Extrait de Beauregard, Aux rives du Bosphore, 1896.

CHAPITRE V. A TRAVERS LES MOSQUÉES

EN 1403, un demi-siècle exactement avant la prise de Constantinople par les Turcs, un ambassadeur castillan, Ruy Gonzalès de Clavijo, visitait la capitale : elle avait subi de nombreux désastres, dont elle ne s'était point relevée ; sa population avait diminué; ses ruines étaient considérables ; et, déjà, se manifestaient tous les signes avant-coureurs de la chute de l'empire. « Combien, dit-il, dans sa. naïve relation, combien que la ville soit grande et de grande contenance, ce néanmoins est mal peuplée. Il y a, dans Constantinople, de grands édifices, maisons, monastères, églises, desquels la plupart sont tombés en ruines ; mais il paraît manifestement que, lorsque cette ville était en sa jeunesse, ce dut être une des plus notables du monde. Et dit-on qu'aujourd'hui (1403), il y a bien encore 3000 églises, tant grandes que petites. » Or, l'on se rappelle que, sous le règne de Constantin, au commencement du Ive siècle, une grande révolution s'était accomplie dans l'histoire du christianisme : persécuté la veille, il était entré tout à coup œn possession de la faveur impériale; et, en sept ou huit ans, Constantin et sa mère n'avaient pas élevé moins de vingt et une églises, notamment celle de Sainte-Sophie ; puis, celle des Saints-Apôtres, qui devait servir de sépulture à leur famille et ne le cédait guère à la précédente en magnificence.

[204] Pendant près de dix siècles, l'art byzantin couvrit les sept collines de ses chefs-d'œuvre : partout, s'élancèrent les coupoles hardies; partout, la mosaïque prodigua les richesses de sa décoration et se manifesta par des oeuvres magistrales. De Constantin à Justinien, l'on construisit trente-huit églises ou monastères nouveaux ; et Justinien, qui favorisa, comme on sait, le développement des arts dans son empire, fut lui-même un grand constructeur (1). L'art byzantin est d'ailleurs original : s'il ne s'est point créé et développé tout entier par lui-même, il a su s'approprier ce qu'il devait à d'autres peuples et à d'autres temps, et y ajouter des traits personnels. Constitué, au Ve siècle, par la réunion d'éléments antiques, orientaux et chrétiens, il s'est aussitôt manifesté avec éclat, dans des œuvres où la richesse de la décoration est en harmonie avec les formes nouvelles de l'architecture. Au IXe siècle, un retour marqué vers l'admiration de l'antiquité détermine comme une seconde floraison ; dès le IXe siècle cependant, l'art devient plus monastique, et, d'autre part, le maniérisme, de fausses recherches, des sentiments bizarres en altèrent l'aspect. Après les croisades, il y eut un nouveau mouvement de renaissance, dont l'histoire est encore mal connue; mais la durée en fut courte : bientôt, à la suite des malheurs de l'empire, l'art s'affaiblit dans une longue vieillesse, dont les œuvres sont pourtant nombreuses et montrent encore le souvenir des temps meilleurs. Puis, arriva la date néfaste de 1453. A la suite de la prise de Constantinople, par Mahomet II, les plus belles églises furent converties en mosquées, et leurs admirables mosaïques furent presque partout détruites, ou recouvertes de badigeon ; et leurs magnifiques peintures murales subirent à peu près le même sort. Toutes ces compositions artistiques ne pouvaient que déplaire aux vainqueurs :

(1) Procope, historiographe de Justinien, dans un ouvrage spécial sur les édifices bâtis par ordre de l'empereur, a consacré le premier des six livres, dont il se compose, aux « Eglises et monuments de Constantinople ».

elles [205] chantaient les gloires du christianisme et mettaient en relief ses héros ; c'en était assez pour qu'on les fît disparaître, aux yeux des sectateurs du « Prophète » Qu'importait la question d'art à des fanatiques ? (1) Aussi, lorsqu'en 1550, un Français, Pierre Gylli, recherchait, à Constantinople et dans les environs, les traces du passé, partout il se heurtait aux décombres. Des 3000 églises dont parlait, un siècle et demi auparavant, Ruy Gonzalès de Clavijo, dans sa relation, il ne restait plus que le souvenir, ou des mutilations et des ruines. Aujourd'hui, Constantinople possède une vingtaine d'églises catholiques, églises paroissiales, chapelles ou oratoires, et six basiliques ou églises du culte arméno-catholique : mais, si quelques-unes d'entre elles, telles que l'église Saint-Louis, qui sert de chapelle à l'ambassade de France, sont très convenables et irréprochablement tenues, il n'y en a aucune qui soit vraiment une « œuvre » architecturale. Dépossédé de ses trésors, le catholicisme a ouvert, à proprement parler, des sanctuaires « provisoires ». Toutefois, si le cadre est modeste, dans ce cadre du moins

