliman II, juste un siècle après que, par la conquête turque, le Constantinople des Chrétiens fut devenu le Stamboul des Orientaux, des maisons de café y furent ouvertes simultanément par deux industriels venus d'Alep et de Damas. Avant cette date, qui est postérieure d'une centaine d'années aussi à l'introduction du café en Arabie par le mufti d'Aden, il n'en avait jamais été bu à Stamboul : on ne le connaissait que par les dires des pèlerins et bien des gens n'étaient pas éloignés de croire que c'était une boisson enivrante, témoin cette fille du harem impérial qui, nous l'avons vu, faillit réussir à en faire défendre l'usage à la Mecque. Ces deux initiateurs s'appelaient Hekem et Schems ; leurs noms ont été conservés par un historiographe turc, le defterdar ou trésorier-général Pichevili, qui écrivit au milieu du dix-septième siècle une chronique des règnes de Soliman II et de ses successeurs jusqu'à Amurat IV [Murat IV, règne de 1623 à 1640]. Dans ces annales l'auteur raconte d'une manière assez détaillée quelles ont été les commencements du café à Constantinople, et nous rapportons ici, d'après Galland, les circonstances les plus intéressantes de cette histoire.
Cafetzy [kahveci], ou vendeur de café dans les rues, début du XIXe siècle
Succès du café à Istanbul
L'entreprise des cafetiers syriens eut un succès merveilleux. De tous les coins de la grande capitale on accourut en foule pour goûter la liqueur célèbre qu'ils débitaient, et pour s'assurer si elle méritait tous les éloges que l'on en avait ouï faire par les pèlerins ; chacun en fut enchanté et devint passionné buveur de café, par un entraînement plus fort qu'on ne l'avait jamais vu à la Mecque ou au Caire. Ces deux industriels étaient des hommes fort habiles, qui ne comptaient pas uniquement sur l'attrait du café pour faire la fortune de leurs maisons ou Kahwa-Kahnes, comme on les appelait ; les salles étaient décorées avec un luxe splendide et l'on y trouvait toujours de la musique, des chants, des jeux, des danses, tous les plaisirs enfin qui fussent propres à séduire le monde élégant et oisif. Ces lieux de délices devinrent le rendez-vous favori des lettrés, des poètes, des artistes, des officiers, des riches marchands, des joueurs d'échecs et de trictrac, etc. ; ils furent les premiers à y affluer pour amuser leurs loisirs dans la brillante société qu'ils formaient ensemble ou pour se délasser des occupations plus ou moins sérieuses qui les empêchaient de s'y rencontrer aussi souvent et aussi longuement qu'ils le désiraient. C'est ce monde qui en fit la vogue : à leur suite vinrent aussi les étudiants de la Loi et même leurs graves muderis ou professeurs, et avec ceux-ci des magistrats grands et petits, des hauts employés du sérail, des pachas et des seigneurs de la cour, tout ce qu'il y avait enfin de plus distingué clans le corps des fonctionnaires civils et militaires. Bientôt ces deux premiers cafés, que les enthousiastes honoraient du titre d'écoles de sapience, se trouvèrent beaucoup trop étroits pour contenir cette multitude sans cesse grossissante. Les classes inférieures de la population commençaient aussi à fournir en abondance des chalands, non moins avides que les premiers de jouissances si nouvelles pour eux ; il fallut, pour recevoir et contenter tout le monde, ouvrir de nouveaux établissements, ce qui fut fait avec empressement, et dans la plupart des quartiers de la ville, soit par les deux Syriens, soit par les nombreux émules que leur prospérité inouïe avait fait surgir à côté d'eux.
Le café a été célébré par les poètes turcs, moins souvent il est vrai, et surtout avec moins d'art et d'esprit qu'il n'a été chanté par les Arabes. Beaucoup d'entre eux n'y ont touché que pour se moquer, dans des épigrammes assez bien réussies, de cet engouement soudain et irrésistible dont fut éprise pour la nouvelle boisson toute la population de Stamboul. De toutes les pièces, satiriques ou laudatives qui furent inspirées par elle, nous ne citerons qu'une seule, qui est du poète Belighi, et paraît avoir été composée vers la fin du seizième siècle : c'est une espèce de sonnet, qui n'a point de mérite poétique, mais présente quelque intérêt comme faisant allusion à certains faits de l'histoire du café dans la Turquie. Il a été traduit par Galland - c'est au même orientaliste que nous devons notre bonne vieille traduction des Mille et une nuits (1712) - et sa version a été mise par La Roque en vers français de la façon que voici :
A Damas, Alep, au grand Caire,Il s'est promené tour à tour.Ce doux fruit qui fournit une boisson si chère,Avant que de venir triompher à la cour.Là, ce séditieux, perturbateur du monde,A par sa vertu sans seconde,Supplanté tous les vins depuis cet heureux jour.
