Rauf Yekta, La musique turque |2]

VI Les instruments de musique des Turcs. 

Les instruments anciens. 

Nous n'avons pas de renseignements suffisants sur les instruments de musique employés par les Turcs dans les temps anciens. Le premier ouvrage qui nous donne des détails techniques à ce sujet est le célèbre « Grand Livre de musique » du théoricien turc Farabi. En effet, dans cet ouvrage, nous trouvons une foule de renseignements précis sur les formes et les espèces des instruments usités chez les différents peuples orientaux de ce temps-là, et surtout chez les Turcs. 

Comme nous l'avons enregistré brièvement dans notre partie historique, sous la dynastie des Seldjoukides (477-699 de l'H.), la musique et les musiciens étaient très en honneur à Konia, leur capitale ; cependant, aucun ouvrage ne nous reste qui puisse nous éclairer sur les instruments qui étaient en vogue sous cette dynastie. 

De même, nous ne connaissons pas exactement les instruments de musique des premiers Turcs Ottomans qui ont établi leur empire en 699 après la décadence de la dynastie seldjoukide. 

Un musicien turc nommé Ahmed Oglou Chukroullah, qui vivait sous le règne d'Amurat II (824-853 H.), 6e empereur des Turcs, nous donne, pour la première fois, une description assez complète des instruments des Turcs, au nombre de neuf. L'ouvrage de ce musicien, dont le manuscrit peut-être unique est en nos mains, montre que la musique turque a conservé les mêmes instruments depuis le siècle de Farabi. 

II nous prouve que les neuf instruments anciens des Turcs ont subi, dans les siècles suivants, certaines modifications dans leurs formes, que les autres sont tombés en désuétude, et qu'on a accepté et employé de nouveaux instruments. 

Comme nous n'avons pas rencontré dans les catalogues des Musées des Conservatoires de musique européens les noms et les figures de la plupart de ces instruments, nous jugeons à propos de donner sur eux des renseignements succincts et de reproduire fidèlement leur figure selon l'état où nous la trouvons dans notre manuscrit. 

I. — Oude. 

Notre auteur, après avoir expliqué longuement les espèces des arbres nécessaires pour fabriquer le corps de l’Oude , dit qu'il faut que ces arbres aient séché sur place et qu'ils soient débités ensuite; puis il donne les dimensions en longueur, en largeur et en profondeur de l'instrument. Il ajoute que l’Oude aura cinq cordes (1), explique la manière d'en toucher les cordes et donne la figure de l'instrument. 

Si on compare cette figure avec la photographie de l'instrument du même nom que nous insérerons plus bas, on constate que l’Oude a subi beaucoup de modifications pour prendre sa forme moderne. 

 

1. Quoique l'auteur n'en dise rien, nous savons déjà que l'accord des cinq cordes de l’Oude est toujours en quarte depuis le temps de Farabi. 

II. — Iklighi. 

Le corps de l’ilklighi, qui est un archet, devait être en bronze, et le pied qui sert à l'appuyer sur terre en acier. Sur ce pied, au point de son insertion au corps de l'instrument, se trouvent deux crochets pour fixer les deux cordes. L'auteur dit que le manche de l'instrument devrait être taillé dans du bois dur comme celui de l'amandier ou du noyer, et de préférence de l'ébène. L'instrument aurait deux cordes qui seraient accordées par quinte. En voici la figure. 

 

III. — Rebab. 

Notre auteur donne, sur la manière de fabriquer le Rebab, des détails curieux que nous reproduisons : « Il est préférable que le corps et le manche de cet instrument soient fabriqués avec le bois de l'abricotier; ce corps, une fois taillé et préparé, devra être bouilli dans du lait. D'après l'avis de certains facteurs, si on met d'abord du verre en poudre et si, après l'avoir pétri avec de la colle forte, on enduit la surface intérieure du corps du Rebab, le son de l'instrument 

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deviendra fort et brillant. Le corps est divisé en deux parties; sur la première partie, à laquelle le manche de l'instrument est lié, on mettait une planche très mince; mais sur la deuxième partie, quelques-uns des facteurs placent de la peau et d'autres mettent également une planche mince, tout en laissant un petit trou, qu'ils recouvrent de peau ». Le Rebab devait avoir trois cordes doubles, fabriquées avec de la soie tordue. Notre auteur ne dit rien sur l'accord du Rebab, mais nous savons déjà, par les témoignages des auteurs immédiatement postérieurs à lui, que ses cordes étaient tendues en quarte. Voici la figure du Rebab. 

 

IV, — Mizmar. 

Ce  serait une espèce de hautbois qui avait sept trous sur le devant et un trou sur le derrière. 11 était fabriqué en partie de bois et en partie de roseau noir. Sur la manière de fabriquer cet instrument, l'auteur donne beaucoup de détails que nous considérons inutile de reproduire ici. Nous nous contentons de donner, toujours d'après notre manuscrit, la figure ci-contre, qui représente le ilizinar. 

 

V. — Pyché

Ce serait aussi simplement une flûte de roseau à sept trous et quelquefois à neuf trous. iNotre auteur dit que le meilleur roseau servant à sa fabrication est celui qui vient de la province de Nichabour, en Perse. Le roseau devait être coupé après avoir séché sur place. Voir sa figure ci-après.

 

VI. — Tchenk. 

Ce ne serait autre chose que l'instrument antique connu aujourd'hui en Europe sous le nom de Harpe. La harpe des Turcs avait 24 cordés et était construite dans la forme ci-dessous. 

 

VII. — Nuzhé. 

D'après notre auteur, Nuzhé serait le meilleur instrument après la harpe; il aurait été inventé par le célèbre théoricien Safi-ed-din. Son corps devait être fabriqué ou de bois de saule rouge, ou mieux encore de bois de buis ou de cyprès. Sa forme ne serait pas carrée, et sa longueur dépasserait un peu sa largeur. Deux grands chevalets sont posés sur la table d'harmonie; sur cette table sont tirées 81 cordes accordées trois par trois pour donner 27 notes, à cette condition que dans chaque groupe de trois cordes, deux cordes soient accordées à l'octave grave de la troisième, qui est plus courte que les deux autres et qui est tendue par de petites chevilles mises au centre de la table d'harmonie. La 14e corde, la plus grave de toutes les autres, donne le ré. Comme la 1ere corde et la 27e corde sont divisées en trois parties strictement égales par les chevalets, chacune de leurs trois parties, en haut et en bas de l'instrument, donne la même note qui est

On comprend par ces détails que cet instrument, à partir de la 14° corde qui est dans la moitié de la table, pourra nous donner, soit vers le haut, soit vers le bas, à la fois, à gauche et à droite, les notes diatoniques suivantes : 

 

VIII. — Canoun. [kanun] 

La forme ancienne de cet instrument ne diffère pas trop, parait-il, de la forme actuelle, dont la figure sera donnée quelques pages plus loin parmi les instruments modernes des Turcs; pour ce motif, nous renonçons à en parler longuement et à en reproduire la figure. 

IX. — Moughni 

Cet instrument aurait été inventé, comme le Nuzhé, par le célèbre théoricien Safi-ed-din au retour de son voyage à Ispahan, en Perse. Il aurait pris l'idée de celte invention de trois autres instruments, déjà existants à cette époque : le Rebab, le Canoun et le Nuzhé. Dans notre manuscrit, on dit que l'instrument possède 39 cordes; mais, la figure du Moughni étant restée inachevée, on ne comprend pas bien l'arrangement de ces 39 cordes. 

Au temps où écrivait notre auteur, on se servait sans aucun doute de différents instruments à percussion pour marquer le rythme; mais comme le manuscrit ne nous dit rien à ce sujet, et comme ces sortes d'instruments ont conservé à peu près leurs formes primitives, en Orient, à travers les siècles, nous nous réservons d'en parler plus loin en décrivant les instruments modernes des Turcs. 

Les instruments modernes. 

Par le mot moderne, nous entendons les instruments qui sont employés aujourd'hui chez les Turcs. Cependant, parmi ces instruments il y en a quelques-uns, comme le Néi, Oude, qui sont d'un usage assez ancien; et il y en a d'autres, comme le Santour 

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et le Lavouta, qui n'ont pas même une existence de deux siècles. 

Les instruments turcs peuvent se diviser en cinq espèces, à savoir : les instruments à archet, les instruments à cordes pincées et à manche, les instruments à vent, les instruments à cordes pincées sans manche, et enfin les instruments à percussion. Nous jetterons un coup d'œil successif sur ces cinq espèces, et nous tâcherons de donner une idée juste de ces instruments, qui sont pour la plupart mal connus en Europe, par suite des explications souvent erronées qu'en ont données les auteurs occidentaux. 