(1) Les mosaïstes byzantins se sont complus à représenter de vastes compositions, dont tous les détails se détachent nettement : ils évitent les sujets où un grand nombre de figures se mêlent les unes aux autres ; ils s'attachent de préférence à ceux où l'action est nulle, les attitudes calmes et régulières, et où l'on peut ranger les personnages de manière à ne point troubler la disposition uniforme de l'ensemble. Par principe de symétrie, ils en placent même quelquefois autant d'un côté que de l'autre, afin de ne point rompre l'équilibre de la composition. Puis, ils évitent de multiplier les tons : peu curieux de se rapprocher de l'aspect de la fresque, ils ne les emploient qu'en petit nombre, juxtaposant les couleurs tranchées, négligeant les nuances intermédiaires. Comme la mosaïque est faite pour être vue de loin, la dureté de ces oppositions heurtées se perd dans l'harmonie générale de l'œuvre ; mais, en revanche, tout se détache avec une vigueur et un éclat incomparables. Les figures s'enlèvent sur un fond d'un bleu ou d'un or intense ; les tons vifs et nets des vêtements forment, avec ce ton uniforme, un contraste puissant ; souvent, pour mieux accuser le dessin, une ligne noire indique les contours du corps et les traits du visage. Tout, dans l'exécution, contribue donc à donner à l'œuvre ce caractère d'une décoration bien comprise, où le regard est saisi par la recherche des grands effets fortement accusés

[206] prend place une population à la foi robuste et agissante : la piété des catholiques de Constantinople est vraiment admirable ! J'ajoute qu'ils jouissent, chez le Grand Turc - quand on ne les assomme pas, comme les Arméniens, aux jours où le fanatisme musulman se réveille, et voit rouge - d'une liberté qui ne nous est pas toujours aussi largement octroyée, en France (1). Les éléments antiques, dont la réunion constitua, au VIe siècle, l'art byzantin, se retrouvent presque tous rassemblés à Sainte-Sophie (FIG. 29), qui est, comme décoration et comme architecture, le type par excellence de cet art. Dans toute l'histoire de l'art chrétien, il n'existe pas d'église, non pas même Notre-Dame de Paris, ou Saint- Pierre de Rome, dont l'importance soit plus grande. Sainte-Sophie a en effet le double avantage de marquer l'avènement d'un style nouveau, et d'atteindre, du même coup, à des proportions telles, qu'elles n'ont jamais été dépassées, en Orient. C'est donc vers cette basilique quatorze fois séculaire et célèbre entre toutes, que je dirigeai d'abord mes pas.

(1) Oui, à Constantinople, la grande ville mahométane et schismatique, les processions de la Fête-Dieu sont autorisées. C'est ainsi que le jeudi 13 juin 1895, l'église cathédrale de Mgr Bonnetti, dans le quartier de Péra, s'emplissait d'une foule pieuse; puis, sortant du temple, sous un riche dais, escorté de chrétiens fidèles, entouré de prêtres nombreux aux blancs surplis ou aux chapes resplendissantes, le Saint-Sacrement était porté triomphalement dans les rues de la cité. Plus de deux cents jeunes filles vêtues de blanc le précédaient, avec les écoles des religieuses de Sion ; les élèves des Frères des Ecoles chrétiennes faisaient éclater les sons joyeux de leur fanfare; du haut en bas, les façades des maisons catholiques, et même schismatiques, disparaissaient sous la parure des tapis orientaux aux voyantes couleurs, des drapeaux, des fleurs naturelles et des tableaux religieux, qu'on a grand soin de sortir ce jour-là des demeures, et d'exposer sur le passage de la procession. Pour assurer la circulation et faire respecter au besoin les citoyens catholiques, dans l'exercice de leur culte, quelques soldats turcs étaient là ; mais il ne semblait guère que leur présence fût nécessaire : la foule s'écartait d'elle- même, le tramway s'arrêtait, et, pendant tout le parcours, qui dûra plus de trois quarts d'heure, pas un signe de désapprobation ou d'hostilité de la part des spectateurs, mais au contraire, bien souvent, des marques non équivoques de respect, sinon de religion.

Or, voici comment, le soir même de cette [207] première visite à Sainte-Sophie, je traduisais mon appréciation, dans quelques notes que j'adressais à une Revue lyonnaise, et qui reflètent avec fidélité toutes les impressions du moment :

« Il y a quelques semaines, j'avais le plaisir, toujours nouveau pour moi, de visiter, pour la centième fois peut- être, mais, cette fois, avec une attention encore plus minutieuse, l'admirable cathédrale de Venezia, Saint-Marc. Je devais, en effet, peu de temps après, voir Sainte-Sophie, à Constantinople, et j'imaginais qu'il pourrait bien exister,

FIG. 29. - Vue extérieure de Sainte-Sophie.

entre ces deux basiliques, quelque parenté d'ornementation et d'architecture : de là, ma curiosité particulière d'investigation.

« Leur destinée, on le sait, a été bien diverse. A Venezia, le vrai Dieu triomphe, chaque jour encore, dans l'église patriarcale ; et, pour ne citer qu'un exemple récent, le 15 août dernier (1895), la solennité de l’Assomption y a été célébrée avec une pompe, dans les cérémonies, et une perfection musicale, dans les chants religieux, à rendre jalouse, si jamais elle pouvait l'être, l'antique Primatiale de Lyon. A Constantinople, au contraire, voilà près de quatre [208] siècles et demi que Jésus-Christ a été brutalement chassé de chez Lui, par le droit du vainqueur : quand Mahomet II pénétra, à cheval, le cimeterre étincelant à la main, dans Sainte-Sophie, le dernier prêtre qui y officiait n'eut que le temps de s'échapper, en emportant les Saintes Espèces, par une porte pratiquée dans une des galeries, laquelle, dit la tradition, se trouva miraculeusement fermée par en mur de pierre, aussitôt après son passage. Le Koran triomphait : et il le prouva. A la place de la croix monumentale, qui dominait la vaste coupole et qui étendait sur la ville ses grands bras miséricordieux, le sultan Murat III fit mettre un énorme croissant en bronze doré : l'on gratta, pour généraliser la mesure, toutes les croix qui pailletaient les mosaïques et les peintures ; et un impie badigeon acheva l'œuvre des nouveaux Vandales, en faisant disparaître, partout où se trouvaient des figures humaines, les sujets bibliques.

