Ou comment transformer un soufi en chrétien. Cela commence par une belle notice de la célèbre Biographie universelle de Michaud, 1821. Elle nous présente un personnage singulier, un derviche charismatique, Niyazi Mısrî Efendi, qui est aussi poète , et (là est son intérêt pour cette très catholique biographie) dit-on, un peu "crypto-chrétien". Un peu trop beau pour être honnête ! Notre enquête nous mènera sur les traces d'un poète mystique fondateur d'une confrérie soufie.
La notice de la Biographie universelle
Elle est l'oeuvre de Philippe-Albert Stapfer, savant et diplomate suisse né en 1766 qui a écrit d'autres notices pour Michaud (Kant, Arminius...), mais qui n'a aucune connaissance de la littérature ottomane.
Elle semble en partie exacte en ce qui concerne l'agitation que suscita Mısrî Efendi, mais est pleine de détails aussi surprenants qu'invérifiables. Après une courte présentation et un petit détour par d'autres crypto-chrétiens, on passe vite à la description de l'agitation et des miracles provoqués par le saint homme qui inquiète les autorités et l'on arrive enfin au coeur du sujet : il peut passer pour un poète chrétien et fut même l'ami du patriarche de Constantinople, les autorités musulmanes le tolérèrent, mais le condamnèrent. Les qualités de la poésie sont, quant à elle, un peu oubliées.
"MISRI-EFFENDI, sectaire mollah de Bursa, et poète turc, natif de l'Egypte [faux, il est né en Turquie], comme son nom l'indique, ne se rendit pas moins célèbre par ses opinions religieuses et hardies, dont l'impunité prouva jusqu'où les Musulmans portent la tolérance, que par le rôle extraordinaire qu'il joua sans but comme sans châtiment. Ce fut sous le règne d'Ahmet II, vers l'an de l'hégire 1104 (1693 de J -C.), qu'à l'exemple de Schéitan-Culi et de Sabatié Sévi, ce nouveau fanatique leva l'étendard du prosélytisme, et se fit suivre de trois mille volontaires, auxquels il donna le pieux nom de derviches. Il aborda avec cette armée sainte à Rodosto, l'ancienne Héraclée, et s'avança, sans opposition, jusqu'à Andrinople, où le sulthan faisait alors son séjour. C'était le moment où la Porte se proposait de reprendre les armes contre les Impériaux. Misri, suivi de son immense cortège, entra dans la mosquée du sulthan Sélim, à l'heure de midi. Tout ce qu'il y avait de Musulmans religieux était dans le temple. Misri, à la suite de la plus fervente prière, prêcha publiquement, avec autant de hardiesse que d'enthousiasme : il fit passer son saint zèle dans tous les esprits, et finit par déclarer, au nom du ciel, que le succès de la guerre dépendait de la punition des infidèles qui étaient à la tête du gouvernement ; et il demanda la mort du grand-vézir, du caïmacan, du defterdar, de l'aga. des janissaires et du reis-effendi. Le bruit d'un pareil événement frappa de terreur tous les ministres du sulthan. En vain envoyèrent-ils message sur message à l'audacieux mollah , pour l'inviter à venir conférer avec eux. Aucun d'eux n'osait l'arracher de vive force du milieu du peuple. Le sulthan apprit ce qui se passait : dans cette circonstance , il fut forcé de faire céder la colère à la prudence ; et Misri fut mandé par le souverain lui-même au palais impérial. Il obéit, mais déclara qu'il ne serait pas plutôt parti, que Dieu ferait sentir les effets de sa puissance, et témoignerait ainsi que sa mission était toute divine. En effet, dès que les officiers du sullhan eurent le mollah en leur pouvoir , ils l'escortèrent respectueusement, et sans lui faire aucun mal, jusqu'à un chariot couvert, dans lequel il monta sans résistance : Misri fut reconduit promptement à Rodosto, où il s'embarqua; et il retourna à Bursa.
Sans doute, le sultan et toute sa cour se félicitèrent d'être débarrassés d'un pareil hôte : ses prosélytes se dissipèrent ; mais, par un hasard singulier, un orage épouvantable s'éleva en plein midi, deux jours après son départ : les tentes du camp ottoman furent renversées, le plus violent incendie se manifesta, et les plus riches pavillons des commandants de l'armée furent embrasés et consumés. Personne ne douta que ce malheur ne fût l'accomplissement de la prophétie de ce nouveau Jonas. Le sultan, par politique, ou par superstition, envoya, à Bursa, inviter Misri Effendi à revenir continuer ses prédications : mais le mollah déclara que sa mission était finie ; et il eut la prudence de ne pas risquer un second voyage.
Misri-Effendi est mis, par les savants, au rang des poètes turcs : la question historique ne porte pas sur le mérite de ses poésies, mais sur leur esprit.
