Catégorie : Anecdotes, récits...
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Mary Wortley Montagu (1689-1762), née Lady Mary Pierrepont, femme de lettres, fut l'épouse d'Edward Wortley Montagu, membre du Parlement britannique, ambassadeur à Constantinople en 1717-1718. A cette occasion, elle vécut dans l'empire ottoman, à Edirne/Andrinople et à Istanbul/Constantinople pendant 18 mois.

D'après ses lettres, elle était aidée d'une interprète d'origine grecque, avant d'apprendre la langue turque et de s'entretenir avec ses interlocutrices dans leur langue maternelle. 

Lady Montague découvrit en Turquie l'inoculation contre la variole, et en fit la promotion en Angleterre, plusieurs années avant que ne soit découverte la vaccination.

Montague, Lettres, 1764

Le récit du voyage et de ce séjour parut sous forme de lettres (Letters of ... Lady M--y W---y M----e) qui furent publiées,  après sa mort, d'abord anonymement ; elles connurent un grand succès et furent très rapidement traduites et souvent rééditées par la suite.

En France, on compte encore, entre 1950 et 2018, cinq éditions et parfois traductions différentes, souvent accompagnées de préfaces et de notes.

On lit souvent que ce témoignage fut précieux pour la connaissance de la société ottomane des villes, puisqu'il donnait le point de vue d'une femme qui avait accès au monde féminin, jusqu'alors invisible pour les voyageurs masculins. Certains passages sont célèbres comme celui décrivant le hammam, objet de bien des fantasmes en Occident, ou ceux concernant l'Islam qui explique le titre des traductions françaises modernes : "l'Islam au péril des femmes" et "l'Islam au coeur". LAdy Montague ne nourrit pas à l'égard des Turcs les préjugés de ses contemporains, elle ne les considère pas comme des barbares.

A sa sortie, le recueil fut l'objet d'une polémique : le baron de Tott, un autre voyageur et diplomate contestait la véracité du récit de Lady Montague et ses descriptions qu'il jugeait trop idylliques. Nous reproduisons ci-dessous certaines réponses à cette critique.

Vous pourrez lire les lettres consacrées à la Turquie.

A lire

Bibliographie partielle des Lettres de Lady Montague

Première édition en Anglais : Letters of ... Lady M--y W---y M----e : written, during her travels in Europe, Asia and Africa, to persons of distinction, men of letters, & c. in different parts of Europe. Which contain, among other curious relations, accounts of the policy and manners of the Turks; drawn from sources that have been inaccessible to other travellers ... London, T. Becket and P.A. de Hondt, 1763

Traductions modernes

— Lettres choisies de Lady Montagu traduites de l'Anglais, Hachette, 1853, avec une préface du traducteur Paul Boiteau d'Ambly.

— Lettres d'une ambassadrice anglaise en Turquie au XVIIIe siècle, choix de lettres de Mary Wortley Montagu, "la Sévigné" anglaise. Traduction de Marguerite Henry-Coullet, Villefranche-de-Rouergue, Salingardes (impr. de Salingardes), 1952

— Lady Montagu Mary Wortley, L'Islam au coeur : Correspondance, 1717-1718, lettres choisies et présentées par Verena von der Heyden-Rynsch ; trad. de l'anglais par Pierre Charras, Mercure de France, 2001

— Je ne mens pas autant que les autres voyageurs, lettres choisies, 1716-1718, traduit de l'anglais par Pierre Hubert Anson ; édition présentée par Françoise Lapeyre ; établie et annotée par Mario Pasa, Payot et Rivages, 2008, 2012

— Lettres d'ailleurs, trad. et présenté par Françoise du Sorbier, José Corti, 1997

— L'Islam au péril des femmes. Une anglaise en Turquie au XVIIIe siècle, introd., trad. et notes d'Anne-Marie Moulin et Pierre Chuvin, François Maspero, 1981, 1987, 1991 ; la Découverte, 2001

Traduction turque : Şark Mektupları, Mary Wortley Montagu, Tercümesi Ahmed Refik, Timaş Yayınları, İstanbul 1998 ISBN 975-362-408-5

Bibliographies commentées du XIXe siècle

Ces bibliographies, qui montrent le succès des "Lettres", sont enrichies de commentaires.

 La France littéraire, ou Dictionnaire bibliographique, 1827

MONTAGUE (Miss MARY, et depuis lady WORTLEY ), femme de l'ambassadeur anglais de ce nom à Constantinople, célèbre par son esprit; morte en 1762. 

— Letters (her). Paris, printed by Didot, 1779, in-12. 

—The same. A new edition. Paris, Théop. Barrois, 1784, in-12. 

— Letters (her), written during her Travels in Europe, Asia, and Africa; to which are added Poems by the same Author. Stereotype édition. Paris, P. Didot ; F. Didot, an VI (1898), ou an IX (1801), in-18 de 320 pag., 1 fr. ; pap. fin, 1 fr. 25 c. ; pap. vélin, 3 fr.; et sur gr. pap. vélin, format in-12, 3 fr. 

— Letters of the Right Honourable Lady M-y W—y M—e, written during her Travels in Europe, Asia and Africa. A new edition. Avignon, Seguin ainé, 1815, 2 vol. in-12, 3 fr. 50 c. 

— Letters (her ) during the embassy to Constantinople. 1716-18. Paris, Maleperre, 1822 ; or Paris, Baudry, 1827, in-32, with portrait, 3 fr. Édition faisant partie d'une collection intitulée : « The British Classics ».

On lit dans les Mémoires de la margrave d'Anspach, tom. II, pag. 104, que cette dame tenait de lady Bute, fille de milady Montague, que M. Walpole, et deux beaux esprits des amis de sa mère, s'étaient réunis pour s'amuser de la crédulité (du public anglais, en composant ces Lettres. 

— Lettres de milady Wortley Montague pendant ses voyages en diverses parties du monde ; traduites de l'angl. (par le P. Jean BRUNET, dominicain). Londres et Paris, Duchesne, 1763, 2 part. in-12 ; et Amsterdam, Boite, 1763, in-12. 

— Nouv. édit., augm. d'une troisième partie (traduite par SUARD); on y a joint une réponse à la critique du Journal Encyclopédique par M. G.... (GUYS). Londres et Paris, 1764 et 1768, 3 parties in-12. Plusieurs fois réimprimées. La critique du Journal Encyclopédique est du baron de Tott. 

— Lettres de milady Marie Wortley Montague ; trad. de l'angl. (par MM. TAVEL, FAGEL et MACLAINE). Rotterdam, Beman, 1764, 2 vol. in-8. 

— Lettres de milady Montague, pendant ses premiers voyages en Europe, en Asie et en Afrique ; traduction nouvelle ( par P.-H. ANSON ). Paris, Bailly, 1795, 2 vol. in-12.

— Seconde édit., augm. d'une traduction française des Poésies de milady Montague (par Germain GARNIER, sénateur). Paris, Le Normant, an XIII (1805), 2 vol. in-12, 5 fr. Traduction la plus estimée. 

— Les mêmes. Traduction de M. ANSON ; avec une Notice par M. E. HENRION. Paris, r. Férou, n. 28; Méquignon-Havard, 1830, in-18., 2 fr. Édition faisant partie d'une « Bibliothèque choisie ».

— Lettres de lady Marie Wortley Montague, écrites pendant ses voyages en Europe, en Asie et en Afrique (en anglais ). Nouv. édition, augm. de beaucoup de lettres qui ne se trouvent point dans les précédentes, avec une traduction française, par G. HAMONIÈRE. Paris, Théoph. Barrois fils, 1816, 2 vol. in-8, 6 fr. Une traduction plus nouvelle des Lettres de lady Montague sur la Turquie, avec des notes et une notice biographique sur l'auteur anglais, par madame DUFRESNOY, a été imprimée, en 1822, à la suite de l'ouvrage de M. Berton, intitulé : les Turcs dans la balance politique de l'Europe au XIX° siècle. 

— Select letters from Lady Montague's correspondence, for the use of young ladies boarding-schools, etc. Paris, F. Louis, 1818, in-18, 1 fr.

— Works (her), including her Correspondance, Poems and Essays. London (Paris), 1803, 5 vol. in-12, 15 fr.

— Oeuvres (ses), contenant sa vie, sa correspondance avant son mariage, avant et durant l'ambassade en Turquie, et pendant les deux voyages qu'elle a faits en Italie depuis cette ambassade. Édition traduite de l'anglais sur celle récemment publiée à Londres (en 1803), d'après les lettres originales remises par la famille de lady Montague. Paris, Arthus-Bertrand, Bordeaux, Melon et Compagnie, 1804, 4 vol.in-12, 7 fr. 50 c.

 Joseph Marie Quérard, Les supercheries littéraires dévoilées, galerie des auteurs ..., 1869, Volume 2, col. 1254

 Lettres de milady Marie Worthley Montague, traduites de l'anglois (par Tavel, Fagel et Maclaine). Rotterdam, Béman, 1764, 2 vol. in-8.

On trouve dans le t. II, p. 104 des » Mémoires de la margrave d'Anspach », Paris, 1825, 2 vol. in-8, les détails suivants sur les Lettres de lady Montague:

» Ma connaissance avec lady Bute, fille de la célèbre lady Mary Wortley Montague, commença d'une façon singulière. Elle m'envoya un message fort poli, en entendant parler de la remarque que j'avais faite au sujet des lettres imprimées sous le nom de sa mère. J'avais dit que le bout de l'oreille du pédant s'y faisait trop apercevoir; qu'il pouvait y avoir quelques observations de cette dame, mais que j'étais assurée que la plupart de ces lettres avaient été composées par des hommes. Lady Bute, la première fois qu'elle me vit, me dit qu'elle avait toujours eu une haute opinion de mon esprit, et que le jugement que j'avais porté sur les lettres de sa mère l'avait confirmée. Elle m'apprit alors que M. Walpole et deux autres beaux esprits de ses amis s'étaient réunis pour s'amuser de la crédulité du public anglais, en composant cet ouvrage. »

 Lettres de milady Montague, traduction nouvelle (par P.-H. Anson). Paris, Bailly, 1795, 2 vol. in-12. — Seconde édition, augmentée d'une traduction française des poésies de milady Montague (par Germain Garnier, sénateur). Pons, Le Normant, an XIII-1805, 2 vol. in-12.

 Lettres de milady Worthley Montague..., traduites de l'anglois (par le P. Jean Brunet, dominicain). Londres et Paris, Duchesne, 1763, 2 parties in-12. — Nouvelle édition, augmentée d'une troisième partie (traduite par J.-B.-A. Suard); on y a joint une réponse à la critique du "Journal encyclopédique", par M. G... (P.-A. Guys). Londres et Paris, 1764 et 1768, 3 parties in-12, plusieurs fois réimprimées.

La critique du » Journal encyclopédique » est du baron Franç. de Tott.

La polémique sur les Lettres de Lady Montague

Cette polémique fut lancée dans le "Journal encyclopédique" par le baron de Tott, qui voyagea en Turquie et en Crimée.

Journal encyclopédique, avril 1768

Lettres de Milady Worthley Montague, écrites pendant ses voyages en diverses parties du monde, traduites de l'anglois.Troisiène partie , pour servir de supplement aux deux premières parties de ces lettres. Par M. G...de Marseille. A Londres , & se trouve à Paris, chez la veuve Duchesne, in-12, 1768. 

M. le Baron de Tott, qui a vecu plusieurs années à Constantinople & qui est employé aujourd'hui par la cour de France en Asie, nous engagea d'inférer dans notre Journal de Novembre 1765, une lettre dans laquelle il rélevoit plusieurs erreurs de fait, qu'il affure avoir verifiées sur les lieux. L'Auteur des nouvelles lettres attaque cette critique, & ce qu'a dit de plus plausible, c'est que M. le B. de T. n'a pas fait assez d'attention que bien des choses qu'il critique dans Mad. Montagüe, étoient dans son tems, telles qu’elle les rapporte, & qu'il les a vues telles qu'elles sont ; du reste, après quelques injures qu'il prodigue à ce critique, il s'en prend à nous, nous demande compte de cette critique, & nous accuse de prévention contre les lettres de Milady. Le zèle pour cette Dame l'aveugle certainement. Surquoi, juge-t'il que, parceque nous inférons une lettre critique, nous en adoptons les idées ? D'ailleurs nous connoissons M.L. B. de T., & nous avons mille raisons de croire qu'il a examiné les choses en philosophe & sans prévention. Si lorsqu'il sera de retour en France, il répond à son critique, il pourra toujours se servir de la voye de ce Journal ; nous nous ferons un plaisir d'y insérer les observations, & de garder le silence sur des productions telles que celle que nous annonçons. Au-reste, nous sçavons très positivement que Lord Montague, fils de cette illustre Angloise, & qui voyage en philosophe très-instruit & très-pénétrant, dans tout le Levant, se propose de relever les erreurs qui se trouvent dans les lettres que M. G. de Marseille défend avec tant de chaleur.

Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot, depuis 1753 jusqu'en 1790. Tome V (1766-1768), page 403

On vient de publier une brochure intitulée : Lettres de milady Worthley Montague, écrites pendant ses voyages en diverses parties du monde, traduites de l'anglais ; troisième partie, pour servir de supplément aux deux premières ;volume in-12 de deux cents pages. Milady Montague est cette fameuse ambassadrice d'Angleterre à Constantinople, qui, au retour de ses voyages, fit présent à sa patrie de l'inoculation de la petite vérole : bienfait qui, répandu aujourd'hui sur toute l'Europe, mériterait seul l'immortalité, si la grâce de son style et ses lettres pleines d'agrément, d'intérêt et de philosophie n'assuraient à milady Montague une place distinguée parmi les écrivains de sa nation. Malgré la traduction maussade qu'on a faite ici de ses Lettres, il y a quelques années, elles ont eu le succès le plus grand et le mieux mérité. Il serait à désirer que le traducteur de cette troisième partie qui est, je crois, M. Suard, eût traduit la totalité (1), il eût été capable de faire passer en français cette manière distinguée et pleine d'attraits qui caractérise les Lettres de milady Montague. Mais c'est une plaisanterie de nous avoir donné cette troisième partie comme une suite de ses Lettres. Elle n'en contient que six dont le fond n'est pas même fort intéressant, quoique la manière le soit toujours. On dit que milord Bute possède des trésors immenses de la plume de cette femme célèbre; mais qu'il ne permettra jamais qu'ils deviennent publics. C'est nous faire un tort réel que de nous priver des productions d'une plume si séduisante; cette avarice, quels qu'en soient les motifs, m'oblige de me ranger du parti de M. Jean Wilkes, que j'ai cependant assez connu pendant son séjour en France pour n'en pas faire un cas infini. L'éditeur de cette troisième partie n'ayant pas de quoi la remplir par les Lettres, a traduit un discours de milady Montague sur cette maxime du duc de La Rochefoucault : Il y a de bons mariages, mais il y en a peu de délicieux.Vous lirez ce discours avec plaisir; mais il n'a pas le charme des Lettres : milady y combat le sentiment de M. de La Rochefoucault. Le reste de la brochure, et c'en est la moitié, consiste dans une Lettre à M. Bourlat de Montredon, par M. Guys, négociant de Marseille. Cette Lettre répond à une critique fort étendue des Lettres de milady Montague, envoyée au Journal encyclopédique par M. le baron de Tott. Ce jeune homme, malgré son nom allemand, s'est comporté en véritable petit-maître français. Il a passé plusieurs années à Constantinople, à la suite de M. le chevalier de Vergennes, ambassadeur de France. A son retour à Paris, il y a deux ou trois ans, il a pris à tâche de décrier les Lettres de milady Montague, comme un recueil de mensonges qui ne peut donner que des idées fausses sur les mœurs et le gouvernement turcs. Il est depuis, je crois, retourné en Turquie, et s'est chargé d'une commission auprès du kan des Tartares, Les gazettes disent aujourd'hui qu'il se trouve parmi les confédérés de Podolie; il fera bien de ne se pas laisser prendre par les Cosaques. M. Guys, dans sa lettre aussi solide que polie, prouve qu'on ne peut rien ajouter à la présomption, à la témérité, à la précipitation et à l'ignorance avec lesquelles M. de Tott a jugé les Lettres de milady Montague. M. Guys a longtemps vécu à Constantinople; il a plus de jugement dans son petit doigt que M. de Tott dans tout son crâne. Ainsi, je m'en tiens au sentiment de M. Guys, et donne quittance à M. de Tott de l'ouvrage qu'il nous promet, sur le gouvernement et les mœurs des Turcs.

(1) Les deux premières parties avaient été traduites par le P. Brunet, Dominicain.

Nouveau dictionnaire historique portatif, ou, Histoire abrégée de tous les ...par Louis Mayeul Chaudon, 1791

MONTAGUE  Marie, épouse de milord Wortley, accompagna son époux dans une ambassade à Constantinople au commencement du XVIIIe siecle. A son retour, elle porta le système de l'inoculation dans sa patrie, & s'est acquise par-là de la célébrité. Elle cultiva les belles-lettres, & fut tour à tour amie & ennemie de Pope. Miladi,  pendant son mécontentement, saisit toutes les occasions d'en dire du mal, & Pope prit la même liberté à l'égard de Miladi. L'un & l’autre se porterent à de tel excès, qu’ils devinrent la fable du public. Après avoir fourni une longue carriere pleine d'aventures singulières & romanesques, elle mourut vers 1760. On a d'elle : I. Des Lettres. écrites pendant ses voyages, depuis 1716 jusqu'en 1718, traduites de l'anglais, Roterdam, 1764 ; Paris, 1783, 1 vol. in-12. Elles sont écrites avec beaucoup d'intérêt & d'agrément : l'on y trouve des anecdotes curieuses sur les mœurs & le gouvernement des Turcs, qu'on auroit peine à trouver ailleurs. Le Baron de Tott, qui a fait un long séjour à Constantinople, les a attaquées vivement ; mais M. Guis de Marseille, qui nous a donné un ouvrage intéressant sur ce même pays, a pris la défense de ces Lettres avec beaucoup de chaleur. Cette différente maniere de voir dans des personnes qui ont visité le même paya, ne doit pas paroître  extraordinaire. Il est bien peu de voyageurs qui s'accordent sur les mêmes objets, qu’ils disent néanmoins avoir vus  & examinés avec attention. […] — Son fils Wortley-Montague né à Constantinople s'est fait un nom par les découvertes intéressantes des anciens monumens, qu'il a faites dans la Palestine, où on lui avoir permis de creuser & de faire librement ses recherches , parce qu'il a pris le turban. Il a envoyé à la société royale de Londres un grand nombre de médailles qui peuvent servir à l’éclaircissement de divers points de l’histoire.


Lettres de Lady Montague sur la Turquie, partie I, traduction de 1764 et 1853

LETTRE XXIV.

Route de Péterwaradin à Belgrade ; mœurs des Rasciens ; champ de bataille de Carlovvitz ; réflexions sur la guerre; description de Belgrade ; meurtre du dernier bacha ; caractère aimable de l'effendi Achmet Beg.

Traduction de 1764

Traduction de 1853

A Monsieur Pope. De Belgrade, le 12 Février 1717. Vieux style.

