SUR LE PACHA BONNEVAL ET L'AGA CAILLOT.
Le comte de Bonneval, dont le dix-huitième siècle a tant parlé, n'a pas été apprécie, comme il devait parce que les préjugés de son époque ne pouvaient concevoir ni probité, ni honneur, ni piété dans un chrétien qui embrassait l'islamisme. La question n'est pas ici de savoir si ce passage d'une religion à une autre n'est pas aussi bien un droit de la conscience que celui du monarchisme ou républicanisme. Je suis d'ailleurs assez de l'avis d'un haut personnage musulman, Fuadeffendi, que, toute religion ayant son bon et son mauvais côté, l'homme vraiment sage, ne gagnant rien ou peu de chose à en changer, n'en doit avoir d'autre que celle de son coeur.
Mais la vraie sagesse ne s'acquiert que par l'expérience; l'expérience n'est que trop souvent le fruit de l'adversité, et celle-ci le résultat de l'injustice. Or, lorsqu'un homme n'est de telle ou telle religion que parce, que le hasard l'y a fait naître ; lorsque, par exemple, il n'est chrétien ou musulman que parce qu'on l'a fait tel sans son consentement, qu'on l'a baptisé en naissant ou circoncis à huit ans, C'est-à-dire à des époques où il n'était ni maître de sa raison encore en germe ou à peine éclose, ni maître de sa volonté, toujours, jusqu'à vingt-un ans, soumise à la volonté paternelle, comme on est en droit de se demander si cet homme est réellement chrétien ou musulman, il peut lui aussi se faire cette demande, et il ne manque jamais de se l'adresser lorsque, battu par le malheur, victime des lois sous lesquelles il est né, il se voit mis en droit par l'iniquité des hommes de douter, non pas du principe, il est le même, Dieu pour tous, mais de l'efficacité des ressorts de la religion dont il est, sans autre raison que d'y être né. En ce cas, j'ose dire qu'il y a sagesse à se dépouiller de tous les oripeaux dont l'imagination a surchargé les
théories, à préférer la pratique à ces théories, à chercher cette pratique , là où l'on croit pouvoir la trouver, et à rester là ou on la trouve. Car il, n'en est pas autrement en fait de culte qu'en fait de gouvernement. Or, supposons qu'un homme, franchement et sagement républicaîn, ne trouve dans sa république, dont le dogme est pourtant liberté, égalité et fraternité, aucun ressort propre à porter les hommes. à la pratique de ces trois mots, aucune preuve réelle du bon vouloir public de les pratiquer, aucun témoignage authentique de la sincérité du gouvernement à pousser lés citoyens à les pratiquer, que devra penser cet homme, et que devra-t-il faire? Il pensera que ce dogme, non senti quoique prêché, non pratiqué quoique praticable, n'est entre les mains de quelques habiles qu'un moyen et non un but ou moins encore une cause; il pensera qu'il n'est qu'un leurre dont ils se servent envers les gens de bonne foi pâtir les traîner a la remorque de leur égoïsme ; et alors il fera ce qu'il doit faire ; convaincu de la sainteté du dogme, mais honteux du mauvais usage qui en est fait, il en cherchera la pratique ailleurs ; et, quand bien même il ne le verra inscrit sur aucun monument, s'il le trouve profondément grave dans les coeurs et mis en pratique, préférant la vérité au mensonge, le fait à la parole, que cet Etat soit républicain, monarchique, despotique même, il y restera. C'est ce qu'a fait le comte de Bonneval.