« C'est un soir, vers cinq heures, un peu avant le coucher du soleil, que j'ai pénétré, pour la première fois, dans le merveilleux monument que l'empereur Constantin eut d'abord la gloire de construire, mais qui, détruit par les terribles incendies de 404 et de 532 , ne remonte en réalité qu'à Justinien : tout seul, il suffirait à rendre impérissables son nom et sa mémoire. Lorsqu'on eut déblayé le terrain et creusé les fondements, le patriarche Eutychius récita des prières pour la réussite de l'entreprise, et ce fut l'empereur qui posa la première pierre. Là, dix mille ouvriers travaillèrent, pendant seize ans, sous la savante direction des deux plus habiles architectes de l'empire, Anthemius de Tralles et Isidore de Milet. Quant aux matériaux, ils vinrent, comme quinze siècles auparavant pour le temple de Salomon, d'un peu partout : Ephèse envoya huit colonnes en vert antique ; Roma donna huit des colonnes qu'Aurélien avait autrefois enlevées du du temple du soleil, à Hiérapolis; et Athènes, Délos et l'Egypte fournirent à l'envi, en se dépouillant elles-mêmes des plus riches joyaux de leurs temples, les éléments [209] d'ornementation les plus précieux. La décoration intérieure et l'ameublement égalèrent les matériaux en magnificence : les chapiteaux et les corniches furent dorés ; l'on rehaussa la coupole d'une mosaïque dorée et peinte ; une clôture, toute en argent, sépara le sanctuaire du reste de l'église; et sans parler de l'autel d'or et d'argent avec incrustations de diamants et de perles, qui reposait sur quatre colonnettes en or, on ne voyait partout que pièces d'orfèvrerie, candélabres et croix en or massif. Jamais, dans l'histoire de l'art, on ne rencontra un ensemble si imposant, un accord si parfait, de l'architecture et de la décoration.

« Hélas ! encore un coup, de cette royale magnificence il ne reste plus aujourd'hui, à Sainte-Sophie, que d'incomplets vestiges. Mais Sainte-Sophie elle-même subsiste toujours, et l'on trouve, à l'explorer en détail, un intérêt extrême (1).

« J'y arrivais donc, au moment où venait de finir l'heure de la prière. Le soleil se jouait encore, par la coupole et les fenêtres, sur les ors des mosaïques, qu'il faisait étinceler de reflets irisés ; et une lumière douce, calme, reposante, remplissait la mosquée tout entière.

« A l'entrée du péristyle, après que j'eus accompli les formalités d'usage et remis les dix piastres réglementaires, un des gardiens enserre mes souliers dans d'immenses

(1) La coupole actuelle de la basilique - je dis, à dessein : « de la basilique », malgré l'impie « désaffectation » que les Turcs ont faite du vénérable monument, car j'ai l'invincible confiance que Sainte-Sophie sera rendue, quelque jour, à sa destination première, - n'est pas celle que construisirent les premiers architectes. Celle-ci, bien que faite avec les tuiles blanches et spongieuses de Rhodes, s'écroula, à la suite du tremblement de terre de 557 : elle était encore trop lourde, en raison de son immense diamètre de 31 mètres. Un neveu d'Isidore de Milet la reconstruisit, et lui donna plus d'élévation encore ; mais il eut soin d'imprimer plus de solidité aux grands arcs ; et, depuis, elle a résisté à toutes les secousses. Sainte-Sophie, si l'on en excepte l'abside orientale, est renfermée dans un espace rectangulaire de 77 mètres de longueur, sur 76m 70 de largeur, y compris l'épaisseur des murs.

[210] babouches, d'un usage assez incommode : c'est la condition matérielle requise pour pénétrer dans le saint lieu. Les musulmans, eux, quittent simplement leur chaussure à la porte. Mais, pour les étrangers et les profanes, on abrège l'opération par le procédé indiqué.

« D'un pas mal assuré, et en glissant; le visiteur chemine, tant bien que mal, sur les nattes de paille qui, partout recouvrent les dalles de marbre précieux. Comme à Saint-Marc, il faut, avant de pénétrer dans le monument, traverser un long péristyle, ou atrium. Mais, ici, il a beaucoup plus de développement qu'à Venezia; dix mètres de largeur, sur soixante de longueur, avec un plafond très élevé, pareillement recouvert de mosaïques. Quant au monument lui-même, il est bâti sur un plan à peu près quadrangulaire, dont la surface totale n'est pas inférieure 5900 mètres carrés.

« Au centre de l'édifice s'élève, à soixante-cinq mètres au-dessus du sol, la magnifique coupole qui, par les quarante fenêtres dont elle est percée, à sa base, laisse glisser partout abondamment la lumière : elle a trente et un mètres de diamètre, et elle domine ce qu'on peut appeler la grande nef » de Sainte-Sophie. Il existe en effet deux bas-côtés, qui, divisés eux-mêmes en deux étages, sont respectivement limités par les murs latéraux et par une rangée de colonnes, et peuvent en être considérés comme les « basses-nefs ».

« A gauche, en entrant, par la porte du nord, dans la première basse-nef latérale, voici la Colonne qui sue. On l'a revêtue de bronze : mais une petite ouverture permet cependant d'appuyer le doigt sur la paroi et de sentir, contre le marbre, l' « humidité », d'où lui vient son nom. Plus loin, au fond de l'abside, se trouve la Fenêtre froide, ainsi appelée parce que, là, souffle un vent continuellement frais.

