Chaque sultan contribua à l'enrichissement du patrimoine architectural de la Turquie. C'est ce que ce texte tente de montrer en décrivant, dans l'ordre chronologique, les monuments construits par les souverains ottomans avant et après la conquête de Constantinople. Nous avons modernisé quelques noms pour faciliter la lecture.
extrait de L. Batissier, Histoire de l'art monumental, Furne, 1860
Vers le xe siècle, la puissante tribu des Turcomans seldjoukides, venue de l'Altaï, occupait les fertiles steppes de la province appelée le Turkestan (Cette tribu tirait son nom de Seldjouk [Selcuk], un de ses princes, qui s'était converti à l'islamisme.)
Au commencement du siècle suivant, ils avaient conquis le Khorassan, l'Irak-Adjémi (Médie ancienne), le territoire de Mossoul et Bagdad. Un de leurs princes, Arpaslan, étendit encore du côté de l'ouest les bornes de l'empire seldjoukide : il s'empara de l'Arménie et de la Géorgie. Les généraux de son fils Mélik schah soumirent la Syrie et l'Egypte d'un côté, de l'autre Samarkande et Boukhara. Sous son règne, une foule de monuments furent fondés à Ispahan, à Nischapour, à Hérat, à Mossoul, à Bagdad et dans d'autres villes. Il dut employer, suivant le pays, des architectes arabes, persans et grecs. Il est certain que les Seldjoukides, peuple nomade et guerrier, ne s'étaient jusqu'alors livrés aucunement à la culture des sciences et des arts, et qu'ils durent adopter la civilisation des peuples conquis. En 1074, Souleïman [Suleyman], arrière-petit-fils de Seldjouk, avait fondé le royaume d'Iconium [Konya] et avait fini par enlever aux Grecs Antioche et Laodicée. Après la mort de Melik schah, s'étaient encore formés les royaumes d'Alep et de Damas, qui furent très-florissants. Les sultans de ces divers pays, et surtout Alaeddin Ier, dont le règne est célèbre dans l'histoire du moyen âge, embellirent les villes de la Syrie et de l'Asie Mineure d'un grand nombre de constructions civiles et religieuses. L'empire des Seldjoukides finit dans la personne d'Alaeddin III.
Ce fut dans les premières années du XIIIe siècle qu'Osman, qui avait été un des généraux d'Alaeddin, jeta les fondements de la puissance ottomane. Son fils et son successeur, Orkhan, fit de Brousse [Bursa] (l'ancienne Prusa, en Bithynie), la capitale de ses États. Il s'empara, en 1226, de Nicomédie et de Nicée. Le règne d'Orkhan, grâce à la sage administration de son frère Alaeddin, fut très-prospère et très-glorieux. Orkhan fut le premier des princes ottomans qui imita l'ancien usage oriental de couvrir les édifices publics d'inscriptions et de sentences. A dater de son règne, les mosquées, les écoles, les hôpitaux, les fontaines, les tombeaux et les ponts indiquèrent au voyageur l'année de leur construction ; souvent même on lit, sur les monuments, des vers gravés en lettres d'or sur fond d'azur. Ce fut aussi Orkhan qui le premier établit un medrésé, ou haute école [école religieuse], auprès de la mosquée de Nicée [Iznik] (1). Enfin il fonda dans cette ville le premier imaret, ou cuisine pour les pauvres.
Après avoir agrandi ses États aux dépens des empereurs grecs et tourné ses armes contre les successeurs des Seldjoukides dans l'Asie Mineure, ce prince fit exécuter dans le pays de Karasi, l'ancienne Mysie, d'immenses constructions, des mosquées, des collèges, des couvents, des karavanseraïs, qui rivalisaient de magnificence avec les établissements de Nicée. On voit encore au pied du mont Olympe le tombeau d'Oghlibaba, qui date de cette époque. A l'exemple de leur souverain, les habitants de Brousse embellirent cette ville d'une foule de fondations pieuses, bâties à grands frais (1).
Dès le règne d'Orkhan, les Turcs s'efforcèrent de s'établir en Europe. Souleïman s'empara, en 1356, de la ville de Tzympe. La conquête de Gallipoli, qui était la clef de l'Hellespont et un vaste entrepôt de commerce, leur livra les portes de l'empire grec d'Orient. Souleïman étant mort, Orkhan lui fit élever un tombeau qui se voit encore au nord de l'embouchure de l'Hellespont.