I. INSTRUMENTS A ARCHET 

Le Siné-Kéman

C'est l’instrument le plus prisé par les amateurs de la musique classique parmi les Turcs. On peut dire que le Siné-Kéman avec le Néi et le Tanbour formaient le trio par excellence, au temps où la musique classique turque était à l'apogée de sa perfection, sous le sultan Sélim III. 

Certains musiciens turcs prétendent que c'est sous Sélim III (1789-1807) que la viole d'amour a été introduite à Constantinople, par un certain musicien moldave nommé Miron ; mais cette assertion ne parait pas fondée, puisque Toderini, qui vécut à Constantinople d'octobre 1781 jusqu’en mai 1786  parle du Siné-Kéman comme étant d'un usage courant parmi les Turcs. Toutefois, bien qu'il soit reconnu que la viole d'amour était en usage chez les Turcs avant le règne de Sélim III, il nous est impossible, faute de renseignements historiques authentiques, de préciser la date de son introduction dans la capitale ottomane. 

La conjecture de Fétis sur l'origine indienne de la viole d'amour et du Baryton^ ne nous paraît pas vraisemblable. En effet Fétis, en partant de ces deux instruments, s'exprime ainsi : 

« Ces instruments, connus dès la fin du xviie siècle dans la Hongrie et la Bohême, eurent plus tard une certaine vogue en Allemagne et ont été cultivés avec succès par des artistes distingués. La viole d'amour était aussi connue antérieurement à Constantinople, où on la trouve encore. Il parait que c'est de cette ville que l'instrument a pénétré en Hongrie, par la Valachie et la Serbie; mais d'où était-il venu dans la capitale de la Turquie? Il ne paraît pas qu'il puisse y avoir de doute après avoir vu ce que sont les sarungies de l'Inde, dont le principe se retrouve dans la toumourah de Dehli et clans la chikàra de Benarès; il parait, dis-je, hors de doute que la viole d'amour et le baryton sont nés de ce principe de résonance par sympathie harmonique qui, de l'Inde, a passé en Turquie par la Perse. » 

Au contraire, nous croyons que la viole d'amour a pénétré de l'Autriche-Hongrie à Constantinople par la Valachie et la Serbie. D'ailleurs, nous n'avons aucun document historique pour prétendre que les Turcs aient appris des Indiens, par l'entremise des Persans, l'idée de l'application du principe de résonance par sympathie harmonique qu'on rencontre dans la viole d'amour, parce qu'on n'a jamais vu aucun instrument indigène de ce genre à Constantinople avant que les violes d'amour n'y fussent importées par l'un des pays voisins. 

La capitale ottomane, qui manque de tant d'autres institutions de la civilisation moderne, ne possède pas encore un musée d'instruments de musique susceptible de nous aider à montrer l'exactitude de notre thèse; mais les Siné-Kéman les plus anciens, conservés par les amateurs turcs et déjà trop rares, sont tous fabriqués à Vienne. 

Ainsi, le Siné-Kéman dont je donne ici la figure, et qui appartient ii ma collection particulière, porte à l'intérieur l'étiquette suivante : 

Mathias Thir fecit.
Viennae, Anno 1795. 

 

En dehors de ces détails qui montrent suffisamment la fragilité de l'hypothèse de Fétis, il y a une autre preuve pour soutenir l'origine européenne de cet instrument : c'est son accord occidental qui se trouve exactement accepté et pratiqué par les musiciens turcs; c'est une viole d'amour, et rien d'autre. En effet, le Siné-Kéman est accordé par les Turcs en accord parfait de ré majeur :

La musique de chambre des Turcs étant très douce, le timbre étrangement poétique et mélancolique de la viole d'amour lui convient mieux que celui du violon, et son charme particulier est mieux savouré dans le cadre luxueux et mystérieux des salons orientaux. 

1. Cf. De la littérature des Turcs, préface, Paris, 1783. 

2. Cf. Histoire générale de la musique, tome II, page 295. 

Le Kéman. 

Ce n'est autre chose que le violon européen. On remarque cependant une particularité dans le violon turc : l'accord des quatre cordes de cet instrument, qui en Europe est le suivant :

a été modifié comme il suit par les violonistes turcs :

La cause de cette modification doit provenir de la longue habitude qu'ont les Turcs d'accorder, dans tous les instruments à archet, la 1re corde à vide au ré et non pas au mi ; en effet, avant l'adoption du violon, la viole d'amour, le kémantché, le rebab et le violon d'Anatolie, les premières cordes de tous ces instruments étaient accordées au :

 

Lorsque le violon a pénétré pour la première fois à Constantinople, son accord aurait paru, pensons-nous, étrange aux musiciens turcs, qui n'auraient pas trouvé d'inconvénient à en modifier l'accord de la première corde seule en la baissant d'un Ion; aujourd’hui, on l'encontre cependant quelques Turcs qui accordent la chanterelle de leur violon au mi. 

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Les violonistes turcs bien exercés exécutent avec justesse tons les intervalles mélodiques expliqués dans la partie théorique. 

Quant aux coups d'archet, ils diffèrent aussi sensiblement dans l'exécution des morceaux, par suite de l'exigence du rythme et de l'expression particulière des phrases mélodiques; à ce point de vue, les amateurs de violon qui suivent les méthodes européennes n'arrivent pas à être de bons violonistes en matière de musique turque. Quelques artistes indigènes ont déjà publié des méthodes de violon d'après le goût oriental ; ces méthodes laissent beaucoup à désirer, mais on peut espérer qu'avec le temps, elles seront perfectionnées. 

Le kémantché. 

Le nom de cet instrument est composé de deux mots persans : Kéman et tché, qui signifie petit violon. Fétis, en citant les instruments arabes, donne ce nom à l'instrument qui est connu chez les Turcs sous le nom de Rebab el dont il sera parlé plus bas; peut-être, en Egypte, appelle-t-on Kémantché ce que les Turcs nomment Rebab. 

Le Kémantché a trois cordes qui sont accordées ainsi :

Comme les cordes du Kémantché se trouvent tendues à peu près à a millimètres en hauteur, on ne peut pas les raccourcir par la pression des doigts comme dans le violon; on les raccourcit en les touchant de côté avec les ongles de la main gauche. 

Le son du Kémantché est assez fort et rude; pour cette raison, il n'était pas admis autrefois parmi les instruments qui formaient le concert de la musique de chambre nommé Indjé-Saz (instruments doux); mais aujourd'hui, le nom Indjé-Saz est improprement donné aux groupes de musiciens de café dont l'orchestre est composé d'un mélange d'instruments, pour la plupart de Caba-Saz (instruments bruyants), parmi lesquels, outre le Kémantché, se trouve aussi le Lavouta, qui était également exclu auparavant de l'orchestre Indjé-Saz. Pour donner une idée de la composition actuelle d'Indjé-Saz, nous donnons ici la photographie d'un célèbre groupe de ces musiciens qu'on entend dans les cafés à la turque de Péra qui est le quartier européen de Constantinople :

Le Kémantché et le Lavouta étaient très en vogue, et sont usités aujourd'hui encore dans les palais de la famille impériale, à l'intérieur du harem, pour former l'orchestre destiné à diriger les danses des odalisques. Nous donnons ici la reproduction de cet instrument curieux.

Le Rébab. 

Il y a une grande différence entre la forme et la construction du Rebab moderne des Turcs et celles du Rebab ancien que nous avons décrit plus haut parmi les instruments anciens. Le Rebab moderne ressemble plutôt à VWitlhi, qui n'a cependant que deux cordes. C'est d'ailleurs un instrument déjà tombé en désuétude complète, et il se trouve à peine quelques derviches mevlévis (derviches tourneurs) qui pendant leurs cérémonies s'en servent avec la flûte, qu'on appelle en turc Néi. 

Je dois faire en passant cette remarque : le Rebab des Turcs a trois cordes, el non pas deux, comme Fétis le prétend; les chevilles sont naturellement au nombre de trois, et les cordes sont ainsi accordées :  

1. Cf. ouvrage cité, page 134. 

Anadolu-Kémani. 

Le nom de cet instrument, qui signifie en turc le violon d'Anatolie (Asie Mineure), lui serait donné pour le distinguer des violons de provenance européenne. En effet, l'Anadolu-Kémani est fabriqué dans les principales villes de la Turquie d'Asie, et sa construction laisse beaucoup à désirer comparativement aux violons occidentaux. 

Cet instrument est surtout goûté par les habitants des villes situées au bord de la mer Noire el par ceux de quelques autres villes de l'intérieur de la Turquie d'Asie; à Constantinople, il n'est en usage ni dans l'orchestre Indjé-Saz, ni dans les autres groupes de musiciens. Ce sont les musiciens ambulants, venus de leur pays d'origine pour gagner quelques sous dans les rues de la capitale ottomane, qui le font entendre. 