« Poursuivons, en inclinant à droite et en nous rapprochant de la grande nef. A l'entrée de l'abside centrale, et adossé à une colonne, voici le Maksouré, espèce de [211] tribune, au grillage doré, dont l'usage est exclusivement réservé au sultan. En face, dominé par un clocheton en pointe, et accosté de drapeaux turcs, comme pour perpétuer visiblement le souvenir de la victoire, se trouve le Minbèr, ou chaire, mais une chaire d'où ne descend plus la parole de vie. La parole qui retentit maintenant, sous ces voûtes, n'est plus que la décevante parole du faux prophète !

« Or, justement, à la mosquée, à l'heure de la prière succède l'heure de la prédication du Koran. J'ai donc vu, sinon compris, le prêtre à barbe blanche - l'iman, s'il faut lui donner son vrai nom -, qui, assis sur les nattes, les jambes repliées à la turque, expliquait avec feu, de la voix et du geste, en secouant, comme un vieux lion, sa longue chevelure sommée du turban, quelques versets du Koran à une centaine de Turcs coiffés du fez, assis en rond autour de lui et, comme lui, accroupis sur les nattes. Ils étaient là tout oreilles : jeunes et vieux paraissaient également subjugués par le récit de leur prêtre, et sous le charme. Suspendus à ses lèvres, ils ne tournaient même point la tête, au passage de l'étranger. Et je me disais, en les voyant, tous indistinctement, si pieusement attentifs : Qui sait si, vu leur bonne foi profonde, Dieu n'a pas en réserve, pour ces âmes , de secrets trésors de miséricorde ?

« L'autel mahométan, ou Mihrab, doit être toujours rigoureusement placé dans la direction de La Mecque. Mais l'orientation de l'ancienne basilique ne se pliait pas aux exigences de cette prescription religieuse. C'est ce qui explique pourquoi le Mihrab ne se trouve pas, à Sainte- Sophie, au milieu de l'abside, mais un peu à droite de la fenêtre centrale. A côté, l'on remarque, suspendu à une colonne, un tapis « historique », à savoir, l'un des quatre tapis sur lesquels Mahomet se plaçait pour faire ses prières.

« J'arrive enfin à la seconde basse-nef, et j'y entre en passant entre deux colonnes également dignes d'attention : [212] sur l'une d'elles se voit très distinctement l'empreinte de la main du conquérant, lorsqu'il pénétra dans l'enceinte de Sainte-Sophie, en jetant sous les voûtes son cri de victoire : Dieu seul est Dieu, et Mahomet est son prophète! » Sur l'autre, en face, on aperçoit l'entaille qu'il fit, dans le marbre, d'un coup violent de son cimeterre.

« Plus loin, en nous rapprochant du péristyle, c'est, en un coin, l'amoncellement des riches tapis d'Orient qui,

FIG. 30 - Intérieur de Sainte-Sophie.

l'hiver venu, remplaceront partout les nattes de paille, et recouvriront le sol des mille couleurs de leurs chatoyants dessins.

« Puis, essaimés comme au hasard, le long des murs ou aux encoignures des colonnes, ce sont d'innombrables Turbés, ou tombeaux luxueux, de sultans, de membres de leur famille, ou de hauts et puissants personnages; ce sont les arabesques formées par les guirlandes des lampes qui projettent, à l'entour, sur le miroir des marbres, le vague reflet de leur lueur assoupie ; ce sont, de loin en loin, des versets du Koran, cantonnés dans d'immenses disques [213] verts, ou encore, s'enroulant, en lettres d'or monumentales, au sommet de la coupole. Mais surtout, et en dépit des mutilations sacrilèges que la vénérable basilique a subies, ce sont ces mosaïques admirables, dont la chapelle palatine de Palermo, si justement vantée cependant, n'offre qu'une simple réduction en miniature ; dont la cathédrale Saint-Marc n'a peut-être pas les égales, sous le rapport de la perfection achevée (1) ; et dont on ne trouverait des pages vraiment rivales que dans la ville par excellence des mosaïques chrétiennes, à Ravenna, dans la merveilleuse abside de Saint-Vital, par exemple. Justinien n'excédait pas dans l'amour-propre, le jour de la dédicace solennelle de Sainte-Sophie (27 décembre 537), en se comparant au roi Salomon. Et quand, humblement, il remerciait Dieu de « l'avoir jugé digne d'accomplir cet ouvrage », il pouvait, en vérité, se rendre lui-même le témoignage d'avoir élevé « à la Divine Sagesse », Ti Aghia Sophia, un sanctuaire qui n'était point indigne d'Elle (2).

« Ai-je besoin d'ajouter que, si l'on goûte, à contempler de telles splendeurs, un plaisir esthétique très vif, le cœur

(1) Je ne parle ici que de l'intérieur des deux basiliques. Pour l'architecture extérieure, il ne semble pas douteux que Sainte-Sophie, malgré son imposant aspect, ne doive céder le pas à Saint-Marc : tout le monde en effet s'accorde à reconnaître que, vue du dehors, Sainte- Sophie ne produit qu'une impression médiocre, et que la coupole même, si hardie qu'en soit la construction, paraît déprimée. A ce point de vue, l'aspect de la mosquée d'Andrinople (Voir, ci-dessus, page 179) est plus imposant ; et, à Constantinople même, la mosquée du sultan Sélim efface un peu Sainte-Sophie.
(2) Le jour de la dédicace, l'empereur Justinien se rendit, de son palais à la porte de l'Augustœon, ou grand Forum, monté sur un char à quatre chevaux ; puis, arrivé à l'église, il descendit, courut depuis la grande porte d'entrée jusqu'à l'ambon, et là, les mains étendues, il s'écria : « Gloire à Dieu, qui m'a jugé digne d'accomplir un tel ouvrage ! Salomon, je t'ai vaincu ! » Cette exclamation, que certains critiques trouvent ambitieuse, prouve du moins que, à ses propres yeux, c'était le temple par excellence de la nouvelle loi qu'il venait d'élever. Il pourvut, avec la même générosité et le même faste, à l'organisation et à l'entretien de l'église : trois cent soixante-cinq propriétés lui' furent assignées, aux alentours de Constantinople, et mille clercs furent chargés de la desservir.