J'avois résolu de vous écrire fort au long de Peter-Waradin, où je comptois rester trois ou quatre jours : mais le Bassa [Pacha] de Belgrade étoit si empressé de nous voir, qu'il renvoya sur le champ le Courier que Milord M*** lui avoit dépêché, pour savoir où l'escorte Turque devoit nous prendre. Je n'eus pas un moment libre ; il fallut partir le lendemain. Nous fûmes escortés par tous les principaux Officiers de la Garnison, & par une troupe considérable de soldats Allemands & Rasciens. L'Empereur a plusieurs Régimens composés de ces derniers; mais, pour dire la vérité, ce sont plutôt des pillards, que des soldats : ils n'ont point de paye, & sont obligés de se fournir d'armes & de chevaux. Enfin, on les prendroit plutôt pour des bandits ou pour des mendians, que pour des Troupes reglées. Je ne puis m'empêcher de vous dire quelque chose de ce peuple, qui est répandu dans la Hongrie. Les Rasciens professent la Religion Grecque ; ils ont  un Patriarche au Grand-Caire: leur ignorance est si grande, que leurs Prêtres leur sont accroire tout ce qu'ils veulent. Ces Prêtres ne coupent jamais leurs cheveux ni leur barbe : ils ressemblent exactement aux Brames des Indiens. Ils héritent en général de tout l'argent des Laïcs, auxquels ils donnent en échange des passeports signés & scellés pour le Ciel : il ne reste à la femme & aux enfans d'un mort, que la maison, & le bétail, s'il y en a pour tout le reste, ils suivent la Religion des Grecs. Cette petite digression m'a empêché de vous dire que nous avons traversé la plaine de Carlowitz, où le Prince Eugène remporta une victoire signalée sur les Turcs : on y voit encore les marques de cette sanglante journée. Le champ de bataille est jonché de têtes & de carcasses d'hommes, de chevaux, & de chameaux, qu'on n'a pas même pris la peine d'enfouir. Je n'ai pu voir fans horreur tant de corps d'hommes mis en pièces, fans me récrier contre la guerre, qui rend le meurtre nécessaire, même méritoire. Rien ne prouve mieux la folie des hommes, quelque raisonnables qu'ils se croyent, que cette fureur avec laquelle ils fc disputent un pouce de terrein, pendant qu'ils laissent des Pays immenses & fertiles sans culture & sans habitans. L'usage a rendu la guerre nécessaire, il est vrai : mais y a-t-il rien qui prouve mieux le défaut de raison chez les hommes, que la durée d'un usage si diamétralement opposé à l'Humanité ? Je veux bien accorder à M. Hobbe, que la Nature est un état de guerre ; mais j'en conclurai que la Nature humaine n'est pas raisonnable, si le mot raison signifie, comme je le crois, sens commun. Je pourrois bien appuyer cette réflexion de plusieurs preuves ; mais pour ne pas vous ennuyer, je vais continuer l'histoire de mes voyages.

Un Aga des Janissaires vint au-devant de nous à Betsko, Village situé entre Belgrade & Peter-Waradin. Il étoit à la tête d'un corps de Turcs, plus nombreux de cent hommes que celui des Allemands, quoique le Bassa eût promis de n'envoyer que le même nombre : jugez par-là de leur crainte. Je suis persuadée qu'ils ne croyoient pas encore leurs forces egales à celles des Allemands, quoique leur nombre fût supérieur. J'ai été fort inquiette jusqu'au moment de leur séparation; je craignois toujours qu'il ne s'élevât quelque querelle entr'eux, malgré la parole donnée. L'épaisseur de la neige rendoit la montagne de Belgrade très-difficile ; ce qui fut cause que nous n'arrivâmes dans cette Ville que sort tard. Elle est fortifiée à l'Est par le Danube, & au Midi par la Save; c'étoit autrefois la barriere de Hongrie du côté des Turcs. Elle fut prise d'abord par Soliman le Magnifique, ensuite par les Troupes de l'Empereur, commandées par l'Electeur de Baviere. Elle resta deux ans sous la domination de l'Empereur, au bout desquels le Grand-Visir la reprit. Les Turcs l'ont fortifiée avec tout l'art dont ils sont capables. II y a une nombreuse Garnison composée des plus braves Janissaires, commandée par un Bassa Seraskier, c'est-à-dire Général ; mais pour parler correctement, le Seraskier est commandé par les Janissaires. Ces derniers ont ici une autorité absolue, & ils tiennent plutôt la conduite de Soldats révoltés, que de Soldats disciplinés. Vous en jugerez par l'histoire que je vais vous raconter; elle vous fera en même tems connoître la supérieure intelligence du Gouverneur de Peter-Waradin, qui est tout près de-là. II nous dit, lorsque nous étions à Peter-Waradin, que la Garnison & les habitans de Belgrade étoient si fatigués de la guerre qu'ils avoient tué le Bassa, il y avoit environ deux mois, pour avoir permis aux Tartares de ravager les frontieres d'Allemagne, moyennant cinq bourses, qui valent cinq cents livres sterling. Nous apprîmes avec plaisir, que le peuple étoit dans de pareilles dispositions: mais lorsque nous fûmes arrivés ici, on nous a fait connoître que le Gouverneur de Peter-Waradin étoit mal informé. Le feu Bassa, au contraire, encourut l'indignation de ses Soldats, pour avoir voulu les empêcher de faire des incursions sur les Allemands : ils s'imaginerent qu'il étoit d'intelligence avec ces derniers, & en firent informer le Grand-Seigneur, qui étoit à Andrinople. Voyant qu'on ne leur donnoit pas une prompte satisfaction, ils s'assemblerent avec un grand tumulte, traînerent le Bassa devant le Cadi & le Mufti, à qui ils demanderent justice de la maniere du monde la plus insolente. L'un reprocha au Bassa de protéger les Infideles ; l'autre, de voler leur argent. Le Bassa, qui comprit leur intention, répondit avec tranquillité, qu'on lui faisoit trop de questions ; qu'il n'avoit qu'une vie qui devoit répondre de tout ; alors, sans attendre la Sentence des Chefs de la Loi, les Janissaires s'élancerent sur lui avec leurs sabres, & le mirent en pieces dans un instant. Le Bassa, son successeur, n'a osé punir cet assassinat ; il a même paru en applaudir les auteurs, comme des braves qui savoient se faire justice. A la moindre rumeur, il répand de l'argent parmi les Soldats, & les laisse faire des incursions en Hongrie où ils brûlent, de tems en tems, quelques maisons aux pauvres Rasciens.

Vous vous imaginez bien, sans doute, que je ne fuis gueres tranquille dans une Ville ainsi livrée à l’insolence du Soldat. Nous comptions n'y pas faire un long séjour, & même n'y coucher qu'une nuit; mais le Bassa nous y retient, jusqu'à ce qu'il ait reçu des ordres d'Andrinople : peut-être n'arriveront-ils pas avant un mois. En attendant, nous occupons une des plus belles maisons de la Ville ; elle appartient à une personne de marque, & nous sommes gardés par une chambre entiere de Janissaires. Je n'ai pour unique amusement, que la conversation de notre Hôte, Achmet-Beg, titre qui répond à celui de Comte en Allemagne. Son pere, qui étoit grand Bassa, lui a donné toute l'éducation possible en Orient : il fait parfaitement les Langues Arabe & Persan ne, & est un très-bon Docteur de la Loi; ce qu'on exprime ici par le mot Effendi. Cette qualité porte ordinairement aux premieres dignités : mais il a assez de bon sens pour préférer une vie tranquille, sûre & aisée à tous les honneurs dangereux de la Porte. Il soupe avec nous tous les soirs, & boit du vin sans scrupule. Vous n'imaginerez jamais combien la liberté qu'il a de converser avec moi lui fait de plaisir. II m'a interprété pluíieurs pièces de Poésie Arabe : il y en a une grande quantité dans cette Langue; foi elles approchent beaucoup des nôtres: les vers sont très harmonieux, & très-susceptibles de musique: l'amour y est peint d'une maniere assez vive & assez passionnée. J'en suis si contente, que j'apprendrois l'Arabe si je restois ici quelques mois. Achmet-Beg a une Bibliothèque remplie de toutes sortes de livres à l'usage du Pays : ils sont sa principale occupation. Je passe pour savante auprès de lui, en lui racontant quelques Contes Arabes, que je trouve assez ingénieux : il croyoit d'abord que j'entendois le Persan. J'ai de fréquentes disputes avec lui sur la différence de nos coutumes, principalement sur la gêne dans laquelle celle de son Pays tient les femmes. II m'assure qu'elles sont aussi libres que nous : toute la différence, m'a-t-il dit, c'est que, quand elles nous trompent, personne ne le sait. II a de l'esprit, & plus de politesse que bien des gens de qualité parmi les Chrétiens : enfin, je m'amuse beaucoup avec lui. II s'est fait faire un Alphabet de nos caractères par un de mes domestiques, & il fait déjà écrire en lettres Romaines. Tous ces amusemens n'empêchent cependant pas que je ne desire ardemment d'être hors de cette Ville, quoiqu'il fasse dans ce Pays plus froid que partout ailleurs, excepté dans le Groënland. Nous avons un très-grand poêle où l'on entretient toujours le feu; cependant les fenêtres de notre chambre sont gelées jusqu'en dedans. J'ignore quand je pourrai faire partir cette Lettre, mais je l'ai écrite pour n'avoir rien à me reprocher. J'espere que vous ne me direz plus qu'une des vôtres en vaut dix des miennes. Adieu.

A M. POPE.
Belgrade, 17 juin.
J'avais bien l'intention de vous envoyer une longue lettre de Péterwardein, où je m'attendais à rester trois ou quatre jours; mais le pacha de Belgrade avait une telle hâte de nous voir, qu'il a renvoyé sur-le-champ à mon mari, et sans lui laisser le temps de se débotter, le courrier que M. Wortley lui avait dépêché pour savoir quand il lui enverrait son escorte.
Mes pauvres lettres n'ont pas assez d'importance pour retarder notre voyage, et, dès le lendemain, nous avons quitté Péterwardein, escortés par les chefs de la garnison et par une troupe considérable d'Allemands et de Rascians (1).

1. Les Rascians ou Rasciens forment une tribu nombreuse au sud de la Hongrie. Ils sont originaires de l'ancien royaume des Rascians qui faisait la partie orientale de la Servie.

L'empereur a plusieurs régiments de cette nation; mais, à vrai dire, ce sont plutôt des maraudeurs que des soldats; n'ayant point de solde fixe et devant se fournir eux-mêmes d'armes et de chevaux, ils ressemblent bien plus à des Gypsies vagabonds ou à de vigoureux mendiants, qu'à des troupes régulières. Je ne puis m'empêcher de dire un mot de cette race de gens qui abondent dans toute la Hongrie. Ils ont un patriarche de leur croyance au Grand-Caire, et font réellement partie de l'Église grecque ; mais leur extrême ignorance donne à leurs prêtres toutes les facilités pour leur mettre en tête des idées nouvelles. Ces prêtres, laissant croître leurs cheveux et leur barbe, ont exactement la figure des bramines indiens. Ils héritent absolument de tout l'argent du vulgaire, en échange duquel ils leur délivrent, signés et scellés en forme, des passe-ports assurés pour le ciel. Les femmes et les enfants n'héritent que de la maison et du bétail. Dans tout le reste, ils suivent les coutumes de l'Église grecque. Cette petite digression m'a empêché de vous dire que nous avons traversé les champs de Carlowitz, où le prince Eugène (1) a remporté sa dernière victoire sur les Turcs. Les traces de cette glorieuse et sanglante journée sont encore récentes, la plaine étant toujours jonchée de crânes et d'ossements d'hommes, de chevaux et de chameaux restés sans sépulture. Je n'ai pu voir sans horreur un si grand nombre d'hommes immolés, et cela m'a fait réfléchir à l'injustice de la guerre, qui fait du meurtre quelque chose, non-seulement de nécessaire, mais de glorieux. Rien ne me semble être, malgré toutes nos prétentions à la raison, une preuve plus grande de notre folie que cette rage avec laquelle nous nous disputons un chétif coin de terre, quand il y a de si vastes pays, et de si fertiles, à peupler et à cultiver. Il faut dire que la coutume a fait maintenant de la guerre une chose inévitable; mais peut-il y avoir une plus forte preuve d'un manque de raison chez les hommes qu'une coutume aussi fermement établie, quand elle est si pleinement contraire aux intérêts généraux de l'humanité? Je ne suis pas loin de penser, avec M. Hobbes (1), que l'état de nature est l'état de guerre ; mais, en conséquence, je conclus que l'humaine nature est privée de raison, si le mot raison, comme je le présume, signifie le sens commun. J'ai un grand nombre d'arguments admirables à l'appui de ces réflexions; je ne veux pas néanmoins vous les jeter à la tête, et je reviens tout uniment à l'histoire de mes voyages.
1. L'illustre prince Eugène, fils de la comtesse de Soissons, et par conséquent français, qui fit tant de mal à la France comme général de l'empereur.
Nous avons été reçus à Betsko (village à mi-chemin entre Belgrade et Péterwardein), par un aga des janissaires conduisant un corps de Turcs. Il y avait là une centaine d'hommes de plus que dans notre escorte allemande, et cependant le pacha s'était engagé à n'envoyer exactement que le même nombre. Vous pouvez juger par là de leurs craintes. Je suis sûre, au fond, que, malgré leur centaine d'hommes de plus, ils se sont crus à peine aussi forts que les Allemands. Néanmoins, j'étais très-mal à mon aise tant que le départ n'eut pas lieu, redoutant de voir quelque dispute s'élever en dépit de toute parole donnée.
Nous arrivâmes tard à Belgrade, une neige épaisse ayant rendu la montagne très-difficile à franchir. Belgrade paraît être une ville de bonne défense; fortifiée à l'est par le Danube, et au sud par la Save, elle formait autrefois la barrière de la Hongrie. Elle fut prise d'abord par Soliman le Magnifique, et reprise ensuite par les troupes de l'empereur, que commandait l'électeur de Bavière. L'empereur ne la garda que deux ans, et elle fut enlevée encore une fois par le grand vizir. Aujourd'hui les Turcs l'ont rendue aussi forte et mise en aussi bon état qu'ils ont pu; ils y entretiennent une garnison nombreuse de leurs meilleurs janissaires, commandés par un pacha sérasquier (c'est-à-dire par un général). Mais je ne m'exprime pas comme il faut : ce sont les janissaires qui commandent à leur général. Ces troupes sont ici maîtresses souveraines et leur conduite ressemble beaucoup plus à une révolte régulière qu'elle n'a l'air de suivre une discipline. Vous pouvez en juger par l'histoire suivante, qui, en même temps, vous donnera une idée de l'admirable connaissance des affaires que possède le gouverneur de Péterwardein, dont la résidence n'est cependant qu'à quelques heures de Belgrade.
Il nous avait dit à Péterwardein que la garnison et les habitants de Belgrade étaient las de la guerre et qu'ils avaient, depuis deux mois, tué leur pacha dans une insurrection, en l'accusant de s'être laissé gagner par un présent de cinq cents bourses, pour laisser les Tartares ravager la frontière d'Allemagne.
Nous étions enchantés de savoir le peuple de Belgrade en si bonne disposition; mais, quand nous y arrivâmes, nous avons vu que notre gouverneur était très-mal informé, et voici la vérité. Le dernier pacha subit en effet le traitement dont il s'agit de la part de ses soldats; mais il n'y avait justement d'autre raison pour leur mécontentement que le soin qu'il prenait de réprimer leurs incursions sur le sol allemand.
Ils se mirent dans la tête que cela ne pouvait venir que de ses intelligences avec l'ennemi, et ils en firent avertir le Grand Seigneur à Andrinople ; mais, la réponse tardant trop, ils se rassemblèrent tumultueusement et entraînèrent de force leur pacha devant le cadi (1) et le mufti (2), en leur demandant justice avec menaces. L'un criait : « Pourquoi protége-t-il les infidèles? » Un autre : « Pourquoi reçoit-il leur argent? » Le pacha, voyant bien où ils en voulaient venir, leur répondit avec calme qu'ils lui demandaient trop de choses à la fois, et qu'il n'avait qu'une vie pour répondre à tout. Aussitôt ils fondirent sur lui avec leurs cimeterres, sans attendre la sentence des chefs de la loi, et en peu d'instants ils le mirent en pièces. Le pacha actuel n'a pas osé punir le meurtre; au contraire, il affecte d'en approuver les auteurs, comme de braves soldats qui ont su se faire justice. Hl fait tout pour distribuer de l'argent aux troupes de la garnison, et promet de leur laisser faire de petites incursions en Hongrie, où ils pourront brûler les cabanes des pauvres Rascians.
Vous pouvez croire que je ne suis pas très à mon aise dans une ville qui est réellement soumise à une soldatesque insolente. Nous espérions pouvoir partir sur-le-champ, après y avoir logé la nuit ; mais le pacha nous retient jusqu'à ce qu'il ait reçu des ordres d'Andrinople, et ces ordres peuvent mettre un mois à venir. En attendant, nous sommes logés dans une des meilleures maisons, qui appartient à l'un des plus considérables habitants, et nous avons toute une compagnie de janissaires pour notre garde. Mon unique récréation est la conversation de notre hôte, Achmet-bey, qui est quelque chose ici comme un comte en Allemagne. Son père est un grand pacha ; il a été parfaitement instruit dans les sciences les plus élevées de l'Orient; il possède à merveille l'arabe et le persan ; c'est un écrivain remarquable, et il a qualité d'effendi (3). Ce titre conduit en Turquie aux charges les plus hautes; mais il a le bon sens de préférer une vie aisée, tranquille et assurée, aux dangereux honneurs de la Porte. Il soupe avec nous tous les soirs, et boit du vin sans se faire prier. Vous ne sauriez croire combien il a l'air enchanté de pouvoir converser avec moi. Il m'a expliqué un grand nombre de poésies arabes qui, à ce que j'ai vu, sont écrites dans un rhythme assez semblable au nôtre, avec des vers qui vont deux à deux et dont l'harmonie est remarquable. Leurs expressions d'amour sont pleines de passion et de charmes. J'en suis ravie au point que, ma foi, j'apprendrais la langue arabe, si j'avais à rester ici une couple de mois.

Notre hôte possède une bonne bibliothèque où se trouvent des livres de toute espèce, et, à ce qu'il me dit, il y passe la plus grande partie de son temps. Je suis à ses yeux une savante de premier ordre, pour lui avoir parlé de quelques contes persans que j'ai su par là être des œuvres originales. D'abord il croyait que j'entendais le persan. Nous avons de fréquentes discussions sur la différence de nos mœurs, et Surtout sur la réclusion des femmes. Il m'assure qu'il ne faut rien exagérer sur cette réclusion, « et du moins, ajoute-t-il, nous avons cet avantage que, quand nos femmes nous trompent, on n'en sait rien. » Il a de l'esprit et plus de politesse qu'un grand nombre de nos gentilshommes. Enfin je suis très-entichée de sa connaissance. Il a eu la curiosité de se faire arranger un alphabet anglais par un de nos gens, et il peut déjà en écrire les lettres de sa main avec un gros caractère.
Mais ces délassements ne m'empêchent point de désirer de tout mon cœur mon départ de cette ville, bien que le temps soit aussi froid qu'il peut l'être au Groënland et par conséquent fort incommode pour des voyageurs. Nous avons de très-grands poëles constamment allumés, et encore nos vitres sont chargées de glace à l'intérieur de l'appartement. Dieu sait quand j'aurai une occasion pour vous envoyer cette lettre; mais je l'ai écrite pour l'acquit de ma conscience; et vous ne pouvez pas maintenant me dire avec un ton de reproche qu'une des vôtres en fait dix des miennes. Adieu.

1. Juge.
2. Grand prêtre
3. Titre musulman assez analogue à celui de docteur ou de lettré.

LETTRE XXV. (traduction de 1764)

Route par la Servie [Serbie] ; description de Nyssa, sa capitale; vexations des janissaires ; Sophia ; Philippopolis ; beauté du pays de là à Andrinople

A Bon Altesse Royale, la Princesse de Galles (a). D'Andrinople, le premier Avril 1717- Vieux style.

J'ai fait un voyage qu'aucun Chrétien n'avoit entrepris depuis les Empereurs Grecs. Je serai bien dédommagée de mes fatigues, si je suis assez heureuse pour amuser Votre Altesse Royale, par la description d'un pays qui est entierement inconnu à Londres, parce que les Ambassadeurs de l'Empereur & le peu d'Anglois qui y sont venus, ont toujours pris la route de Nicopolis par le Danube : mais ce fleuve étoît gelé, & le zèle de Milord M*** pour le service de Sa Majesté, ne lui a pas permis d'attendre qu'il fût navigable.

(a) La feue Reine Caroline.