Sous le sultan Sélim II, qui régna de 1566 à 1574, et que ses sujets surnommèrent Mest ou l'ivrogne, il était permis à chacun, en dépit du Coran et en vertu du regis ad exemplar, de boire du vin, s'il pouvait s'en procurer. Son fils Amurat III revint en cela à l'observance stricte de la Loi et il entendait que tout le monde dans l'empire s'abstînt, comme lui de boissons fermentées. Le vin était d'une cherté excessive, tandis que l'infusion du café, de plus en plus à la mode depuis nombre d'années, se débitait à très bon marché, de sorte qu'il fut facile à celle-ci de faire oublier le premier, comme il est dit dans la dernière ligne de la pièce de vers de Belighi. Quant à l'épithète de séditieux dont le poète qualifie le café, elle a rapport aux troubles qu'il avait causés à la Mecque et au Caire, ainsi qu'à ceux qu'il ne manqua pas de susciter aussi à Constantinople.
La multiplication des maisons de café et la faveur soutenue dont elles jouissaient auprès de toutes les classes de la population n'avaient pas tardé d'éveiller la sollicitude et la jalousie des ministres de la religion. Les muftis et les ulémas se plaignaient fort de ce que ces salles étaient toujours pleines de monde pendant que leurs mosquées restaient à peu près vides ; ils étaient fâchés que l'on s'y amusât si bien sans en avoir leur permission, et, comme gardiens de la moralité publique, ils déploraient vivement les excès scandaleux qui parfois se produisaient dans ces lieux de perdition. Tous les dévots naturellement prirent parti contre les buveurs de café. Ces prétendues écoles de sagesse n'étaient, à les entendre, que des rendez-vous de gens oisifs et malcontents qui s'y rassemblaient pour goûter des plaisirs peu honnêtes et tenir des discours très irrévérencieux contre l'Eglise et l'Etat. Les prédicateurs dans les temples se déchaînaient contre les abus et les péchés détestables dont était cause cette liqueur funeste ; les derviches - ces moines musulmans auxquels incombe surtout le soin des malades indigents - étant toujours mêlés parmi le peuple, ne se faisaient pas faute d'en exciter les passions aveugles contre la nouvelle boisson et tous ceux qui en étaient si fatalement enchantés.
Interdiction du café
Cependant la conspiration des adversaires du café n'eut pas d'abord le succès sur lequel ils avaient compté. L'ascendant qu'en vertu de leur ministère ils exerçaient sur la population de Stamboul échoua contre la déplorable obstination des buveurs ; ces pécheurs endurcis n'écoutaient guère les pieuses réprimandes dont on les poursuivait sans cesse pour les faire renoncer au café dans l'intérêt à là fois de la santé du corps et du salut de l'âme : il n'y eût qu'un très petit nombre qui pûssent être amenés à résipiscence, et encore n'y avait-il pas bien lieu de faire fond sur la solidité de leur conversion. Il n'y avait pas d'apparence d'aboutir au but par les voies de la persuasion ; on résolut alors d'obtenir du grand-mufti une condamnation solennelle du café et d'en faire à ce titre interdire absolument l'usage à Constantinople. Le Coran défend aux vrais croyants l'emploi du charbon : les fèves torréfiées furent regardées comme n'étant autre chose que du charbon, et partant l'infusion qui en résultait était évidemment contraire à la loi de Mahomet. Ce n'était pas mal imaginé, et la plupart des docteurs de la Loi, par lesquels fut dressé l'acte d'accusation, étaient sans doute en cela de fort bonne foi. On sait qu'un grand-mufti, dans la religion musulmane, est souverain arbitre en matière de doctrine : celui de Stamboul s'empressa de prononcer la condamnation désirée de lui, soit qu'il fût réellement convaincu que le café était réprouvé par le Coran, soit qu'il ne vit que ce moyen de couper court aux désordres et scandales qui se passaient dans les lieux fréquentés des buveurs.