[214] se serre et l'âme se révolte, en songeant que le divin Maître du lieu n'est plus là ? ...

« Mais, n'est-il plus là, vraiment, pour longtemps ? Ou, du moins, se flatte-t-on, au palais impérial de Yildiz- Kiosk de l'avoir banni à perpétuité ? Et, si l'on le pense, en est-on bien sûr.

« Joseph de Maistre, qui fut une sorte de demi-prophète, a écrit, au commencement de ce siècle : « Les Turcs ne sont que campés en Europe ! » On peut estimer sans doute qu'ils y prolongent quelque peu leur campement Néanmoins, n'est-il pas manifeste que l'Europe civilisée, en regagnant sur eux du terrain, a déjà, dans une assez large mesure, commencé à donner gain de cause aux prévisions du clairvoyant gentilhomme savoyard ? Remarquez plutôt. De leurs anciennes provinces du nord et de l'ouest, ou, pour parler la langue du jour, de la presqu'île des Balkans, qui leur ouvrait naguère encore la route de l'Occident, que reste-t-il aujourd'hui aux successeurs de Mahomet II ?- Depuis le traité de Berlin (1878), la Serbie est devenue un royaume indépendant. De son côté, la Roumanie s'administre elle-même, sous le sceptre clément du roi Charles, et sous la protection souriante et gracieuse de Carmen Sylva. La Bulgarie enfin, bien qu'encore vassale nominale de la Porte, forme, elle aussi, une Principauté à part. Les autres provinces de l'empire ne subiront-elles pas tour à tour le même sort et n'amèneront-elles pas, peu à peu, le « décampement » définitif, avec la liquidation générale ?...

« C'est possible, sinon probable. Mais, si la politique humaine a ses secrets, et ses surprises, il y a une autre politique, tirée, celle-là, de l'Ecriture-Sainte, comme s'exprimerait Bossuet, qui est pleine de mystères, et d'imprévu aussi.

« Le jour où Mahomet II, enivré de sa victoire, a pénétré dans l'adorable sanctuaire pour le transformer en mosquée, il a dit, à la fois, une grande vérité et un grand mensonge. Dieu seul est Dieu ! voilà la vérité, impérissable [215] et imprescriptible. Mais, voici le mensonge impie et téméraire : « Et Mahomet est son prophète ! » Or, le mensonge passe, et Mahomet passera ! En sens inverse, la vérité demeure, et Dieu reviendra ! Et il reviendra justement, parce que Dieu seul est Dieu !

« Détachez, par la pensée, quelqu'une des- humbles briques de la coupole de Sainte-Sophie, et, sur n'importe lequel de ces vénérables fragments, vous trouverez inscrite cette sentence, que je serais tenté d'appeler prophétique, qui y fut mise, à l'origine, par le potier rhodien chargé de les fabriquer : C'est Dieu qui l'a fondée : Dieu lui portera secours !

« Regardez, aux interstices de la jonction de ces briques, - il y en avait et vous découvrirez les reliques des saints alors une si abondante floraison ! que la main du pieux constructeur prit soin d'y faire enchâsser, ainsi qu'il l’eût fait pour la pierre sacrée d'un autel, afin que, des hauteurs aériennes de cette coupole et, pour ainsi dire, plus à proximité du ciel, montât à perpétuité la suppliante intercession des martyrs protecteurs ! « Et dites si tout cela ne forme pas comme une chaîne d'or de fécondes espérances, pour attendre la restauration future et pour croire que, à Constantinople, de même qu'autrefois aux rives des fleuves de Babylone, les jours de la captivité seront abrégés !

« J'avoue que, pour ma part, j'en ai emporté, en quittant Sainte-Sophie, l'invincible pressentiment.

« Et, tandis que j'en franchissais le seuil, comme je me retournais, une fois encore, pour envelopper d'un dernier regard les splendeurs dorées de la basilique de Justinien, soudain, ainsi qu'en un rêve délicieux, je crus entendre les anges du ciel jeter, par toutes les issues, le cri de la victoire suprême : Dieu seul est Dieu ! et voir, à travers la porte démurée par laquelle il s’était enfui, le vieux prêtre qui rentrait, avec le calice et l'hostie sainte, pour continuer le Sacrifice interrompu... »

Telle était Sainte-Sophie à l'époque de Constantin et [216] de Justinien ; telle elle est aujourd'hui ; et telle, s'il plaît à Dieu, elle redeviendra un jour. Mais, pour bien comprendre toute son importance, au Ive siècle, il ne faut pas manquer d'observer comment elle se rattachait aux monuments voisins. Lorsque Constantin transforma en Constantinople l'antique Byzance, sa préoccupation, dans le plan de la nouvelle capitale, fut d'imiter Rome. Comme Rome, Constantinople avait sept collines, et elle était divisée en quatorze régions ; on y trouvait même un Capitole. Le grand Forum, connu sous le nom d'Augustœon, demeura célèbre pendant tout le moyen âge. Sur les quatre côtés régnait un portique, dans lequel on avait placé des statues : de ce nombre était un groupe représentant Constantin et sa mère Hélène, debout aux côtés de la croix.