Le comte de Bonneval était un de ces gentilshommes français, qui, avec les princes de Dombes et de Pons, le comte de Charollais et le chevalier de Lorraine, allèrent, au commencement du dix-huitième siècle, porter l'honneur, la bravoure et la gloire du nom français sur les bords du bas Danube. Au service de l'Allemage et sous les ordres du prince Eugène, il était avec lui au siège de Belgrade. Il s'y conduisit vaillamment, y reçut une blessure grave, et fut fait prisonnier à la fin d'un combat. Il dut s'y comporter avec habileté, s'il en faut croire à ce langage que lui tint plus tard le seraskier :
« Notre armée a été taillée en pièces par les ruses du prince Eugène et par les tiennes, pacha Bonneval. J'ai même appris que sans tes conseils nous aurions remporté une pleine victoire. »
Échangé quelques jours après, peut-être, comme le comte de Marsilli, serait-il mort en héros sur la brèche si, victime d'un déni de justice, il ne se fût vu obligé de quitter le service et le camp. Il se retira à Venise, la vengeance dans le coeur. Ayant retrouvé là , en qualité d'agent de la Porte, un musulman qu'il avait connu sous les murs de Belgrade, il se lia avec lui d'une étroite amitié, et ils ne tardèrent pas l'un et l'autre à la diriger vers un but qui satisfit également leur égoïsme réciproque. Le chrétien s'en servit pour se faire connaître, désirer, et trouver ainsi le moyen d'assouvir sa vengeance; le musulman l'employa à procurer à son maître un bon serviteur et à l'islamisme un croyant de plus. L'un ne put atteindre son but, l'autre ne put pas ne pas l'atteindre. Car, plus philosophe que courtisan, le comte de Bonneval avait devancé son siècle. La religion naturelle était la seule qu'il admit. « Ma religion, disait-il, est celle que Dieu a mise dans le coeur de l'homme; elle est celle de l'honnête homme, et l'honnête homme est celui qui, quels que soient ses sentiments touchant le culte qu'il croit devoir rendre à Dieu, ne s'écarte jamais en aucune façon du sentier de l'honneur et de la gloire. » On conçoit qu'avec cette philosophie, dans laquelle le fortifia son ami, il ne lui en coûta guère de se faire musulman. C'était d'ailleurs la condition qui lui était imposée en échange du commandement qu'il sollicitait. Car, il faut le dire, plus fier, je dirai presque plus digne que tous ces étrangers qui servent aujourd'hui la Porte et auxquels le soldat turk ne fait pas même l'honneur du salut, il ne comprenait pas l'état militaire sans relief d'honneur; il se fit donc musulman comme Henri IV se fit catholique, comme tant de souverains ont depuis troqué leur culte pour un sceptre. Cependant il se dit : L'homme est le seul à distinguer le turban du chapeau; Dieu, qui y voit mieux qu'eux, ne distingue, lui, que les coeurs; et d'ailleurs changer de peau n'est pas changer de nature.
En effet, le pacha Bonneval fut toujours le comte de Bonneval, c'est-à-dire que, Turk, il conserva toujours ses sentiments français, et que, musulman, il pratiqua toujours et parfois, au risque de se compromettre, sa charité envers les chrétiens eux-mêmes, alors que le nom flétrissant de renégat lui revenait souvent à l'oreille.
Il est vrai que le parallèle qu'il se plaisait à faire des musulmans et des chrétiens n'était pas à l'avantage de ces derniers; mais, pour peu que nous soyons justes, nous verrons qu'il navait pas tort, et que le vice seul a pu lui en faire un crime. « L'injustice, l'usure, les monopoles, les larcins, dit-il, sont les crimes, pour ainsi dire, inconnus aux musulmans. Ils font paraître tant de probité, soit par principe de conscience, soit par crainte des châtiments, que l'on est obligé d'admirer leur droiture. Il n'en est pas ainsi des chrétiens, surtout des Grecs, qui, malgré les châtiments, dont ils connaissent la rigueur, vivent dans un dérèglement qui ternit la pureté du christianisme, au point que les musulmans jugeant de tous les chrétiens d'après eux, sont naturellement portés a les prendre en aversion. » D'où l'on voit que le mépris des musulmans pour les chrétiens vient moins de ce qu'ils en portent le nom que de ce qu'ils n'en suivent pas la loi.
Il faut l'avouer, la justesse de ce parallèle n'est encore malheureusement que trop vraie aujourd'hui même. L'injustice siège aux légations européennes et préside aux transactions commerciales; l'usure est encore l'apanage de tout ce qui n'est pas musulman; les monopoles sont toujours le privilège des Arméniens et des Grecs ; les larcins, et disons plus, les assassinats sont le droit de maîtres que semblent s'être réservé sur la ville de Constantinople les Grecs des îles, les Ioniens surtout et même les Maltais; la fausse monnaie est généralement fabriquée par les Francs, et nous avons à regretter que des Français y aient souillé leurs mains.