L'accord du violon d'Anatolie est exactement le même que celui du Kéman turc, avec la chanterelle accordée au ré au lieu du mi. 

II. — INSTRUMENTS A CORDES PINCÉES ET A MANCHE 

Le Tanbour. 

Le Tanbour est l'instrument favori des Turcs. Les anciens auteurs arabes et persans considèrent l'Oude comme l'instrument le plus parfait; mais les auteurs turcs réservent cette place d'honneur plutôt au Tanbour. Si on veut faire une comparaison, on peut dire que le Tanbour joue le même rôle que le piano pour les compositeurs occidentaux. En effet, la plupart des compositeurs turcs sont des joueurs de cet instrument.

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Le Tanbour a huit cordes, qui sont accordées deux par deux de la manière suivante :

L'importance attribuée au Tanbour par les Turcs provient de ce qu'il est considéré comme un instrument de précision, une espèce de sonomètre pour ainsi dire; en effet, les ligatures, qui sont formées de cinq tours d'une fine corde de boyau très serrés les uns contre les autres sur le manche, divisent la moitié grave de la corde entière en 24 parties suivant le système turc. Comme la démonstration pratique de ce système se trouve ici réalisée, le Tanbour en acquiert une grande importance historique. 

On sait que le plus ancien genre de la musique des Grecs, appelé « genre enharmonique », n'était autre chose que la pratique de la musique basée sur une échelle de vingt-cinq sons dans l'octave, formant vingt-quatre quarts de ton. Pour le démontrer, Fétis, dans le 3e volume de son Histoire (pages 29 et 30), reproduit le témoignage d'Aristide Quintilien, écrivain grec du i'^'' siècle de l'ère chrétienne, ainsi qu'un fac-similé de la notation tirée d'un manuscrit de l'ouvrage d'Aristide conservé à la Bibliothèque nationale de Paris, n° 2450, fol. 101 r°. 

D'après Fétis, Aristide Quintilien aurait dit : 

«Nous donnons ici cette harmonie (échelles tonales) qu'on trouve chez les anciens : la première octave se développe par vingt-quatre dièses {quarts de ton), et la seconde s'élève par demi-ton. » 

Or, le système de la musique turque, dont la plus parfaite démonstration pratique se trouve sur le 7'aîibour, est exactement le même que celui de Quintilien. D'ailleurs Fétis, après avoir essayé de traduire' la notation de ce système, entrevoit parfaitement cette vérité en écrivant ces lignes : 

« Ainsi qu'on le voit, cette échelle tonale est identique avec celle que Toderini a trouvée chez les Turcs, qui l'avaient tirée delà Perse; elle est semblable aux divisions des Tanbourahs persans et arabes, étant composée de quarts de ton dans l'octave grave et de demi-tons dans l'octave supérieure. » 

Ici, nous jugeons utile de déterminer, sous la forme d'un tableau, les positions des 24 ligatures sillets qui (y compris la corde à vide ré) réalisent les 25 sons de l'octave grave, qu'on tire de la moitié des cordes 7 et 8 du Tanbour. La longueur de la corde vibrante est de 1064 millimètres sur mon Tanbour, dont on voit ci-dessus la figure. 

1. En voulant expliquer l'accord des cordes du Tanbour, Fétis commet une grave erreur en disant que les cordes 6, 4, 2 sont tendues à l'octave supérieure des cordes 5, 3,1; il ne s'est pas demandé comment on pourrait tendre, à la note ré   une corde qui a une longueur de 1064 millimètres. Cf. ouvr. cité, tome II, page 117. 

Le tableau ci-contre montre la division de la moitié de la corde du Tanbour. On sait qu'il s'agit ici d'une longueur de 532 millimètres sur laquelle doivent s'adapter ces 24 ligatures; mais l'octave aiguë devant être réalisée sur la moitié de cette longueur, soit 266 millimètres, s'il faut mettre toutes les 24 ligatures comme dans l'octave grave, celles-ci sont tellement serrées que l'œil ne peut pas les distinguer pour les toucher. Pour remédier à cet inconvénient, on a dû supprimer neuf de ces 24 ligatures qui se trouvaient trop serrées dans l'octave aiguë; et cependant, cela ne veut pas dire qu'on ait renoncé aux sons employés dans l'octave grave; les ligatures, qui sont formées des tours d'une fine corde de boyau, peuvent facilement se déplacer par un coup de doigt.

2. Cependant, il n'a pas réussi, nous parait-il, à traduire fidèlement cette notation, puisque sa traduction en notation moderne comporte 23 intervalles dans l'octave au lieu de 24. La plus juste traduction serait, croyons-nous, celte que nous donnerons tout à l'heure à l'occasion des touches. 

Le joueur de Tanbour, avant de commencera exécuter un morceau, dispose donc les ligatures de l'octave aiguë d'après l'exigence du mode dans lequel ce morceau est composé. Nous voyons ici la nécessité de donner un second tableau pour montrer quelles sont les ligatures qui sont placées dans 

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l'octave aiguë; en outre, nous sommes obligé de donner ce tableau, puisque les noms des sons changent dans l'octave aiguë. Dans la colonne des notes équivalentes, nous ne mettrons que les noms des notes pour lesquelles il est placé une ligature spéciale sur le manche du Tanbour : 

 

Ajoutons qu'à l'exception des cordes 1 et 2 qui sont en laiton, toutes les autres sont en acier. 

L'Oude. 

D'après le célèbre théoricien Abd-ul-Kadir (1), c'est le plus ancien des instruments de musique dont se soient servis les peuples orientaux. Une partie des auteurs arabes et persans attribuent son invention à Pythagore, et d'autres à Platon. 

1. Cet auteur fait remonter l'invention de l’Oude à la plus haute antiquité ; il voit son inventeur en la personne de Lamech, fils de Caïn, et, à l'appui de son dire, il raconte la légende que nous avons rapportée page 2971. 

Farabi est le premier théoricien turc qui nous renseigne le plus parfaitement sur cet instrument; jusqu'à son temps, l’Oude avait quatre cordes, et entre ces cordes se trouvait l'intervalle de quarte juste (4/3) ; si nous supposons la corde la plus grave donnant le ré :

avec ces quatre cordes, les sons réalisés n'atteignaient pas l'ensemble des sons qu'on appelait le système complet. Pour remédier à cet inconvénient, Farabi a ajouté une cinquième corde à l’Oude. Dans les temps modernes, on a ajouté une sixième corde, mais on ne peut pas fixer l'auteur et la date de cette adjonction; cette corde est attachée au bas de la b= corde qui donne le son le plus aigu des cordes à vide de l’Oude; elle est accordée à l'octave grave de la 3e corde qui donne à vide le la, et s'emploie pour jouer le rôle de basse. Dans son Histoire de la musique (tome II, pages 110-111), Pétis s'est tellement abusé sur les données de Villoteau, pour expliquer l'accord des cordes de l'Oude, que ses deux pages fourmillent d'erreurs dont rénumération serait trop longue ; nous nous contenterons de dire que dans aucun pays, dans aucun temps, cet instrument n'a été accordé d'après la manière étrange expliquée par Fétis. 

D'abord, plaçons ici la figure de l’Oude, et après, nous expliquerons son accord.

Comme on peut le distinguer par la figure ci-contre, l’Oude comporte onze cordes, dont la première, seule, non doublée, donne le la, et dont les dix autres sont accordées à l'unisson deux par deux, et donnent ainsi cinq notes qui sont, à partir de l'aigu au grave, sol, ré, la, mi et ré :

Ordinairement, chez les Turcs, la musique destinée à l’Oude s'écrit avec la clef de sol; mais les sons rendus par les cordes de cet instrument sont en réalité une octave plus bas que l'écriture. 

Des textes des anciens auteurs, comme Farabi et ses successeurs, il résulte que, naguère, le manche de l’Oude portait des ligatures; aujourd'hui, ces ligatures n'existent ni chez les Turcs ni chez les Arabes. Leur suppression est adoptée, croyons-nous, dans le but de laisser plus de liberté à l'artiste pour pouvoir faire glisser quelque peu son doigt lorsqu'il passe d'une note à l'autre, ce qui constitue un charme particulier dans le jeu des instruments, d'après le goût oriental. 

Le Lavouta. 

La ressemblance entre l’Oude et le Lavouta est manifeste soit dans leur forme, soit dans leur nom. En effet, le mot (El-oude), est essentiellement 

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arabe; on voit que ce mot a été accepté par les diverses langues : les Espagnols en ont fait laoïido, les Italiens l'ont pris d'abord sous la forme de leuto, et ensuite l'ont changé en liuto , et les Français l'ont changé en luth. Par conséquent, le Lavouta des Turcs, dont on voit la figure ici, a la même origine.