FIG. 31. - Fontaine d'Ahmed.

Ce type est resté traditionnel en Orient, où l'on le trouve encore reproduit sur des fresques et des gravures. Sur les côtés de l'Augustœon, se dressaient quelques-uns des plus beaux édifices de la ville : le palais du Sénat, basilique bâtie et décorée avec luxe, et le grand palais impérial. Ce dernier, qui, en s'étendant toujours, devait devenir comme une véritable ville, couvrait déjà, au IVe siècle, une grande étendue. La royauté orientale, superbe et fastueuse, voulait une demeure qui lui parût digne d'elle, par ses dimensions et sa richesse. L'emplacement seul en était déjà merveilleux. Si, d'un côté, le palais s'ouvrait sur l'Augustœon, de l'autre, il descendait jusque sur le bord de la mer, à l'entrée même du Bosphore. Des salles, toutes resplendissantes [217] d'or et de mosaïques, l'empereur voyait entrer et sortir les flottes guerrières qui portaient ses armées en Italie (1), en Asie, en Afrique, et aussi ses vaisseaux marchands, chargés de riches denrées, qui mettaient Byzance en rapport avec les peuples les plus éloignés, et qui assuraient sa prospérité. Auprès du palais enfin, et communiquant avec lui, se trouvait un autre édifice, qui devait jouer un grand rôle dans la société byzantine et devenir, en quelque sorte, le foyer de la vie publique, le centre de la vie populaire : c'était l'Hippodrome, construit sur le modèle des cirques romains. Là se sont passés les plus grands faits de l'histoire impériale, car, du Ve au IXe siècle, l'Hippodrome est resté, pour les Byzantins, l'asile de leurs dernières libertés et le lieu d'exercice de leurs derniers droits (2). Avec un pareil cadre, on voit assez maintenant que Sainte-Sophie était loin de se trouver isolée : l'église faisait au contraire partie saillante de cet immense ensemble d'édifices qui formaient le quartier impérial. Qu'il allât assister aux jeux du cirque, dans l'Hippodrome,ou qu'il vînt prier à Sainte-Sophie, l'empereur, à vrai dire, ne sortait point de chez lui. Quand il avait traversé le Forum, il trouvait, sur le côté méridional de la basilique, toute une série, de salles qui lui étaient réservées : dans l'une, il pouvait recevoir ; une autre lui servait de vestiaire, et quelquefois de salle à manger ; et c'était par une autre encore qu'il faisait son entrée solennelle dans le sanctuaire. Il y avait donc là un admirable ensemble de monuments et de constructions princières, dont Sainte-Sophie était la perle, sinon le centre. La main aveugle du Temps ne les a guère épargnés ; et, là

(1) On se rappelle que les armées de Justinien reconquirent, en partie, l'Italie, et que Ravenna devint la résidence des exarques, ou gouverneurs byzantins. Mais, simultanément, elle devint, au point de vue artistique, comme une image réduite de Constantinople ; et aujourd'hui encore, dans cette ville, si longtemps célèbre, mais maintenant à demi morte, se pressent, nombreux et encore bien conservés, les monuments de cette lointaine époque.
(2) Cf. Rambaud, l'Hippodrome à Constantinople, dans la Revue des Deux-Mondes du 15 août 1871.

[218] où le Temps a passé débonnaire, la main des hommes, plus cruelle encore, est venue mutiler le plan chrétien des vieux empereurs !

Sainte-Irène, plus heureuse que Sainte-Sophie, n'a jamais été transformée en mosquée : bâtie par Constantin, elle fut reconstruite, à deux reprises, après l'incendie de 532, par Justinien ; puis, après un tremblement de terre, par Léon l'Isaurien, dans la première moitié du VIIIe siècle. Elle est actuellement dans un état parfait de conservation. Mais, comme on y a établi un musée d'armes, l'accès en est très difficile. Le plan est celui d'un rectangle allongé, en forme de croix, dont le centre est surmonté d'une coupole, et dont la voûte est ornée encore de quelques mosaïques dorées. Le dépôt d'armes modernes est assez banal ; mais, par contre, les collections d'armes historiques, brassard de Tamerlan, épée du héros albanais Scander-Bey, sabre de Mahomet II, étendard d'Ali, etc., sont extrêmement intéressantes.

La Fontaine d'Ahmed (FIG. 31), située sur la place qui se trouve derrière Sainte-Sophie, occupe l'emplacement de l'ancienne fontaine byzantine « Géramion ». C'est un des plus parfaits modèles de l'art turc. Le monument, de forme carrée et tout en marbre blanc, est flanqué, aux quatre angles, de rotondes en saillie, percées circulairement de larges baies que ferme un grillage en bronze ouvragé. Chaque ouverture est séparée par des colonnettes saillantes sur toute la hauteur de l'édifice. Ces quatre pavillons d'angles constituent ce que l'on appelle les Sébil, c'est-à-dire, les établissements de charité où, gratis, on donne de l'eau à boire aux passants. Les parties planes intermédiaires composent l'abreuvoir, ou Tchechmé. Ce dernier est formé, sur chaque face latérale, par une large niche en ogive, ornée de faïences et de bas-reliefs. Le soubassement porte une auge de marbre blanc, où l'eau tombe par un ajutoir. A droite et à gauche de chaque ogive centrale, on a établi deux petites niches, du fronton desquelles descendent, jusqu'aux deux tiers de la hauteur, des [219] motifs en stuc, finement sculptés. Les frises, peintes et dorées, dessinent de charmantes arabesques, entre lesquelles se détachent, sur fonds verts et rouges, les inscriptions commémoratives, en belles lettres d'or. L'une de ces inscriptions, le chronogramme, ou « Tarih », indique le nom du fondateur, le sultan Ahmed III, qui mourut en 1736 : elle comprend deux vers, dont le second est composé