 Nous avons traversé les déserts de la Servie : quoique ce soit un pays très fertile, ils sont presque tout couverts de bois. Les habitans y sont industrieux ; mais le dégât que les Janissaires sont chez eux, les engage à abandonner leurs maisons, & ils ne songent point à cultiver la terre. Nous avions cinq cents Janissaires pour notre escorte : ils faisoient tant de ravages dans tous les villages par où nous passions, que j'en versois des larmes. Après sept jours de marche au travers de bois fort épais, nous arrivâmes à Nissa, autrefois la Capitale de la Servie. Elle est située dans une belle plaine, sur la riviere de Nisiara : l'air y est trèssain, & le terrein très-fertile. On m'a assurée qu'il y avoir eu une si grande abondance de vin  l’année derniere, qu'on avoit été obligé de faire des trous en terre pour l'y mettre, faute de futailles : mais le peuple est si opprimé, qu'à peine s'apperçoit-il de cette abondance. J'ai vu ici un nouveau sujet de compassion : on avoit loué vingt chariots pour porter nos bagages depuis Belgrade jusqu'ici ; & lorsque nous sommes arrivés, on a renvoyé ceux auxquels ils appartenoient sans aucun paiement; on ne leur a même donné aucun dédommagement pour quelques-uns de leurs chevaux qui étoient estropiés ou morts. Ces pauvres gens rodoient autour de la maison, en pleurant & s'arrachant la barbe & les cheveux; & les Soldats les chassoient à coups de bâton. Ce spectacle étoit si touchant, que je les aurois payés de ma bourse t & l'on ne m'avoit avertie que l'Aga leur auroit fait enlever, & se seroit approprié ce que je leur aurois donné. Après quatre jours de marche sur des montagnes, nous sommes arrivés à Sophia. Cette Ville est située dans une plaine, sur la riviere d'Isca: il n'est gueres possible de voir un paysage plus agréable. Sophia est très grande & très-peuplée : il y a des bains chauds qui sont fort renommés. Nous arrivâmes à Philippopolis [Plovdiv], après quatre jours de marche, pendant lesquels nous passâmes les Monts Haemus & Rhodope, qui sont toujours couverts de neige. Cette Ville est située sur une éminence, près la riviere de Hebrus. Elle n'est habitée que par des Grecs, qui sont tous très-riches; mais ils ont grand soin d'éviter de le paroître, n'ignorant pas à combien de dangers ils seroíent exposés. II y a dans cette Ville un Evêque Grec, & on y voit encore quelques anciennes Eglises Grecques. D'ici à Andrinople, la campagne est extrêmement agréable ; les coteaux sont remplis de vignes, toutes couvertes de raisins ; un printems éternel y rend la Nature toujours brillante. Cependant, ce pays, quelqu'agréable qu'il paroisse, n'est point préférable à l'Angleterre avec ses glaces & ses neiges, tant quelle fera gouvernée par un Roi qui fait consister son bonheur dans la liberté de son peuple, dont il veut plutôt être le pere que le maître : mais cette matiere me conduiroit trop loin ; je sens que je n'ai déjà que trop abusé de la patience de Votre Altesse Royale. Ma Lettre est entre vos mains, & vous pouvez la jetter au feu, sitôt qu'elle vous ennuiera: c'est le moyen de la raccourcir. Je suis, Madame, avec le plus profond respect, &c.

Traduction de 1853

A S. A. R. LA PRINCESSE DE GALLES.

Andrinople, 1er avril.

Je viens, madame, de finir un voyage qui n'avait été entrepris par aucun chrétien depuis le temps des empereurs grecs; et je n'aurai point de regret à toutes les fatigues qu'il m'a fait subir, s'il me donne une occasion de récréer Votre Altesse Royale en lui parlant de lieux qui ne sont guère connus chez nous. Les ambassadeurs de l'empire et les quelques Anglais qui sont venus ici ont tous été par le Danube à Nicopolis; mais le fleuve est couvert de glace, et M. Wortley était si empressé pour le service de Sa Majesté, qu'il n'a pas voulu retarder sa marche et attendre que le passage se pût faire.

Nous avons traversé les déserts de Servie, contrée naturellement fertile, mais toute couverte de vastes forêts. Les habitants sont industrieux; mais l'oppression sous laquelle gémissent les paysans est si grande, qu'ils sont forcés d'abandonner leurs maisons et de négliger leur culture, tout ce qu'ils ont devenant la proie des janissaires, dès qu'il leur plaît de s'en saisir. Nous avions une escorte formée de cinq cents de ces ravisseurs, et je pleurais presque tous les jours en voyant leur insolente conduite dans les pauvres villages que nous traversions. 

Après sept jours de voyage à travers bois, nous vînmes à Nissa, ancienne capitale de la Servie, située dans une belle plaine sur la Nissava, en bon air et avec un sol si fertile, que l'abondance des récoltes y est presque incroyable. On m'a bien assuré, qu'aux dernières vendanges, il y a eu de vin une quantité si prodigieuse que, faute de futailles pour le contenir, on a dû creuser des citernes dans les villages. De la richesse de ces récoltes, le peuple s'aperçoit à peine; et j'ai vu là une raison nouvelle pour le plaindre. 

Les malheureux qui ont fourni vingt chariots pour notre bagage depuis Belgrade, moyennant un certain prix, ont été renvoyés tous sans payement, et bien que quelques-uns de leurs chevaux soient estropiés et que d'autres aient succombé, aucune satisfaction ne leur a été faite. Les pauvres diables entourent notre maison en pleurant et s'arrachant les cheveux et la barbe de l'air le plus pitoyable du monde sans rien obtenir que des coups de nos soldats insolents. Je ne puis exprimer à Votre Altesse Royale combien cette scène m'a émue. Je voulais les défrayer de ma bourse et les aurais soulagés de tout mon cœur si ce n'avait pas été là faire tout simplement un cadeau à l'aga, qui sans aucun scrupule se serait emparé de leur argent. 

A partir de cette ville nous avons traversé les montagnes pendant quatre jours pour arriver à Sophia, située dans une grande et charmante plaine sur l'Isca, et entourée à distance d'une couronne de hauteurs. Il est presque impossible de voir un plus agréable paysage. La ville elle-même est très-grande et extrêmement peuplée. Il y a des bains d'eaux thermales, très-renommées pour leurs vertus médicinales. Quatre jours après, nous étions à Philippopolis, après avoir franchi les précipices qui sont entre l'Hémus et le Rhodope, dont les sommets ne cessent jamais d'être couverts de neige. La ville est située sur une hauteur qui domine la rivière de l'Hèbre, et elle est entièrement peuplée de Grecs. On y voit encore quelques anciennes églises; elle a un évêque et quelques-uns des Grecs les plus riches y demeurent, mais ils sont obligés de cacher leur fortune avec grand soin, l'apparence de la pauvreté étant, malgré ses inconvénients, le seul moyen qu'ils aient de jouir de leurs biens avec sécurité. De là jusqu'à Andrinople, on est dans le plus beau pays du monde. Les vignes y croissent sans être échalassées, et un printemps perpétuel fais tout fleurir avec un air de joie et de paix charmante. Mais ce climat, si riant qu'il paraisse, ne saurait l'emporter à mes yeux sur l'Angleterre, en dépit des frimas et des neiges. Chez nous du moins on jouit des douceurs d'un gouvernement commode, sous un roi qui fait consister son bonheur dans la liberté de son peuple et qui aime mieux en être le père que le maître. 

Ce sujet pourrait m'entraîner très-loin, et je sens que j'ai assez mis à l'épreuve la patience de Votre Altesse Royale. Mais ma lettre est entre vos mains et vous pouvez la traiter comme il vous plaira. Jetez-la au feu si elle a pu vous ennuyer. 

Je suis, madame, avec le plus grand respect, etc.

LETTRE XXVI.

A Milady D'Andrinople, le 1 Avril 1717. Vieux style.

Me voici dans un nouveau monde: tout ce que j'y vois me paroít un changement de scène. Je vous écris avec satisfaction, parce que j'espere que vous trouverez dans mes Lettres le charme de la nouveauté, & que vous ne me reprocherez plus de ne vous mander rien d'extraordinaire. Je ne vous ennuierai point du détail de notre voyage; je ne passerai cependant pas sous silence ce que j'ai vu à Sophia, l'une des plus belles Villes de l'Empire Turc : elle est fameuse par ses bains chauds: comme ils sont bons pour la santé, il y a toujours beaucoup de monde, & l'on s'y amuse assez.

Je restai un jour à Sophia pour les voir. Afin de n'être point connue, j'y allai dans un carrosse Turc. Ces voitures sont tout-à-faix différentes des nôtres; mais elles sont beaucoup plus commodes pour voyager ici; car la chaleur y est si grande, que la réverbération des glaces seroit insupportable. Les carrosses Turcs sont faits, à peu près, comme ceux de voiture en Allemagne : il y a des jalousies de bois peintes & dorées ; le dedans est aussi peint en corbeilles de fleurs entremêlées de petites devises en vers. Ils sont couverts de drap écarlate doublé de soie, & brodé sort richement; il y a de belles franges autour. Cette couverture cache ceux qui sont dedans; mais il est facile de la relever quand on veut regarder au travers des jalousies. Quatre personnes peuvent être à l’aise dans ces carrosses; ce sont des coussins qui servent de siéges.

J'arrivai au bain sur les dix heures ; il étoit déjà rempli de femmes. C'est un bâtiment de pierre où il y a trois dômes de fuite qui ne reçoivent le jour que par la couverture, ce qui les rend assez clairs. Le premier qu'on trouve en entrant, est le plus petit; c'est-là où se tient la Portiere: les femmes de qualité lui donnent ordinairement cinq, même dix schelins ; j'en fis autant. La salle qui fuit est pavée de marbre, & environnée de deux bancs aussi de marbre, l'un au-dessous de l'autre. II y a deux fontaines d'eau froide, qui tombe d'abord dans des bassins de marbre, & coule ensuite sur le pavé, où se trouvent de petits canaux qui la portent dans la chambre voisine. Elle est plus petite que celle-ci ; il y a pareillement des bancs de marbre : elle est si échauffée par les eaux sulfureuses qui y découlent des bains voisins, qu'il est impossible d'y rester avec des habits. Dans les deux autres dômes, sont les bains chauds. On y a mis des robinets d'eau froide, pour tempérer les eaux chaudes. Comme j'avois pris mon habit de cheval, je paroissois fort extraordinaire aux Dames Turques ; cependant aucune ne me marqua la moindre surprise, même la moindre curiosité offensante; toutes, au contraire, me comblerent de politesses. Je ne connois point de Cour en Europe où les Dames se fussent comportées d'une maniere aussi honnête envers une étrangere. II y avoit environ deux cents femmes; cependant je ne vis aucun de ces sourires dédaigneux, de ces petits mots à l'oreille qui échappent toujours dans nos cercles, dès qu'il y paroît quelqu'un avec un habit étranger. Elles me répéterent plusieurs sois ces mots, Uzelle, Pek uzelle, c'est-à-dire charmante, très-charmante. Les premiers bancs étoient couverts de coussins & de riches tapis ; les Dames étoient assises dessus, & leurs Esclaves étoient sur les seconds, derriere elles : ce n'étoit pas l'habit qui les distinguoit, car elles étoient dans l'état de nature, c'est-à-dire toutes nues, sans cacher ni beauté ni défaut ; je n'apperçus cependant pas le moindre sourire, ni le moindre geste qui pût choquer la pudeur. Quelques-unes se promenoient, mais avec cet air majestueux que Milton donne à notre premiere Mere. Plusieurs d'entr'elles étoient aussi bien prises dans leur taille, qu'aucun portrait de Déesse qui soit sorti du pinceau du Guide ou du Titien : presque toutes avoient la peau d'une blancheur à éblouir : de beaux cheveux partagés en plusieurs tresses parsemées de perles & de rubans, pendoient sur leurs épaules : elles representoient parfaitement les Graces. Là, je me convainquis de la justesse d'une réflexion que j'ai souvent faite ; c'est que, si c'étoìt l'usage d'aller tout nud, on feroit à peine attention au visage. Moi-même, je regardois avec plus de plaisir les femmes les mieux faites & celles dont la peau étoit la plus délicate, que les autres qui avoient le visage plus beau. Je vous avoue que j'eus la méchanceté de souhaiter que M. Gervaispût être là invisiblement : il auroit trouvé de quoi se perfectionner dans son art, en voyant tant de belles femmes nues en différentes postures ; les unes faisant la conversation ; les autres occupées à l'ouvrage ;quelques-unes prenant du caffé ou du sorbet ; plusieurs négligemment couchées sur des coussins, pendant que leurs Esclaves, qui sont ordinairement de jolies filles de dix-sept ou dix-huit ans, s'occupoient à tresser leurs cheveux. Enfin le bain est le caffé des femmes de Turquie : on y raconte toutes les nouvelles de la Ville. Elles prennent ce divertissement une sois la semaine, & y restent quatre ou cinq heures sans s'enrhumer, quoiqu'elles passent subitement du bain chaud dans la chambre froide; ce qui me surprit beaucoup. Celle qui me parut la plus distinguée, m'engagea à me mettre à côté d'elle, & me fit beaucoup d'instances pour que je me déshabillasse & me misse au bain ; elle voulut même m'aider à le faire. Je m'en défendis quelque tems ; mais voyant que toutes les autres Dames se joignoient à elle, je fus obligée d'ouvrir mon habit de cheval, & de leur montrer mon corset: elles ne m'en demanderent pas davantage, s'imaginant que ce corset étoit une machine dans laquelle mon mari m'avoit enfermée avec la clef, & qu'il m'étoit impossible de l'ouvrir. Je fus enchantée de leur politesse & de leur beauté. J'aurois bien voulu rester plus long-tems avec elles; mais Milord M*** avoit résolu de partir le lendemain de bon matin, & je voulois voir les ruines de l'Eglise de Justinien, dont le coup d'œil fut pour moi bien moins agréable que ee que je venois de quitter: cette Eglise n'étoit qu'un tas de pierres. 

Adieu, Milady : je viens de vous entretenir d'un spectacle tel que vous n'en avez jamais vu, & dont aucun Journal de Voyageurs ne peut vous parler : tout homme qui seroit attrapé dans ces lieux, perdroit la vie sur le champ.

Traduction de 1853

A LADY RICH.

Andrinople, 1er avril.

Je viens d'entrer dans un nouveau monde ; chaque chose que j'y vois me semble être un changement à vue, et j'écris à votre seigneurie avec un certain contentement d'esprit, espérant enfin que vous trouverez le charme de la nouveauté dans mes lettres, et que vous ne me reprocherez plus de ne vous rien dire d'extraordinaire.

Je ne vous ennuierai pas d'une relation de notre fastidieux voyage; mais je ne veux pas vous faire grâce de ce que j'ai vu de remarquable à Sophia, une des plus belles villes de l'empire turc, et célèbre par ses bains chauds qui servent à divertir les gens et à les guérir. J'y suis restée un jour, à la seule fin de les voir, et, décidée à l'incognito, j'ai pris un canope du pays. Ces voitures ne ressemblent pas du tout aux nôtres, et sont beaucoup plus commodes pour le pays, où il fait si chaud que des glaces aux portières y seraient absurdes. Elles sont faites un peu à la manière des pataches hollandaises, avec des jalousies peintes ou même dorées. L'intérieur est également décoré de peintures qui représentent des bouquets ou des corbeilles de fleurs, mêlées communément de devises poétiques.

Elles sont toutes couvertes d'un drap d'écarlate, doublé de soie et très-souvent orné de riches broderies et de franges. Cette couverture cache entièrement les personnes qui sont dans la voiture, mais on la relève à son gré et les femmes peuvent voir à travers les jalousies ce qui se passe au dehors. On y tient quatre assez commodément et l'on est assis sur des coussins qui ne sont pas très-élevés. C'est dans une de ces voitures couvertes que je me rendis au bain vers dix heures. 

Il était déjà rempli de femmes. C'est un bâtiment de pierre en forme de dômes, du centre desquels descend la lumière, ce qui ne la rend pas moins belle. Il y a cinq dômes joints ensemble; le plus près de la porte est le plus petit, et sert seulement d'antichambre : la portière se tient à l'entrée. Les dames de qualité ont l'habitude de donner à cette femme une couronne ou dix shellings, et j'ai fait comme elles. La pièce qui vient ensuite est très-grande et pavée de marbre; tout autour sont des sofas de marbre, disposés les uns au-dessus des autres. Il y a là quatre fontaines d'eau froide, coulant d'abord dans des bassins de marbre, et s'épanchant ensuite sur le pavé en suivant de petites rigoles faites exprès qui conduisent l'eau dans la pièce voisine, laquelle est un peu moins grande que l'autre. Les mêmes sofas de marbre s'y trouvent, mais la salle est tellement échauffée par des vapeurs de soufre venues des bains voisins qu'i serait impossible d'y demeurer vêtue. Les deux autres dômes sont des bains chauds, et dans l'un des deux passe un conduit d'eau froide dont on tourne, quand on veut, le robinet pour tempérer la chaleur et obtenir le degré que l'on désire pour son bain. 

J'avais mon habit de voyageuse, c'est-à-dire de cavalière, et certainement je devais avoir l'air bien singulier. Néanmoins pas une baigneuse ne témoigna un trop grand étonnement ou une curiosité déplacée, et je fus reçue avec toute la politesse possible. Je ne sache pas de cour en Europe où les dames se seraient montrées plus délicatement obligeantes à l'égard d'une étrangère. Je pense qu'en tout il y avait là deux cents femmes, et je ne vis personne faire de ces petites moues dédaigneuses, ou bien rire et chuchoter ironiquement avec ces manières qui sont si fréquentes, dans nos réunions, lorsqu'il se présente quelqu'un dont la mise n'est pas rigoureusement à la mode. Seulement, elles répétaient ces mots en me regardant : Guzel, pek, guzel, ce qui veut dire : charmante, en vérité, charmante. 

Les premiers sofas furent couverts de coussins et de riches tapis, sur lesquels se placèrent les baigneuses ; sur les seconds sofas, s'établirent leurs esclaves pour les coiffer. Il n'y a là aucune distinction de rang, et toutes les femmes étaient dans l'état de nature où, si vous aimez mieux l'expression propre, elles étaient nues, et ni beauté, ni défaut ne se cachait. Mais pas un geste trop libre, pas une posture malhonnête. C'était la grâce de la démarche et des mouvements que Milton a donnée à la mère commune du genre humain. Quelques-unes d'entre elles sont aussi bien faites que les plus aimables déesses nées sous le pinceau du Guide ou du Titien; et la plupart avec leur teint d'une éclatante blancheur, parées seulement de leurs beaux cheveux qui retombaient en tresses sur leurs épaules, et parmi lesquels étaient mêlés des perles et des rubans, me représentaient parfaitement les figures des grâces. 

Je me convainquis, ce jour-là, de la vérité d'une réflexion que j'ai faite souvent, c'est que, s'il était à la mode d'aller toute nue, on ne ferait guère attention au visage. Je voyais que les femmes dont la taille était délicate et la peau belle me forçaient, avant toutes les autres, à les admirer, bien que leurs figures fussent quelquefois moins agréables que celles de leurs compagnes. A vous dire le vrai, j'avais la malice de désirer in petto que M. Gervas (1) pût se glisser ici sans y paraître. 

1. Gervas, peintre anglais.

Son talent gagnerait beaucoup à voir de si belles femmes dans ce simple appareil, avec des postures diverses, les unes causant, les autres travaillant, celles-ci prenant du café ou du sorbet, et celles-là négligemment couchées sur leurs coussins, pendant que leurs esclaves (qui sont généralement de jolies filles de dix-sept ou de dix-huit ans) s'occupent à tresser leurs cheveux de mille manières. Et comme dans un café d'hommes, elles se racontaient là toutes les nouvelles de la ville et les anecdotes scandaleuses, etc. Elles prennent généralement ce plaisir une fois la semaine, et demeurent ainsi pendant quatre ou cinq heures, au moins, sans prendre le moindre rhume, quoiqu'en sortant de leur bain chaud elles aillent subitement dans des salles assez froides, et cela m'a bien surprise. 

La femme qui m'a semblé être la plus considérable d'entre elles m'engagea à m'asseoir auprès d'elle et voulait que je me déshabillasse tout à fait pour le bain. J'ai eu de la peine à m'excuser. Encore firent-elles de si vives instances que je dus, à la fin, entr'ouvrir ma chemise et leur montrer mon corps de jupe, ce qui parut les enchanter. Je vis qu'elles pensaient que j'étais emprisonnée dans cette machine, et qu'il n'était pas en mon pouvoir de l'ouvrir : c'était là pour elles une invention de mon mari. Je fus charmée de leur politesse aussi bien que de leur beauté, et j'aurais voulu passer plus de temps avec elles; mais milord Wortley voulant poursuivre son voyage le lendemain matin, de bonne heure, j'allai voir, en toute hâte, les ruines de l'église de Justinien, qui ne m'ont pas paru un aussi agréable spectacle que celui que j'avais quitté : c'est à peine autre chose qu'un monceau de pierres. Adieu, madame : je suis sûre que je vous ai aujourd'hui parlé de choses dont vous n'aviez jamais eu connaissance dans votre vie, et que vous n'auriez trouvées dans les livres d'aucun voyageur, puisqu'il n'y va pas moins que de la vie pour l'homme qui serait saisi dans un de ces lieux-là.

