Les chiens d'Istanbul / Constantinople suscitent, dès le XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle et au début du XXe siècle, une abondante littérature des écrivains, journalistes et voyageurs qui se rendent dans la capitale de l'Empire ottoman. Ils sont fascinés par leur nombre et par leur statut ambigu. A. Ubicini (1818-1884) est l'un de ces auteurs, c'est un fin connaisseur du pays qui donne ici une description très juste et toujours d'actualité de la mentalité des Turcs.
Au début du XXe siècle, on édite aussi de nombreuses cartes postales qui montrent les chiens d'Istanbul comme en témoignent celles que nous reproduisons ci-dessous, dont l'une, montrant un groupe de chiens endormis, porte la légende humoristique "Dolce farniente"
Constantinople, Dolce far Niente. N°57 E. F. Rochat, Constantinople. Editions d'Art de l'Orient. Obtenu avec plaque Lumière.
Les chiens des rues. Le déjeuner. Photogr. Abdullah. Editeur Max Fruchtermann, Constantinople
Constantinople, Chiens des rues, carte postale en couleurs, début XXe siècle
Les chiens des rues, Constantinople, carte postale envoyée le 9 juin 1904
Sur les hauteurs d'Eyoub, agrandissement d'un cliché du glyphoscope Richard de Paris, carte postale du début du XXe siècle.
Une chienne et ses petits près du cimetière d'Eyüp.
Constantinople, groupe de chiens et balayeur de rues, N. Zellig Fils, n° 82, début XXe siècle
Le docteur Dr S. S. Mavrogény [Mavroyeni] publia, en 1902, une plaquette de 20 pages intitulée Les chiens errants de Constantinople: étude de moeurs canines (Paris, Jean Maisonneuve).
Extrait de A. Ubicini, La Turquie actuelle, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1855
Les chiens eux-mêmes s'en vont : triste présage ! Traqués par les Européens , la plupart ont émigré dans les quartiers turcs les plus reculés. Là ils trouvent encore des âmes charitables qui leur distribuent la pâture chaque matin , assistent leurs femelles en couches, veillent à ce que leurs petits ne périssent pas de froid pendant l'hiver, et poussent même l'attention jusqu'à faire, à leurs derniers moments , des legs en leur faveur. Pourtant le chien, de même que le porc, est réputé par l'Osmanli un animal immonde, au point que son contact, même involontaire, rompt l'état de pureté légale. Aussi n'en élève-t-il jamais dans sa maison; mais il se regarde comme le protecteur né de tous ceux qui ont élu domicile dans son quartier. La bienfaisance est recommandée par le Prophète comme la première de toutes les vertus ; et cette bienfaisance, on l'étend jusque sur les animaux.
Un jour je descendais côte à côte avec un Turc la longue rue qui conduit du bazar à Yéni-Djami (la Nouvelle mosquée). A une certaine distance, une troupe de chiens, étendus le long de la muraille, barrait le passage. Mon compagnon inconnu prit tranquillement le milieu de la chaussée, de crainte de déranger leur kièf. Voyant que je me détournais comme lui de mon chemin, mon procédé le toucha. « Tu as le cœur d'un musulman, me dit-il; puisse ta fin être heureuse ! »
Un autre jour, sur la place de la mosquée de Bayazid, deux Osmanlis s'entretenaient gravement non loin de l'étal d'un boucher. L'un , que je reconnus à son turban, était un molla appartenant aux premières classes de la magistrature; le cortège de l'autre annonçait un personnage d'un rang non moins élevé. Le boucher, du fond de sa boutique, jeta un débris de viande à un chien paisiblement endormi dans le ruisseau, à quelques pas de là. Le bruit de la chute de l'os éveilla l'indolent animal, qui allongea la patte pour essayer de l'attirer à lui, et voyant qu'il ne pouvait y atteindre, plus paresseux encore que gourmand, fit mine de se rendormir. Le molla, qui suivait de l'œil tout ce manège tout en prêtant l'oreille au discours de son interlocuteur, le quitta tout à coup, s'avança jusqu'au bord du ruisseau, poussa du pied l'os jusqu'à portée de la gueule du chien, et revint tranquillement reprendre sa conversation.