FIG. 32. - Mosquée du Sultan Ahmed.

de 1141 lettres. Selon l'usage oriental, ce chiffre donne le millésime de l'année où fut achevé le monument (1728; an 1141 de l'Hégire). La toiture, retroussée comme celle d'une pagode chinoise, avance au-dessus de l'édifice et en reproduit les contours. Elle est couverte en plomb et surmontée de cinq clochetons polygonaux, avec dômes portant des flèches dorées qui se terminent chacune par un croissant.

La Mosquée d'Ahmed [Sultanahmet camii] (FIG. 32) est au contraire l'œuvre du sultan Achmet I, et remonte à l'an 1610. C'est la seconde des grandes mosquées que l'on aperçoit, sur les hauteurs de Stamboul, en promenant son regard de la Pointe du Sérail à la Tour du Séraskérat. Sainte-Sophie [220] se présente la première ; puis, viennent successivement la mosquée du sultan Ahmed, celle de Nouri-Osmanieh, et celle du sultan Bajazed. Immense, et pourtant légère, à l'extérieure, comme un monument aérien, la mosquée d'Ahmed est précédée d'un « harem » (l), ou cour, entouré d'un portique formé d'une quarantaine de petits dômes soutenus par des colonnes de granit égyptien. On y pénètre par une porte de style arabe, du plus charmant effet ; au centre de la cour, la fontaine obligatoire. L'intérieur de la mosquée (FIG. 33), sans avoir l'étendue de Sainte-Sophie, est encore très vaste. La coupole principale repose sur quatre piliers circulaires cannelés, portant à mi-hauteur une bande plane chargée d'inscriptions religieuses, et terminés par des chapiteaux taillés en biseau. Les murs sont revêtus de carreaux de faïence turque, dont les dispositions encadrent d'innombrables plaques dorées, et ornées de pierres précieuses. La mosquée d'Ahmed est la seule des mosquées de Stamboul qui soit couronnée de six minarets : on y conserve l'étendard du Prophète.

La Mosquée de Nouri-Osmanieh [Nurosmaniye camii], que j'ai indiquée ensuite, s'élève, à l'horizon, à peu près dans l’axe du Grand Pont, qui relie Galata à Stamboul, et domine, sur la hauteur, la Mosquée de la Sultane Validé, que l'on trouve, à l'entrée de Stamboul, après avoir traversé le pont. Entièrement construite en marbre, .elle produit le plus gracieux effet, avec sa coupole unique, reposant Sur quatre grands arceaux en plein cintre. La disposition des fenêtres, à l'intérieur, laisse pénétrer la lumière à profusion : elle en est inondée. Elle date, comme construction, du milieu du xviiie siècle.

(1) Il n'est pas inutile de faire remarquer que le mot « harem » n'a pas exclusivement le sens qu'on lui attribue d'ordinaire. Sans doute, il s'emploie pour désigner l'appartement réservé aux femmes musulmanes. Mais on s'en sert couramment aussi pour indiquer la « partie intérieure d'une mosquée c'est-à-dire la cour où se trouve la fontaine aux ablutions. L'expression est au moins aussi reçue, aussi classique, dans le second sens que dans le premier.

[221] La Mosquée du sultan Bajazet, ou « Bayazédieh » [Beyazıt Camii] remonte au contraire au milieu du XVIe siècle : c'est, par les formes, l’une des plus élégantes. Il faut y signaler particulièrement les belles colonnes du portique du harem ; et, à l'intérieur, la décoration des voûtes, ornées de fleurs peintes sur fond blanc. Rappelons encore la présence, dans la cour, d'innombrables pigeons issus d'un couple de ramiers, qui appartenaient au fameux conquérant : pour un instant, on se croirait sur la Piazza San Marco, à

FIG. 33 - Intérieur de la Mosquée du Sultan Ahmed.

Venezia ! L'on raconte que Bajazet II acheta ces ramiers à un pauvre, qui lui demandait l'aumône. Quoi qu'il en soit de l'authenticité de l'anecdote, les pigeons vivent respectés, dans la cour fraîche et paisible, et une dotation spéciale est affectée à leur nourriture.

Au delà encore s'élèvent, entre nombre d'autres mosquées moins importantes, celles de Chaz-Zadé et celle de Soliman.