LETTRE XXVII.

Continuation des vexations des janissaires; nouveaux détails sur l'effendi Acbmet ; opinions et mœurs des Turcs ; leur religion ; singulière religion des Arnounts ; arc de Trajan ; environs d’Andrinople.

A l'Abbé ***. D'Andrinople, le 1 Avril 1717. Vieux style.

Je suis exacte, comme vous voyez, à vous tenir ma parole. Je ne fais, cependant, si votre curiosité fera satisfaite de la relation que je vais vous faire : mais je puis vous assurer que l'envie que j'ai de vous obliger en tout ce qui dépendra de moi, m'a fait faire toutes les recherches & toutes les observations possibles. Il est certain que nous n'avons qu'une connoissance imparfaite de la Religion & des Moeurs des Turcs, leur pays n'étant visité que par des Négocians qui ne s'occupent que de leurs propres affaires, ou par des Voyageurs qui n'y font pas un assez long séjour pour en prendre une exacte & entiere connoissance. Les Turcs, d'ailleurs, sont trop fiers pour converser avec les Marchands, qui ne peuvent, par conséquent, ramasser que quelques bruits populaires, & généralement faux: ils ne sont pas plus en état de rendre compte de ce qui se passe en Turquie, qu'un François réfugié, logé dans un grenier de la rue des Grecs à Londres, ne le feroit de dire ce qui se passe à la Cour d'Angleterre. Le chemin que nous avons fait de Belgrade ici, est impraticable à toute personne qui n'est pas revêtue d'un caractère public. Les déserts de la Servie sont tout couverts de bois, & remplis de voleurs attroupés par cinquantaines; de maniere que nos Gardes suffisoient à peine pour notre sûreté. Les Villages y sont si misérables, que la force seule y fait trouver le nécessaire. Mais les Janissaires n'avoient aucun égard à la pauvreté du peuple : ils enlevoient tout ce qu'ils trouvoient, volailles, moutons ; & ceux à qui ils appartenoient, n'osoient encore les réclamer, de crainte d'être maltraités; les agneaux à peine nés, les oies, les poules d'Inde sur leurs oeufs, tout étoit enlevé & massacré, sans distinction. La douleur que je voyois peinte sur le visage de ces Païsans, me rappelloit les complaintes de Mélibée au sujet de son troupeau. II se commet encore bien d'autres cruautés lorsque les Bassas voyagent : ces oppresseurs ne se contentent pas de manger tout ce qui leur convient chez les Païsans ; après s'être bien remplis, eux & leur nombreuse fuite,  ils ont l'impudence d'exiger une contribution qu'ils appellent argent de dents, pour les dédommager du tort qu'ils ont fait à leurs dents en dévorant les provisions de ces pauvres malheureux. Quelque surprenant que ce fait vous paroisse, il n'en est pas moins vrai: tel est le vice naturel d'un Gouvernement Militaire. La Religion de Mahomet est cependant aussi contraire à cette cruauté que la nôtre. J'eus l'avantage de loger trois semaines à Belgrade chez un Effendi, c'est-à-dire un Savant. Ces hommes sont également habiles à posséder les Dignités de l'Eglise & les Charges de Judicature; c'est la même science qui est nécessaire pour les deux états, de maniere qu'un Jurisconsulte & un Prêtre signifient la même chose, & c'est le même mot dans la Langue Turque; ce sont les seuls hommes importans dans cet Empire. Tous les emplois considérables & les biens de l'Eglise sont en leur possession. Quoique le Grand-Seigneur soit l'héritier né dé son peuple, il n'ose toucher m aux revenus ni à l'argent d'un Effendi; tout ce que celui-ci laisse en mourant, passe à ses enfans. II est vrai qu'il perd ce privilège lorsqu'il accepte une place à la Cour, ou le titre de Bassa ; mais il y a peu d’exemples d'une pareille imprudence parmi eux. Vous pouvez juger quel peut être le pouvoir de ces hommes, qui se sont emparés de toutes les sciences & de tout le bien de l'Empire. Ils sont les véritables auteurs des révolutions, & les soldats n'en sont que les acteurs. II est important pour l’Empereur de les ménager: leur pouvoir est très-connu : ce furent eux qui déposerent le Sultan Mustapha. Voilà une longue digression. Je voulois vous dire que les fréquentes & familieres conversations que j'ai eues avec Effendi Achmet Beg m'ont donné, sur la Religion 8c les Moeurs des Turcs, une connoissance beaucoup plus parfaite que celle qu'aucun Chrétien ait jamais eue. Je lui fis connoître la différence qu'il y a entre la Religion Anglicanne, & celle de Rome. II fut satisfait de voir qu'il y eût des Chrétiens qui n'adoroient ni les images, ni même la Vierge Marie : la transubstantiation lui parut quelque chose de bien fort. Quand je compare la Profession, de Foi des Turcs avec la nôtre, je fois convaincue que si notre ami le Docteur *** avoit la liberté de prêcher ici, il n'auroit pas beaucoup de peine à faire embrasser la Religion Chrétienne à la plûpart des Turcs : leurs notions sont peu differentes des siennes. M. Whiston feroit un bon Apôtre ici : je suis persuadée que vous enflammerez son zèle si vous lui faites part de ma Lettre; mais dites-lui qu'avant d'être utile dans ce pays, il faut qu'il commence par en apprendre la Langue. Le Mahométisme est divisé en autant de Sectes que le Christianisme. Je ne puis m'empêcher de réfléchir ici sur le penchant naturel que les hommes ont pour le merveilleux & les nouveautés. Les Zeidi, les Kudi, les Jobari, &c. me rappellent l'idée des Luthériens, des Calvinistes, des Trembleurs, &c. Le même zèle les anime les uns contre les autres. La Religion dominante parmi les Effendis, & qu'ils tiennent secrette, c'est le pur Déisme. Loin de l'enseigner au peuple, ils l'amusent de différens principes, & toujours suivant leur intérêt personnel. On en trouve peu parmi eux, & même aucun, selon Achmet-Beg, qui cherche à faire le bel-esprit en affichant l'incrédulité. Le Chevalier Paul Ricaut se trompe en ceci, comme en presque toute autre chose : il appelle Athées ceux de la secte de Mutherin, c'est-à-dire le secret avec nous. Ce sont des Déistes, dont l'impiété consiste à regarder leur Prophete comme ridicule. Achmet-Beg ne m'avoua pas qu'il fût de cette opinion; mais il ne se faisoit aucun scrupule de s'écarter un peu de la Loi de Mahomet: il buvoit du vin aussi librement que nous. Un jour que je lui demandai pourquoi il prenoit cette liberté, il me répondit, que tout ce que Dieu avoit fait étoit destiné à l'usage de l'homme ; que la Loi qui défendoit le vin étoit cependant très-sage ; mais qu'elle n'étoit établie que pour le peuple, parmi lequel cette liqueur étoit une source de désordre. Il m'ajoûta que l'intention du Prophete n'avoit jamais été de gêner ceux qui savent en user avec modération. Je sais cependant, continua-t-il, qu'il faut éviter le scandale, & je n'en bois jamais en public. Cette façon de penser est générale ici; tous ceux qui ont le moyen d'acheter du vin en boivent. II m'assura que, si j'entendois l'Arabe, je lirois l'Alcoran avec plaisir. Loin d'être un pur galimathias, comme nous le croyons, il contient une morale très-pure, exprimée d'une maniere très-élevée & très-correcte. Plusieurs Chrétiens sans partialité m'ont assuré depuis que cela étoit vrai. Toutes les traductions que nous en avons sont, sans doute, des copies venues des Prêtres Grecs, qui ont eu la malice de falsifier l'original. Je ne crois pas qu'il y ait d'hommes plus ignorans & plus corrompus qu'eux. Cependant je fais mauvais gré à votre Clergé de les avoir si mal traités, quand il en a eu occasion, seulement parce qu'ils ne regardent pas le Pape comme chef universel de l'Eglise.

J'ai trouvé à Philippopolis une Secte de Chrétiens qui s'appellent Paulins : ils font voir une vieille Eglise où ils assurent que S. Paul a prêché ; ils ont pour lui la même vénération qu'on a pour S. Pierre à Rome, & lui donnent la même préférence sur les autres Apôtres. Mais de toutes les Religions que j'ai vues, la plus singuliere, à mon avis, est celle des Arnounts [Albanais]. Ils sont originaires d'Arnuntlich, qui est l'ancienne Macédoine : quoiqu'ils ayent perdu le nom de Macédoniens, ils en ont conservé le courage & la fermeté. Ce sont les meilleures troupes de l'Empire Turc, & les seules qui se fassent craindre des Janissaires. Ils sont à pied: nous en avons eu une Garde qui a été relevée dans chaque Ville par où nous avons passé. Ils s'habillent & s'arment à leurs dépens. Leur uniforme est de gros drap blanc, mais assez propre ; leurs  fusils sont d'une longueur prodigieuse mais ils ne les empêchent pas de courir, même aussi rapidement que s'ils ne portoient rien du tout. Lors qu'ils sont en marche, leur Commandant chante un air grossier, qui n'est cependant pas désagréable, & ils lui répondent en chœur. Ce peuple étant parmi des Chrétiens & des Mahométans, & n'entendant point la controverse, dit qu'il ne peut juger laquelle des deux Religions est la meilleure; & afin de ne pas se trouver dans le cas de rejetter la vérité, il les pratique toutes les deux. Les Arnountes vont le Vendredi à la Mosquée, & le Dimanche à l'Eglise. Ils disent qu'ils sont certains, par-là, de la protection du vrai Prophete au jour du Jugement; mais qu'ils ne peuvent décider dans ce monde lequel est le véritable. Je crois que c'est la seule nation qui soit si modeste sur sa propre capacité.

Telles sont les remarques que j'ai faites sur la diversité des Religions que j'ai vues. Je ne vous fais point excuse de la liberté que j'ai prise de lâcher quelque chose contre le Catholicisme; je sais que vous blâmez autant le fanatisme que vous révérez les vérités sacrées dont nous convenons vous & moi. Vous espérez, sans doute, que je vais vous faire une description des Antiquités de ce Pays; mais il y a très-peu de vestiges de l'ancienne Grèce. Nous avons passé auprès des débris d'une arcade qu'on appelle communément la Porte de Trajan. Le vulgaire croit que cet Empereur la fit faire pour fermer le passage qui est au-dessus des montagnes entre Sophia & Philippopolis. Pour moi je crois, quoiqu'il n'y ait aucune inscription, que c'étoit plutôt un arc de triomphe ; car quand même ce passage auroit été fermé, il s’en trouve plusieurs autres par où une armée pourroit facilement passer. Malgré ce que dit l'Histoire au sujet de Baudouin, Comte de Flandres, qui fut défait dans ces défilés, après avoir pris Constantinople, je ne crois pas que les Allemands s'y trouvassent arrêtés aujourd'hui. Il est vrai que les Turcs ont beaucoup travaillé à ce chemin, pour faciliter la marche de leurs troupes; ils ont construit des ponts de bois très-larges & très-forts sur tous les fossés & les bourbiers qui se trouvent entre Belgrade & Philippopolis. Je remarquai que les précipices n'étoient pas si affreux qu'on me les avoit annoncés. Nous logeâmes dans le petit Village de Kiskoi qui est près de ces montagnes : il est habité par des Chrétiens, comme tous les autres Villages de Bulgarie : les maisons sont de petites cabanes bâties avec de la boue sechée au soleil. Lorsque les habitans apprennent la marche de l'armée des Turcs, ils s'enfuient dans les montagnes emmenent avec eux leurs troupeaux, & tout ce qu'ils possedent; autrement ils seroient pillés & ruinés par les soldats. Cette précaution leur assure une espece d'abondance; car ils possédent en commun une très grande étendue de pays, & ont la liberté d'y semer ce qu'ils veulent ; ils sont en général bons Laboureurs. J'ai bu chez eux différens vins tous excellents. Les femmes portent sur leurs habits quantité de petits grains de verre de différentes couleurs. Elles ne sont pas laides; mais elles ont le teint bazané. Voilà tout ce que j'ai recueilli dans mon voyage, qui me paroisse digne de votre attention ; peut-être encore ne la mérite. t-il pas. Lorsque je ferai à Constantinople, je tâchera de ramasser quelque chose de curieux, & vous recevrez encore des nouveles de Votre, &c.

Traduction de 1853

A l’Abbé***

Andrinople, 1er avril

Vous voyez que je suis bien exacte à tenir la promesse que vous m'avez engagée à faire. Cependant je ne sais pas si votre curiosité sera satisfaite des récits que je vais vous faire, quoique je puisse vous assurer que je désire vous intéresser de mon mieux et que j'ai pour cela mis la plus grande attention dans mes recherches et dans mes observations.

Il est certain que nous n'avons jusqu'ici que des relations incomplètes sur les coutumes et la religion de ce peuple. Cette partie du monde a été visitée souvent, mais par des marchands qui ne songeaient qu'à leurs affaires, ou par des voyageurs qui n'y faisaient pas un assez long séjour pour être capables de rien dire d'exact d'après leurs propres connaissances. Les Turcs sont trop fiers pour causer familièrement avec des marchands; et ceux-ci peuvent à peine nous donner aut,e chose que des informations générales qui sont fausses le plus souvent; ils ne sont pas mieux en état de nous parler du pays qu'un réfugié français, perché dans un grenier de la rue des Grecs, à Londres, ne serait en état d'écrire sur la cour d'Angleterre.

Le voyage que nous avons fait de Belgrade ici ne peut être possible que pour celui qui est revêtu d'un caractère public. Les forêts désertes de la Servie sont le commun refuge des bandits qui, par bandes de cinquante, ravagent le pays, et s'en acquittent si bien que nous n'avons pas eu trop de toute notre escorte pour nous mettre à l'abri ; et les villages sont d'ailleurs si pauvres que ce n'est que par force qu'on en peut tirer les provisions nécessaires. Il faut dire que les janissaires s'apitoient peu sur cette misère, et tuent toute-la volaille et les poulets qu'ils peuvent rencontrer, sans savoir à qui ils appartiennent, parce que les infortunés possesseurs n'osent pas souffler un mot dans la crainte d'être maltraités. Les agneaux nouveau-nés, les oies et les dindes, même lorsqu'elles sont sur leurs œufs, tout est massacré sans distinction. Je me rappelais alors les plaintes de Mélibée, en voyant périr « l'espérance de son troupeau. » Quand les pachas voyagent, c'est bien pis. Ces oppresseurs ne sont pas contents de dévorer tout ce qui appartient aux paysans; après qu'ils se sont rassasiés, eux et leur suite nombreuse, ils ont l'impudence d'exiger encore de l'argent pour les dents, sorte de contribution qu'ils lèvent sous prétexte d'avoir usé leurs dents en faisant aux gens l'honneur de dévorer leurs provisions. Cela est à la lettre et exactement vrai, quelque extravagant qu'on puisse le trouver, et voilà la corruption naturelle à un gouvernement militaire dont la religion, pas plus que la nôtre, n'est comptable de ces atrocités. J'ai eu l'avantage de loger trois semaines à Belgrade, chez un des principaux effendis, c'est-à-dire lettrés. Cette classe d'hommes est également capable d'arriver aux places de loi ou d'église. Ces deux genres d'emploi rentrent l'un dans l'autre, et l'homme de loi est désigné en langue turque par le même nom que l'homme d'église. Ils sont les seuls hommes véritablement considérés dans l'empire : tous les emplois à gros émoluments et les revenus des églises sont dans leurs mains. Le Grand Seigneur, bien qu'héritier universel de son peuple, n'oserait toucher ni à leurs terres ni à leur argent, qui vont, sans interruption d'hérédité, à leurs enfants. Il est vrai qu'ils perdent ce privilége en acceptant une place à la cour ou le titre de pacha; mais il y a peu d'exemples de ces folies parmi eux. Vous pouvez aisément juger du pouvoir de ces hommes qui se sont emparés de toutes les sciences et de tous les biens de l'empire. Ils sont réellement les auteurs des révolutions, quoique les soldats en soient les acteurs. Ils ont déposé le dernier sultan Mustapha ; et leur pouvoir est si bien connu qu'il est de l'intérêt de l'empereur de les flatter.

[Islam]

Voilà une longue digression ; Je voulais vous dire que dans mes causeries familières avec l'effendi Achmet-bey, j'ai trouvé l'occasion de connaître plus particulièrement peut-être qu'aucun chrétien ne l'a jamais fait, la religion et la morale des Turcs. Je lui expliquai la différence qu'il y a entre la religion de Rome et celle de l'Angleterre, et il était charmé d'apprendre qu'il y a des chrétiens qui ne respectent pas les images et n'adorent pas la vierge Marie. Le ridicule de la transsubstantiation lui paraissait très-étrange. En comparant ensemble nos croyances, j'ai vu que si notre ami, M. ***, avait la liberté de prêcher ici, il ferait de presque tous ces gens-ci des chrétiens, car leur religion diffère bien peu de la sienne. M. Whiston ferait ici un bon apôtre; et je ne doute pas que son zèle ne grandisse, si vous lui communiquez cela ; mais dites-lui qu'il lui faudrait le don des langues pour faire ce métier. Le mahométisme est divisé en autant de sectes que le christianisme, et ses premiers principes ont été altérés et obscurcis par les interprètes. Je ne puis ici m'empêcher de réfléchir sur le penchant qu'a le genre humain pour les mystères et les nouveautés. Les zeidi, les kudi, les jabari, etc., m'ont rappelé les catholiques, les luthériens et les calvinistes, et sont également emportés les uns contre les autres.

Mais l'opinion qui prévaut, si j'ai bien deviné le secret des effendis, c'est le pur déisme. Il est vrai qu'ils n'en disent rien au peuple qu'on amuse avec une centaine de dogmes, selon les différents intérêts des docteurs. Il y en a très-peu d'assez absurdes parmi eux (Achmet-bey disait qu'il n'y en a pas), pour nier l'existence de Dieu d'une façon absolue. Et sir Paul Rycaul s'est trompé (comme cela lui arrive souvent) en appelant une secte d'athées la secte de Mutérin (c'est-à-dire le secret entre nous); ce sont des déistes dont l'impiété consiste à se moquer un peu de leur prophète. Achmet ne m'a pas dit qu'il partageât leurs opinions, mais il ne se fait aucun scrupule de s'écarter pour sa part des préceptes de Mahomet, en buvant du vin avec la même liberté que nous. Quand je lui demandais comment il était venu à s'en permettre l'usage, il me répondit que toutes les choses créées par Dieu sont bonnes et destinées aux besoins de l'homme. Néanmoins la prohibition du vin était à ses yeux une très-sage maxime faite pour le peuple, puisque cette liqueur est la source de tous les désordres; mais le prophète n'avait pas voulu l'interdire à ceux qui en usent modérément. Au reste, disait-il, il fallait éviter le scandale et n'en jamais boire en public. 

Telle est la manière de penser la plus générale chez les Turcs, et ils ont moins de crainte de boire du vin que de difficulté pour en trouver. ll m'a assuré que, si je savais l'Arabe, j'aurais plaisir à lire le Coran, que c'est un livre qu'on accuse à tort d'être plein d'absurdités, qu'il est animé de la morale la plus pure, et écrit dans la meilleure langue. Depuis j'ai entendu des chrétiens impartiaux parler de la même façon; et je ne doute pas que toutes nos traductions ne soient faites sur des copies arrangées par des prêtres grecs qui ne se font pas faute de le falsifier avec la plus grande méchanceté. 

Puisque je parle de religion et des prêtres grecs, il faut que je vous avoue la profonde dépravation de ces derniers. Aucune classe d'hommes n'est plus ignorante ou plus corrompue. J'ai trouvé aussi à Philippopolis une secte de chrétiens qui s'appellent eux-mêmes Paulins, et montrent une vieille église, où, disent-ils, saint Paul a prêché. Ceux-là valent mieux que les papas grecs, sans être, il s'en faut bien, irréprochables. 