1. Brousse est restée la capitale de l'empire ottoman en Asie jusqu'à la prise de Constantinople. Les souverains Osman, Bajezid, Mourad Ier et Mourad II y ont de magnifiques mausolées. On y compte encore les tombeaux de cent vingt-six princes de leur famille, et les sépultures de plusieurs vizirs et autres personnages. Ces monuments sont aujourd'hui détruits en grande partie.
— Le règne de Mourad Ier [Murat Ier] ouvrit une nouvelle ère de gloire et de puissance aux Ottomans. Ce prince s'empara d'Angora [Ankara], l'ancienne Ancyre, et y fit bâtir de beaux édifices.
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Il dirigea ensuite ses efforts du côté de l'Europe, se rendit maître de Démitoka où il fonda un serai (palais), des mosquées et des bains à voûtes épaisses, puis enfin entra en vainqueur dans Andrinople [Edirne], qui devint la capitale des possessions ottomanes en Europe. Au fur et à mesure que les généraux de Mourad s'emparaient de quelques villes, le sultan les dotait d'édifices religieux et d'utilité publique. C'est ce qu'il fit pour Feredjik, Karaféria et Sagrae-Filibé. Après la victoire de Hadji-llbeki sur les Serviens [Serbes], en 1363, il fit construire une mosquée à Biledjik, un couvent à Yenischerh [Yenisehir], deux mosquées et un medrésé à Brousse [Bursa]. L'Oulou-Djami [Ulu camii], terminé seulement par Mohammed Ier, offre un vaste carré recouvert par dix-neuf coupoles sur pendentifs ; la coupole centrale est percée d'une grande ouverture circulaire, sous laquelle est placée une fontaine. L'édifice est précédé d'un atrium de peu d'étendue. Quant aux minarets, ils sont séparés du corps du monument. Cette mosquée est conçue sur le plan des basiliques grecques de la seconde période, mais les coupoles reposent sur des ogives qui s'appuient sur de simples piliers carrés surmontés d'une imposte taillée en biseau. Les pendentifs des murs, à stalactites et à facettes, sont très-variés. Ces piliers étaient dorés jusqu'à hauteur d'homme (1). Ce prince fit encore élever un fort beau palais à Andrinople [Edirne] ; sept grandes mosquées, sept bains, de magnifiques mausolées et d'énormes fortifications à Kutahia.
Sous les premiers princes ottomans, l'architecture fut cultivée avec succès ; une grande impulsion fut imprimée aux travaux publics en Syrie et dans l'Asie Mineure. De l'examen des monuments élevés aux XIIIe et XIVe siècles dans ces pays, il résulte que les Ottomans suivirent surtout, dans hnirs bâtiments, les pratiques de l'art byzantin, légèrement modifié par le goût arabe et persan. D'ailleurs, cette opinion est corroborée par un passage de Khatib Tchaleby, qui nous apprend que le sultan Mourad Ier employa des chrétiens à la construction de ces édifices, et que ce furent des artistes francs qui bâtirent la mosquée de Tcherkirguèh, à Brousse.
Sous le règne de Bajezid-Yldirim [Beyazit Ier Yildirim], sept des dix principautés formées après le démembrement de l'empire seldjoukide étaient soumises à la domination des sultans de Brousse. Bajezid fonda à Andrinople un imaret et une mosquée, dans le quartier de Yldirim-Khan ; des mosquées, des bains et des écoles à Alaschehr [Alasehir]. Il dota encore Brousse de deux djamis (mosquées) ornées de coupoles et de faïences de couleur, suivant le goût persan; l'une d'elles, dite d'Aktschaghlan, existe encore, et présente deux coupoles au-dessus de sa grande nef. Enfin, il releva les murs de cette dernière ville, et fit édifier le fort d'Anatolie. Les invasions des Tartares-Mogols conduits par le farouche Timour, et les troubles qui suivirent la mort de Bajezid arrêtèrent pendant quelque temps l'essor qu'avaient pris, sous les règnes précédents, les lettres et les arts. Mais Mohammed Ier [Mehmet Ier], dès qu'il se fut débarrassé des concurrents qui lui disputaient le pouvoir, attira à sa cour des médecins, des légistes, des scheikhs et des poètes célèbres, et songea comme ses prédécesseurs à embellir les principales villes de son vaste empire.
1. On comptait à Brousse soixante-quatorze djamis à minarets, vingt-quatre medjids sans minarets, vingt karavanserails publics et de très-beaux bains dans les environs.