La Mosquée de Soliman, ou « Suléymanieh » [Sülemaniye camii] placée dans une position enchanteresse, est, de toutes les mosquées [222] de Stamboul, la plus somptueuse. Les poètes turcs, qui l'ont chantée, l'appellent la splendeur et la joie » de la vieille cité. Du centre d'un vaste terre-plein, planté de platanes et de cyprès, elle s'élève majestueuse, lançant dans les airs sa coupole hardie, plus haute de six mètres que celle de Sainte-Sophie : tout près, se dressent ses deux minarets, qui sont peut-être les plus élégants qu'il y ait dans toute la capitale. Son harem, entièrement dallé de marbre blanc, est flanqué, lui-même, aux quatre coins, d'un minaret très élégant, et possède, au centre, une des plus gracieuses fontaines aux ablutions (FIG. 34). On pénètre à l'intérieur par une porte monumentale, en marbre blanc. Aussi bien, ici, le marbre abonde. Avec cela, des conditions d'acoustique merveilleuses : de la galerie supérieure, on entend distinctement tout ce qui se dit, même à voix basse, dans n'importe quelles parties de la nef ou des bas-côtés. Cette concentration de tous les bruits de l'intérieur fait songer au phénomène extraordinaire d'acoustique qu'on remarque, à l'Alhambra, en Espagne, dans la célèbre salle de secretos.

Quant à la Mosquée de Chaz-Zadé [Şehzade camii] (FIG. 35), ou « Mosquée du Prince Impérial » elle rappelle, comme la précédente, Soliman le Magnifique, puisque le sultan la fit construire en mémoire de son fils Méhémed [Mehmet], qu'il avait eu la faiblesse de sacrifier aux fureurs jalouses de Roxelane. La légèreté du monument, la disposition heureuse de ses coupoles, la sobriété délicate de la décoration, tout conspire, avec l'agrément du site, pour en faire un des monuments les plus dignes d'être remarqués. Les cendres du malheureux Prince, et celles de son frère Djéhanghir, sacrifié comme lui aux intrigues de Roxelane (1), reposent dans un « Turbé situé à l'est de la mosquée, et qui est lui-même une merveille de richesse et de bon goût : les murs de ce turbé sont entièrement revêtus de faïences

(1) L'un et l'autre étaient fils de la sultane Hasséki, et de Soliman I.

[223] cloisonnées, qui donnent une haute idée de l'ancien art céramique des Turcs.

De Stamboul, passons à Galata, et jetons un rapide coup d'oeil sur les plus intéressantes de ses mosquées. En descendant de la ville haute pour arriver au Grand Pont qui relie les deux villes, nous avons, à notre gauche, avant de quitter Stamboul, une mosquée de construction imposante, qui porte le nom de Yéni-Validé-Djami [Yeni Valide camii], c'est-à-dire « Nouvelle Mosquée de la sultane Validé » (Frontispice).

FIG. 34. - Fontaine aux ablutions, dans la cour du Suléymanieh.

L'édifice date de 1665 : avec ses quatre tourelles octogones, qui en flanquent les coins; sa grande coupole ; sa décoration intérieure, toute en blanc, or et bleu; ses carreaux de faïence, et ses vitraux artistiques ; le portique en marbre, de sa cour ; son grand escalier de marbre, et ses. fontaines; ses annexes, enfin, qui comprennent des hôpitaux, des écoles, le Turbé de la fondatrice, et un bazar, cette mosquée forme un ensemble extrêmement curieux à visiter. Les deux mosquées signaler, à Galata, sont [224] Kilich-Ali-Pacha Djami [Kiliç Ali Pasa camii], et la Mosquée de Mahmoud : ni l'une ni l'autre ne vaut cependant, à beaucoup près, les monuments similaires de Stamboul. La première, plantée au bord de la mer, semble braver les flots ; la seconde, prétentieuse dans sa construction, attire plus le regard par son badigeon jaune relevé de blanc, que par le goût et le style de son architecture.

FIG. 35. Mosquée du Chah-Zadé.

En général, et à quelques différences près d'ornementation, toutes les mosquées de Constantinople se ressemblent, au dehors comme au dedans : on retrouve, dans les unes, les marbres des églises antiques de Chalcédoine; on voit dans les autres, les colonnes des ruines de Troie, les piliers des temples égyptiens, les vitraux précieux ravis aux palais persans ; dans d'autres enfin, ce sont des matériaux de cirques, de forums, d'aqueducs, etc. Dans presque [225] toutes, vous apercevez, au fond, un pupitre de marbre ; en face, la tribune du sultan, fermée par une grille dorée ; près du mihrab, deux énormes candélabres, qui soutiennent des torches hautes comme des troncs de palmiers, et, dans toute la nef, d'innombrables lampes, formées de grands globes de verre et disposées d'une manière bizarre. Les inscriptions sacrées qui s'enroulent autour des portes, des fenêtres, des piliers, des coupoles; quelques fausses frises peintes, pour imiter le marbre ; et les vitraux coloriés, où sont dessinés des feuillages et des fleurs : voilà les seuls monuments qui ressortent sur la nudité, blanche ou teintée, de ces murailles monumentales. Des trésors de marbre sont prodigués dans les pavés des vestibules, dans les portiques qui entourent les cours, dans les fontaines destinées aux ablutions, dans les minarets; mais ils n'altèrent pas le caractère gracieusement sobre et austère de l'édifice, aux coupoles scintillant sur l'azur du ciel. Et la mosquée n'occupe que la plus petite partie de l'enceinte, laquelle embrasse un labyrinthe de cours et de maisons : il s'y trouve des salles de toute sorte, des écoles, des salles de bain, des logements, des bazars, bref, toute une petite ville, hospitalière et bienfaisante, serrée autour de la haute masse du temple, comme au pied d'une montagne, et ombragée fréquemment par des arbres gigantesques. J'avais été très frappé de ce singulier assemblage, en visitant, à Andrinople, la vaste mosquée du sultan Sélim (FIG. 20) et ses annexes. Après quelques promenades à Stamboul, on s'y habitue si bien qu'on est tout étonné ensuite, quand on visite une mosquée strictement réduite à l'édifice religieux.

 

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