On sait que les Musulmans admettent que Jésus était non pas le vrai Dieu , mais un personnage d'une très-haute sainteté, un prophète divin, né d'une Vierge. Misri-Effendi osa ce qu'aucun docteur hétérodoxe n'avait hasardé dans l'empire othoman, qu'au péril de sa vie (V. Cabiz) : il célébra l'incarnation, comme on peut le voir par les vers que le prince Cantimir cite de lui (Hist. Ott., t. IV, p. 187) :
« Je suis toujours avec Jésus et en union avec lui. »
« En cet alphabet mystérieux est joint l'accord de Jésus et de Misri. »
Ces vers furent chantés dans les mosquées, et dénoncés au muphti, pour le tumulte qu'ils excitèrent. La seule sentence que l'oracle de la loi prononça, fut que le sens de ces vers ne pouvait être connu et entendu de personne que de Dieu et de Misri. Sur la foi de cette décision, les vers du poète-mollah furent réputés orthodoxes. Seulement, pour rassurer les consciences qu'une pareille tolérance effrayait, la sublime Porte ordonna que les copies des poésies sacrées de Misri-Effendi portassent en tête ces paroles, émanées du muphti mieux informé : « Quiconque parle ou pense comme Misri, doit être livré aux flammes : mais Misri seul doit être épargné, parce qu'il ne faut pas condamner ceux qui sont possédés de l'enthousiasme.» Misri-Effendi, qui peut passer pour un poète chrétien, zélé musulman, et ami du patriarche grec Callinique, mourut mollah de Pruse, et fournit à l'histoire un exemple de plus des inconséquences de l'esprit humain.
S—r. "[Stapfer]
Les sources de la légende
Cette notice est en fait un résumé du texte de Cantemir (1673-1723) sur Mısrî publié dans son Histoire de l'empire othoman, tome II, 1743 (l'original est écrit en Latin, il est traduit en Français par de Joncquières). Ce texte comprend deux parties :
page 218-220 : agitation provoquée par Mısrî
page 228-229 : poèmes commentés de Mısrî et anecdote du patriarche de Constantinople
Le prince moldave, qui séjourna à Istanbul à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, a extrait et interprété deux poèmes de Misri afin d'illustrer sa sympathie pour le christianisme. "Plusieurs le soupçonnent d'avoir eu un peu trop de penchant pour la Religion Chrétienne", écrit-il. Il cite longuement le témoignage, qu'il aurait lui-même recueilli, du patriarche de Constantinople, Callinicus qui fut archevêque de Bursa quand le saint homme y séjourna. C'est aussi lui qui affirme que la lecture de ses textes fut condamnée par les autorités religieuses musulmanes dont il cite la fetwa. On ignore quelles sont les sources de ce récit.
Texte de la fetwa
« Misri Effendi d'heureuse mémoire, est l'Auteur de ces Poèmes et de ces Maximes. On y trouve plusieurs expressions et sentences opposées à la foi des Musulmans, dont des oreilles orthodoxes ne peuvent manquer d'être offensées : mais il faut les attribuer à fon enthousiasme. Cet enthousiasme qui l'a jeté dans l'erreur, a aussi fait écarter plusieurs Musulmans du chemin de la vraie foi. La Sublime Porte informée de ce danger, a donné ordre au Mufti de ramasser tous les Poèmes et Sentences de l'Auteur dans un volume, et d'en faire l'examen. Le Mufti après les avoir lus, les a condamnés aux flammes, et a prononcé à ce sujet le Fetvah ou la Sentence suivante. Quiconque parle et croit comme Misri Effendi, doit être condamné au feu ; mais Misri Effendi seul doit être épargné ; car il ne faut point prononcer de Fetvah contre ceux qui font possédés d'enthousiasme. »
Poèmes cités
Je suis celui qui connaît les secrets de l'entendement humain.
Je tiens le compte des trésors de justice ; je suis la vie du monde.
Au-dedans de moi est renfermé tout ce qui est caché, et le mystère des choses cachées.
A moi est confié le mystère, et j'en suis le riche possesseur.
J'ai vu la beauté divine plus à découvert que nul autre :
C'est pourquoi lorsque je contemple ce spectacle, je suis ravi de joie.
Tout ce qui est au Ciel et en la Terre, m'est assujetti.
Je suis le sceau très excellent des choses visibles et invisibles.
J'ai donné ma propre et unique substance pour toutes les créatures.
Je suis toujours avec Jésus, et en perpétuel union avec lui.
Je suis ce Misri, qui a été Roi de mon corps à Misrus ou Egypte.
Mon Oracle, quoique profond, contient dans son interprétation secrète un mystère éternel.
***
En noms divins ma connaissance est infinie.
Je ne respire que pour avancer dans les sciences célestes.