Le café ayant été ainsi condamné au nom de la religion de Mahomet, ce fut aux autorités civiles à faire exécuter les décisions sacrées du grand-mufti et de veiller à ce que personne à Constantinople ne continuât à faire usage d'une liqueur devenue malheureusement si chère à tout le monde. Tous les établissements publics furent aussitôt fermés ; à cette époque presque tout le café que l'on consommait dans la capitale de l'empire turc se prenait dans ces lieux ; ils s'étaient en peu de temps énormément multipliés, et les abus qui y étaient commis par la foule des buveurs avaient été la cause première de l'anathème dont avait été frappée par les dévots la boisson pernicieuse qu'on y débitait. Quant aux maisons particulières, dans beaucoup desquelles on se mit alors à préparer du café pour soi ou pour ses amis, au moyen de fèves qu'il n'était pas difficile de se procurer par contrebande, des agents de police devaient visiter celles où ils soupçonnaient de la contravention, afin de surprendre les coupables et les dénoncer à la justice.
Résistances
Mais la contrainte et la violence ne réussissent guère à arracher pour toujours une population entière, si docile qu'elle soit d'ailleurs, à des habitudes qui lui sont devenues aussi chères que la vie. Presque tout le monde à Constantinople aimait fort le café ; on le trouva beaucoup meilleur lorsqu'il eut l'attrait du fruit défendu, et l'on était persuadé du reste que, en le condamnant, le grand-mufti avait eu la conscience égarée par la cabale farouche qui enviait au peuple la plus innocente des jouissances qu'il lui fût donné de goûter. Les officiers de police, qui étaient sans doute eux-mêmes grands amateurs de la boisson prohibée, se montraient médiocrement zélés à en empêcher l'usage chez ceux qu'ils étaient chargés de surveiller; le plus souvent ils acceptaient volontiers les tasses qu'on leur en offrait, et moyennant quelque argent qu'ils empochaient avec non moins de plaisir, l'on était sur de ne pas être dénoncé par ces aimables visiteurs. Sous le sultan Amurat III, vers la fin du seizième siècle, le gouvernement renouvela les mêmes défenses, mais il ne mit à les faire observer pas plus d'énergie que par le passé, et il comprit bientôt que c'était impossible d'abolir un usage si fortement enraciné dans la population et qui, à le bien prendre, était loin d'avoir envers la moralité publique tous les tort dont il était accusé. Il permit alors, par des concessions vendues fort cher, que des débits d'infusion de café fussent établis çà et là dans tous les quartiers de la capitale, à condition toutefois que les salles n'ouvrissent point sur les rues et places publiques, et qu'elles fussent assez peu spacieuses pour ne recevoir à la fois qu'un petit nombre de consommateurs : c'étaient généralement des arrière-boutiques d'épiciers qui furent accommodées à ce service et elles eurent pour principaux habitués tous ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient préparer leur café à domicile.
Retour des cafés publics
Cette licence accordée, il ne restait qu'un pas à faire pour en revenir aux cafés publics tels qu'ils existaient avant les édits de proscription qui les avaient supprimés. Cela ne tarda pas d'avoir lieu. Il vint un nouveau grand-mufti qui n'eut rien de plus pressé que de révoquer la sentence de son prédécesseur, par laquelle le café et son infusion avaient été condamnés comme contraires au Coran. Selon lui l'assimilation qui avait été faite du café au charbon ne reposait que sur une apparence vaine : le charbon n'était qu'un résidu auquel on ne savait guère d'emploi, tandis que le café ne prenait précisément toute sa valeur qu'après avoir été par la torréfaction mis en un état qui l'avait fait à tort ravaler au niveau du charbon. Cette déclaration du Chef de la Loi donna au café plus de vogue qu'il n'en avait jamais eue à Stamboul jusqu'alors, et les plus scrupuleux d'entre les dévots s'estimèrent très heureux d'en pouvoir boire dorénavant en toute conscience. Tous les grands cafés publics s'empressèrent de rouvrir leurs salons, et la foule joyeuse de leurs anciens habitués pût y jouir de nouveau des plaisirs dont ils avaient été si cruellement sevrés. Ces établissements devinrent plus nombreux et plus prospères qu'auparavant, malgré leurs frais énormes et un fort impôt dont ils étaient frappés au profit des grands-vizirs, qui s'étaient arrogé le droit arbitraire d'en autoriser la création. Chacun d'eux payait au ministre une redevance journalière de un ou deux sequins, et ils étaient tenus de ne pas vendre la tasse plus d'un aspre : le sequin valait à cette époque environ huit francs et l'aspre peut-être quelque trois centimes ; l'aspre est la cent-vingtième partie de la piastre, et celle-ci ne compte aujourd'hui plus que pour vingt-deux centimes. Il fallait nécessairement, qu'avec un prix si minime, il se vendît chaque jour un nombre inconcevable de ces tasses : on sait qu'elles sont très petites en Orient, et sans doute alors elles l'étaient encore davantage ; mais la liqueur qu'elles contenaient n'était pas moins bonne que celle que de nos jours l'on boit en Turquie, où les amateurs de café ont le bonheur de n'avoir pas à redouter qu'on leur serve traitreusement de la chicorée ni aucune autre des affreuses drogues de cette nature.