De mon temps, les chiens vivaient encore en troupes assez nombreuses dans les rues de Péra et de Topkhanè. Ceux même de Topkhanè, moins familiarisés avec l'habit européen , manquaient rarement de nous poursuivre de leurs vociférations, chaque fois que nous passions le soir sur la place de la mosquée pour rentrer chez nous. On a peine à se faire l'idée d'un pareil tintamarre. Il suffisait qu'un seul donnât le signal : aussitôt toute la bande se mettait à pousser des hurlements, auxquels répondaient d'autres hurlements partis des mahallés voisins , et rendus plus affreux encore par la distance. Leur antipathie se manifestait surtout à l'égard des Anglais, comme s'ils eussent flairé en eux des ennemis irréconciliables. Le fait est que les fils d'Albion ont beaucoup contribué, par leurs exécutions quotidiennes, à débarrasser les rues de Péra de ces hôtes plus inoffensifs encore qu'incommodes. J'ai connu un capitaine anglais qui allait faire le whist tous les soirs dans une maison de Péra, et qui ne manquait jamais, lorsqu'il retournait à son bord à une ou deux heures du matin, d'assommer un chien pendant le trajet, à l'aide d'un bâton ferré qu'il portait en guise de canne. Si par malheur il avait ce jour-là perdu au jeu, c'était par deux et par trois qu'il comptait ses victimes. « Encore un de moins, » disait-il à chaque fois. Bientôt il n'y eut plus un seul chien dans la longue rue qui descend de Péra à Topkhanè. Alors il prit son chemin par un autre côté, afin de pouvoir continuer son rôle de justicier. L'alarme se répandit dans tous les quartiers environnants. Un jour, entendant des aboiements dans une ruelle étroite de Galata, il s'y enfonça, son bâton à la main. Quatre individus se jetèrent sur lui, le désarmèrent et le rouèrent de coups. La police et l'ambassade durent intervenir. Ce fut toute une affaire.
Aujourd'hui l'on ne rencontre presque plus de chiens dans les quartiers européens : la disette et les intempéries des saisons ont achevé l'œuvre d'extermination des Européens. Le peu qui s'en trouve encore à Péra et à Galata se sont civilisés. Ils ont cessé d'aboyer après l'habit franc , et ne font plus de distinction entre les chrétiens et les musulmans. Ce sont les chiens de la réforme.
Mais il existe aussi un petit nombre de chiens réfractaires , qui protestent par un exil volontaire contre l'envahissement des théories nouvelles. Ceux-là nourrissent tous les vieux préjugés contre les ghiaours. A l'exemple des Celtes retirés au fond de l'Armorique pour échapper au contact de la domination romaine, ils ont fui dans les quartiers solitaires de Stamboul et d'Eyoub pour y gémir, avec leurs amis les derviches , sur la décadence de l'islamisme et le triomphe des infidèles. Aussi malheur au Franc qui se hasarde seul, à la tombée de la nuit , dans ces rues étroites habitées par des milliers de chiens, que la vue seule du chapeau et du frac européen met en fureur !
Ils ont, d'ailleurs, conservé intactes les anciennes mœurs. Ils vivent par bandes séparées qui entretiennent entre elles des rapports de voisinage , à la condition de ne point violer leurs territoires réciproques. Comme chaque bande est nourrie par les habitants du quartier où elle réside, elle tolère difficilement l'admission d'intrus qui porteraient préjudice à la masse en partageant son droit à l'assistance publique. On ne déroge à la règle que dans des cas extraordinaires. Un jour j'assistai de ma fenêtre à une scène de mœurs singulière, et qui est restée dans mon esprit comme un indice de l'intelligence et du bon naturel de ces animaux, qui semblent d'ailleurs, par leur instinct, échapper à toute éducation domestique. Deux chiens d'une tribu voisine, qui en poursuivaient un troisième blessé, firent irruption sur le grand espace vide, dévasté par l'incendie , qui s'étendait devant ma fenêtre. Au même instant une demi-douzaine de chiens, couchés au milieu des décombres, s'élancèrent avec impétuosité pour venger la violation de leurs frontières et, après un combat acharné, mirent en fuite les envahisseurs. Restait le chien blessé, qui s'était blotti tremblant dans un coin en attendant qu'on décidât de son sort. En effet, les vainqueurs, après l'avoir flairé à tour de rôle, s'étaient formés en conseil à quelque distance et paraissaient se consulter. A la fin l'un d'eux, s'étant détaché du groupe, alla chercher le fugitif, auquel il eut l'air d'adresser quelques questions , et, satisfait sans doute de ses réponses, le ramena au quartier général, où on lui donna un restant d'os à ronger. A partir de ce jour, il fit partie de la troupe.
A lire
Le texte de Catherine Pinguet, "Les chiens des rues d’Istanbul Récit d’une cohabitation urbaine homme/animal", publié en anglais et en turc dans le livre/catalogue de l’exposition : The Four-Legged Municipality – Street Dogs of Istanbul, Istanbul Research Institute, 2016 et en Français ici : https://ici-et-ailleurs.org/voyons-ou-la-philo-mene/article/les-chiens-des-rues-d
Les chiens des rues, Constantinople, carte postale envoyée le 9 juin 1904, verso avec cachet de la poste française