Cependant, entre l’Oude et le Lavouta il y a de nos jours des différences essentielles : le manche du Lavouta est plus long que celui de l’Oude; son corps est moins bombé. Le Lavouta a huit cordes, qui, tendues à l'unisson deux par deux, ne donnent que les quatre notes suivantes : 

 

Ce qui nous reste à dire de cet instrument, c'est que les ligatures placées sur son manche sont disposées de telle sorte qu'en les louchant ou n'obtient que la gamme tempérée des Occidentaux proprement dits, comme par exemple sur la guitare. Cela s'explique parce que le Lavouta est plus spécial ement destiné à accompagner \e Kémantché en qualité d'instrument de basse, et pour le soutenir d'accords qui puissent être considérés comme consonants dans la musique orientale. 

C'est pour cela qu'il ne faut pas croire qu'en jouant sur le Lavouta les mélodies turques, on pourrait leur garder leur saveur originale; d'ailleurs, le Lavouta était exclu de l'orchestre classique des Turcs, qui seul pouvait exécuter correctement les airs orientaux. 

Cependant, comme on peut voir plus haut parmi le groupe des Cafés, le Lavouta a pris place parmi l'orchestre d'Indjé-Saz; c'est le signal de la décadence de ces orchestres, au point de vue de la musique purement turque. 

Le Meydan-Sazi. 

Cet instrument n'est admis ni dans l'orchestre classique ni dans l'Indjé-Saz moderne des cafés-concerts. Il est l'instrument favori des poètes chanteurs populaires nommés Achyks, qui sont les troubadours de la Turquie. Ces hommes errent de ville en ville et de village en village, dans l'Asie Mineure, dans la Turquie d'Europe, en chantant l'amour (le mot Achyk [aşık] signifie amoureux), et les exploits des preux et des paladins; leur musique est purement populaire et a un charme tout particulier qui va droit au cœur lorsqu'ils improvisent, comme c'est leur habitude, soit en poésie, soit en musique. 

Le Meydan-Sazi est fabriqué en Turquie par divers facteurs avec plus ou moins de différences dans la forme. 

Le nom subit des changements lorsque la forme de cet instrument se modifie; ceux qui sont plus petits prennent le nom de Baglama et de Bozouk. 

Le Meydan-Sazi a six cordes, dont quatre sont d'acier, et les 5e et 6e sont de laiton; ces cordes donnent les notes suivantes :

Les ligatures de cet instrument ne sont pas complètes comme celles du Tanhour; cependant, elles sont disposées de telle manière qu'on peut en tirer des intonations qui sont à la fois chromatiques el enharmoniques. 

III. — INSTRUMENTS A VENT 

Le Néï. 

C'est, sans contredit, l'instrument le plus estimé et le plus original des Turcs. Dans un récent article très documenté', mon vénérable ami P.-J. Thibaut, des Augustins de l'Assomption, s'exprimait ainsi sur le Néï : 

« Je ne sais rien, à la vérité, d'harmonieux, de suave et de prenant comme le son mystérieux de ce long calame. On dii'ait, pour emprunter le langage du poète : 

« … les coups d'aile 

D'un zéphyr amoureux passant sur les roseaux 

Et craignant, en passant, d'éveiller les oiseaux! « 

« Le Néï n'est qu'un roseau, mais un roseau mélodieux, et dans sa forme naturelle d'une si grande simplicité, il reste encore le plus parfait des instruments à vent; rien n'égale, en effet, la richesse de ses harmoniques, auxquels il doit son timbre merveilleux, timbre légèrement voilé qui rappelle néanmoins d'une façon si frappante celui de la voix humaine. » 

Le Néï n'est ni une flûte à bec ni une flûte traversière; son embouchure placée à la tête de l'instrument est une pièce rapportée de corne ou d'ivoire, dont la figure rappelle assez celle d'un cône tronqué. 

Le Néï étant un des principaux instruments accompagnateurs des voix dans les concerts, afin de parer aux insurmontables difficultés de transposition engendrées par la grande variété d'intervalles mélodiques particuliers à la musique orientale, on fut amené de bonne heure à construire toute une série de Ncï de sept tonalités différentes : le Mansour Néï (Néï victorieux), ou Néi normal, le Schah Néï (Néï royal), le Davoud Néï (Néï de David), le Bul-ahenk Néï (Néï amplement harmonieux), le Kize Néï (Néï de la jeune fille), le Mustahsène Néi (Néï louable) et le Supurdé Néi (Néï recommandé). 

Le tableau ci-dessous servira à comparer les rapports de tonalité de ces Néi établis par comparaison au Mansour Néi, Néï normal, avec le nombre de vibrations simples par seconde de chaque note de la gamme naturelle turque transposée sur chacun de ces instruments. 

Comme nous l'avons expliqué en son lieu, la gamme naturelle turque ou orientale est la suivante avec les rapports approximatifs ci-dessous : 

 

 

1. Cf. La revue S. I. M., n°4 (avril 1909). Page 364, auquel j'emprunterai ici certains passages d'ailleurs inspirés en substance par moi. 

On saisira aisément la disposition du tableau ci-après en songeant que l'emploi des sept espèces de JVeï ne comportant pas un doigté différent, dans la pratique, les notes obtenues sur chaque Néï par un même doigter conservent le nom qu'elles portent sur le Néi normal. 

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Le Mansour Néi est fait régulièrement d'une seule lige de roseau ouverte, d'une longueur normale de 806 millimètres. Cette tige est divisée avec une précision mathématique en 26 segments, comme on le voit par la ligure ci-dessous; le milieu de sa longueur, situé au treizième segment, est marqué d'un trou à la partie inférieure au moyen duquel on obtient la note fa, et non l'octave de la fondamentale, qui est sol, comme le prétend mou ami Dom J. Parisot. De ce point à l'extrémité, on compte encore si.x trous placés à la partie supérieure de l'instrument aux quatrième, cinquième, sixième, huitième, neuvième et dixième segments. Voici cette figure : 

A part les deux notes chromatiques fa # et do #, les sons diatoniques obtenus aux ouvertures indiquées comptent précisément au nombre des harmoniques successifs de la fondamentale sol ; de plus, entre chaque note diatonique, on obtient avec la dernière précision toute une série de notes intermédiaires constituées par les intervalles nommés par les Grecs Iimma (256/243) et apotome (2187/2048). 

Voici une autre particularité non moins remarquable: à partir du son fondamental du .AVi, on obtient sur chacun des trous latéraux, par la seule force du souffle, c'est-à-dire sans modifier le doigter, la quinte et les deux octaves superposées de chaque note, tandis que les flûtes traversières européennes ne peuvent produire de la même manière que les deux octaves de la fondamentale ou d'un son intermédiaire de l'instrument. Voici la tablature complète du doigté du Mansour Néi :

 

1. En inclinant la tête à gauche. 

2. En inclinant la tête à droite. 

3. Eu revenant ù la position normale, 

4. En inclinant la tête à gauche. 

5. En portant la tête encore plus à gauche.

1. Nouvelles Archives des Missions scientifiques, 1. X, p. 172. 

2. Pour certaines notes, on recourt quelquefois à l’aide des lèvres, afin d'obtenir ces notes plus ou moins différentes selon l'exigence de chaque mode. 

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1- Ces deux notes sont obtenues par le quatrième degré d'impulsion du souffle. 

Chacune des sept espèces de Néï a en outre son Nisfié, c'est-à-dire sa moitié. Pour obtenir le Nisfié du Mansour Néï, par exemple, on prend une mince tige de roseau de 403 millimètres de longueur, que l'on divise en 26 parties égales, et on perce les trous d'après les règles indiquées ci-dessus. On obtient ainsi un petit Néï dont le diapason est à une octave plus aiguë. Le son des Nisfié est un peu criard, mais on les accepte néanmoins dans les concerts classiques lorsque les chanteurs et les instrumentistes sont en nombre. 

En dehors des différentes espèces de Néï et de ses Nisfié, il y a un autre Néï qu'on appelle Guirifte [Mot persan qui signifie « entrelacé »] qui a huit trous et dont le doigter est tout à fait différent de celui du Néï. 

Le jeu de cet instrument est beaucoup plus difficile et demande souvent l'aide des lèvres du joueur afin de bien exécuter les divers intervalles mélodiques qui sont nécessaires pour la réalisation des modes orientaux. 

Aussi le Guirifte ne trouve que peu d'amateurs parmi les jeunes musiciens turcs; nous renonçons donc à donner plus de détails sur le mode de la fixation des sons, et à joindre à l'échelle des sons de cet instrument défectueux et empirique, le doigter de ses neuf trous ouverts et bouchés. 