Les cafés sont interdits, mais le café reste autorisé
Tout allait à merveille pour les buveurs de café, lorsqu'au milieu du dix-septième siècle les établissements publics où ils se plaisaient tant à se rassembler furent tous fermés, et pendant plus de cent ans il ne fut plus permis d'en rouvrir. C'était dans le temps de la guerre que les Turcs avaient entreprise pour enlever aux Vénitiens l'Ile de Candie, laquelle ne dura pas moins de vingt-quatre ans, et se termina en 1669 par la capitulation de la ville de ce nom, qui se rendit après avoir soutenu glorieusement dix années de blocus et deux de siège en règle. Déjà dans les commencements de la guerre cette capitale de l'île avait été inutilement assiégée trois fois; ces insuccès avaient fort irrité la population de Constantinople, surtout la foule oisive qui, dans les cafés publics, critiquait à tort et à travers les opérations de l'armée ; on reprochait au gouvernement tous les échecs éprouvés par celle-ci, et prenait même plaisir parfois à inventer et propager des nouvelles propres à augmenter les alarmes du public. Les autorités trouvèrent bientôt que de pareils abus ne devaient pas être tolérés de la part des sujets du sultan : pour couper le mal dans sa racine, elles firent fermer simultanément toutes les salles, grandes ou petites, où l'on débitait au public de l'infusion de café, et personne, à quelque prix que ce fût, n'obtint la licence de rouvrir un établissement de ce genre. Chacun restait libre d'ailleurs d'en boire chez lui ou avec des amis autant qu'il lui plaisait : on ne voulait qu'empêcher les réunions nombreuses et ouvertes a. tout venant, où les hommes s'entr'excitaient volontiers au désordre. Beaucoup de ces lieux de plaisir avaient de temps en temps attiré déjà sur eux l'attention de la police par les excès et les débauches dont ils étaient le théâtre, ainsi que par les cabales ou les complots qu'on y avait ourdis quelquefois contre le gouvernement ou tel de ses ministres. Le grand-vizir Kiuprili [Köprülü] qui les supprima - c'était le père de l'illustre général sous lequel succomba Candie — était un homme d'un patriotisme et d'un désintéressement rares en Orient ; il n'agit en cela que pour le salut de l'Etat, et il n'hésita pas à sacrifier l'immense revenu que lui faisait cette multitude de cafés publics.L'orientaliste Galland séjourna longtemps, vers la fin du dix-septième siècle, dans la Turquie d'Asie et d'Europe, le plus souvent dans la capitale de l'empire, où il était attaché à M. de Nointel, l'ambassadeur du roi de France. Dans son intéressant opuscule intitulé Lettre sur le café, qui fut publié en 1699, il entre dans de longs détails sur tout ce qui a rapport au grand usage que les Turcs faisaient alors de l'infusion du café. Il nous dit que ce n'est qu'à Constantinople qu'on en supprima les débits publics : on ne vit point d'inconvénient à les laisser subsister partout dans les provinces et il y en avait jusque dans les plus petits bourgs ; les plus riches se trouvaient à Damas où « plus qu'ailleurs ils étaient fréquentés par les gens d'étude et de distinction. » Il y avait toutefois dans la capitale même une exception en faveur de deux ou trois maisons de café qui ne furent pas fermées et qui étaient dans le faubourg de Galata ; mais l'on ne recevait là que des matelots qui se plaisaient à s'y rencontrer pour se délasser tranquillement de leurs fatigues en fumant et en buvant du café. La pipe et la tasse vont fort bien ensemble suivant ce dicton persan : du café sans tabac est comme un mets sans sel.