{mosimage}Il fit achèvera Andrinople la mosquée de Souleïman (l'Oulou-Djami [Ulu camii], c'est-à-dire la grande mosquée). Ce monument est carré, a trente-cinq mètres de long, et est précédé d'un porche surmonté de cinq coupoles; la nef et le sanctuaire sont également couronnés par des coupoles, au nombre de neuf. On doit aussi à ce prince la mosquée Verte de Brousse. Le parvis de cette djami (mosquée) n'a pas été achevé. Elle est en marbre. Son plan est irrégulier. La porte principale est d'une hauteur et d'une richesse de sculpture sans égales. A l'intérieur, le fond de la mosquée est couvert de faïences persanes figurant deux grands rideaux verts, entre lesquels on aperçoit une corbeille de fleurs. Tout le pourtour des murs, jusqu'à hauteur d'homme, est plaqué de faïence verte et bleue, avec un bandeau d'inscriptions en relief. Les coupoles, jadis rehaussées à l'extérieur de carreaux de faïence verte, brillaient, au soleil, de l'éclat des émeraudes (1). Le mihrab ressemble à la porte et est en faïence. Ses colonnettes sont aussi en faïences émaillées. Le turbé de Mohammed Ier se voit auprès de cette mosquée. C'est un édifice octogone placé au milieu d'un jardin, et couvert, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, de faïence verte, et orné d'inscriptions d'émail blanc sur fond vert. Mohammed Ier a été comparé par les historiens, en raison de son amour pour les arts, au sultan seldjoukide Alaeddin Ier. D'après ce qui précède, on voit que les princes ottomans avaient tout d'abord adopté, pour leurs mosquées et leurs mausolées, le plan des basiliques et des tombeaux byzantins. On doit remarquer seulement qu'ils employèrent l'arc ogival, et que, comme les Arabes et les Persans, ils rehaussèrent les murailles de leurs édifices de grandes inscriptions peintes et de briques émaillées formant des dessins variés.
Mourad II [Murat II] continua l'œuvre de conquête et de civilisation commencée avec tant d'éclat par son père. Au milieu des guerres formidables qu'il eut à soutenir contre Hunyade et Scanderbeg, il trouva le temps et les sommes nécessaires pour se faire bâtir à Magnésie un vaste palais entouré de voluptueux jardins. Il dota Andrinople [Edirne] de la mosquée des Trois Galeries. Cet édifice sacré est précédé d'un vaste parvis, dont les galeries sont surmontées par vingt coupoles. A chacun des angles de ce parvis s'élève un minaret. La mosquée proprement dite est couverte par cinq dômes. Le minaret de Mourad II est fort curieux. Il présente trois escaliers en limaçon, dont les spirales se superposent l'une à l'autre jusqu'à la cime de la tour, et débouchent sur chaque galerie extérieure ; de telle sorte que trois personnes peuvent monter à la fois sans se voir au sommet du minaret. Mourad II annexa à sa mosquée des écoles et des cuisines pour les pauvres, et fonda le premier daroulhadis, ou collège des traditions du Prophète ; il éleva, en outre, une autre mosquée à Brousse, dans un jardin où se voient les tombeaux de ses femmes et de ses enfants. Les ponts d'Erkené et de Balikhissar, à Angora [Ankara], datent de son règne.
Un des premiers ouvrages exécutés par les soins de Mohammed II [Mehmet II] fut la construction du château fort de Boghazkesen (coupe-gorge) sur le Bosphore, en face de la forteresse de Guzelhissar, que Bajezid-Yldirim avait fait bâtir sur la côte d'Asie. Ce prince voulut que ce château, par sa configuration, représentât les lettres arabes dont se compose le nom du prophète Mahomet.
1. Voyez les dessins de cette mosquée, publiés par M. Texier, dans son ouvrage déjà cité : Description de l'Asie Mineure. Les murs de la mosquée Verte, jadis couverts d'ornements dorés, ont été blanchis à la chaux.