Ce n'est pas à dire pourtant qu'il n'y ait d'honnêtes chrétiens à Constantinople; j'en connais beaucoup, et il en est beaucoup d'autres; mais il est patent, pour quiconque a séjourné quelque temps dans cette capitale, que, eu égard à leur population, ils ne sont pas aussi nombreux qu'ils pourraient, qu'ils devraient l'être. Je le soupçonnais avant de l'habiter ; j'en avais exprimé mes craintes à notre honorable collègue, M. Horeau, et, je puis même dire que le séjour que j'y ai fait n'a contribué qu'à m'en convaincre. Ce malheur a une cause , je l'ai consignée dans mon dernier rapport sur Constantinople, c'est le manque d'éducation ; et je crois que c'est à la France qu'il appartient d'y porter remède. Je l'en conjure au nom de sa grandeur, de ses principes, de son influence.
On conçoit donc que cette opinion, dont le comte de Bonneval ne faisait pas mystère plus que moi dut lui attirer la haine de cette population bâtarde qui peuple avec les Ottomans la capitale de leur empire, et que cette haine, peu scrupuleuse dans ses vengeances, n'hésita pas à le calomnier, en en faisant un homme dissolu, un sybarite. Il n'en était rien cependant le pacha Bonneval n'eût jamais en Turquie qu'une seule femme, et s'il ne put refuser celle dont lui fit présent Ahmet III, il ne l'accepta que pour la rendre à sa famille. Quant à sa femme, d'un caractère romanesque il est vrai, mais d'un amour capable du plus grand dévouement, elle lui fut assez pour le bonheur de toute sa vie.
Née à Venise, et, comme lui, de famille noble, il se peut que, imbue de la morgue aristocratique de l'époque, elle ait témoigné peu de goût pour la société des dames franques mais, en cela elle se montrait moins ridicule que celles-ci. Car alors, et plus qu'aujourd'hui, un même orgueil, une même vanité, une même manie aristocratique dominaient toutes ces dames; aucune d'elles, quoique femmes d'artisans, d'ouvriers, ne voulait convenir de son origine. A en croire celles-ci, les malheurs imprévus avaient obligé leurs ancêtres a se réfugier à Constantinople; à en croire celles-là, sans la révocation dé l'édit de Nantes, elles seraient comtesses, marquises ou duchesses. Or, ne l'étant, ne pouvant l'être, et envieuses de qui l'était, elles s'en vengeaient par la malignité de leurs discours sur la vie privée du pacha Bonneval et de son épouse.
Celle-ci tout entière à son mari, n'en resta pas moins chrétienne; et c'est précisément à sa constance, dans sa foi que le pacha Bonneval dut, non pas de se faire des envieux parmi les musulmans, il en eût eu sans cela, il en est toujours à côté des rois et du vrai mérite, mais de donner fréquemment prise à leurs intrigues.
En effet, tantôt on lui reprochait la croyance de sa femme, tantôt on s'inquiétait de ses serviteurs chrétiens, du chapelain qu'il entretenait dans la maison, des prêtres que celui-ci y amenait; et quand, pressé par les sollicitations des franciscains ou des lazaristes de Saint-Pierre ou de Saint-Antoine, il s'intéressait à eux contre l'iniquité de quelque employé turk, on lui criait : Giaour ! et il devait se mettre sur ses gardes contre les excès du fanatisme.
Si je me suis arrêté si longtemps sur le caractère religieux du comte de Bonneval, c'est que je tenais à montrer que s'il fui, poussé par la vengeance à se faire musulman, il y était déjà conduit à la philosophie; que d'ailleurs il connaissait trop bien l'opinion des musulmans sur les renégats vulgaires pour le devenir sans une certaine conviction, sinon de la supériorité théorique, du moins de la supériorité pratique de l'islamisme. L'immortalité de l'âme, disait-il, une éternité heureuse ou malheureuse, qui en est la conséquence, et l'amour du prochain, c'est tout ce que je crois avec les musulmans et les musulmans éclairés n'en croient pas davantage. Ils pensaient qu'en retranchant les vils renégats, il ne se trouvait plus que bien peu de musulmans pervers. Il les divisaient en deux classes : en gens grossiers et facilement mus par le fanatisme, et gens sensés et facilement accessibles à tous les bons sentiments du coeur, à toutes les conceptions de l'intelligence,et il faisait de ces derniers le plus grand nombre.
Il trouvait parmi eux d'habiles politiques et des amis dévoués, des esprits vifs, ingénieux, pénétrants et soutenus par un grand flegme ; des hommes modestes, quoique savants des penseurs qui ne s'émancipent point en paroles; des esprits justes qui n'aiment point à enseigner d'un ton magistral, et moins encore à critiquer avec amertume. Ce qu'il pensait,- je le, pense aussi, car aussi j'ai trouvé ce qu'il a trouvé.