« On peut dire cependant que leur suppression à Constantinople a fait que l'on y prend davantage de café, n'y ayant ni maison, ni famille, riche ou pauvre, turque, ou grecque, arménienne, ou juive, toutes nations fort nombreuses dans cette ville, où l'on n'en prenne au moins deux fois par jour ; plusieurs en prennent encore presque à toute heure, parce que c'est un usage d'en présenter dans les maisons à tous ceux qui viennent, pour quelque sujet que ce soit, et que ce serait une incivilité de ne point offrir le café, ou de le refuser ; ce qui fait qu'il y a une infinité de gens qui en prennent plus de vingt tasses par jour, et sans en être incommodés, privilège particulier au café, et à l'exclusion des autres boissons.
Un autre privilège du café, c'est, selon la pensée de Monsieur Galland, de lier d'un lien plus étroit, les hommes nés pour la société, que toute autre chose que l'on puisse s'imaginer, de donner lieu à des protestations d'autant plus sincères, qu'elles sont faites avec un esprit qui n'est pas obscurci de fumée, et qu'on ne les oublie pas aisément, ce qui n'arrive que trop souvent, lorsqu'on les fait dans le vin. » La Roque.
En fermant à Constantinople les établissements qui étaient spécialement affectés au débit de l'infusion de café, l'autorité n'avait eu en vue, nous l'avons remarqué, que de prévenir les abus et les désordres commis par la foule turbulente dont la plupart de ces lieux regorgeaient sans cesse : il n'était du reste nullement interdit d'en boire en public, ainsi que nous le voyons par cet autre passage de La Roque : — « on le porte dans les marchés et dans les principales rues, dans de grandes cafetières, avec du feu par-dessous sur un réchaud, et on le distribue fort proprement à tous ceux qui en demandent. Les passants s'arrêtent, et entrent pour ce sujet dans la première boutique, dont le maître se fait un plaisir de les recevoir. »
Le café dans les grandes maisons
Dans les grandes maisons l'on avait un serviteur appelé le Kahwehgi, soit l'intendant ou l'officier du café, dont l'unique emploi était de se tenir toujours pourvu de fèves de choix et d'en préparer une infusion excellente et prête, à toute heure de la journée, à être servie aussitôt aux visiteurs. Il avait son officine dans un local attenant au salon de réception et de là il apportait ses tasses remplies sur un plateau de laque ou d'argent. Ces tasses ou fingians [fincan] étaient en porcelaine, très petites, et enchâssées dans des montures de filigrane d'or ou d'argent, où elles étaient comme un œuf dans son coquetier. Dans le salon il y avait des pages ou icoglans qui prenaient les tasses du plateau, et, guidés par les signes du maître, — auquel sa dignité défend de parler à ces esclaves — ils les présentaient aux assistants, en commençant par les plus qualifiés et en réservant la dernière pour le patron du logis. Dans les audiences du grand-vizir, lorsque ce premier ministre de Sa Hautesse recevait des ambassadeurs étrangers, le cérémonial était que le café lui fut présenté, non pas à la fin, mais en même temps qu'à ceux qu'il en honorait. La Roque ajoute à cette observation de Galland une remarque « qui est que lorsque le grand-vizir ne fait point présenter le café à quelque ambassadeur, ce qui arrive fort rarement, c'est une marque d'aigreur ou de mécontentement, et comme le présage de quelque rupture. »
Comment on prépare le café
Le café se préparait alors à Constantinople de la même manière qu'on le fait encore aujourd'hui partout dans l'Orient ; elle sera décrite au chapitre III de la troisième partie de ce livre. On le buvait extrêmement chaud, presque bouillant ; il n'y avait pas de cuiller avec la tasse et l'on n'y mettait ni sucre ni crème. Dans les pays du Levant l'on a toujours eu une grande passion pour les aromates : ceux des Turcs qui trouvaient que leur café n'avait pas assez de bouquet le parfumaient volontiers avec de l'essence d'ambre, de la badiane ou anis étoilé, des clous de girofle, de la cannelle ou des graines de cardamome.