Mais de toutes les religions que je connais, celle des Arnautes me semble la plus singulière. Ils sont originaires de l'Arnoutlich qui est l'ancienne Macédoine, et conservent encore le courage et la hardiesse des Macédoniens dont ils ont perdu le nom : c'est la meilleure milice de l'empire et la seule que craignent les janissaires. Ils servent dans l'infanterie ; nous en avions une garde que l'on relevait dans chaque ville considérable. Ils s'habillent et s'arment à leurs frais, sont vêtus d'un gros drap blanc très-propre et ont de très-grands fusils qu'ils portent sur leurs épaules sans s'embarrasser de leur poids. Le chef entonne une sorte de grosse chanson, qui n'a rien de déplaisant, et le reste fait chorus. Ce peuple, vivant entre les chrétiens et les mahométans, et n'étant pas versé dans la controverse, déclare qu'il est incapable de se décider entre les deux religions, et pour être certain de ne pas rejeter la vérité, il les suit toutes les deux par prudence. Ils vont aux mosquées le vendredi et à l'église le dimanche, donnant pour excuse qu'au jour du jugement ils sont sûrs de la protection du vrai prophète, mais que dans ce monde ils sont incapables de choisir. Je ne crois pas qu'il y ait une autre nation dans l'univers qui ait une opinion aussi modeste de ses capacités. 

Telles sont les remarques que j'ai faites sur les diverses religions que j'ai observées. Je vous demande pardon pour la liberté que j'ai prise de parler de théologie, et d'en parler avec une liberté que vous appellerez sans doute de la licence; mais je sais que vous avez un esprit impartial, et que vous condamnez les superstitions, aussi bien que vous révérez les vérités sacrées que nous reconnaissons tous les deux. 

Vous attendez que je vous parle des antiquités du pays ; mais il y a peu de restes de l'ancienne Grèce. Nous avons passé auprès d'un fragment d'arcade qui est appelée communément la Porte de Trajan ; on suppose qu'il l'a faite pour former la route qui passe sur les montagnes entre Sophia et Philippopolis. Mais je la crois plutôt un débris d'un arc de triomphe, bien que je n'y aie vu aucune inscription. Pour le passage, eût-il été fermé, il y en a bien d'autres pour servir à une armée en marche. On a beau citer Baudouin, comte de Flandre, qui, après avoir pris Constantinople, fut défait dans ces gorges, je ne crois pas qu'aujourd'hui les Allemands seraient embarrassés pour forcer le passage. Il est vrai que la route, nouvellement construite avec un grand soin, est commode au possible pour les marches de l'armée turque. Il n'y a pas un fossé, pas un marécage entre Belgrade et Andrinople où l'on n'ait dressé un large et solide pont de planches, et les précipices ne sont pas, aussi terribles que je l'avais cru. Au milieu de ces montagnes nous avons fait halte au petit village de Kiskoï, entièrement habité par les chrétiens, comme tous les villages des Bulgares. Leurs maisons ne sont que des huttes chétives, bâties de boue séchée au soleil : ils les abandonnent et se sauvent dans les montagnes, quelques mois avant la marche des armées turques qui les ruineraient entièrement et détruiraient leurs troupeaux. Cette précaution assure leur nourriture. Ils vivent en commun sur de vastes territoires qu'ils cultivent comme il leur plaît, et ce sont en général de laborieux agriculteurs. J'ai bu chez eux plusieurs sortes de vins délicieux. Les femmes se parent avec des verres de toutes couleurs et ne sont point laides, quoiqu'elles aient le teint fort brun. 

Je vous ai dit là tout ce qui était intéressant pour vous, et peut-être ai-je trop longuement raconté les détails de mon voyage. Une fois à Constantinople, je tâcherai de trouver des choses plus curieuses, et alors vous recevrez encore des nouvelles de Votre, etc.


LETTRE XXVIII.

Mariage de la fille aînée du sultan; gouvernement des Turcs ; le grand seigneur allant à la Mosquée ; son portrait ; celui de l'ambassadrice de France; pouvoir des janissaires

A la Comtesse de B***. D'Andrinople, le premier Avril 1717. Vieux style.

Je ne vous ai point oubliée, & mon premier soin en arrivant ici a été de chercher les étoffes que vous m'aviez chargée, de vous acheter; mais je n'en ai point vu qui vous convinssent. La maniere de s'habiller ici est si différente de celle de Londres, qu'il est difficile d'y trouver des ajustemens qui puissent servir à une Angloise. Je ne me lasserai cependant point de chercher ; & lorsque je serai à Constantinople, je ferai l'impossible pour avoir ce que vous demandez, quoique je n'espere pas mieux réussir qu'ici, où la Cour est actuellement. La Fille aînée du Grand - Seigneur se maria quelques jours avant mon arrivée en cette Ville, & les Dames Turques étalerent à cette occasion toute leur magnificence. La nouvelle mariée fut conduite au Palais de son mari avec beaucoup de pompe. Elle étoit veuve du feu Vizir, qui fut tué à Peter-Waradin : on pourroit plutôt appeller sa premiere alliance un contrat, qu'un mariage ; car elle n'a jamais habité avec le Vizir; cependant elle a hérité de la plus grande partie de sa fortune. II avoit eu la permission de la voir dans le Serrail ; & comme c'étoit un des plus beaux hommes de l'Empire, la Princesse avoit conçu beaucoup d'amour pour lui. En voyant le mari qu'elle a aujourd'hui, lequel est âgé de cinquante ans, elle ne put retenir ses larmes: c'est cependant un homme de mérite, & il est le favori de l'Empereur; mais cela ne suffit pas pour le rendre aimable aux yeux d'une fille de treize ans. Le Gouvernement Turc est entierement à la disposition de l'armée ; & le Grand-Seigneur, tout absolu qu'il paroît, n'est pas moins esclave que le dernier de ses Sujets: il tremble, s'il voit un Janissaire le regarder de mauvais oeil. Cependant il y a ici une plus grande apparence de subordination que parmi nous: on ne parle qu'à genoux à un Ministre d'Etat : s'il échappoit un mot dans un cassé contre sa conduite, comme il y a des espions par-tout, la maison seroit sur le champ rasée, & peut-être que tous ceux qui auroient été présents, seroient mis à la torture. On n'entend point ici la populace faire des acclamations ; l'on n'y voit point de libelles diffamatoires; l'on n'y dispute point sur les affaires d'Etat, comme à Londres; ce qui est une fuite fâcheuse de notre liberté. Ce n'est point par des noms diffamans, qu'on se venge ici d'un Ministre : lorsqu'il a le malheur de déplaire au peuple, on l'arrache même d'entre les bras de son maître, on lui coupe les mains, les pieds & la tête, & on le jette devant la porte du Palais. Pendant ce tems, le Sultan, pour lequel on paroît avoir la plus grande soumission, reste tout tremblant de peur dans son appartement, sans oser ni défendre ni venger son Favori. Telle est l'heureuse condition du plus absolu Monarque de la terre, qui ne reconnoît d'autre loi que.sa volonté.

Je voudrois que notre Parlement envoyât ici un vaisseau chargé de ces gens qui prêchent continuellement l'obéissance aveugle: ils verroient le Gouvernement arbitraire dans tout son jour, & je les défierois de décider lequel est le plus malheureux, du Prince, du peuple, ou du Ministre. Ici une foule de réflexions se présentent à mon esprit: mais le vôtre, Madame, vous en dira toujours au-delà du mien.

Hier nous vîmes, l'Ambassadrice de France & moi, passer le Grand Seigneur qui alloit à la Mosquée. II étoit précédé d'un nombre prodigieux de Janissaires, qui avoient de grands plumets blancs ; de Spahis & de Bostangis, qui sont un corps considérable. Leurs habits foot tous de différentes couleurs, toutes très- vives & très-belles, de forte, qu'à une certaine distance, ils ressembloient à un parterre de tulippes. L'Agades Janissaires suivoit : il avoit une robe de velours pourpre, doublée d'une étoffe en argent; deux esclaves, richement vêtus, conduisoient son cheval. Après lui venoit le Kisler-Aga, ou premier Garde des Dames du Serrail: son habit étoit d'un drap jaune foncé, doublé de martre, & qui étoit bien assorti avec son teint noir. Enfin, le Grand Seigneur paroissoit : il avoit un habit verd, doublé d'une fourrure de renard noir de Moscovie, que l'on dit valoir mille livres sterling ; il étoit monté sur un beau cheval, dont les harnois étoient brodés en pierreries : on menoit après lui six autres chevaux très-richement enharnachés. Un des premiers de la Cour portoit sa caffetiere d'or; un autre, celle d'argent; un troisieme portoit sur sa tête un tabouret d'argent, en cas que le Prince voulût s'asseoir. Je ne finirois pas si je voulois vous faire le détail des différens habits, & des différens turbans qui distinguoient les rangs; mais il est certain qu'il y en avoit plusieurs milliers, tous très-riches ; enfin, cela faisoit un fort beau coup d'oeil. Le Sultan peut avoir environ 40 ans; c'est un assez bel homme; il a de grands yeux noirs à fleur de tête: sa contenance me parut cependant sévère. II s'arrêta sous notre fenêtre: on lui avoit, sans doute, dit que nous y étions j car il nous regarda fort attentivement, & nous donna le tems de l'examiner. L'Ambassadrice de France convint avec moi que c’etoit un bel homme. Je la vois souvent; elle est jeune, & sa société me plairoit beaucoup, si je pouvois l'engager à quitter tout ce cérémonial, qui rend la vie gênante & ennuyeuse. Elle est si enthousiasmée de ses Gardes, de ses 24 Valets de pied, de ses Ecuyers, &c. que je crois qu'elle aimeroit mieux mourir que de me faire une visite sans tout cet attirail : elle n'oublie pas non plus son carrosse de Demoiselles de compagnie. Cela ne me fâche, que parce que je suis obligée d'en faire autant lorsque je vais la voir: au reste, notre interêt respectif demande que nous soyons souvent ensemble. Je fis l'autre jour le tour de la Ville avec elle, dans un chariot doré & découvert : toute notre suite étoit réunie, & nos Gardes nous précédoient. Le peuple n'avoit jamais vu, & ne verra, peut-être, jamais deux jeunes Ambassadrices Chrétiennes ensemble. Vous vous imaginez bien que nous rassemblâmes une grande foule de spectateurs : mais personne n'osa dire un seul mot. Si l'on avoit crié, comme fait notre peuple dans les spectacles extraordinaires, nos Janissaires n'auroient pas manqué de sabrer tous ceux qu'ils auroient rencontrés, sans en craindre les fuites, parce qu'ils sont au-dessus de la loi.

Ces gens-là, je veux dire les Janissaires, ont cependant quelques bonnes qualités : ils ont beaucoup de zèle & de fidélité pour ceux qu'ils servent, & ils se font un devoir de combattre pour eux dans toutes les occasions. J'eus un exemple bien singulier de ce zèle, dans un village en-deçà de Philippopolis, où nos Gardes domestiques vinrent au-devant de nous. Je demandai des pigeons pour souper ; un de mes Janissaires alla sur le champ chez le Cadi, qui est le premier Officier civil du lieu, & lui ordonna de m'en envoyer quelques douzaines. Ce pauvre homme lui répondit qu'il en avoit déjà fait chercher, mais qu'on n'en pouvoit trouver. Mon Janissaire, dans un transport de zèle pour moi, l'enferma dans sa chambre, en lui disant que l’impudence avec laquelle il refusoit d'obéir à mes volontés mérîtoit la mort; mais que par respect pour moi, il ne le punirent que par mon ordre. En conséquence, il vint gravement me trouver, & me demander ce que je voulois qu'il lui fît; il ajoûta même par politesse, que, si je voulois, il m'apporteroit sa tête. Ceci peut vous donner une idée du pouvoir énorme qu'ont les Janissaires. Ils sont liés tous ensemble par serment, & sont obligés de venger les injures les uns des autres, soit au Caire, à Alep, enfin, dans toutes les parties du monde. Cette ligue les rend si puissans, que les plus Grands de la Cour n'osent leur parler que d'un ton d'amitié. Tout homme riche en Asie s'enrôle dans les Janissaires, pour que son bien soit en sûreté. Mais je crois que j'en ai dit assez; & vous apprendrez, sans doute, avec plaisir, Madame, que vous ne pourrez recevoir de mes nouvelles plus d'une sois en six mois. C'est ce qui m'a engagée à être si prolixe; c'est aussi ce qui vous engagera, je l'espere, à excuser votre, &c.

Traduction de 1853

A LA COMTESSE DE BRISTOL.

Andrinople, 1er avril.

Comme je ne saurais oublier la moindre des commissions de votre seigneurie, mon premier soin ici a été de rechercher les étoffes que vous désiriez, mais je n'ai rien trouvé qui vous pût satisfaire. On s'habille si différemment ici que la même étoffe ne peut servir à la fois à faire un caftan et un manteau. Néanmoins je continuerai mes recherches, et je les recommencerai à Constantinople, bien que j'aie des raisons pour croire que ce qu'il y a de plus beau est ici, où la cour se trouve pour le moment. La fille aînée du Grand Seigneur a été mariée quelques jours avant notre arrivée; et, pour cette occasion, les dames turques ont déployé toute leur magnificence. La jeune épouse a été conduite à la maison de son mari avec un splendide cortége. C'est la veuve du dernier vizir, qui a été tué à Péterwardein; mais peut-on donner le nom de mariage à un simple contrat passé entre deux personnes qui n'ont jamais vécu ensemble ? Malgré cela, elle jouit de la plus grande partie de ses biens. Il avait eu la permission de la voir au sérail, et, comme c'était un des plus jolis cavaliers de l'empire, il l'avait séduite tout à fait. Quand elle a vu son second mari qui a cinquante ans au moins, elle n'a pu s'empêcher de pleurer. C'est du l'este un homme de mérite et le favori déclaré du sultan; il s'appelle Mosayp; mais tout cela est bien peu de chose aux yeux d'une jeune fille de treize ans.

[Pouvoir des janissaires]

Ici le gouvernement est entièrement dans les mains de l'armée : le Grand Seigneur, avec tout son pouvoir absolu, est aussi esclave qu'aucun de ses sujets, quand les janissaires lui font mauvaise mine. Il y a, sans doute, une plus grande apparence de soumission que chez nous; on ne parle qu'à genoux à un ministre d'État; s'il se faisait dans un café une observation sur sa conduite, les espions qui furètent partout feraient raser la maison et peut-être appliquer toute la compagnie à la torture. Point de murmures, point de pamphlets insolents, point de disputes politiques dans les tavernes :

Maux que la liberté peut traîner après elle, 

Effets qu'il faut blâmer, mais dont la cause est belle;

point de nos innocents sarcasmes; mais quand un ministre déplaît ici au peuple, en trois heures de temps on l'arrache même des bras de son maître, on lui coupe les mains, la tête et les pieds; et on les jette devant la porte du palais avec tout le respect du monde, pendant que le sultan (pour lequel tout l'empire professe une adoration sans limites,) tremble de tous ses membres dans son appartement, et n'ose ni défendre ni venger son favori. Tel est le sort fortuné du plus absolu monarque de la terre, qui ne connaît d'autres lois que sa volonté. 

Je voudrais bien, en toute loyauté, que le parlement expédiât ici une cargaison de vos absolutistes, pour qu'ils pussent voir dans tout son jour ce gouvernement arbitraire dont ils raffolent. Il est difficile d'y décider, qui, du prince, du peuple, ou des ministres, est le plus misérable. Je pourrais faire beaucoup de réflexions à ce sujet; mais je sais très-bien, madame, que votre bon sens vous en a déjà fourni de meilleures que les miennes. 

J'ai été hier avec l'ambassadrice de France pour voir le Grand Seigneur qui se rendait à la mosquée. Il était précédé d'une garde nombreuse de janissaires dont la tête était parée de grandes plumes blanches, et aussi par des spahis et des bostandgis, tant à pied qu'à cheval, et par les gardes de ses jardins. Cela faisait un corps considérable d'hommes vêtus diversement de couleurs vives et belles, si bien qu'à distance, on aurait cru voir un parterre de tulipes. Après eux venait l'aga des janissaires, en robe de velours couleur de pourpre, doublée d'un tissu d'argent. Deux esclaves richement vêtus tenaient la bride de son cheval. Marchait ensuite le kyslar-aga (votre seigneurie sait que c'est le chef des gardiens du sérail), avec une robe de drap jaune bordée en martre qui faisait très-bien avec sa noire figure. Enfin venait le Sublime Seigneur, vêtu d'une robe verte doublée d'une fourrure de renard russe, que l'on estime mille livres sterlings, et monté sur un beau cheval dont les harnais étaient brodés et ornés de pierreries. Six autres chevaux richement caparaçonnés venaient ensuite avec leurs conducteurs à pied; et deux des principaux officiers de la cour portaient l'un une cafetière d'or et l'autre une cafetière d'argent. Un troisième était chargé d'un petit tabouret d'argent, qu'il portait sur sa tête, à l'usage de Sa Hautesse.

Il serait ennuyeux de parler à votre seigneurie des diverses toilettes et des turbans qui distinguent les rangs; ils sont tous extrêmement riches et agréables, au nombre de plusieurs milliers, si bien, peut-être, qu'il ne peut y avoir une plus belle procession. Le sultan nous a paru être un bel homme d'environ quarante et quelques années, avec l'air sévère, les yeux grands et noirs. Il s'est arrêté justement sous la fenêtre à laquelle nous nous tenions, et, ayant su, je le crois, qui nous étions, il a levé les yeux vers nous avec attention, ce qui nous a permis de le bien examiner. L'ambassadrice francaise a trouvé comme moi qu'il a fort bonne mine. Je vois souvent cette dame ; elle est jeune et sa conversation serait charmante pour moi, si je pouvais lui persuader de laisser de côté toutes les cérémonies d'étiquette qui rendent la vie si ennuyeuse. Mais elle raffole de ses gardes, de ses vingt-quatre Valets de pied, de ses gentilshommes servants, etc., et mourrait plutôt que de ne pas les amener quand elle me vient voir; encore ne puis-je oublier une carrossée de demoiselles de compagnie, qu'elle appelle ses dames d'honneur. Ce qui m'ennuie, c'est qu'aussi longtemps qu'elle traînera derrière elle ce terrible équipage, je serai obligée de faire la même chose. Néanmoins nous avons intérêt à nous visiter souvent.

J'ai fait avec elle l'autre jour tout le tour de la ville, dans un chariot doré et découvert, avec notre double escorte, précédée de nos gardes qui pouvaient avertir le peuple de voir ce qu'il n'avait jamais vu et ne verrait peut-être jamais, deux jeunes ambassadrices chrétiennes, à côté l'une de l'autre. Votre seigneurie peut s'imaginer aisément que nous étions entourées de spectateurs; mais ils gardaient un silence de mort. Si quelques-uns d'eux avaient pris la liberté de faire une remarque sur cet étrange spectacle, nos janissaires ne se seraient pas gênés pour tomber sur eux avec leurs cimeterres sans rien craindre du tout, puisqu'ils sont au-dessus des lois.

Ces gens-là cependant, je veux dire les janissaires, ont quelques bonnes qualités : ils sont pleins de zèle et très-empressés pour ceux qu'ils servent, au point de se battre pour eux en toute occasion. J'en ai eu la preuve assez plaisante dans un village en deçà de Philippopolis, où nous rencontrâmes notre escorte. J'avais commandé des pigeons pour notre souper. L'un de nos janissaires vole aussitôt chez le cadi (l'officier de la justice) et lui ordonne d'en envoyer quelques douzaines. Le pauvre homme répond qu'il en a fait déjà chercher, mais qu'on n'en trouve pas. Mon janissaire, dans l'excès de son zèle, l'enferma aussitôt dans sa chambre en lui disant que son impudence méritait la mort, puisqu'il se refusait à m'obéir, et que par respect pour moi il allait me demander mes ordres pour savoir comment le traiter. Et en effet il vint gravement à moi pour savoir ce qu'il fallait lui faire, ajoutant, en manière de compliment, que si je le désirais, il allait m'apporter sa tête. Cela peut vous donner quelque idée du pouvoir illimité de ces gaillards qui se regardent comme des frères et jurent de venger les injures les uns des autres, au Caire, à Alep, ou en tout autre pays. Cette ligue, toujours respectée, les rend si puissants que les hommes les plus élevés à la cour ne leur parlent jamais qu'en les flattant; et, en Asie, quelque riche qu'on soit, il faut qu'on s'enrôle dans leurs rangs, si l'on veut être en sécurité.

Mais j'ai déjà bien causé aujourd'hui ; du moins al-je fait cette réflexion consolante que maintenant, madame, en lisant ma lettre, vous voyez qu'il est impossible que je vous en envoie plus d'une aussi ennuyeuse dans l'espace de six mois : cette considération m'a donné des forces pour babiller de cette façon-là et j'espère que vous pardonnerez à Votre, etc.