Six mille ouvriers, assistés d'une foule de gens, édifièrent cette forteresse sous la surveillance du sultan. Pendant le siège de Constantinople, un grand nombre d'édifices importants furent détruits ; mais à peine maître de la capitale de l'empire grec, Mohammed s'appliqua à réparer les désastres de la guerre. Il jeta les fondements de l'immense château dit des Sept Tours, releva les murailles de la ville, convertit en mosquées huit églises, fit bâtir les djamis d'Eyoub [mosquée d'Eyüp], du Scheïkh Bokhari, des Janissaires et du Conquérant. Autour de cette dernière, dont le dôme est supporté sur des colonnes de granit, s'élevèrent huit medrésés, un imaret, des écoles secondaires, une bibliothèque, et, un peu plus loin, des bains. Mohammed avait encore fait construire deux serais [saray], l'un sur l'emplacement de l'église des Saints-Apôtres, l'autre sur le lieu où était l'ancienne acropole de Byzance (1). Enfin la mosquée de Kasim-Pacha et celles des sultanes Aïsché et Sitti furent édifiées sous son règne, à Andrinople [Edirne]. Nous avons déjà parlé, dans un autre chapitre, du style d'architecture qui florissait aux xve et xvie siècles en Turquie. Nous n'y reviendrons pas. Nous terminerons cet aperçu par l'indication des constructions entreprises sous quelques-uns des successeurs immédiats de Mohammed II.
1. C'est ce seraï qu'on appelle la Porte impériale, la sublime Porte des sultans. Ces mots servent aussi à désigner l'armée, dont chaque corps est nommé porte.
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Son fils, Bajezid II [Beyazit II], quoique d'un caractère féroce et sanguinaire, cultivait avec succès la mécanique, la théologie et diverses sciences. Il voulut, comme ses prédécesseurs, attacher son nom à de belles constructions. Il fit donc bâtir une superbe mosquée sur la troisième des sept collines do Constantinople, et y annexa un imaret et une académie. II en fonda une seconde sur le même modèle à Andrinople et la pourvut d'un hôpital, de bains, d'un medrésé, etc. Amassia fut également dotée par lui de divers établissements. On lui doit encore trois ponts : l'un à Osmandjik, l'autre sur le Sakaria, et le dernier sur le Kodos. Enfin la mosquée du scheïkh Schemseddin-Bokhari, à Constantinople, date de son règne. Ce prince dépensa en bâtiments des sommes immenses.
Selim II consacra plusieurs églises chrétiennes de la capitale au culte de l'Islam. On lui doit la mosquée élevée à Damas sur la sépulture du scheikh Mohiyeddin-el-Arabi, avec des imarets et des écoles. Il commença à Andrinople une autre mosquée qui ne fut achevée que par Souleïman le Grand. Nous avons dit qu'il s'empara de l'Egypte et amena plusieurs artistes de ce pays en Europe.
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Le sultan Souleïman le Grand [Suleyman Ier, Soliman le magnifique] a laissé parmi les Turcs la réputation, non-seulement d'un guerrier illustre, mais aussi d'un législateur habile. Nous n'avons pas à nous occuper ici de toutes les campagnes militaires dirigées par ce prince, ni de toutes les institutions qu'il a fondées; nous allons seulement indiquer les travaux d'art exécutés sous son règne. Le premier soin de Souleïman, à son avènement au trône, fut de faire bâtir un tombeau, une mosquée et une école à l'endroit où reposaient les restes de son père, à Galata, sur la sixième des sept collines de la ville. En 1543, il chargea Sinan, le plus célèbre architecte ottoman, de construire une autre mosquée et un autre tombeau, en l'honneur de son second fils Mohammed. Au bout de cinq ans, ces édifices furent achevés. Cette mosquée, qui rappelait par son plan celle du Conquérant, se distinguait de cette dernière par quatre demi-coupoles entourant le dôme central.