Les nombreuses femmes de la population de Stamboul contribuèrent beaucoup à donner au café la vogue énorme qu'il eut dans cette capitale à la fin du dix-septième siècle. Cette liqueur était aimée passionnément par les languissantes recluses des harems : elle égayait l'ennui de leurs longues journées inoccupées; elle leur réveillait les esprits et leur fouettait le sang de façon à les empêcher de tomber dans un état de torpeur qui les eût rendues trop déplaisantes. Il n'y avait guère de monde qui ne fût persuadé que le café était indispensable à ces dames, et les maris leur accordaient de bon cœur de s'en abreuver largement, s'ils ne voulaient pas se les voir enlever par un divorce auquel étaient autorisées par un édit du sultan toutes celles qui à cet égard ne se trouvaient point pleinement satisfaites.
Galland rapporte que dans le temps de son séjour à Constantinople il y avait, toutes proportions observées, très peu de familles où l'on ne dépensât pour le moins autant en café que l'on dépensait à Paris en vin. Il vit aussi que les pourboires qu'il était d'usage, comme chez nous, de donner pour toutes sortes de petits services s'appelaient en turc Kahwa-bakschis, ce qui veut dire «argent pour boire du café.» Tout le café que l'on consommait en Orient et dans l'Europe, à l'époque qui nous occupe ici, et jusque vers le milieu du dix-huitième siècle, était produit par l'Arabie heureuse, d'où il venait à Constantinople par la mer Rouge et l'Egypte. L'exportation que l'Yémen faisait alors de cette marchandise devait atteindre un chiffre énorme. Un historien turc nous apprend que déjà au milieu du dix-septième siècle il en sortait annuellement 80 000 balles, dont une moitié partait par la mer Rouge pour l'Egypte, la Syrie, l'Asie mineure et la Turquie d'Europe, pendant que l'autre était portée par des caravanes jusqu'à Bassora, qui était le grand marché de café de la Turquie d'Asie, et d'où cette denrée se distribuait dans la Mésopotamie, dans la Perse et dans tous les autres pays musulmans situés de ce côté-là.
Extrait du guide Joanne "De Paris à Constantinople", 1896
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L'usage du café est général en Orient, surtout chez les musulmans : offrir le café et la pipe est l'acte le plus élémentaire de la civilité. On en consomme ainsi des quantités qui seraient excessives en Occident, mais qui sont sans danger en Turquie, grâce à la manière spéciale dont on le prépare. Le café, réduit en poudre impalpable, pur ou mêlé avec le sucre en poudre, est mis avec l'eau dans une petite bouilloire en métal, que l'on chauffe rapidement jusqu'à l'ébullition. Cette simple décoction est immédiatement versée chaude dans une tasse très petite avec le marc, dont la partie la plus lourde se dépose au fond du vase, tandis que la plus légère forme à la surface du liquide une mousse légère que les Turcs désignent sous le nom de kaïmak (crème). Ainsi fait, le café n'a pas le goût empyreumatique ni la force de la boisson préparée à l'européenne. La poudre, qui reste mêlée au liquide, répugne d'abord aux Occidentaux, mais on s'y fait rapidement, et on apprécie bientôt ce qu'elle ajoute de tin et de réconfortant à la saveur de cette boisson. Les petites tasses rondes en porcelaine (findjan), dans lesquelles on sert le café, n'ont pas de pied et ne sauraient se tenir en équilibre, on les pose sur une sorte de godet ou de coquetier [zârf], qui le plus ordinairement est en cuivre et, chez les riches, en filigrane d'argent. Cependant l'usage des tasses européennes tend de plus en plus à se répandre.
L'usage du café est général en Orient, surtout chez les musulmans : offrir le café et la pipe est l'acte le plus élémentaire de la civilité. On en consomme ainsi des quantités qui seraient excessives en Occident, mais qui sont sans danger en Turquie, grâce à la manière spéciale dont on le prépare. Le café, réduit en poudre impalpable, pur ou mêlé avec le sucre en poudre, est mis avec l'eau dans une petite bouilloire en métal, que l'on chauffe rapidement jusqu'à l'ébullition. Cette simple décoction est immédiatement versée chaude dans une tasse très petite avec le marc, dont la partie la plus lourde se dépose au fond du vase, tandis que la plus légère forme à la surface du liquide une mousse légère que les Turcs désignent sous le nom de kaïmak (crème). Ainsi fait, le café n'a pas le goût empyreumatique ni la force de la boisson préparée à l'européenne. La poudre, qui reste mêlée au liquide, répugne d'abord aux Occidentaux, mais on s'y fait rapidement, et on apprécie bientôt ce qu'elle ajoute de tin et de réconfortant à la saveur de cette boisson. Les petites tasses rondes en porcelaine (findjan), dans lesquelles on sert le café, n'ont pas de pied et ne sauraient se tenir en équilibre, on les pose sur une sorte de godet ou de coquetier [zârf], qui le plus ordinairement est en cuivre et, chez les riches, en filigrane d'argent. Cependant l'usage des tasses européennes tend de plus en plus à se répandre.