LETTRE XXIX.

Habillement des femmes turques ; leurs voiles ; leur liberté ; leur beauté; leurs mœurs

A la Comtesse de ***. D'Andrinople, le premier Avril 1717. Vieux style.

J'ai lieu de me plaindre de vous, ma chere Sœur : je ne manque jamais de vous faire part de tout ce qui paroît ici capable de vous amuser, & vous vous contentez de me dire & de me répéter que la Ville de Londres est bien triste. Il est possible qu'elle le soit pour vous, sur-tout quand il n'y arrive point d'évenement nouveau ; mais, pour moi, qui n'en ai reçu aucune nouvelle depuis deux mois, je trouverois très-nouveau & très-agréable ce qui est fort vieux, même usé pour vous. Entrez, je vous prie, dans un plus grand détail, si vous voulez exciter ma reconnoissance. Je vous ferai un ample, mais véritable, recit des nouveautés d'Andrinople : aucune ne vous surprendroit plus que celle de me voir à present dans mon habit Turc ; je crois cependant que vous penseriez, comme moi, qu'il me sied très-bien. J'ai dessein de vous envoyer mon portrait; en attendant, je vais vous faire la description de mon ajustement.

J'ai premierement un caleçon sort ample, qui descend jusques sur mes souliers, & qui me cache les jambes. II est d'un damas fin, couleur de rose, à fleurs d'argent ; mes souliers sont de cabron blanc, brodé en or. Sur le caleçon pend une chemise de gaze de soie blanche, brodée tout au tout : elle a de larges manches, qui viennent à la moitié de mon bras : elle est attachée sur le col avec un bouton de diamant; & elle laisse voir la forme & la couleur du sein. L’Antere est une veste qui prend la forme de la taille ; la mienne est de damas blanc à fleurs d'or : il y a de très-longues manches, au bout desquelles est une grande frange d'or ; il devroit y avoir des boutons de diamant ou de perle: ces manches pendent par derriere. Mon caftan est de la même étoffe que mon caleçon: c'est une robe qui est juste à ma taille ; elle pend jusques sur mes pieds ; il y a aussi de longues manches pendantes & étroites : on met pardessus une ceinture large, environ de quatre doigts. Les Dames qui  sont riches, ont des ceintures couvertes de diamans ou d'autres pierres précieuses. Celles qui ne veulent pas en faire la dépense, en ont de satin brodé ; on ne peut se dispenser de l'attacher par - devant avec une agraffe de diamant. La Curdée est une robe de chambre que les Dames Turques mettent dans de certains sems, & qu'elles quittent dans d'autres : elle est d'un riche brocard, doublée d'hermine ou de martre; les manches ne descendent guères plus bas que les épaules : la mienne est verte à fleurs d'or. La coëffure est un bonnet appelle Talpock. En hiver il est de velours brodé avec des perles ou des diamans; en été il est d'une étoffe d'argent légere & très brillante. Il est placé sur un côté de la tête & penche un peu: on y attache un gland d'or, soit avec une rose de diamans, soit avec un mouchoir richement brodé. De l'autre côté de la tête, les cheveux sont plaqués, & l'on y met la parure que l'on juge à propos; soit des .fleurs, soit un panache de plumes de Héron : la grande mode, cependant, est d'y mettre un gros bouquet de différentes pierreries. Les perles imitent les boutons de fleurs ; les rubis, de différentes couleurs, forment des roses; les diamans représentent du jasmin; les topases sont les jonquilles : le tout est si artistement fait, qu'il est difficile d'imaginer rien de si beau dans ce genre. Les cheveux pendent par derriere dans toute leur longueur, & sont partagés en plusieurs tresses ornées de perles ou de rubans. Je n'ai jamais vu de femmes qui aient de si beaux cheveux & en si grande quantité. J'ai compté jusqu'à cent dix tresses à une feule Dame ; & il n'y avoit point de cheveux postiches. Les Beautés sont bien plus communes en Turquie qu'en Angleterre, & elles sont toutes variées : il est même rare d'y voir une jeune femme qui ne soit très-belle. Elles ont toutes de grands yeux noirs, & le plus beau teint du monde. Quoique la Cour d'Angleterre soit, à mon avis, celle de toute la Chrétienté, où l'on trouve le plus de belles femmes, il n'y en a pas, à beaucoup près, autant qu'ici. Les dernieres savent donner des graces à leurs sourcils ; & elles mettent autour de leurs yeux une couleur noire, qui les rend très-brillantes à la lumiere, & à une certaine distance, le jour. Les Grecques ont aussi ce secret. Je crois que plusieurs de nos Dames seroient charmées de l'avoir : mais au jour, & de près, cette couleur noire est trop sensible. Les Dames Turques donnent à leurs ongles une couleur de rose; mais cela ne m'a pas plu ; sans doute, parce que je n'y suis pas accoutumée.

Pour ce qui regarde leurs moeurs ou leur conduite, je dirai avec Arlequin : c'est comme parmi nous. Les Dames Turques ne péchent pas moins que les Chrétiennes. A présent que je suis instruite de leur conduite, je ne puis m'empêcher d'admirer la discrétion ou la simplicité des Ecrivains qui en ont parlé. Elles ont certainement plus de liberté que nous ; vous allez en voir la preuve: il n'est permis à aucune femme, de quelque condition qu'elle soit, d'aller dans les rues sans deux Murlins : l'un couvre tout le visage à la réserve des yeux; l'autre cache toute la coëffure, & pend par derriere jusqu'à la moitié du corps; la taille est cachée sous un surtout qu'on appelle Férigée, & aucune femme, de quelqu'état qu'elle soit, ne peut sortir sans l'avoir sur elle. Cette férigée a des manches étroites, qui descendent jusqu'au bout des doigts; elle enveloppe les femmes, à peu près comme les redingotes enveloppent les hommes : en hiver elle est de drap, en été d'une étoffe légere ou de soie. Elles sont tellement déguisées avec ces ajustemens, qu'il est impossible de distinguer la femme de qualité d'avec son esclave, & le mari le plus jaloux ne peut la reconnoître, lorsqu'il la rencontre : ajoûtez à cela qu'il n'y a pas d'homme assez hardi pour oser suivre ou toucher une femme dans les rues. Cette mascarade perpétuelle leur donne une entiere liberté de se livrer à leurs paillons, sans danger d'être découvertes. C'est dans la boutique des Juifs qu'elles donnent des rendez-vous à leurs amans. Les gens de cette Nation sont aussi commodes dans ce pays-là, que les Indiens chez nous. II y a beaucoup d'hommes qui, sans avoir besoin de leurs marchandises, vont en acheter exprès pour y trouver des femmes. Celles qui sont de qualité se font rarement connoître à leurs amans, & il arrive souvent qu'un homme est en commerce de galanterie avec une femme plus de six mois de fuite, sans savoir qui elle est.

Jugez combien il doit y en avoir qui sont infidellesà leurs maris, dans un pays où elles n'ont point à craindre l'indiscrétion de leurs amans, & où elles ne sont jamais menacées des peines de l'autre monde, puisqu'il y en a tant parmi nous qui bravent le supplice qu'on leur dit être attaché à cette infidélité. Les Dames Turques qui sont riches, ont peu à craindre de leurs maris ; ce sont elles qui touchent leurs revenus. Enfin, je suis convaincue que les femmes seules sont libres en Turquie. Le Divan même les respecte, & lorsqu'un Bassa est mis à mort, le Grand Seigneur ne viole jamais les priviléges du Haram, ou appartement des femmes : la veuve y reste en sûreté, sans que personne y souille. Les Dames sont souveraines de leurs esclaves, & les maris n'ont pas même la liberté de les regarder, à moins que ce ne soit quelque Vieille qui ne puisse causer de la jalousie à sa maitresse.

ll est vrai que la loi permet quatre femmes aux Turcs; mais les hommes de qualité n'usent point de cette liberté; d'ailleurs, une femme ne le souffriroit pas. S'il arrive qu'un mari soit infidele, ce qui n'a rien d'étonnant, il met sa maitresse dans une maison à l'écart, & va la voir le plus secrettement qu'il peut; c'est comme en Angleterre. Parmi tous les Grands, je ne connois ici que le Tefterdar [defterdar] ou trésorier, qui entretienne plusieurs esclaves ; elles habitent la partie de la maison où est son appartement; car lorsqu'une esclave a été donnée à une femme pour la servir, elle est entierement sous sa domination. Le trésorier dont je viens de parler est regardé comme un libertin, & généralement méprisé. Sa femme, reste toujours dans sa maison ; mais elle ne veut pas le voir.

Vous voyez, ma chere Soeur, que les mœurs des hommes ne sont pas si différentes entr'elles, que nos faiseurs de voyages voudroient nous le persuader : je vous aurois, peut-être, plus amusée, si je vous avois fait une fiction surprenante ; mais je crois que rien n'est plus agréable que la vérité, & en même tems plus digne de vous: c'est dans cette idée que je vous en présente encore une, qui est que je suis, ma chere Soeur, &c.

Traduction de 1853

A LA COMTESSE DE MAR (1).

Andrinople, 1er avril.

Plût à Dieu, chère sœur, que vous missiez autant d'empressement à me faire connaître ce qui se passe dans votre coin du globe que j'en mets à vous faire part, aussi agréablement que je le puis, de ce que je trouve ici digne de vous être connu. Vous vous contentez de me dire de temps en temps que la ville est fort triste : il est possible qu'elle soit triste pour vous, puisque chaque jour n'y amène pas sa nouveauté ; mais pour moi qui suis en arrière au moins de deux mois sur les nouvelles, tout ce qui vous semble fané conservera ici toute sa fraîcheur. Entrez dans plus de détails; et je veux piquer votre zèle en vous donnant sans marchander le long récit des nouveautés de ce paysci. Ce qui vous surprendrait le plus, ce serait de voir votre sœur habillée à la turque, et vous seriez comme moi de l'avis que ce costume me va bien. Je veux vous envoyer mon portrait, en attendant je vais vous en faire ici une esquisse.

1. Lady Françoise, sœur de lady Montaigu, femme de John Eres, comte de Mar.

D'abord j'ai une paire de grands caleçons qui tombent sur mes talons et cachent mes jambes avec bien plus de convenance que nos jupes. Ils sont en fin damas rose, broché de fleurs d'argent. Mes souliers sont de peau de chèvre blanche, avec des broderies d'or. Ma chemise retombe là-dessus; c'est une gaze de soie blanche très-fine et brodée, avec de larges manches qui ne vont que jusqu'au coude; un bouton de diamant l'attache à mon cou, et elle laisse apercevoir les formes et la couleur de ma gorge. J'ai de plus une antery, ou veste qui prend bien la taille et est faite de damas blanc à fleurs d'or, avec de longues manches pendantes en arrière, garnies de franges d'or et ornées de boutons de perles et de diamants. Mon caftan, de la même étoffe que mes caleçons, est une robe faite bien juste pour ma taille, tombant jusqu'à mes pieds, avec des manches longues, mais étroites. Puis vient ma ceinture large de quatre doigts, entièrement couverte de diamants ou d'autres pierres précieuses. Si l'on ne peut en faire la dépense, on a une magnifique ceinture de satin brodé ; mais il faut qu'elle s'attache avec une agrafe de diamants. La cardée est une robe large que l'on met comme un manteau et que l'on ôte suivant le temps ; elle est faite d'un riche brocard (la mienne est vert et Or); on la double d'hermine ou de martre ; mais les manches ne dépassent pas l'épaule. Pour coiffure j'ai le talpock, bonnet qui en hiver est d'un beau velours brodé de perles ou de diamants, et, en été, d'une légère et brillante étoffe d'argent. On le place sur le côté en l'inclinant un peu; une petite houppe d'or en descend avec grâce, et il est couronné par un cercle de diamants (j'en ai vu de pareils), ou par un fichu richement brodé. De l'autre côté de la tête les cheveux tombent à plat. Les femmes sont libres de les arranger à leur gré, y mêlant des fleurs ou des plumes de héron ou tel autre ornement qui leur plaît. La mode est d'y mettre un gros bouquet de pierreries, imitant les fleurs naturelles. Les perles y représentent les boutons, les rubis les roses, les diamants les jasmins, les topazes les jonquilles ; on les émaille si bien et on les monte avec un tel art qu'on ne saurait rien imaginer de plus beau. Les cheveux pendent de toute leur longueur en arrière, divisés en tresses fixées avec des perles ou des rubans abondants. 

Je n'ai jamais vu des cheveux plus beaux; une femme que j'ai vue avait cent trente tresses naturelles. Il faut avouer que la beauté en tout genre est bien plus commune ici que chez nous. Il est rare de voir une femme qui ne soit pas agréable ; elles ont toutes de grands yeux noirs. Je puis vous assurer avec une grande vérité que la cour d'Angleterre (où la beauté est plus commune qu'ailleurs dans la chrétienté) ne contient pas autant de belles femmes qu'il y en a ici sous notre protection. Elles arrangent généralement leurs sourcils, et les Grecques comme les Turques ont la coutume de tracer un cercle noir autour de leurs yeux ; à distance, ou à la lumière, cela ajoute encore à leur éclat. Je présume que plusieurs de nos dames seraient charmées de connaître ce secret-là; mais le cercle noir est trop visible au jour. Elles teignent leurs ongles en rose ; mais, pour moi, je ne m'y puis habituer et cette mode ne me semble pas belle. 

Pour leurs mœurs et leur conduite, je puis dire, comme Arlequin, qu'il en est là comme chez nous, et que les Turques, pour n'être point chrétiennes, n'en commettent pas un péché de moins. A présent que je connais un peu leurs coutumes, je ne puis assez m'étonner ou de la discrétion exemplaire ou de l'extrême ignorance de tous les écrivains qui en ont parlé. Il n'est pas difficile de voir qu'elles ont au moins autant de liberté que nous. Aucune femme, quel que soit son rang, ne peut sortir dans les rues si elle ne porte deux voiles ou murlins. L'un couvre le visage, sauf les yeux, et l'autre couvre toute la coiffure, en pendant par derrière jusqu'à la taille. La taille même est cachée par ce qu'on appelle un férigée, et alors la femme disparaît tout entière. Le férigée a des manches étroites qui vont jusqu'au bout des doigts et il les enveloppe à la façon de nos capes. En hiver, on le fait de drap, et de soie unie en été. Vous pouvez croire qu'alors ce costume déguise tout le monde et qu'on ne distingue pas la noble dame de l'esclave. Il serait impossible au plus jaloux mari de reconnaître sa femme au dehors. Personne n'oserait suivre ou toucher une femme dans la rue. 

Cette perpétuelle mascarade leur donne une entière liberté pour suivre leurs inclinations naturelles sans aucun danger d'être découvertes. La méthode usitée dans les intrigues est de se donner rendez-vous chez les juifs qui ont des maisons commodes, comme sont chez nous les maisons du commerce des Indes; et encore, les personnes qui ne vont pas là pour la même chose, ne font pas scrupule d'y entrer pour examiner les belles marchandises du magasin. Les grandes dames laissent rarement connaître à leurs galants qui elles sont; et il est si difficile de le savoir qu'une liaison peut durer une demi-année sans que l'amant sache à qui il a affaire. Il arrive même fort souvent qu'on se fasse un jeu de lui donner le change, et c'est ce qui donne aux femmes turques une réputation d'insigne fausseté. Il suffit presque qu'elles attestent une chose avec de grands serments pour qu'elle ne puisse être crue. 

Je pourrais bien moi-même, si je continuais de vous parler de ces mœurs étranges, tomber dans le même cas. Aussi finis-je ma lettre en protestant de ma sincérité et en vous priant de me croire, chère sœur, etc.

LETTRE XXX.

Description du fleuve de l’Hèbre ; beauté de ses bords et du climat ; mœurs pastorales ; jardiniers turcs ; leurs femmes ; anciens usages conservés

A M. Pope. D'Andrinople, le premier Avril 1717. Vieux style.

Vous esperez, sans doute, trouver quelque chose de sort curieux dans une Lettre, écrite par une personne qui est dans un pays où aucun Chrétien n'a osé aller depuis plusieurs siecles. II ne m'est point arrivé d'accident : ma voiture, a feulement pensé verser dans l’Hebre. Je vous assure que si j'étois beaucoup attachée à la gloire de mon nom après ma mort, je serois fâchée de n'avoir pas nagé le long de ce même fleuve, où la tête harmonieuse d'Orphée répéta ces Vers, il y a tant de siecles : 

Caput, à cervice revulsum, 
Gurgite cum medio portans OEagrius Hebrus
Volverat, Eurîdicen vox ipsa, & frigida lingua
Ah ! miseram Eurîdicen ! animâ fugíente, vocabat:
Eurîdicen toto referebant flumine ripa;.

Quelqu'un de nos beaux esprits d'Angleterre n'auroit pas manqué de faire un Elégie sur ma mort, & de dire à l'univers que notre fort étant le même, nos ames se sont réunies: mais je ne dois pas m'attendre qu'on mette sur ma tombe les belles choses qu'un accident si extraordinaire m'auroit attirées. Je suis, au moment où je vous écris, dans une maison située sur l'Hebre ; il coule sur les fenêtres de ma chambre. Mon jardin est rempli de Cyprès fort hauts, sur lesquels il y a une infinité de tourterelles qui se disent mille douceurs, depuis le matin jusqu'au soir. Mon esprit, dans cet instant, est tout rempli de leurs caresses, & vous conviendrez, à ma louange, que je suis bien discrette de résister à l'envie que j'ai de faire des Vers; sur-tout, ayant sous les yeux une vraie pastorale. L'été est déjà fort avancé dans cette partie du monde. Tout le territoire d’Andrinople est rempli de jardins; les bords des rivieres sont plantés d'arbres fruitiers, fous lesquels les gens de marque vont s'amuser tous les soirs. La promenade n'est point une récréation pour eux : ils forment des cercles sur la verdure, dans les endroits les plus exposés à l'ombre: y étendent un tapis, se mettent dessus, & prennent le cassé, pendant qu'un de leurs esclaves joue de quelqu'instrument. De distance en distance on voit de ces petites compagnies, toutes attentives au murmure des eaux. Ce goût est si général en Turquie qu'il a passé jusqu'aux Jardiniers. J'en ai souvent vu qui étoient assis sur le bord de la riviere avec leurs enfans, & jouoient d'un instrument champêtre, qui ressemble beaucoup à la description qu'on nous donne des anciens chalumeaux. II est composé de plusieurs roseaux inégaux, qui fendent un son simple, mais doux & agréable.