Un autre fils de sultan, Djihangir [Cihangir], fut inhumé près de Mohammed, et, à son occasion, on édifia une troisième mosquée sur la colline qui domine le faubourg de Topkhané. Du règne de Souleïman datent encore les deux mosquées de Mirmah à Scutari, celle de la sultane Khasseki, vulgairement connue sous le nom de Roxelane, à la porte d'AndrinopIe, et enfin la célèbre Souleïmaniyé [Suleymaniye ], un des plus vastes et des plus riches édifices de Constantinople. Le sultan posa, en 1550, la première pierre de cette mosquée, qui fut achevée six ans plus tard et dont les frais s'élevèrent à l'énorme somme de 700,000 ducats. Ce monument rappelle par ses principales dispositions la célèbre basilique de Sainte-Sophie. Il est précédé d'un sahn ou parvis dont trois côtés sont entourés de portiques ; le quatrième est formé par la façade de la mosquée. La porte du vestibule est décorée dans le goût arabe, et présente un nombre considérable d'ornements en forme de stalactites. Aux quatre angles du parvis s'élèvent des minarets surmontés d'un croissant. A l'intérieur, la mosquée offre une grande coupole supportée par les quatre plus belles colonnes de granit rouge qui soient à Constantinople ; au-dessus des bas côtés régnent des galeries distribuées en plusieurs cabinets, où les pèlerins, avant de partir pour la Mecque déposent, comme dans un lieu sacré et inviolable, les valises renfermant les objets précieux qu'ils possèdent. Le mihrab et les chaires sont d'une délicatesse exquise et d'une richesse de travail incomparable. Les vitraux sont ornés de fleurs peintes par Serkhosèh-Ibrahim; les inscriptions ont été dessinées par Karahissari. En dehors de l'édifice se trouvent les turbés de Souleïman et de la sultane Khasseki, sa femme. Dans les dépendances de la Souleïmaniyé, il existe douze fondations pieuses, des collèges, des écoles, des hôpitaux, des bains et des fontaines. Après cette mosquée, les constructions dont Souleïman s'enorgueillissait le plus étaient le pont en pierres de Tschekmedjé et l'aqueduc des Quarante-Arches, qui alimentait quarante fontaines publiques de la capitale.
La Suleymaniye
Si l'on en excepte Constantin, fondateur de Constantinople, dit M. de Hammer (1), et Mohammed [Mehmet], qui conquit et restaura cette grande cité, les souverains à qui elle doit le plus grand nombre d'embellissements sont Justinien le Grand et Souleïman [Suleyman]. Une description détaillée de tous les édifices construits par ce prince ottoman fournirait matière à un ouvrage aussi étendu que celui de Procope, qui a traité en six chapitres des monuments élevés par Justinien. Comme Procope, on pourrait s'épuiser en louanges à l'aspect des mosquées de la capitale et des provinces, des aqueducs, des ponts, des fortifications et des nombreuses fondations pieuses dont Souleïman dota l'empire. A l'exemple de son père Sélim, qui arracha à l'oubli la sépulture du grand scheïkh mystique Mohiyeddin-el-Arabi, Souleïman fit relever à Bagdad le tombeau du grand imam Abou-Hanifé, qui avait été détruit par les hérétiques persans, et fonda près de ce tombeau une mosquée et une cuisine pour les pauvres. Dans la même ville, il restaura la mosquée du mausolée du scheïkh Abdoulkadir-Ghilani. Il fonda à Koniah [Konya], sur le tombeau du grand poète mystique Mewlana-Djelaleddin-Roumi, une autre mosquée avec deux minarets, une salle destinée aux valses sacrées des derwischs, des cellules pour leur habitation et une cuisine pour les pauvres.
1. De Hammer, ouvr. cité, t. VI, p. 241. Dans tout ce travail sur les monuments de l'empire ottoman, nous suivons les indications dans l'ouvrage de cet excellent écrivain, le seul qui donne des détails précis et positifs sur les travaux d'art des sultans de la Turquie.
Il fit bâtir sur la sépulture de Sid-Battal, à Seïd-el-Ghazi, un grand couvent, une mosquée, un medrésé et un imaret. Tous ces édifices furent recouverts en plomb. A Kaffa, à Nicée, à Damas, Souleïman répara les mosquées tombées en ruine ; près du pont de Moustafa-Pacha, il restaura le karavanseraï, la mosquée et l'imaret fondés par cet homme d'État. Dans toutes les villes soumises par les armes ottomanes, à Rhodes, Coron, Sabacz, Belgrade, Tmeswar et Ofen, les églises furent changées en mosquées, pendant qu'on reconstruisait les remparts et qu'on élevait de nouvelles fortifications. Souleïman fit refaire aussi les murs de Jérusalem et fut le premier des sultans qui, à l'exemple des khalifes, embellit la sainte maison de la Kâba. Il fonda à la Mecque quatre medrésés pour les quatre rites orthodoxes, rebâtit la djami (mosquée) de Khadijé, y établit à grands frais les aqueducs de Bedr-Honeïn et du mont Aarafat, des fontaines et de vastes bassins en marbre.
Le successeur de Souleïman, Selim II, dès la première année de son règne, jeta à Andrinople les fondements d'une mosquée qui porte son nom. Les travaux de ce monument ont été dirigés par le célèbre architecte Sinan, qui déploya dans cette construction toutes les ressources de son art. Il disait lui-même, en parlant de ses ouvrages, que la mosquée des Princes, à Constantinople, était l'œuvre d'un apprenti, que Souleïmaniyè était celle d'un ouvrier, mais que Sélimiyé était seule une œuvre de maître. La coupole de cet édifice a 2m40 de diamètre de plus que celle de Sainte-Sophie, et s'appuie sur huit piliers engagés dans les murs.