Joseph Fr. Michaud, Correspondance d'Orient (1830-1831), 1835
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C'est une obligation pour un Turc de fournir du café aux femmes de son harem. L'infraction à cette loi sainte suffirait pour motiver un divorce. Le café est en Turquie la liqueur de l'hospitalité ; on ne fait jamais une visite sans qu'on vous offre une tasse du nectar arabique.
Il m'est arrivé d'en prendre jusqu'à vingt tasses dans un jour ; il faut vous dire cependant que, dans la bonne compagnie, on ne sert plus maintenant qu'une tasse à moitié pleine. Je n'aime guère cette innovation, et ce n'est pas là que doivent porter les réformes.
Le café et le chibouk ne sont pas seulement en honneur parmi les Turcs, mais parmi toutes les nations qui habitent l'Orient.
A.-A. Cadet-de-Vaux, Ch.-L. Cadet de Gassicourt, Dissertation sur le café : son historique, ses propriétés, ... 1806
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La préparation de cette boisson est un département très-étendu au Sérail. Il y a des kahveghi, officiers du café, dont chacun préside vingt ou trente batlagis, qui sont des employés chargés de préparer cette liqueur. Le café ne s'était pas introduit sans moins d'obstacles au Caire, et il y avait également excité des troubles.
C'est en 1554, sous le règne de Soliman le Grand, que le café avait pris crédit à Constantinople, et ce ne fut qu'environ un siècle après qu'on l'adopta à Londres et à Paris.
Son introduction, en Angleterre, éprouva, sous Charles II, les mêmes difficultés qu'elle avait éprouvées en Turquie sous Amurat et Mahomet.
Aussi en 1665 on y supprima les Cafés comme des séminaires de sédition. En France, l'établissement de ces lieux publics se fit et s'y maintint paisiblement. En 1669, Soliman Aga, passa un an à Paris ; il avait fait goûter du café à un grand nombre de personnes qui, après son départ, en continuèrent l'usage.
Le premier Café fut établi à la foire Saint-Germain, par un Arménien, en 1672. Le second Café s'ouvrit au quai de l'Ecole; ce dernier était fréquenté par des chevaliers de Malte et des étrangers ; le prix de la tasse de café, à cette époque, était de deux sols six deniers. On cite comme le troisième établissement de ce genre celui de la rue Saint-André, en face du pont Saint-Michel. Il fut décoré de glaces et de tables de marbre.
L. J. Fauchon, Dissertation sur le café, 1815
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La France tarda bien davantage à tirer parti de cette fève, tant pour son commerce qne pour augmenter le luxe des tables. Marseille est la première ville du royaume où l'on ait vu de ces semences étrangères, en 1664, mais on ne les connaissait point alors à Paris.
Soliman Aga, ambassadeur de la Porte ottomane, en 1669, à la cour de Louis XIV, paraît être le premier qui ait rendu cet usage familier en France. Plusieurs négocians qui avaient voyagé en Orient prenaient à la vérité du café, mais leur goût pour cette liqueur n'était regardé que comme une fantaisie de voyageur, et ne faisait pas loi. Le désir de voir un Musulman dans son intérieur, curiosité si naturelle à nos Françaises, valut à Soliman la visite des plus jolies femmes de la cour. Il les reçut avec esprit et selon la coutume de son pays, leur fit présenter le café dans de superbes tasses de porcelaine; cette liqueur offerte par un Turc galant, ne pouvait manquer de faire fortune, aussi y prit-on goût, et quoiqu'il fût très-difficile de se procurer la fève précieuse dont on la composait, par faste, on voulut en faire servir sur sa table.