« Ces gens-là, dit-il, pratiquent le Coran d'une manière épurée, c'est-à-dire qu'ils n'en font point consister les préceptes dans une observance littérale, mais métaphorique. Ils ont de l'autre vie une idée telle que s'en font les chrétiens, c'est-à-dire que, comme ce grand personnage dont j'ai plus haut cité le nom, et dont je cite ici les paroles : « Ils n'entrent pour rien dans les rêveries de ces pauvres diables, de ces santons qui, privés de tout sur la terre, se sont forgé dans le ciel et pour l'éternité la vie la plus sensuelle que leur imagination ait pu concevoir. » Enfin il conduit à conclure du christianisme et de l'islamisme par cette différence entre les chrétiens et les musulmans, que les premiers faussent à chaque pas les dogmes d'une théorie épurée, tandis que les seconds épurent autant qu'ils peuvent par l'interprétation les principes d'une théorie défectueuse; que si les uns progressent plus vite, c'est qu'ils transgressent d'autant plus la loi, et que leur foi s'en va avec la même rapidité que la lumière leur arrive; que si les autres ne vont nue lentement, c'est que leur loi s'épure à la lumière, et que leur foi se consolide en se réformant, c'est-à -dire que l'une, plus métaphysique, plus spirituelle, et qui se dit divine, tend à remonter aux cieux ou à s'évaporer et à disparaître, parce qu'elle semble moins faite pour des hommes que pour des esprits ou des fous, tandis que l'autre, plus positive, .plus sensuelle et qui n'est qu'humaine, tend à rester sur la terre, à s'y épurer, à s'y propager, parce qu'elle est plus faite pour des hommes que pour des dieux.
Telles étaient les idées du pacha Bonneval, et, sans perdre le temps à en peser la justesse, je dirai qu'en tempérant l'un par l'autre ces deux penchants du spiritualisme et du sensualisme, on pourrait arriver à une fusion capable de produire une réforme telle que les adorateurs d'un même Dieu s'y trouveraient réunis comme ils le sont tous dans le sein de l'Eternel,
Cependant Ahmet III avait reçu le comte de Bonneval avec tous les honneurs accordes à un vésir. il l'avait crée pacha et l'avait autorisé à lever une armée de trente mille hommes, à l'organiser, à l'armer, a la discipliner à sa manière pour la conduire contre les im. périaux . C'était tout ce que voulait le comte de Bonneval, car il lui tardait d'assouvir sa vengeance. Aussi ne lui fallut-il que peu de temps pour s'en procurer les moyens. A quelques mois de là, il avait déjà formé douze régiments composant un effectif de 12.9000 hommes, tous armés à l'européenne. Il s'en tint là. Ce nombre lui parut suffisant; il confia le commandement d'un de ses régiments à sa femme et marcha avec elle contre les Impériaux. Il est bon de dire qu'il n'éprouva d'autre difficulté dans cette innovation que celle des bottes fortes pour la cavalerie. Les musulmans ne consentirent jamais à s'en chausser. Quoi qu'il en soit, ce fait prouve, et nous tenons à le, constater, que les réformes en Turkie ne datent pas d'aujourd'hui; qu'elles y sont plus lentes, moins sensibles qu'ailleurs, mais incessantes, et que depuis longtemps les musulmans ont senti la supériorité de notre tactique. Or si, vu l'époque et les circonstances, l'initiative d'une telle innovation et sur une aussi large échelle n'est pas sans mérite, l'histoire ne doit pas laisser oublier qu'elle appartient à un Français.