Le Néi, avec ses variétés, est le seul instrument à vent des Turcs modernes qui soit admis dans l'orchestre classique. Le Zourna et quelques autres instruments de la famille des fifres élémentaires, comme Caval et Tchighirtma, ne jouissent pas de ce privilège. 

Le Zourna est une espèce de hautbois joué spécialement par les bohémiens établis en Turquie; ces hommes qui errent, surtout pendant le printemps, lorsque les premières roses s'ouvrent sous le climat poétique de l'Orient, dans les prairies et dans les régions champêtres en jouant leur Zourna, sont doués d'un instinct musical vraiment digne de remarque; ils ont une musique tout à fait spéciale à leur race, avec un style particulier, orné de mille fioritures. 

Les bohémiens de Turquie jouent également et avec le même style de la clarinette européenne; il serait vraiment désirable qu'un habile clarinettiste occidental eût l'occasion d'entendre et d'étudier leur jeu; il y trouverait, j'en suis sûr, des choses intéressantes. 

En Turquie, il y a plusieurs sortes de Zournas, à savoir le grand, appelé Caba-Zourna ; le petit prend le nom de Djoura. Les sons de ces deux Zournas sont conformes, jusqu'à un certain point, à la théorie des sons musicaux des Orientaux. 

Il y a une troisième sorte de Zourna, employée surtout par les habitants kurdes et arméniens des provinces orientales de la Turquie d'Asie, comme Van et Erzeroum; les sons de ce Zourna sont insupportablement criards et très défectueux. A Constantinople, dans les quartiers habités par les ouvriers originaires de ces provinces, il y a des cafés fréquentés exclusivement par eux; pendant les jours de fête, j'ai eu plus d'une fois l'occasion de passer devant ces cafés et d'entendre la musique de danse qu'on joue avec cette sorte de Zourna accompagné de battements de grosse caisse; malgré toute mon attention, je n'ai pas pu y constater un seul intervalle juste, fût-ce même une quinte ou une quarte, et j'ai été surpris que ces hommes dansent pendant des heures sur des sons si faux. Il faudrait en conclure qu'ils y trouvent quelque plaisir. Et ce fait prouve que la musique de chaque peuple est au niveau de sa culture intellectuelle! 

IV. INSTRUMENTS A CORDES PINCEES SANS MANCHE 

Le Canoun. 

On attribue l'invention de cet instrument au célèbre théoricien turc Farabi. Comme nous l'avons vu plus haut, le Canoun figurait parmi les instruments anciens des Turcs; il arriva cependant un temps (tout le cours du xyiii" siècle) où l'usage du Canoun fut complètement oublié chez les Turcs, de telle sorte que, sous le règne du sultan Sélini 111, époque la plus florissante de la musique turque, on ne rencontre pas dans l'histoire le nom d'un seul joueur de cet instrument. 

C'est sous Mahmoud II (1808-1839) qu'un musicien arabe de Damas, nommé Eumer effendi, a rapporté le Canoun à Constantinople, et, depuis, cet instrument a eu de nombreux amateurs, surtout parmi les dames turques.

Le nom de cet instrument vient du mot arabe Oj;U qui signifie règle, type, modèle, comme le /.aviov grec. C'est un instrument polycorde, dont la caisse sonore a la forme d'un trapèze, et dont la diagonale forme un angle très aigu avec le grand côté. On en voit ici la figure. 

Sur cet instrument se trouvent tendues 72 cordes qui sont fig. 5I9. — l.o Canoun. faites de boyau de différente grosseur vers l'aigu et vers le grave. Ces 72 cordes, étant accordées trois par trois à l'unisson, donnent 

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24 notes qui forment trois octaves et une tierce mineure. Le son le plus grave est un si, et le plus aigu est un ré.

L'accord ci-dessus du Canoun est un accord ordinaire; pour le préciser, donnons les rapports qui se trouvent entre les notes de cet accord : 

On conçoit facilement combien il serait difficile, avec un tel accord, d'exécuter des morceaux de musique orientale qui sont pleins de modulations fréquentes avec des intervalles extrêmement variés. Auparavant, les joueurs de cet instrument n'avaient d'autre moyen que de donner un coup de doigt sur la corde dont il fallait hausser plus ou moins le ton; mais, cette opération étant à la fois malaisée et peu brillante, on a imaginé, il y a une trentaine d'années, un moyen de remédier à la difficulté : à côté du cordier, sous chaque corde, on a mis deux ou trois petites pièces de métal qui peuvent être très facilement relevées ou rabattues; on obtient ainsi le degré d'acuité ou de gravité du son que l'on désire. 

Les joueurs de Canoun ont à l'index de chaque main une sorte d'anneau ou de dé sans fond, d'une forme particulière. Entre l'anneau et le doigt, ils placent une mince lame d'écaillé, qui sert à pincer les cordes, comme tous les plectres en usage en Orient. 

Le Santour. 

L'instrument appelé Santour par les Turcs n'est autre chose que le Psaltérion ou Tympanon, qui fut autrefois en usage dans toute l'Europe, et qu'on retrouve encore en Bohême, en Hongrie, et surtout en Roumanie. 

C'est un instrument très ancien, cité même dans la Bible (1), sous la forme de Phsanterin ou Psanterin, et dont le mot Santour ne serait qu'une autre forme. Le Santour, qui, d'après son origine, est un instrument hébreu, est encore joué par les Juifs de l'Orient. 

A Constantinople, on emploie deux sortes de Santour, essentiellement distinctes l'une de l'autre, au point de vue de l'accord et de la disposition des cordes ainsi que de la forme. Le premier est connu sous le nom de Santour à la franque, et le second sous le nom de Santour à la turque. 

Santour à la franque. 

Malgré son nom à la franque, l'instrument qui est, de nos jours, entre les mains des musiciens turcs s'est transformé à l'orientale en changeant son accord européen; pour cette raison, nous sommes obligé d'en expliquer les diverses particularités. 

L'accord de cet instrument est donné par le regretté professeur du Conservatoire de Paris, Albert Lavignac, dans son intéressant ouvrage la Musique et les Musiciens (page 176). Plaçons d'abord ici la figure de l'instrument, qui est connu en Europe, d'après le même auteur, sous le nom de Cembalo hongrois :

Et voyons maintenant les modifications qui lui ont été apportées par les Turcs. Ces modifications portent sur deux points : 1° on a diminué le nombre des cordes; 2° on a changé la position des chevalets. 

Le Santour à la franque a 105 cordes de laiton, dont chaque groupe de cinq cordes donne une note, ce qui fait un total de 21 notes. 

On ébranle ces cordes par la percussion de deux marteaux souples, que l'artiste doit manœuvrer agilement de chaque main. 

Voici l'accord des 21 notes du Santour à la franque des Turcs :

L'étendue totale de cet instrument est donc de deux octaves et une quarte, soit de :

mais cette écriture ne donne pas la véritable intonation, — les cordes étant accordées à une octave plus bas. 

L'usage de cette sorte de Santour ne remonte pas à plus de soixante ans à Constantinople. 

D'après nos renseignements, c'est sous le règne du sultan Médjid (1839-1860) qu'un jeune musicien de la Cour impériale, nommé Hilmi Bey, ayant vu ces sortes de Santours aux mains des musiciens roumains, en apprit le jeu, en y apportant les modifications précédentes, et, pour le distinguer des Santours déjà existants, le nomma Santour à la franque. 

1. Voyez le troisième livre du premier volume, ch. Il, § 1, p. 391. 

2. En outre, on peut avoir une idée de ces modifications en comparant l'accord des cordes que nous avons donné ci-dessus, avec tableau de l'accord du cembalo hongrois inséré à la page 177 de la Musique et les Musiciens, par Lavignac, 1895, Paris. 

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Depuis Hilmi Bey, l'instrument a eu une certaine vogue, soit parmi les musiciens de la cour, soit au dehors. Mais il va sans dire que son accord, quoique juste dans les notes naturelles, avec ses demi-tons en quelque sorte tempérés, ne satisfait pas sûrement aux exigences de certains modes turcs, et cet instrument n'est pas en usage dans l'orchestre classique. 

Santour à la turque. 

L'usage déjà restreint de ces sortes de Santour est réservé aujourd'hui exclusivement aux musiciens juifs de Constantinople. 

Quoique le nombre des cordes soit assez augmenté, l'étendue totale est inférieure d'un ton à celle du Santour à la franque ; en effet, cette étendue est de deux octaves et une tierce mineure, de

ce qui fait chromatiquement 32 notes (réalisée chacune par un groupe de 5 cordes). 

Quant à l'accord de cet instrument, il est tout à fait différent de son homonyme européen. Le tableau ci-contre montre que ces sortes de Santours sont essentiellement créés pour les exigences de la musique turque, puisqu'on y trouve une note entre si-do, et fait-sol. 