On reproche à madame de Sévigné d'avoir dit que la mode d'aimer Racine passerait comme celle d'aimer le café. Cette double méprise serait un peu forte, et tendrait à prouver, dit Laharpe, qu'on peut avoir beaucoup de goût dans son style, et très-peu dans ses jugemens. Mais madame de Sévigné, si l'on en croit les auteurs des Éphémérides, n'a rien écrit de pareil, du moins dans tout ce qui a été publié jusqu'à ce jour.
Un Arménien, nommé Pascal, établit à Paris, en 1673, sur le quai de l'Ecole, un café pareil à ceux qu'il avait vus dans le Levant ; d'autres Levantins suivirent son exemple ; mais le Florentin Procope est le premier qui ait songé à décorer avec élégance l'intérieur de ces salles : en peu de temps, il eut une foule d'imitateurs, et chacun sait dans quelle prodigieuse proportion elles sont aujourd'hui multipliées partout.
G.-E. Coubard d'Aulnay, Monographie du café, 1832
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Ce fut l'an 962 de l'hégyre (1554 de Jésus-Christ), sous le règne de Soliman II, dit le Grand, que l'on commença à prendre du Café en Grèce, et surtout à Constantinople. Un Damasquin, nommé Schems, et un habitant d'Alep nommé Hekem, venus dans cette ville, y ouvrirent chacun un Café où l'on recevait les consommateurs sur des sophas. Ces établissements étaient fréquentés par la plupart des savans, des juges, des professeurs, des derviches. Ces Cafés, dans la suite, eurent une telle renommée que les personnes de la première distinction, les pachas et les principaux seigneurs, enfin tous les hommes constitués en dignité, daignèrent les honorer de leur présence. On donna alors aux Cafés le nom d'Ecoles des savans.
Les Turcs s'adonnèrent avec fureur à l'usage de cette boisson, et la capitale fut bientôt remplie de Kawha-Kanès, où l'on distribuait le Café; les oisifs s'y réunissaient, et, semblables à ces musiciennes ambulantes qui s'introduisent aujourd'hui dans les endroits publics, des danseuses ou courtisanes (aimés, ghawasiés ), venaient amuser les consommateurs par leurs chants et leurs danses lascives.
Mais une furieuse tempête s'éleva. Les prêtres prétextant qu'on délaissait les temples pour les Cafés, firent grand bruit à Constantinople. Ils prétendirent que le Café grillé était un charbon, et que tout ce qui avait rapport au charbon était défendu par Mahomet.
Le muphti soutint les prêtres, défendit l'usage de cette liqueur dans la capitale, et fit fermer les Cafés . Mais bientôt le culte s'en rétablit.
On avait commencé dans les établissements où l'on vendait du Café par jouer aux échecs, parler de prose, de vers, d'arts, de sciences ; bientôt on s'y entretint de politique et de religion.
Sous Amurath III, le muphti se fâcha, supprima les Cafés, à cause des nouvellistes qui s'y rassemblaient ; mais, cette prohibition n'ayant pas de rapport avec le Café en lui-même, on en toléra l'usage dans l'intérieur des familles. Les Turcs se moquèrent bientôt du muphti, et ouvrirent d'autres Cafés qui furent plus nombreux qu'auparavant.
Pendant la guerre de Candie, sous la minorité de Mahomet IV, le grand visir Kuprugli, sous prétexte de politique, ferma encore les Cafés. Cette rigueur ne fit qu'accroître l'empressement des Turcs pour cette boisson et contribua à diminuer les revenus du gouvernement, qui ne put s'empêcher alors de lever la défense pour toujours, et le Café est devenu si commun aujourd'hui en Turquie et en Egypte que, selon quelques écrivains, il y tient lieu de vin. De même qu'en France et autres pays on donne ce qu'on appelle le pourboire, en Orient on donne l'argent du Café. Le mari est obligé d'en fournir à sa femme ; le refus ou le manque de Café à l'égard de celle-ci est une cause légitime de divorce.
Notes d'après Hammer, Histoire de l'empire ottoman, 1837
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Les cafés furent fermés par ordonnance en septembre 1633. Ils restèrent fermés pendant les règnes de Murat et de son successeur Ibrahim. C'est Mehmet IV qui les autorisa de nouveau. Le tabac fut également interdit.
"Le souverain craignait, non sans raison, qu'au milieu des tasses et des pipes, l'esprit de trouble et de résistance ne prît un développement qu'il deviendrait difficile d'arrêter."
Ceux qui étaient pris avec une pipe ou du café étaient livrés au bourreau.