M. Addisson pourroit faire ici l'expérience dont il parle dans ses voyages : le peuple y fait usage de tous les instrumens qu'on voit aux antiques Grecques & Romaines. Les jeunes bergers s'amusent à faire des guirlandes de fleurs pour leurs agneaux favoris: j'ai souvent vu de ces animaux peints & ornés de différentes manieres ; ils étoient couchés aux pieds des bergers, qui s'amusoient à jouer ou à chanter. Ces gens ne lisent jamais de Romans ; ils ont cependant conservé les anciens amusemens du pays, & ils leur sont aussi naturels que le jeu du bâton ou celui du ballon à nos paysans Anglois. La chaleur du climat rend ceux de ce pays-ci mous au point qu'ils ne sont aucun exercice violent ; ils n'en connoissent pas : cette mollesse leur donne même de l'aversion pour le travail : elle est d'ailleurs entretenue par la grande fertilité du terrein. Les jardiniers sont les seuls paysans heureux en Turquie ; comme ils fournissent des fruits & des légumes à toute la Ville, ils sont fort à leur aise. La plupart sont Grecs. Ils ont de petites maisons au milieu de leurs jardins, où leurs femmes & leurs filles ont la liberté d'aller sans voile ; ce qui n'est pas permis dans la Ville. Ces filles sont fort belles, & assez proprement mises : elles passent leur tems à faire de la toile à l'ombre des arbres. Je ne regarde plus Théocrite comme un Ecrivain romanesque: il a donné une idée véritable des mœurs des paysans du pays. Avant que l'oppression les eût réduits à la misere, ils avoient tous, en général, la même façon de vivre, que les principaux d'entr'eux ont aujourd'hui. S'il eût été Anglois, ses Idylles annonceroient, sans doute, la maniere de battre le bled, & de faire le beurre. Dans ce pays, on ne bat point le bled, il est foulé aux pieds des bœufs : & le beurre, ce qui ne m'amuse pas trop, y est inconnu. Je lis ici votre Homere avec un plaisir infini: je suis dans le cas d'entendre clairement plusieurs petits passages dont je ne scntoispas toute la beauté. On a conservé plusieurs Coutumes qui étoient établies de son tems; une grande partie même des habits dont on se servoit alors, sont encore en usage. II n'est pas étonnant qu'on trouve plutôt ici, que dans tout autre pays, des restes d'un siécle si éloigné. Les Turcs ne prennent pas la peine de communiquer leurs modes, comme sont les autres Nations, qui s'imaginent être plus polies. Je vous ennuierois, si je vous rapportois tous les passages d'Homere qui ont rapport aux Coutumes modernes. Je puis vous assurer, en général, que les femmes du premier rang passent leur tems à broder, sur un métier, des voiles & des robes ; & elles sont toujours entourées de leurs servantes, dont le nombre est considérable; comme ce Poëte nous dépeint Andromaque & Hélene. La description du ceinturon de Ménélas présente à l'esprit celui que portent aujourd'hui les Grands: ils sont richement brodés tout autour, & attachés par-devant avec de riches agraffes d'or. Le voile blanc qu'Hélene jette sur son visage est encore à la mode. Quand je vois plusieurs vieux Bassas, à barbe vénérable, se chauffer au soleil, je me rappelle le bon Roi Priam & ses Conseillers. Les tableaux où Diane est représentée dansant sur les bords de l'Eurotas, donnent une juste idée des danses qui sont en usage ici. La Dame la plus distinguée commence la danse ; elle est suivie d'une troupe de jeunes filles qui imitent exactement ses pas, & qui répondent en Choeur, lorsqu'elle chante. Leur chant est très-gai & très-vif: les pas sont variés au gré de celle qui mene la danse; mais ils sont toujours en mesure ; enfin je trouve leurs danses beaucoup plus agréables qu'aucune des nôtres. Je me mets quelquefois de la partie ; mais je ne suis pas assez habile pour mener les danses: je ne vous parle que de celles qui sont en usage parmi les Dames Grecques; celles des Turques sont bien différentes. J'aurois dû vous dire d'abord que les moeurs & le langage des Orientaux peuvent servir a entendre bien des passages de l'Ecriture, qui paroissent obscurs. [Langue turque] Le Turc vulgaire est très-différent de celui de la Cour, ou des personnes de marque: il est toujours rempli d'Arabe & de Persan; & il seroit aussi ridicule de s'en servir en parlant à un Grand, que de faire usage de l'Idiome des Provinces d'York ou de Sommerset dans l’antichambre du Roi d'Angleterre. II y a encore un troisieme langage qu'on appelle sublime; c'est-à-dire propre pour la Poesie. C'est exactement le même que celui de l'Ecriture. Vous ne serez sans doute pas fâché d'en voir un exemple ; & j'ai cru vous faire plaisir en vous envoyant une traduction fidelle des Vers qu'Ibrahim Bassa, Favori actuel de l'Empereur, a faits en l'honneur de la jeune Princesse sa femme, qu'il ne lui est pas encore permis de voir sans témoins, quoiqu'elle soit chez lui. II a de l'esprit & est fort savant: quand même il seroit mauvais Poëte, il ne manqueroit pas de se faire aider dans cette occasion par les meilleurs de l'Empire. Ainsi, l'on peut regarder ces Vers comme un exemple de la plus belle Poesie Turque; & je ne doute pas que vous ne trouviez des rapports entre cette piece, & le Cantique de Salomon, qui fut aussi adressé à une Princesse nouvellement mariée.

Vers Turcs adressés à la Sultane, fille aînée du Sultan Achmet III.

STANCE I.

1. Le Rossignol voltige maintenant dans les vignes;

Sa passion est de chercher les roses.

2. J'ai été admirer la beauté des vignes: 

  La douceur de vos charmes a ravi mon coeur.

3. Vos yeux sont noirs & aimables; 

Mais aussi vifs & dédaigneux que ceux d'un Cerf. 

STANCE II.

1. La possession désirée est différée de jour en jour;

Le cruel Sultan Achmet me défend

 De voir ces joues plus vermeilles que les roses.

2. Je n'ose vous dérober un baiser: La douceur de vos charmes a ravi mon ame.

3. Vos yeux sont noirs & aimables; Mais aussi vifs & aussi dédaigneux que ceux d'un Cerf.

STANCE III.

1. Ces Vers sont les interprètes des soupirs du malheureux Ibrahim. 

Un dard sorti de vos yeux m'a percé l’ame. 

2. Ah ! quand arrivera l'heure où je pourrai vous posséder! 

Dois-je attendre encore long-tems ? 

La douceur de vos charmes a ravi mon ame ; 

Ah ! Sultane ! yeux de Cerf! Ange parmi les Anges ! 

Je désire, & ce désir n'est point rempli. 

Goûtez-vous du plaisir à me déchirer le cœur?

STANCE IV.

1. Mes cris s'élevent jusqu'aux Cieux. 

Le sommeil ne peut plus fermer mes yeux. 

Tourne-toi vers moi, ma Sultane, afin que je contemple ta beauté. 

2. Adieu, je descends au tombeau. Si vous m'appellez, je reviens. 

Mon cœur est aussi inflammable que le soufre; un seul de vos regards l'embrasera.

3. Couronne de ma vie ! Brillante lumière de mes yeux! 

Ma Sultane! ma Princesse! 

Je frotte la terre avec ma face. 

Je me noye dans l'amertume de mes larmes: mes sens s'égarent. 

Ne prendrez-vous point pitié de moi? 

N’obtiendrai-je pas même un regard de vous ?

J'ai eu beaucoup de peine à trouver quelqu'un qui me fît la traduction littérale de ces Vers. Si vous connoiífiez mon interprete, il seroit inutile de vous avertir que cette pièce n'a reçu de sa part aucun embellissement. II me semble qu'en excusant les fautes inévitables dans une traduction en prose, & dans un langage si différent, on trouvera de grandes beautés dans ces Vers. Quoique cette expression, yeux de Cerf, soit basse dans notre Langue, elle me plaît beaucoup, & je la regarde comme une vive image du feu & de l'indifférence qui sont en même tems dans les yeux de sa Maitresse. Monsieur Boileau a très-judicieusement observé qu'il ne falloit jamais juger de la noblesse d'une expression employée dans un ancien Auteur, pat celle qui la rend dans notre Langue, puisqu'elle peut être très-élevée chez lui, & devenir très-basse chez nous. Vous connoissez si bien Homere, qu'il n'est pas possible que vous n'ayez fait cette remarque à son sujet: on ne doit pas manquer de le faire, à l'égard de la Poésie Orientale. Les répétitions que vous trouverez à la fin des deux premieres Stances, doivent faire une espece de chorus conforme à la maniere des Anciens. Le chant change, sans doute, à la troisieme Stance ; le refrein n'est plus le même. Je trouve qu'il y a beaucoup d'art dans la fin : le Poëte montre plus de passion que dans tout le reste ; parce qu'il est naturel qu'il s'échauffe dans son discours, sur-tout pour un sujet qui le touche de si près. Cette maniere est certainement beaucoup plus intéressante, que celle qui s'est introduite depuis peu chez nous, qui est de terminer une chanson d'amour par un tour tout-à-fait opposé. Le premier Vers de la chanson d'Ibrahim est une image de la saison actuelle de  l’année. Toute la campagne est à présent remplie de rossignols ; leurs amours avec les roses est une Fable Arabe, aussi connue ici, qu'Ovide parmi nous. C'est la même chose que si nous commencions une chanson par ces mots :

Maintenant Philomele chante, &c.

On a cru qu'il étoit inutile de donner ici la traduction des Vers Anglois qui sont dans l'original: c'est une répétition des Vers Turcs. Milady elle-même n'ose assurer qu'elle ait bien réussi parce que, dit-elle, la Langue Angloise n'est pas propre à exprimer une passion dont ceux qui la parlent sont peu susceptibles : d'ailleurs, ajoûte-t-elle, elle n'est pas riche en mots composés, qui sont très-communs & très expressifs dans la Langue Turque.

Vous voyez, continue-t-elle en finissant ses Vers, que je suis assez avancée dans la Littérature Orientale. Pour dire la vérité, j'étudie beaucoup, & l'unique avantage que je desire retirer de mon travail, est de satisfaire votre curiosité: c'est ce que vous affûte votre, &c.

Traduction de 1853

A M. Pope

Andrinople, 1er avril

J'ose penser que vous attendez à la fin quelque chose de nouveau dans cette lettre, depuis que j'ai fait un voyage que depuis plusieurs siècles aucun chrétien n'avait entrepris. L'accident le plus remarquable dont j'aie à vous parler, c'est que j'ai failli verser dans l'Hèbre, et si je tenais beaucoup à ma renommée, je regretterais certainement d'avoir manqué une occasion de mort aussi romanesque. C'est quelque chose que de mourir au milieu de ces flots qui ont entraîné la tête du mélodieux Orphée, alors qu'il répétait encore ces vers plaintifs :

Lorsque l'Hèbre roulait sa tête dans les flots, 

De sa bouche glacée et pleine de sanglots 

Partait un dernier cri vers sa chère Eurydice; 

Les rives répétaient : Eurydice! Eurydice ! 

Vous connaissez quelques-uns de nos beaux esprits qui auraient trouvé là le sujet d'un magnifique morceau de poésie et qui auraient dit dans les vers d'une élégie :

Leur âme était la même et leur mort fut commune.

Je désespère de retrouver jamais une occasion de faire dire d'aussi belles choses sur mon compte, et de mourir d'une façon aussi distinguée.

Je vous écris pour le moment d'une maison située sur les rives de l'Hèbre, qui coule sous les fenêtres de ma chambre. Mon jardin est rempli de beaux cyprès, sous les branches desquels des couples de véritables tourterelles vont se disant des choses aimables depuis le matin jusqu'à la nuit. Comme je pense naturellement aux ramages et aux ombrages de nos poëtes! et vous devez avouer qu'il me faut plus que de la discrétion ordinaire pour résister aux tentations poétiques dans un lieu où la vérité, cette fois, suffit pour faire naître une pastorale. L'été est déjà fort avancé dans cette partie du monde ; autour d'Andrinople, à quelques milles, tous les champs ont l'air de jardins, et les rives du fleuve sont ornées de toutes sortes d'arbres fruitiers, sous l'ombrage desquels les Turcs les plu élevés en dignité se divertissent tous les soirs. Ils ne s'y promènent pas, ce genre de plaisir ne leur étant pas connu, mais ils s'y reposent sur des gazons verts, qu'ils couvrent de tapis pour y prendre leur café. Ordinairement c'est au son des instruments et en écoutant les chants de leurs esclaves qui ont la voix belle. Tous les vingt pas on peut voir une de ces petites compagnies qui se plaisent à écouter le murmure des eaux. C'est un goût si général qu'il n'y a pas un jardinier qui ne se donne ce plaisir. Je les ai vus souvent avec leurs enfants assis sur les bords de la rivière et jouant de quelque instrument rustique que je comparerais volontiers à l'antique chalumeau. Ce sont des roseaux d'inégales grandeurs qui rendent un son bien simple, mais doux. 

M. Addison (1) pourrait vérifier ici l'expérience dont il parle dans ses voyages : il n'y a pas un des instruments de musique chez les Grecs ou chez les Romains, sur les morceaux de sculpture, qu'on ne rencontre dans les mains de ce peuple-ci. Les jeunes garçons s'amusent ordinairement à parer de guirlandes leur agneau favori. J'en ai vu souvent dont la toison était peinte et ornée de fleurs; ils se couchaient aux pieds de leurs maîtres et ils jouaient ensemble. Cela ne leur vient pas des romans qu'ils n'ont pas lus. Ce sont les anciens jeux de leurs pères, et ils les ont gardés aussi naturellement que nos bergers ont conservé les jeux de balle ou de bâton. La douceur et la noblesse du climat, qui s'oppose à tous les exercices violents, les ont empêchés d'avoir même l'idée de s'y livrer. Ils ont le travail en aversion et la fertilité du pays favorise leur paresse. Ces jardiniers sont la seule espèce de gens qui soient heureux en Turquie. Ils fournissent à toute la ville des fruits et des herbes, et paraissent vivre à leur aise.

1. Le célèbre auteur de la tragédie de Caton. 

La plupart sont Grecs; ils ont de petites maisons au milieu de leurs jardins ; et leurs femmes et leurs filles y jouissent d'un genre de liberté qui n'est pas permis à la ville ; elles y vivent sans voiles. Ces femmes sont très-propres et jolies; elles passent leur temps à travailler à l'ombre des arbres. 

Il n'y a pas encore longtemps je regardais Théocrite comme un faiseur de romans; mais il a peint au naturel la manière de vivre des paysans de ce pays. Sans doute qu'avant la conquête qui les a assujettis, ils jouissaient d'un sort plus doux. Je suis sûre que s'il était né en Angleterre, Théocrite aurait rempli ses idylles de descriptions de granges et de laiteries. On ne connaît rien de tout cela par ici. Ce sont les bœufs qui battent le blé en grange, et quant au beurre, j'ai vu avec peine qu'on ne sait ce que c'est. 

Je relis votre Homère avec un plaisir infini, et certains passages ne m'arrêtent plus, dont je ne comprenais pas autrefois la beauté. Bien des usages et des coutumes sont encore conservés ici, comme de son temps. Je ne suis pas étonnée de trouver dans ce pays, plus que partout ailleurs, des vestiges d'une aussi grande antiquité, parce que les Turcs ne se donnent pas autant de mal pour répandre leurs usages que les autres nations ne le font, elles qui se croient plus civilisées. Je vous ennuierais si je vous expédiais toutes mes notes sur les usages actuels; mais je puis vous dire du moins, sans vous tromper, que les princesses et les grandes dames passent ici leur temps chez elles, à broder leurs voiles et leurs robes, au milieu de leurs esclaves qui sont toujours en grand nombre. Telles on nous peint Hélène et Andromaque. La description du ceinturon de Ménélas peut servir à décrire Ceux des gens riches : une large agrafe d'or les attache par devant, et ils sont richement brodés alentour. Le voile blanc qui couvrait le visage d'Hélène est encore ici à la mode ; je n'ai jamais vu plus de cinq ou six vieux pachas (et j'en vois souvent), avec leurs barbes vénérables, assis et se reposant au soleil, que je ne me sois rappelé le bon roi Priam au milieu de son conseil. La manière de danser est certainement celle de Diane, lorsqu'elle dansait sur les rives de l'Eurotas. Encore aujourd'hui c'est une grande dame qui conduit le chœur; une troupe de jeunes filles l'accompagne ; si elle chante, elles répètent ses chants. 

Les airs sont extrêmement vifs et gais, avec une mollesse qui étonne. Les pas sont variés selon la fantaisie de celle qui conduit la danse, mais toujours en mesure, et, pour moi, je préfère de beaucoup toutes ces danses aux nôtres. Quelquefois j'ai voulu me mettre de la partie, mais je n'aurais su conduire la troupe. Ce sont là les danses des Grecques : celles des Turcques sont bien différentes. Le Turc vulgaire est bien différent de celui qui est parlé à la cour ou parmi les gens de marque ; la langue de la cour est toujours mélangée à un tel point d'Arabe et de Persan, qu'on peut bien l'appeler une autre langue. Et il serait aussi ridicule de se servir des expressions communes, en parlant à un homme de rang ou à une dame, qu'il le serait d'employer dans un salon de Londres le patois d'York ou de Somerset. Il y a encore au-dessus le style sublime, comme ils l'appellent; c'est le style poétique et tout à fait le style de l'Écriture. Je pense que vous serez content d'en voir un exemple original, et je suis très-heureuse de pouvoir satisfaire votre curiosité en vous envoyant une traduction fidèle des vers qu'Ibrahim-pacha, le favori en titre, a faits pour la jeune princesse qu'il vient d'épouser, quand il ne pouvait encore la voir sans témoins, bien qu'elle habitât déjà sa maison. C'est un homme d'esprit et de savoir; et capable ou non d'écrire de bons vers, il a dû, pour une telle occasion, prendre conseil des meilleurs poètes de l'empire. Ainsi ces vers peuvent être pris pour un échantillon de leur plus belle poésie. Je suis sûre qu'ils vous paraîtront comme à moi ressembler beaucoup au songe de Salomon, adressé, lui aussi, à sa royale épouse.

VERS TURCS ADRESSÉS A LA FILLE AINÉE DU SULTAN ACHMET III.

Le rossignol voltige dans les vignes; 

Il cherche en se jouant, les roses, ses amours ; 

J'allais pour admirer la beauté des vendanges, 

Et vos charmes si doux, si frais, m'ont ravi l'âme. 

Vos yeux sont noirs, enfant, et nous disent d'aimer, 

Mais méchants, dédaigneux comme les yeux des cerfs. 

Le bien que j'ai rêvé m'échappe chaque jour. 

L'inexorable Achmet ne veut pas que je voie 

Votre joue en sa fleur, plus rose que les roses. 

Je n'ose savourer un seul de vos baisers ; 

Et vos charmes si doux, si frais, m'ont ravi l'âme.

Vos yeux sont noirs et nous disent d'aimer, 

Mais méchants, dédaigneux comme les yeux des cerfs.

Ibrahim désolé soupire dans ces vers; 

Un regard de vos yeux a déchiré mon cœur. 

Ah! quand pourrai-je enfin posséder ta beauté ! 

Faut-il encor longtemps attendre ? 

Oui, vos charmes si doux, si frais, m'ont ravi l'âme. 

Sultane aux yeux de cerf, ange parmi les anges, 

Je désire, mais rien ne cède à mes désirs. 

Vous plairiez-vous, cruelle, à déchirer mon cœur ? 

Mes cris percent les cieux, 

Mes yeux ne savent se fermer. 

Regarde-moi, sultane, et laisse-moi te voir. 

Adieu : je vais mourir; 

Un mot, rien qu'un seul mot, je reviens à la vie. 

Mon cœur est comme un soufre enflammé par tes yeux. 

Couronne de vie, éclatante lumière, 

Ma sultane, ma princesse, 

Je me prosterne, et pleure, et je perds la raison : 

Êtes-vous sans pitié ? Belle, retournez-vous. 

J'ai bien eu de la peine à traduire ces vers littéralement; et si vous connaissiez mes interprètes, vous verriez bien, sans que je vous en assure, qu'ils ne les ont pas embellis. Suivant moi, en faisant la part des fautes inévitables qui se trouvent dans une traduction pareille, il y a de grandes beautés dans ces vers. L'épithète Sultane aux yeux de cerf, peu agréable dans notre langue, me plaît infiniment : j'y trouve la vive image du feu qui brille dans les yeux d'une maîtresse indifférente. M. Boileau a très-justement observé que nous ne pouvons juger de la grandeur des expressions, dans les anciens auteurs, par l'idée qu'elles nous présentent. Elles pouvaient être fort belles pour eux et ne pas nous sembler convenables. Vous connaissez si bien Homère que je peux ne pas vous y renvoyer, et cela doit vous rendre indulgent pour la poésie orientale.

Les répétitions et la terminaison des deux premières stances doivent servir de chœur et ont le charme des poésies antiques. L'air change apparemment à la troisième stance où la mesure est altérée; et je crois qu'il indique de plus en plus la passion vers la fin. De même on s'anime naturellement quand on parle, et surtout quand le sujet nous intéresse vivement. Certainement cette manière est plus touchante que notre usage moderne de terminer les couplets passionnés par un refrain qui souvent vient très-mal. Le premier vers peint la saison : tout le pays est plein de rossignols et leurs amours avec les roses sont une fable arabe aussi connue ici que les poésies d'Ovide parmi nous. C'est comme si un de nos poëmes commençait par ce vers :

Déjà chante Philomèle.

Vous voyez que je deviens très-forte sur les langues orientales; et, à parler vrai, je les étudie avec grand soin. Je désire que ces études me donnent une occasion d'amuser votre curiosité. Ce sera l'un des plus grands avantages qu'en puisse espérer Votre, etc.

LETTRE XXXI.

Beauté des femmes grecques; de la peste; de l’inoculation.

A Madame S. C. D'Andrinople, le premier Avril 1717. Vieux style.