Les cordes de cet instrument sont toutes de laiton. 

Quoiqu'il n'y ait qu'un seul demi-ton entre les notes naturelles, comme ces demi-tons sont fournis par une seule corde, l'instrumentiste peut changer l'accord de ces demi-tons d'après les exigences du mode à exécuter; tandis que dans l'autre sorte de Santour, dit à la franque, les demi-tons étant donnés par les deux côtés d'une même corde divisée en deux parties par un chevalet, si on touche un côté, l'autre côté se trouve aussi altéré, et cela forme un obstacle à l'accord de ces cordes à volonté, de sorte qu'on est obligé de trouver toujours un demi-ton intermédiaire tempéré entre deux notes naturelles, ce qui ne convient pas aux modes turcs. 

Une autre cause de la préférence donnée au Santour turc est la suivante : 

Comme nous l'avons vu, la corde 9 du Santour à la franque donne d'un côté mis, et d'un côté si'n qui est sa quinte juste. Tandis que dans la gamme turque les siij ne sont pas les quintes justes des miq; ils sont considérés comme un si dièse, et ils sont indiqués ainsi si;; par un demi-dièse. 

Or dans le Santour à la franque, l'exécutant turc doit commettre l'une des deux fautes ci-dessous : 

Ou bien, à cause du si #, il faudra sacrifier mi # qui deviendra alors très faible et ne servira à rien ; 

Ou bien, pour que mi # devienne juste, il faudra sacrifier si #, et dans ce cas il sera trop fort pour nuire à la constitution des plus beaux modes turcs. 

1. Certains musiciens turcs ont essayé de mettre sur le Santour à la franque des cordes en acier, au lieu de cordes de laiton, et de tendre ainsi ces cordes à une octave plus aiguë; mais le résultat ne lut pas trouvé satisfaisant : les sons sortaient comme si on frappait sur un verre, très durs et sans écho; pour cette raison, on a renoncé à ce système. 

Voici une figure qui expliquera mieux la disposition des trente-deux cordes du Santour à la turque : 

 

V. — INSTRUMENTS A PERCUSSION 

La musique turque emprunte en majeure partie son originalité et son énergie propres à la rigueur de la mesure et du rythme qui sont marqués par les instruments à percussion dont voici la nomenclature. 

Le Deff. 

C'est un tambour de basque. Sur son cercle de bois, qui a un diamètre de 40 centimètres, est collée une espèce du peau dite en turc 

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Kourçak et percée dans sa largeur, à des distances égales, de cinq paires de trous dune largeur suffisante pour la suspension de dix cymbales qui se heurtent lorsqu’on bat la mesure, en sonnant l'une contre l'autre. 

Les Arméniens de la capitale ottomane ont te secret de la composition des métaux pour la fabrication de ces cymbales, qu'ils nomment Zils. Les Zils de Constantinople sont connus en Europe depuis l'exposition internationale de Paris de 1867. M. Oscar Comettant, en parlant de ces cymbales dans l'ouvrage (1) qu'il a consacré aux documents se rattachant à cette exposition, s'exprime ainsi : 

« Un des grands fabricants de Zils, aidé de ses frères, le sieur Keuropé, établi à Psammatia de Constantinople, fournit chaque année à la consommation européenne de douze à quinze cents paires de cymbales, dont le prix, estimé en moyenne à quarante francs la paire, représente donc une valeur de cinquante-deux mille francs. » 

Le Mathar. 

Il y a une autre espèce de Deff qui s'appelle Mazhar; celui-ci ne diffère du précédent que par l'absence de cymbales. 

Les Mazhars ne sont jamais admis dans les concerts classiques de musique de chambre; leur emploi est réservé aux couvents de derviches tourneurs et autres confréries religieuses qui en font usage pendant leurs cérémonies, toujours accompagnées de musique. 

Le Koudume. 

Sortes de timbales, qui sont également et uniquement employées par les divers rites des confréries musulmanes dans leurs cérémonies; elles sont en métal et couvertes de peau de chèvre préparée. Le timbalier, tenant les baguettes dans ses mains, frappe pour les temps forts celle qui se trouve à droite, et pour les temps faibles celle qui se trouve à gauche; ces timbales sont, d'ailleurs, fabriquées de telle sorte que les sons rendus par elles satisfont mieux à l'exigence des temps fort et faible. 

Le Halilé ou Zil. 

Ce sont des cymbales de trente centimètres de diamètre, pareilles à celles qui sont connues en Europe. 

Le concert classique n'admet pas non plus le Halilé, qui parait dans les cérémonies religieuses des derviches. 

En outre des instruments à percussion cités ci-dessus, il y a d'autres instruments qui sont employés par la basse classe de la population, comme la Darbouka (vase creux de terre cuite monté de peau), et comme le Zihl-macka (pincettes aux extrémités desquelles sont attachées de petites cymbales de 5 centimètres). 

Le Tchifté-naré est aussi à citer parmi ces sortes d'instruments; il consiste en deux timbales, mais moins grandes que les Koudumes. Elles sont spécialement employées par les bohémiens de Turquie pour réaliser l'accompagnement rythmique lorsqu'ils jouent de leurs zourna. 

1. Cf. La Musique, les musiciens et les instruments de musique p. 570, Paris, 1869. 

VII LES RYTHMES « OUSSOULS » DE LA MUSIQUE TURQUE. 

Les anciens théoriciens turcs, comme Farabi et Ibn-Sina (Aviceune), ont traité, d'une façon très minutieuse et avec des explications assez copieuses, du rythme en musique. Si on lit, d'un côté, leurs dissertations dans les ouvrages écrits en arabe, et d'un aulre côté, par exemple, le chapitre qui traite du rythme des anciens dans le savant ouvrage de Gevaert-, il est impossible de ne pas voir clairement la source commune et purement grecque à laquelle ont puisé ces divers auteurs. Cependant, il est impossible aussi de ne pas constater la différence capitale qui se trouve dans leurs écrits; cette différence provient essentiellement de ce que les premiers ont traité le rythme comme une branche d'un art qui vivait et qu'on cultivait encore de leur temps, et dont ils étaient eux-mêmes des praticiens émérites; ils se basaient donc sur les données théoriques des philosophes musiciens grecs, tout en y ajoutant les particularités des artistes de leur peuple et les progrès qui y avaient été apportés en théorie et en pratique, en un mot, ils jugeaient en dignes continuateurs de ces philosophes. Malheureusement, Gevaert ne se trouve point dans ces conditions favorables ; il travaille seulement sur les écrits théoriques des anciens, quelquefois mal interprétés; il cherche à faire revivre un art qui est mort depuis des siècles, et, en outre, pour le mieux faire comprendre à ses contemporains, il se sert souvent de comparaisons empruntées à l'art moderne, d'où résultent des confusions plus ou moins graves. 

Entrer ici dans la critique détaillée de l'ouvrage de M. Gevaert, nous entraînerait loin du cadre que nous avons fixé à notre travail; d'ailleurs, une telle entreprise demanderait un véritable traité particulier. Nous nous contenterons de montrer la nécessité, pour le monde occidental moderne, de recourir, aussi pour ce sujet, à l'Orient, gardien fidèle des traditions du passé, si on veut se faire, par voie directe d'expérimentation, une idée exacte du rôle et de l'importance d'un rythme logiquement proposé comme élément essentiel de la mélopée. 

On sait que le rythme, c'est-à-dire l'harmonie des nombres et des mouvements appliquée à la mélodie, constituait chez les anciens l'élément principal et prédominant de toute œuvre musicale. Les Hellènes ont porté celte partie de l'art à un degré de perfection que n'atteindra certes jamais la musique moderne, par la raison bien simple que celle-ci est essentiellement métrique, ce que les Européens appellent rythme n'étant en réalité que la perception d'un mètre musical. 

Les Turcs ne sont pas restés insensibles aux leçons des Grecs. La musique turque étant purement homophone, les maures turcs ont poussé leurs efforts vers l'embellissement de la mélodie et la création de divers rythmes fort originaux. Rien n'égale, en effet, comme disait jadis mon ami le R. P. Thibaut dans son article inséré dans la Revue musicale du 1er août 1906, la richesse et l'étonnante variété des rythmes de la musique turque, rythmes désignés d'ordinaire sous le nom générique d'oussouls. 