Mais là seulement n'est pas le mérite du pacha Bonneval ; nous lui en avons déjà trouve un bien grand dans sa charité pour les chrétiens; nous allons lui en voir un autre non moins grand dans son amour du bien public. Étonné que sous un ciel aussi pur, sous un climat aussi tempéré, sur un soi où l'on ne rencontre aucun insecte venimeux, où la piqûre même du scorpion n'a pas de suite dangereuse, dans une ville aussi bien assise que Constantinople, où le vent du nord l'emporte l'été sur le vent du sud, où le vent du sud l'emporte l'hiver sur le vent du nord, étonné, dis-je, que la peste y soit pour ainsi dire endémique et profondément affligé de la voir décimer annuellement la population, il en cherche. la cause; et, l'ayant trouvée 1° dans les marchandises qui l'apportent de Perse, d'Orient et d'Egypte; 2° dans les cimetières des hauteurs de Péra qui l'entretiennent, par leurs milliers de cadavres à peine, recouverts d'un pied de terre; 3° dans le fatalisme des musulmans qui ne leur permettant aucune précaution, ne fait que la propager, le premier, il présente sur ce sujet à la Porte un long mémoire, dans lequel il s'attache surtout par quelques raisonnements bien simples à bannir des esprits l'idée de cette prédestination qui engage les musulmans non pas seulement à ne craindre aucun péril, mais même à s'y exposer. Il n'a pas fallu moins de cent ans à la Porte pour reconnaître la justesse de ces raisonnements ; mais, quoi qu'il en soit, ils ont triomphe et la peste a disparu.
- Ainsi, bon Français, homme charitable, généreux, philanthrope, tel fut, jusqu'à ses derniers moments, le pacha Bonneval. Pardonnons donc à l'officier distingué qui porta la gloire de notre, nom jusqu'au bas Danube et dans les sables de l'Arabie, au pacha qui, par son activité, aida peut-être notre politique, au musulman qui se montra si souvent charitable envers les chrétiens, au philantrope qui le premier osa réfuter, quoique musulman, l'un des principaux dogmes de l'islamisme ; oui, pardonnons-lui la faiblesse qui porta le comte de Bonneval à des sentiments de vengeance et l'orgueil du pacha qui le poussa à l'assouvir. Il n'en fut que trop puni. Ses troupes furent taillées en pièces; sa femme, renversée sous son cheval, eut un bras cassé; et plus tard, lorsque rentré dans les bonnes grâces de son maître, quoique riche et puissant, quoique pacha à trois queues, beyler bey d'Arabie et gouverneur des îles de l'Archipel, exilé à Chio par une intrigue, il n'en sortit que pour aller mourir dervich au Tèké de Péra.
L'aga Caillot
Quant à l'aga Caillot, aventurier obscur et sans talent, renégat par misère et par cupidité, il a cependant le mérite d'avoir rendu un grand service a l'humanité en faisant une grande fortune. Voici le fait en peu de mots : passé d'Alger, à Constantinople, et ne sachant qu'y faire, il eut le bon esprit de comprendre et le talent de faire sentir qu'il serait facile, à l'aide de pompes, de parer à la violence des incendies toujours si fréquents dans cette capitale. Il fit donc venir deux pompes de Hollande, demanda et obtint du Divan la permission de les faire jouer, à la première occasion.
Les Turks surpris de leur effet et en voyant l'utilité, lui en commandèrent cinquante. Il les fit venir et obtint pour récompense les louanges et l'admiration de toute la ville, une pension de 1000 âpres par joué et le titre d'aga, avec le commandement de 500 janissaires dont il fit des touloumbadgi, c'est-à-dire des pompiers. Ainsi c'est à lui, c'est encore à un Français que les Ottomans sont redevables de l'introduction de ces machines et de leur emploi dans les incendies. L'histoire doit donc dire que Caillot fonda à Constantinople le corps des pompiers.
Ces deux hommes ont leur tombeau, le dernier à Scutari , le premier à Péra. Si, ne croyant pas m'en éloigner sitôt, j'ai négligé d'en recueillir les inscriptions, voici ce qui peut-être n'en est pas moins curieux : l'acrostiche composé, écrit et signé par le comte de Bonneval. Il est tiré d'un livre qui lui a appartenu et que le hasard a mis entre mes mains :
Acrostiche du comte de Bonneval
Le sort se rit des humains
Et ballotte notre vie;
Conseils avec là sont vains;
On y perd son latin et sa philosophie.
Mérite, vertu, savoir,
Tout et rien, c'est même avoir
Et ne sert à chose aucune
Des hommes tel est le sort,
Et qui cherche la fortune,
Bien souvent. trouve là mort.
On me vit mille fois, affrontant le trépas
N'envisageant que la gloire,
Nuit et jour n'épargnant ni mes soins ni mes pas;
Eternisant ma mémoire,
Voler... où?... se peut-il croire!
Après tant de beaux combats
Le turban finit l'histoire.
Signé : Le comte de Bonneval
J. A. Vaillant (de Boukharest).
Bonneval et Caillot vus par Vaillant, 1848
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