Elle est accompagnée de quatre minarets, dans l'un desquels est pratiqué un triple escalier en hélice comme au minaret de Mourad II. Il construisit une seconde djami (mosquée) à Andrinople, releva les murs de cette ville, restaura les aqueducs de la Mecque, fit décorer le parvis de la Kâba de trois cent soixante coupoles, et commença deux énormes contreforts pour solidifier Sainte-Sophie.
Tels sont les principaux monuments qui ont été élevés par les princes ottomans, jusqu'à la fin du xvie siècle. Tous les édifices religieux qu'ils ont fait bâtir à Constantinople sont conçus, à peu de chose près, sur le même plan , et ce plan rappelle tout à fait, dans ses dispositions générales, celui de Sainte-Sophie ; quant aux ornements dont ils sont rehaussés, ils sont empruntés généralement à l'architecture arabe. Ainsi les pendentifs des coupoles et les chapiteaux des colonnes présentent de ces petites voûtes superposées en encorbellement, que nous avons appelées ornements en stalactites.
Les mosquées turques, sous le rapport de la distribution, ne diffèrent pas essentiellement des mosquées arabes. Elles sont, comme ces dernières, accompagnées de diverses fondations religieuses ou d'établissements d'utilité publique. Souvent un jardin, raoudha, est attenant à la mosquée ; il est planté de cyprès au milieu desquels se trouve le turbé ou tombeau du fondateur de l'édifice sacré. Des collèges, medrèsè, — des cuisines pour les pauvres, imaret, — des auberges ou bâtiments destinés aux étrangers, khans, — des écoles secondaires, makteb [mektep], — des bibliothèques, kitabkhanè [kütüphane], — des bains, hammam, — des fontaines, sébil, sont presque toujours contigus aux grands temples musulmans de la Turquie et entretenus au moyen de donations plus ou moins riches.
Nous n'ajouterons rien à ce que nous avons dit précédemment des karavanséraïs, qui furent une imitation des mansiones veredariorum bâties sur les grandes voies romaines, ni des khans qui pouvaient être comparés aux hôtelleries grecques, dites xenodokheion.
Pour ce qui est des bains turcs, ils ne furent, comme les bains arabes, qu'une copie assez exacte, quoique simplifiée, des bains byzantins. Le tchoncour-hammam (bain profond) de Mohammed II, qui était double, tchifte, fut construit sur le plan des bains de Constantin (1). Il était voisin de la djami (mosquée) du Conquérant et fut ruiné en partie, ainsi que cette mosquée, à la suite d'un tremblement de terre en 1763. La djami (mosquée) fut réparée dans le mauvais style italien du xviiie siècle, mais le bain fut abandonné. Cependant, malgré l'état de dévastation où se trouve ce dernier monument, il est facile d'en reconnaître les principales dispositions. Nous venons de dire qu'il était double, ce qui signifie qu'il se composait de deux établissements séparés par un mur, l'un à droite, destiné aux femmes, l'autre à gauche, plus grand, destiné aux hommes.
La principale pièce des bains de Mohammed II est une grande salle qui contenait une fontaine jaillissante et qui était recouverte par une coupole percée à son centre d'une ouverture circulaire, laquelle se fermait à volonté au moyen d'une plaque de métal, clypeus, comme dans les thermes antiques. Cette salle, qui représente l'apodytérium des bains latins, était munie dans tout son pourtour d'estrades sur lesquelles on disposait des lits qui pouvaient se clore au moyen de rideaux. On trouvait ensuite l'étuve tiède, tepidarium, salle octogone garnie de banquettes de marbre ; puis l'étuve chaude, calidarium, qui était chauffée à la vapeur d'eau. Enfin, quatre cabinets, où l'on entretenait une chaleur plus intense, étaient ménagés aux quatre angles de cette dernière pièce. — Le bain des hommes et celui des femmes avaient un fourneau commun situé derrière le bâtiment (2).
2. On trouve une description un peu confuse, mais assez intéressante, du tchoucour-hammam dans l'ouvrage de P. Gilles, De topographia Constantinopoleos,1651, in-4°, l. IV, ch. ii.