Dans le Ciel de mon coeur il y a des étoiles sans nombre.
Dans chaque Zodiaque je compte mille Soleils et mille Lunes.
En comparaison de ces choses-ci, la connaissance du Ciel empirée, et des autres orbes est à mépriser.
Puisque j'ai aussi sur la terre des essences durables, j'ai honte d'être le maître de l'alphabet des mondes.
Mais cependant je prise cet alphabet, qui est très peu estimé.
Car en lui est joint l'accord de Jésus et de Misri.
C'est pourquoi ma volonté n'a rien et ne manque de rien.
Pétis de la Croix reprend longuement le récit de Cantemir et sa traduction dans son Histoire chronologique de l'histoire ottomane, 1768, tome II, page 646.
De même Misri Effendi est cité dans des dictionnaires historiques du XIXe siècle.
La légende de Niyazi Mısrî selon Cantemir est également reprise dans "La muse ottomane ou Chefs-d'oeuvre de la poésie turque" de Servan de Sugny publiée en 1855, qui lui consacre une notice et traduit deux textes (ci-dessous) accompagnés de commentaires insistant sur le crypto-christianisme du poète. L'éditeur termine par ces mots : "Il m'est bien permis de citer un saint à propos d'un poète turc dont les vers exhalent un si suave parfum de christianisme."
LE REDEMPTEUR
(c'est Lui Qui Parle)
L'entendement humain m'est ouvert comme un livre ;
Je punis, récompense, anéantis, fais vivre.
De célestes trésors abondamment rempli,
Je connais tout et suis un mystère accompli.
De plus près que nul autre approchant le Grand-Etre,
Dans ses perfections j'apprends à le connaître,
Et de ce beau soleil peux, d'un œil réjoui,
Contempler la splendeur sans en être ébloui.
Scellant de mon pur sang l'éternelle alliance,
Pour la rançon de tous j'ai donné ma substance.
Adoré sur la terre et craint dans les enfers,
Je suis maître absolu de ce vaste univers,
Et mon cœur est un ciel tout parsemé d'étoiles,
Où sont mille soleils, mille lunes sans voiles,
Dont l'éclat tient les yeux tellement enchantés,
Que tout le reste est vil auprès de ces beautés.
Interprète divin, mystérieux oracle,
Et sur la vérité fondant mon tabernacle,
J'ai tous les attributs du puissant Roi du ciel,
Et je lui suis égal et consubstantiel.
Ah! puisque j'ai de l'homme éternisé l'essence,
Que ine sert de régner sur l'univers immense,
Et d'en être appelé le vivant alphabet ?
Le seul nom de Jésus me contente et me plaît ;
Je l'associe au nom d'un serviteur fidèle,
De Misri, qui sans cesse à mon esprit rappelle
Cette terre d'Egypte où je fus transporté :
Ainsi, sans rien avoir, j'ai tout à volonté.
LA SOLITUDE
Ne dis pas seulement : " J'aime la solitude; "
Pratique-la, fais-t'en une douce habitude :
Que par elle ton cœur devienne un vase pur,
Et ton âme un beau ciel éblouissant d'azur.
Prétends-tu te connaître avant ta dernière heure?
Cours au fond d'un désert établir ta demeure:
Là, tu deviendras libre en anéantissant
Devant la majesté du Maître tout-puissant.
L'impétueuse mer qu'agite la tempête
Dresse aussi haut qu'un mont sa blanchissante tête,
Bouillonne, inonde tout de ses flots écumants,
Mais s'ignore elle-même en ces grands mouvements.
Telle est la mer du monde : heureux qui, jeune encore,
Sut fuir ses flots trompeurs où tout mortel s'ignore !
Qui, dans la douce paix d'un asile pieux,
Voit les aslres rouler dans la sphère des cieux,
Le soleil éclairer la terre qu'il embrase,
Et celle-ci tourner, solide sur sa base !
Ce sont là des plaisirs qu'un sage peut goûter.
Mais la bouche et le cœur, il doit les redouter :
De funestes erreurs source continuelle,
Ils livrent à son Ame une guerre cruelle.
Tout dans la solitude, au contraire, est charmant :
Tout y plaît, y procure un saint contentement.
Qui n'a plus son ami souhaite sa présence,
Qui perdit le repos en veut la jouissance,
Qui souffre enfin désire un terme à ses douleurs.
Eh bien ! la solitude offre à ses sectateurs
Ami, repos, bien-être et du corps et de l'âme.
Va donc, Misri, trouver Celui qui te réclame
Pour se livrer à toi loin d'un monde indiscret :
Dieu dans la solitude a caché son secret.
La vérité rétablie : la notice de Gibb
Voici un essai de biographie plus objective qui s'intéresse plus au poète qu'au mystique d'après l'ouvrage de Gibb, A History of ottoman poetry, 1904, volume III, page 312 et suivantes.