2. Cf. Histoire et Théorie de la musique de l'antiquité, tome II, livre III (Rythmique et Métrique). 

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Cependant, il est curieux de constater que ces rythmes ne reçoivent pas un bon accueil de la plupart des Occidentaux. C'esl ainsi qu'un écrivain distingué, Henri Quiltard, Occidental comme le R. P. Thibaut, s'est prononcé de la façon suivante' sur le rythme des Orientaux : 

« Une succession déterminée de percussions fortes ou faibles, chacune ayant une certaine durée constante, le constitue. Que la somme des valeurs des éléments soit égale dans deux formules, que les accents forts soient même placés au même endroit 

(comme dans celle-ci par exemple :   et   ), il n'importe. Les deux rythmes n'en restent pas moins tout différents. Et l'opposition de ce rythme imposée à l'oreille avec la phrase mélodique qui se déroule librement au-dessus constitue pour les Orientaux un des plus grands charmes de leur art. » Et, deux pages plus loin, le même auteur ajoute : « Du côté de la rythmique, les compositeurs occidentaux ont agi à peu près de même. L'imitation était ici plus aisée. Mais bien des rythmes, usuels en Orient, eussent paru peu compréhensibles en Europe, où l'on demande beaucoup moins aux ressources de cet ordre. » 

Puisque le rythme ci-dessus est compris, il ne subsiste pas de raison logique pour que les rythmes turcs soient privés de cet honneur! Pour cela, il faut seulement se débarrasser des habitudes qui sont devenues une seconde nature, ne pas se contenter de voir les choses d'une façon superficielle, et étudier les sources sûres et les documents les plus authentiques. 

On peut reprocher aux auteurs occidentaux de n'avoir pas mieux distingué la mesure et le rythme^. Cependant, d'après des avis autorisés, « non seulement l'un et l'autre ne sont pas la même chose, mais, dans la musique artistique, l'un est presque constamment en conflit avec l'autre. La mesure devient un cadre abstrait, une simple régulatrice du mouvement; et toute la réalité des groupements mélodiques, lesquels consistent en membres de phrase, phrases, strophes et symétries de strophes, passe au rythme. » 

On comprend par les explications que donne Combarieu, après la phrase ci-dessus reproduite entre guillemets'', que le rythme, dans la musique européenne, soit quelquefois en conflit avec la mesure et coïncide quelquefois avec elle. Or, c'est ce qui n'arrive pas dans la musique turque : le rythme obéit toujours à la mesure, il ne la dépasse pas; et il n'en devrait pas être autrement, puisque la mesure n'est autre chose que la somme des différentes valeurs de notes déterminées d'avance pour former un rythme, et il est évident que si le rythme dépasse la mesure. 

1. Cf. la Revue musicale de Combarieu, n° 5, du 1er mars 1906, page 114.

C'est ici que je cesse de comprendre. Pourquoi ces rythmes paraissent-ils incompréhensibles aux Européens ? Sont-ils autre chose que des rythmes binaires ou ternaires déjà en usage ? Les Turcs comprennent parfaitement la plupart des rythmes occidentaux et en font usage dans leur musique; par conséquent, ils ne peuvent cacher leur étonnement de ce que leurs propres rythmes, à la fois réguliers et logiques, restent incompréhensibles aux Occidentaux. 

Selon nous, cela tient à l'habitude des oreilles occidentales d'entendre exclusivement des rythmes peu variés et en nombreuses limité. Qu'on joue plusieurs fois les morceaux ci-dessous qui sont écrits dans les rythmes turcs ; nous sommes sur qu'on comprendra comme les Orientaux le sens et l'allure vraie de ces rythmes, et que le génie des Occidentaux qui a créé tant de chefs-d'œuvre, produira lui aussi, dans ces rythmes orientaux, des morceaux qui seront tout à fait originaux et pittoresques pour l'Occident et pour l'Orient. 

Et nous ne croyons pas également que ces rythmes de la musique turque soient moins compréhensibles que le rythme à 11/4 qu'on rencontre dans l'opéra Sniégourotchka du célèbre compositeur russe Rimsky-Korsakof ; c'est le thème du chœur final, nommé Pièce du Soleil de Jarilo [Lumière et Force) :

il perd tout de suite sa qualité, sa forme, ce à quoi il doit son existence, et il prend alors la forme d'un autre rythme. 

Si on lit attentivement les écrits des savants musiciens de l'Occident, comme H. Quittard, Pierre Aubry (5) et tant d'autres, on comprend que le caractère des rythmes turcs et le rôle qu'ils jouent dans la musique turque ne sont pas exactement appréciés par eux. 

Pour élucider cette question intéressante, nous l'examinerons ici de près et d'une manière purement pratique. Supposons qu'un compositeur turc veuille écrire un morceau; tout d'abord, il doit préciser le rythme dans lequel il l'écrira; et s'il s'agit d'écrire la musique d'une poésie, conçue d'après les règles de la prosodie, cette nécessité de déterminer le rythme d'avance est encore plus urgente pour que les syllabes longues et brèves de la poésie soient en coïncidence absolue avec les pieds longs ou brefs du rythme. Par exemple, notre compositeur a décidé d'écrire son morceau dans le rythme dit Akçak qui est :

II ne faut pas croire que notre compositeur obéira strictement aux valeurs des notes qui forment les temps constitutifs de ce rythme; il est au contraire complètement libre de choisir diverses formes mélodiques, tout en tenant cependant compte de l'allure 

3. Il est vraiment regrettable que, même dans les ouvrages de fond comme, par exemple, celui de M. Paul Verrier, intitulé Théorie générale du rythme, on parle toujours de la mesure, et que le lecteur ne trouva pas un passage où soit nettement établie la différence qu'il y a entre la mesure et le rythme. 

4. Revue musicale de Combarieu, du 1er juillet 1909, n° 13, p. 350. 

5. Cf. le rythme tonique dans la poésie liturgique et dans le chant des Eglises chrétiennes au moyen âge, page 43 et suivantes; Paris, 1905. 

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spéciale du rythme pour ne pas sortir à la fois du rythme et de la mesure. 

Afin d'éclairer notre thèse, nous donnons ici la musique d'une célèbre chanson turque composée par Chakir Agha, qui fut nommé en 1819 premier muezzin du sultan Mahmoud II : 

Chant turc. Mode : Raste. — Rythme : Akçak.

Si nous reproduisons encore une autre chanson du même rythme Akçak, nous verrons également que les formes mélodiques obéissent à une tout autre disposition, mais qu'elles restent toujours conformes au mouvement désigné par l'allure du rythme. 

A côté de l’Akçak, les Turcs ont un autre rythme 9,8 nommé Sofian (2e forme) dont les battements sont les suivants :

Si l'on en croit H. Quittard, un musicien occidental ne verrait pas beaucoup de différence entre ces deux rythmes ; cependant, il est facile de vérifier cette différence en faisant battre ces deux rythmes :

sur un instrument à percussion. Tout de suite, on remarquera la différence que H. Quittard est incliné à méconnaître, sans cependant pouvoir goûter, j'en suis sur, la saveur particulière de ces rythmes. 

D'autre part, dans l'application de la mélodie à ce rythme, cette différence est encore plus manifeste. Pour mieux en juger, nous donnerons le début d'une petite chanson turque dans le rythme de Sofian (2e forme) : 

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Chant turc. Mode : Nihavènd. — Rylhme : Sofian (2= forme).

Et maintenant, étudions, d'après les musiciens occidentaux, comment on envisage le rythme. Le rythme est, pour eux comme pour les Orientaux, l'ordre suivant lequel les différentes valeurs de notes sont réparties dans la mesure. Pour rester dans le rythme 9/8, choisissons trois exemples :

Nous voyons que les trois exemples ci-dessus, tout en étant dans la mesure de 9 8, adoptent des rythmes différents qui n'ont rien de commun avec les deux rythmes turcs 9/8 précédents. 

Cela posé, envisageons maintenant cette question du rythme d'après les points de vue des musiciens orientaux et occidentaux : 

Dans la musique orientale et plus particulièrement dans la musique turque, chaque morceau a et doit avoir un des rythmes dont la nomenclature détaillée sera donnée ci-après, ou tout autre rythme nouveau formé d'après les mêmes principes, et ce morceau, depuis le commencement jusqu'à la fin, doit être écrit sur ce même rythme (2). 

Tout se passe comme en poésie : le poète veut écrire ses impressions en vers; il doit choisir tout d'abord la mesure de ses vers, puis il arrange les mots conformément au mètre qu'il a déjà choisi. 

Dans la musique turque, l'intelligence du rythme sur la mélodie est tellement manifeste qu'une mélodie, à condition qu'elle soit composée en observant toutes les règles de l'art, fût-elle écrite sans barres de mesure et sans indication de rythme initial, laissera facilement deviner son rythme-, si elle est soumise à un musicien consommé; sur ce point aussi, nous pouvons établir une comparaison entre le poète et le musicien : si on montre à un poète un groupe de vers en lui proposant de deviner quel en est le mètre, il les lit et, faisant d'abord la scansion, iI répond qu'ils sont de tel ou tel mètre. 

1 . Ce mi bémol et celui qui suit dans la même mesure, sont abaissés au mi # seulement d’un comma de Pythagore ; sur les instruments tempérés, comme le piano, il est préférable de les jouer mi #.

2. Pourtant il est permis du changer, même à plusieurs reprises, le rythme au courant d'un morceau; lorsque le compositeur voit la nécessité de changer le rythme, il n'a qu'à écrire chaque fois le chiffre indicateur pour faire comprendre que le rythme qui suit est change, qu'à partir de ce chiffre le morceau obéira au nouveau rythme, et ainsi de suite. 

3. Je ne sais si on pourrait reconnaître dans quelle mesure est écrite l'œuvre inédite d'un compositeur occidental. 

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Quant à la musique occidentale, je n'hésiterai pas à dire avec Berlioz que « le rythme, de toutes les parties de la musique, parait être aujourd'hui la moins avancée (1) ». 

En effet, dans les conservatoires occidentaux, on enseigne aux compositeurs à connaître les différentes mesures et les temps forts et faibles de chacune de celles-ci; par exemple, on dit que dans la mesure à quatre temps (4/4), le premier temps est fort, le deuxième faible, le troisième demi-fort, et le quatrième faible. Cependant, si on répète plusieurs fois, en observant ces nuances : un, deux, trois, quatre... cela, chez les Orientaux, ne suffit pas à constituer un rythme vrai; tandis que si on frappe, par exemple, ces simples battements :

quand bien même on n'observerait pas les temps forts et faibles, on se trouve déjà en présence d'un rythme, et si on ajoute encore à ces battements les nuances de temps forts et faibles, cela devient alors un rythme par excellence. 

Cette vérité est, d'ailleurs, avancée en Occident par des musiciens clairvoyants; M. Mathis Lussy (2) se prononce à ce sujet en termes fort justes : 

« Mais, dans la musique, les mesures et les temps ne représentent que des mots, mono-, bi-, tri-syllabiques. Pas plus que les mots dans le discours, ils ne constituent des propositions, des phrases. Par eux seuls, mesures et temps n'ont pas de sens musical proprement dit. Pour les rendre aptes à exprimer une pensée musicale complète, il faut grouper en une entité deux, trois ou quatre mesures (3) et les soumettre à un autre principe, à une discipline plus élevée : le rythme! » Et Gounod dit excellemment la même vérité : « Les sons tout seuls ne constituent pas plus la musique que les mots tout seuls ne constituent la langue. Les mots ne forment une proposition, une phrase intelligible, que s'ils sont associés entre eux par un lien logique répondant aux lois de l'entendement. Il en est de même des sons, qui doivent obéir à certaines lois d'attraction, d'appellation, qui régissent leur production successive ou simultanée, pour devenir une réalité musicale, une pensée musicale (4). » 

A ces déclarations il nous reste peu de chose à ajouter; on a suffisamment compris que chaque mesure peut contenir un rythme, tandis que chaque rythme ne peut être toujours introduit dans des mesures binaires et ternaires des solfèges occidentaux. Voilà pourquoi Combarieu, en constatant cette impossibilité, remarque que le rythme est quelquefois en coïncidence et quelquefois en conflit avec la mesure. Dans ces conditions, on peut prétendre avec raison que la théorie rythmique des Occidentaux est à refaire et laisse beaucoup à désirer. L'état actuel des choses nous autorise à avancer que les Turcs semblent avoir mieux compris la théorie rythmique des anciens et avoir réussi à l'appliquer utilement dans leurs compositions. 

La question de savoir par qui et à quelle date, ces rythmes ont été tout d'abord établis n'était pas encore résolue par les musiciens turcs il y a cinq ans (5). Un ancien traité manuscrit que j'ai acheté parmi les livres de feu Nédjib Pacha, chef de musique de la garde impériale, lève une partie des incertitudes qui entouraient cette question. Le manuscrit n'a pas de date, et on ne sait s'il est original ou copié; néanmoins, on peut juger qu'il date d'au moins deux cents ans. L'auteur de ce traité est un nommé Nayi Kèvcéri Moustapha Effendi. On ne connaît pas exactement l'époque où il vivait; mais il y a des preuves établissant qu'il a vécu au cours du xiie siècle de l'Hégire (1591- 1658 de J.-C). Le manuscrit en question témoigne du grand génie musical de son auteur. Or, dans ce manuscrit, on voit que la plupart des rythmes, dont nous donnons ci-après la nomenclature, ont été inventés par cet homme de talent lui-même; la découverte était pleine d'intérêt. 

Dans le chapitre concernant les rythmes, chaque page contient deux cercles, et dans chaque cercle sont inscrits les battements d'un rythme; en haut des pages se trouve une inscription disant que le rythme de cette page a été inventé par Nayi Kèvcéri Moustapha Effendi; chose curieuse; un des possesseurs du manuscrit a éprouvé le besoin d'effacer ces inscriptions, dans l'intention peut-être de ne pas réserver à un seul homme l'honneur de l'invention de tant de rythmes si ingénieux ! Il est heureux que, malgré cette tentative, les caractères soient encore lisibles, et qu'ils nous aient permis de révéler un fait resté jusqu'à présent dans l'ombre. 

A défaut d'instruments à percussion, le rythme se marque ordinairement, chez les Turcs, par un frappé sur les genoux fait avec la main. Le frappé sur le genou droit marque le temps fort ou thesis ; le frappé sur le genou gauche, le temps faible ou arsis. 

Suivant leur degré d'intensité et leur genre de mouvement, les thesis et les arsis sont caractérisés par des termes spéciaux empruntés à l'onomatopée instrumentale. Les Persans disent ten téné ten, pour simuler par ces consonances syllabiques la résonance du Tanbour et des instruments à cordes en général. Les Turcs, par imitation du frappé des instruments à percussion, disent: Dume, tek, téké, tekka, tahek. 

Le dume est proprement la thesis ou temps fort; le tek, l'arsis ou temps faible. 

Le tekki, tekka, est un dume-tek successif et moins intense ; si le dume-tek est assez accéléré, il se nomme téké, et s'il est plus lent, tekka. Les téké et tekka sont composés de deux temps dont le premier est fort et le second faible. 

I. Cf. A Travers Chants; Paris, 1898, page 10. 

2. Cf. Concordance entre la mesure et le rythme; Paris. 1892, p. 8. 

3. C'est ce qu'on fait justement les musiciens turcs ; ils ont d'abord accepté différentes formes rythmiques, et, au lieu d'obéir arbitrairement à la barre de mesure, ils ont préféré mettre la barre lorsque le rythme se termine. Cette explication fournit une réponse à ceux qui ne comprendraient pas la raison d'être de rythmes assez longs, comme par exemple 16/4, 24/4, même 60/4 et 88/4. Le R. P. Thibaut, dans son article précédemment cité, disait justement des rythmes longs ; « Quelques-unes de ces formules, on le voit, sont de véritables phrases rythmiques ; elles méritent l'attention d'un compositeur occidental, à qui elles offrent des cadres originaux et bien intéressants. » 

4. Cf. Ménestrel du 22 janvier 1882. 

5. Parce que les rythmes qui se trouvent dans les traités des anciens théoriciens turcs, comme Farabi, Avicenne et Abd-ul-Kadir, étaient des rythmes tout à fait différents, qui n'étaient nullement employés par les musiciens turcs. On savait que les rythmes en usage étaient d'invention plus récente, mais c'était tout ce qu'on savait. 

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Le tahek est essentiellement un tek ; mais comme ces sortes de tek tiennent lieu de césure vers la fin des rythmes turcs, on leur a donné le nom de tahek pour les distinguer des autres tek. 

La manière de battre le tahek est des plus originales. Le tahek comprend deux parties généralement isochrones : une arsis, soit un tek battu de la main gauche, suivie d'un dume-tek battu simultanément des deux mains sur les deux genoux. La première moitié du tahek battue par la main gauche est faible, tandis que la seconde moitié, battue simultanément des deux mains, est plus forte. 

La manière de battre des rythmes turcs sur les instruments à percussion présente des particularités très ingénieuses, dont l'explication serait trop longue, et que nous passons sous silence. 

Notre but en écrivant cette étude étant de donner une idée à la fois juste et pratique, nous avons pensé que la seule insertion des battements de chaque rythme ne serait pas suffisante et n'assurerait pas la parfaite compréhension de l'effet de leur application dans les œuvres mélodiques. 

Aussi avons-nous jugé à propos de donner, après chaque rythme, un morceau dû à un compositeur des plus estimés, et susceptible de montrer l'allure réelle de ce rythme. 

En outre, nous avons ajouté, au-dessous des premières mesures de chaque morceau, deux lignes, celle du haut indiquant les battements de la main droite, et celle du bas les battements de la main gauche. 

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