Mehmet appelé Mısrî Efendi naît à Aspuzi en février 1618, près de Malatya. Il reçoit ses premières leçons de mystique de son père, un Nakşbendi, il étudie à Mardin et au Caire (ce qui est à l'origine de son surnom, Egypte se disant Mısır en Turc), puis dans le village d'Elmalı en Anatolie.
Après ses études, il est envoyé par son dernier professeur, un cheikh halveti, à Uşşak près d'Izmir. Mais après la mort de son professeur, il s'installe à Bursa en 1669-1670, où s'installe l'asitane (centre principal) de la confrérie mystique (tarikat) qu'il inspire, la Mısriyye. Sa réputation de sainteté arrive aux oreilles de Köprülüzade Ahmet Paşa qui l'invite à Edirne où le sultan Mehmet IV s'est installé. Après un séjour d'une vingtaine de jours, il est envoyé à Bursa.
Il est rappelé à Edirne, mais l'agitation populaire qu'il suscite avec ses prônes entraînent son bannissement sur l'île de Lemnos. Pendant son séjour, aucune attaque des Vénitiens, alors en état de guerre avec le sultan n'a lieu contre l'île, ce qui est interprété comme un miracle dû au saint.
Sa réputation grandit, et Köprülüzade Mustafa Paşa, craignant des troubles, le garde vingt ans en exil. Il rentre à Bursa, est rappelé à Edirne où il suscite de nouveau des troubles par ses prêches, est renvoyé en exil à Lemnos où il meurt en mars 1694 (Rejeb 1105), date donnée par l'historien Rachid (une des sources de Gibb). Hammer donne 1699 sans citer ses sources.
Il n'est pas exclu que les problèmes de Mısrî Efendi avec le pouvoir aient pour origine son peu d'orthodoxie, dans une période où le sunnisme conservateur triomphe. Il est le fondateur d'une confrérie, la Misriyye qui se répand dans les Balkans dans la seconde moitié du XVIIe siècle [voir Nathalie Clayer, Mystiques, état et société: les Halvetis dans l'aire balkanique..., 1994].
Mısrî Efendi était si connu qu'il attira l'attention des Européens et en particulier celle de Cantemir qui vécut à Istanbul quelques années. C'est lui qui lui a attribué son attirance pour le christianisme. Cette idée vient d'une mauvaise interprétation de certains textes de Niyazi où le nom de Jésus apparaît. La traduction du prince est d'ailleurs très inexacte et prouve sa méconnaissance de la littérature turque. Hammer prétend que les gazels cités par Cantemir sont des apocryphes, mais Gibb les a retrouvés dans son divan (oeuvre complète). Il rappelle que le thème de Jésus est assez fréquent dans la poésie musulmane, ce qui explique la méprise des occidentaux.
La poésie de Niyazi Mısrî Efendi
Il a écrit beaucoup de prose, mais sa poésie est uniquement composée de gazels. Ils sont si obscurs que l'on comprend la réflexion du mufti qui dit que seul Dieu et Niyazi pouvaient les comprendre. Certains sont écrits en Arabe, tandis que dans d'autres, les vers alternent Arabe et Turc.
Les deux gazels que traduit si mal Cantemir (voir ci-dessus) sont de bons exemples de la poésie mystique persane et turque.
Hammer, dans le Journal asiatique, août-septembre 1846, page 262, signale deux éditions imprimées en 1844, qu'il a lues :
- une brochure de 12 pages "renfermant [son] catéchisme, en 14 questions et réponses."
- Le Diwan de Niazi [Niyazi], avril 1844, en caractères neskhtaalik, 84 pages in-8°. Le nom de Jésus apparaît dans quatre gazels sur les 185 du recueil qui se termine par un mesnevi de 24 distiques. Un des gazels célèbre la vallée d'Aspuzi. 14 gazels sont écrits en arabe.
Il donne la traduction d'un beau gazel :
Mon cœur, renonce à tout et ne tient qu'à l'amour :
Les mystiques exacts ne suivent que l'amour.
Parce qu'il devança tous les êtres au monde.
Le principe de tout, l'origine, est l'amour.
Quant tout sera fini, lui seul fera la ronde.
C'est pourquoi l'on a dit que sans fin est l'amour.
Je te demande, ô Dieu ! que tu me sois le guide,
Et que pas un moment ne me quitte l'amour.
Fais qu'à jamais mon cœur de passions soit vide,
Qu'ici-bas et là-haut soit mon ami l'amour.
L'amour, au paradis, est la béatitude.
Des amants bienheureux leur Eden, c'est l'amour.
Qui me dirigera dans cette Solitude ?
Des prophètes, des saints, le seul guide est l'amour.
© jmb 05-2010