Il me semble, ma chere S. C. que je devrois vous quereller de n'avoir répondu qu'en Décembre à une Lettre du mois d'Août, plutôt que m'excuser moi-même d'avoir tardé jusqu'à présent à vous en écrire une seconde. Les fatigues que j'ai essuyées pendant un long voyage par terre, sont plus que suffisantes pour autoriser mon silence, quoique la sin de ce voyage ne soit pas aussi désagréable que vous vous l'étiez imaginé. Je goûte ici beaucoup de tranquillité, & suis moins isolée que vous ne pensez. Le grand nombre de Grecques, de Françoises, d'Angloises & d'Italiennes qui sont sous notre protectîon ; me font leur cour du matin au soir; & je puis vous assurer qu'il s'en trouve dans le nombre de très-belles. Les Chrétiens qui ne sont pas sous la protection de quelqu'Ambassadeur, sont toujours sort exposés; & plus ils sont riches, plus le danger est grand pour eux. Tout ce qu'on raconte des terribles effets de la peste chez les Turcs est une fable. J'avoue cependant que mon oreille ne s'accoutume pas facilement à entendre prononcer un mot qui m'a causé les idées les plus effrayantes ; & je suis convaincue que cette prétendue peste n'est qu'une fiévre. Nous avons passé par deux ou trois Villes qui en étoient infectées ; & dans une, il en mourut deux personnes près de la maison où nous couchâmes; heureusement qu'on eut l'attention de me le cacher. Notre Aide de cuisine en fut attaqué, & l'on me fit accroire qu'il avoit seulement un gros rhume. Cependant nous laissâmes notre Médecin pour en avoir soin : le malade & le Médecin arriverent hier en très-bonne santé, & je suis instruite à présent que le premier avoit eu la peste. L'air n'en est jamais infecté, & beaucoup de personnes en réchappent. Je suis persuadée qu'il seroit aussi facile de la déraciner de ce pays, que de l'Italie & de la France: mais elle est si peu dangereuse, qu'on n'y fait pas même attention ; & maladie pour maladie, l'on préfere celle-ci à quantité d'autres auxquelles nous sommes sujets dans nos climats, & qui sont inconnues en Turquie.

A propos de maladie, je vais vous apprendre une chose qui vous fera desirer d'être ici. La petite vérole, si générale & si cruelle parmi nous, n'est qu'une bagatelle dans ce pays, par le moyen de l'inoculation qu'on a découverte: ( c'est le terme dont on se sert: ) il y a une troupe de vieilles femmes dont l’unique métier est de faire cette opération. Le tems qui lui est le plus propre est au commencement de l'automne, lorsque le grand chaud est passé. Les Chefs de maisons s'envoient demander les uns aux autres s'il y a quelqu'un dans leur famille qui veut avoir la petite vérole: on s'assemble plusieurs, &, lorsque le nombre se monte à 15 ou 16, on fait venir une de ces vieilles femmes, qui apporte de la matiere de petite vérole de la meilleure espece, plein une coquille de noix. Elle demande quelle veine on veut se faire ouvrir; & d'après la réponse, elle en ouvre une avec une grande aiguille qui ne fait pas plus de mal qu'une égratignure, & y introduit autant de matiere qu'elle en peut prendre avec la tête de son aiguille : elle lie ensuite la plaie, en y appliquant un petit morceau de coquille : elle fait la même opération à quatre ou cinq autres veines. Les Grecs ont ordinairement la superstition d'en ouvrir une au milieu du front, une à chaque bras, & une sur la poitrine, pour imiter le ligne de la croix: mais cette pratique a un très-mauvais effet, parce qu'il reste des cicatrices à toutes ces petites plaies. On ne se» sait ordinairement ouvrir les veines, pour cette opération, qu'à des parties du corps qui sont cachées, comme aux jambes ou aux bras. Les enfans à qui on a fait l'inoculation jouent & se portent bien pendant huit jours, au bout desquels la fiévre les prend; ils gardent alors le lit deux jours, rarement trois: ils n'ont ordinairement que vingt ou trente grains au visage, qui ne marquent jamais. Enfin, au bout de huit jours, ils se portent aussi bien que s'ils n'avoient pas été malades. Les plaies qu'on leur a faites jettent beaucoup pendant leur maladie; ce qui attire, sans doute, le venin de la petite vérole, & l'empêche de se répandre ailleurs avec violence. On fait tous les ans cette opération à des milliers d'enfans, & l'Ambassadeur de France dit qu'on prend ici la petite vérole par amusement, comme ailleurs les Eaux. On n'a vu mourir ici personne de l'inoculation; & je suis si convaincue de la bonté de cette opération, que j'ai résolu de la faire faire à mon cher petit enfant. J'aime assez ma patrie pour tâcher d'y introduire cet usage, & je ne manquerois pas d'écrire exprès à nos Médecins, si je les croyois assez zélés pour sacrifier leur intérêt particulier au bien du genre humain, & pour perdre une partie si considérable de leur revenu : mais je craindrais, au contraire, de m'exposer à tout leur ressentiment, qui est dangereux, si j'entreprenois de leur faire un tort si considérable. Peut-être qu'à mon retour en Angleterre j'aurai assez de courage pour leur déclarer la guerre. Admirez le zèle héroïque de votre amie, &c.

LETTRE XXXII.

Des chameaux , des buffles ; des chevaux turcs ; des cigognes; maisons turques ; leurs jardins; ignorance des voyageurs à cet égard ; mosquées; hotelleries.

A Madame T. D'Andrinople, le premier Août 1717. Vieux style.

Je puis maintenant vous annoncer, ma chere T., que je suis à la fin d'un long voyage : je ne vous ferai point le récit ennuyeux des fatigues que j'ai essuyées ; le détail des choses extraordinaires que l'on voit ici vous plaira, sans doute, davantage : vous seriez aussi étonnée de recevoir de Turquie une Lettre qui ne contiendroit rien de curieux, que les personnes qui viendront me voir, lorsque je serai de retour à Londres, le scroient, si je n'avois aucune rareté à leur montrer. De quoi vous parlerai-je î Vous n'avez jamais vu de chameaux; je vous ennuierois, peut-être, en vous en faisant la description. Je vous assure que, n'ayant vû ces animaux qu'en peinture, je n'en avois pas une juste idée. Je vais vous faire à leur sujet une réflexion hardie, & peut-être fausse ; personne ne l'a faite avant moi : c'est que je regarde les chameaux comme une espece de cerf: ls ont les jambes, le corps & le cou exactement semblables, & la couleur est presque la même. II est vrai que les chameaux sont beaucoup plus gros que les cerfs, & qu'ils sont bien plus grands que les chevaux. lis sont si légers à la course, qu'après Faction de Peter-Waradin, ils devancerent les chevaux les plus légers, & apporterent à Belgrade la premiere nouvelle de la perte de la bataille. On ne les dompte jamais entierement : on a soin de les attacher avec de fortes cordes à la queue les uns des autres, & on en voit quelquefois jusqu'à cinquante de suite. En tête, on met un âne sur lequel monte le conducteur. J'en ai vu jusqu'à six-cents que conduisoit une troupe de Marchands voyageurs. Ces animaux portent un tiers plus pesant que les chevaux ; mais il faut de l'adresse pour les charger, à cause d'une bosse qu'ils ont sur le dos. Je les trouve fort vilains : ils ont la tête mal faite, & trop petite pour leur corps. Ce sont eux qui portent les fardeaux, & les bêtes qu'on employe à la charrue sont les buffles. Cet animal vous est aussi inconnu: il est plus gros & plus lourd que le bœuf: il a de grosses cornes courtes, noires, serrées & recourbées en arriere. On dit que cette corne est très. belle lorsqu'elle est bien polie. Le buffle est ordinairement tout noir; son poil est sort court; ses yeux sont très-petits & tout blancs : enfin, il ressemble à un Diable. Pour l'ornement, les paysans lui peignent les ongles & le front en rouge. On n'employe les chevaux à aucun travail fatigant ; aussi n'y font-ils pas propres. Quoique petits, ils sont beaux & ont beaucoup de feu ; mais ils ne sont pas si forts que ceux des Pays plus froids. Leur vivacité ne les empêche pas d'être fort doux; ils sont très-légers à la course, & ont le pied sur. J'en ai un petit blanc que j'aime beaucoup, & que je ne donnerois pour rien au monde. II se cabre sous moi avec tant de feu, que l'on s'imagineroit qu'il faut beaucoup de hardiesse pour oser le monter: cependant, je vous proteste que de ma vie je n'ai vu cheval si obéissant. Ma selle de femme avec laquelle je suis de côté sur le cheval, est la premiere qu'on ait vue dans cette parue du Monde : on la regarde avec autant de surprise, qu'on regardoit en Amérique le vaisseau de Christophe Colomb, lorsqu'il fit la découverte de ce pays. On a ici un respect religieux pour les tourterelles, à cause de leur innocence; ce qui fait qu'elles multiplient beaucoup : les cicognes y sont en vénération, parce qu'on est persuadé qu'elles vont tous les hivers en pélerinage à la Mecque. Ce sont, en vérité des plus heureux sujets de l'Empire Turc; & ils connoissent si bien leurs priviléges qu'ils vont dans les rues sans crainte, & sont ordinairement leurs nids au bas des maisons. Le peuple Turc regarde comme heureux ceux à qui appartiennent les maisons où ces oiseaux vont nicher, se persuadant qu'ils n'ont à craindre, pendant toute l'année, ni le feu ni la peste. J'ai le bonheur d'avoir un de ces nids sacrés sous les fenêtres de ma chambre.

A propos de chambre, je pense que la description des maisons de ce pays fera aussi agréable pour vous „ que celle des volatiles & des quadrupedes. Je suis persuadée que vous regardez, d'après les relations de la Turquie, toutes les maisons d'ici, comme étant de la plus pitoyable architecture. J'en ai vu un assez grand nombre pour en parler savamment, & je vous assure que vous êtes dans l'erreur. Nous sommes actuellement logés dans un Palais qui appartient au Grand-Seigneur. La manière de bâtir est charmante, & convient fort au pays. II est vrai que ce n'est pas l'usage d'embellir l'extérieur des maisons, & qu'elles sont presque toutes bâties en bois ; ce qui, je l'avoue, est sujet à beaucoup d'inconvéniens ; mais l'on ne doit pas en accuser le goût de la Nation : l a constitution du Gouvernement en est la seule cause. Chaque maison, à la mort du propriétaire, appartient au Grand-Seigneur; c'est pourquoi, personne ne veut faire une dépense dont il n'est pas sûr que sa famille profitera. Chacun ne songe qu'à faire construire commodément & pour sa vie, sans s'embarrasser que l'édifice tombe l’année d'après sa mort. Toutes les maisons de Turquie, en géneral  grandes ou petites, sont divisées en deux parties, qui n'ont de communication que par un passage fort étroit. La premiere a, par devant, une grande cour, autour de laquelle regnent des galeries couvertes; ce qui me paroît sort agréable. Ces galeries communiquent à toutes les chambres, qui sont ordinairement assez grandes, & où il y a deux rangs de fenêtres, dont le vitrage est peint. II est rare qu'on fasse plus de deux étages à une maison, & chacun a ses galeries : les escaliers sont larges, & n'ont guères plus de trente marches : voilà pour ce qui regarde la partie qu'occupe le maître de la maison. Le Haram, c'est-à-dire, l'appartement des Dames, (car le nom de Serrail est particulier au Grand Seigneur,) a pareillement une galerie du côté du jardin sur lequel donnent les fenêtres des chambres, dont le nombre est égal à celui de l'autre partie de la maison : mais elles sont plus gaies, à cause des peintures &c des ameublemens. Le second rang de fenêtres est sort bas, & il y a des grilles comme à celles des Couvents: les planchers des chambres sont tout couverts de tapis de Perse, & il y a dans un des bouts un banc de deux pieds d'élévation: dans la mienne il y en a deux: c'est ce qu'on appelle Sopha ; il est couvert d'un tapis plus riche que celui du plancher; il y a tout autour une espèce de couche élevée d'un demi pied, laquelle est couverte d'une riche étoffe de soie, selon la fantaisie ou la magnificence du maître de la maison. La mienne est couverte d'un drap écarlate, avec une frange d'or. Tout au tour sont placés, contre la muraille, deux rangs de coussins, les uns grands, les autres petits; & c'est ici où les Turcs étalent toute leur magnificence. Ces coussins sont ordinairement de brocard, ou de satin blanc, brodé en or: enfin rien n'est si brillant, ni si agréable à la vue. Ces siéges sont, en outre, si commodes, que je ne crois pas pouvoir reprendre l'habitude des chaises. Les chambres sont basses; &, ce que je ne regarde pas comme un défaut, le plancher d'en haut est de bois, sur lequel il y a des fleurs incrustées ou peintes. II y a plusieurs armoires dans les murs, lesquelles me semblent plus commodes que les nôtres. Dans l'entre-deux des fenêtres sont de petits arsenaux où l'on met des parfums ou des corbeilles de fleurs. Mais ce qui me plaît le plus de tous les ameublemens d'un Haram, ce sont les fontaines de marbre, qui sont dans le fond de la chambre. Elles jettent l'eau par plusieurs tuyaux, procurent une agréable fraîcheur, & font un doux murmure en tombant d'un bassin dans l'autre: quelques-unes de ces fontaines sont magnifiques. Dans chaque maison il y a un bain qui consiste ordinairement en deux ou trois petites chambres couvertes de plomb & parées de marbre, avec des bassins & des robinets : enfin, on y trouve toutes les commodités propres pour les bains chauds & pour les froids.

Vous serez, sans doute, surprise de voir une relation si différente de celles des voyageurs ordinaires, qui ont tous une démangeaison insupportable de parler de ce qu'ils ne savent pas. Un Chrétien, sans un caractère très-distingué, ou une occasion tout-à-fait extraordinaire, ne peut entrer dans la maison d'un homme de marque en Turquie: le Haram, sur-tout, est absolument défendu. Ainsi, ces voyageurs ne peuvent parler que de l'extérieur des maisons, qui ont ordinairement peu d'apparence : les Harams sont toujours sur le derriere, & on ne peut les voir de la rue. Ils n'ont que les jardins pour toute perspective, & ces jardins sont entourés de murs très élevés : on n'y voit point de parterres, comme dans les nôtres ; ils sont plantés d'arbres assez hauts, qui sont un agréable ombrage, & selon moi, un coup d'œil charmant. Au centre du jardin est le Chiosk,  c'est une grande chambre, au milieu de laquelle est ordinairement une fontaine. On monte à cette chambre par neuf ou dix marches ; ses murailles sont des jalousies dorées autour desquelles on voit des vignes entrelacées, du jasmin & du chevrefeuil, & le tout est environné de grands arbres. C'est dans ce lieu que le mari & la femme se livrent aux plus secrets plaisirs. Les Dames y passent ordinairement presque toute la journée, soit à faire de la musique, soit à broder. Dans les jardins publics, il y a des Chiosks publics pour ceux qui n'ont pas le moyen d'en avoir chez eux. On y va prendre du cassé, du sorbet, &c. On sait cependant bâtir en Turquie d'une maniere plus solide que tout cela : les Mosquées sont toutes en pierres de taille, les Hanns ou Auberges sont magnifiques. Il y en a plusieurs qui occupent un grand carré, tout entouré de boutiques, sous des arcades de pierres. On y loge gratis les pauvres artisans; elles sont toujours auprès des Mosquées. Le corps de l'auberge est une très-belle & très-grande salle, capable de contenir trois ou quatre cents personnes: la cour est très-vaste, & environnée d'un cloître ; ce qui ressemble assez à nos Colléges. Je vous avoue que je trouve ces fondations bien plus utiles que celles des Couvents. II me semble que je vous en dis beaucoup pour une fois. Si le sujet que j'ai choisi n'est pas de votre, &c

Traduction de 1853

A Mme THISTLETHWAYTE.

Andrinople, 1er avril.

Je puis vous dire maintenant, chère madame Thistlethwayte, que je suis arrivée saine et sauve au terme de mon très-long voyage. Je ne vous ennuierai pas du récit de toutes les fatigues que j'ai souffertes. Vous aimerez mieux être instruite des choses singulières de ce pays. Une lettre de Turquie qui ne raconterait rien d'extraordinaire en ce genre vous causerait le désappointement qu'éprouveront mes connaissances d'Angleterre si je ne leur rapporte aucune rareté.

Mais par où commencer? Avez-vous jamais vu des chameaux? Je vais vous en parler : ce sera du nouveau pour vous. J'ai été, je vous assure, bien étonnée la première fois que j'en ai vu; bien qu'on m'ait montré mille fois des dessins qui les représentaient, rien ne m'avait pu donner une idée vraie • de ces animaux-là. Je vais faire une observation assez hardie, qu'on n'a sans doute jamais faite; peut-être est-elle fausse. Je classe le chameau dans la famille des cerfs : son cou, son corps, ses jambes sont taillés de la même façon, et il a presque le même pelage. Il est vrai qu'il est plus gros, puisqu'il a la taille plus haute que le cheval, et il est si léger, que, après la défaite des Turcs à Péterwardein, les chameaux prirent le pas sur les chevaux les plus agiles, et ce furent eux qui apportèrent les premiers à Belgrade la nouvelle de la perte de la bataille. Jamais on ne les apprivoise parfaitement; on les attache deux à deux avec de grosses cordes ; quand ils sont ainsi maintenus, un seul homme, monté sur un âne, en conduit cinquante ; j'en ai Vu plus de trois cents dans une seule caravane. Ils portent un tiers en plus de la charge du cheval, et il y a un moyen singulier pour les charger, à cause de la bosse de leur dos. Au reste, cela me paraît une vilaine créature, avec sa petite tête et son grand corps. 

Ce sont les chameaux qui portent tous les fardeaux; on laboure avec des buffles, autres animaux qui ne sont pas non plus de votre connaissance. Ils sont plus gros et plus pesants que nos bœufs, avec des cornes courtes, noires et épaisses, qui s'étendent en arrière de leurs têtes. On dit que cette corne, bien polie, sert à faire de beaux ouvrages. Leur poil est noir et court, et ils ont de petits yeux blancs, ce qui les rend assez semblables au diable. Pour les embellir, les habitants du pays leur teignent la queue et les poils de la tête en couleur rouge. 

On ne fait pas ici travailler les chevaux, et le travail ne leur conviendrait pas du tout. Ils sont bien faits et pleins de vivacité, mais généralement petits et plus faibles que ceux des pays froids; toutefois ils sont pleins de gentillesse, de vivacité, de légèreté, et ont le pied très-sûr. J'ai fait mon favori d'un petit cheval blanc que je ne donnerais à aucun prix ; il se cabre sous moi avec tant de feu qu'il faut que j'aie bien du courage pour oser m'en servir; et cependant je vous assure que je n'ai jamais de ma vie monté un cheval plus docile. Ma selle à siége est la première qu'on ait vue dans cette partie du monde, et on la regarde avec le même étonnement qu'excita le vaisseau de Colomb lorsqu'il aborda pour la première fois en Amérique. 

Il y a ici quelques oiseaux pour lesquels on a un respect religieux, et qui, par conséquent, pullulent tant qu'ils veulent; les tourterelles, par exemple, en faveur de leurs chastes amours, et les cigognes, que l'on croit faire, au retour de l'hiver, le pèlerinage de la Mecque. A dire vrai, ce sont là les plus heureux êtres de la Turquie, et ils connaissent si bien leurs priviléges qu'ils vont sans crainte dans les rues et font le plus souvent leurs nids au bas des maisons; et même celles qu'ils choisissent | passent auprès du vulgaire pour n'avoir rien à craindre pendant l'année de l'incendie ou de la peste. J'ai justement l'honneur d'avoir un de ces nids sacrés sous ma fenêtre.

[Maisons turques]

De ma fenêtre je passe à ma chambre et crois bien que si je vous la décris, ce sera là une autre nouveauté pour vous. Je suppose que vous avez lu dans les relations que les maisons de Turquie sont les plus misérables bâtiments du monde. Je puis vous en parler à bon escient, car j'en ai vu beaucoup; et je vous assure que rien n'est moins vrai. Nous sommes logés dans un palais qui appartient au Grand Seigneur. Vraiment je trouve que la manière de bâtir est très-agréable et convenable pour le pays. Il est vrai qu'on n'est pas très-soucieux de la beauté des façades et que généralement les maisons sont de bois, ce qui amène bien des malheurs; mais cela ne doit pas être imputé au mauvais goût du peuple turc; c'est l'oppression sous laquelle il gémit qui l'y oblige. A la mort du maître, toute maison est à la disposition du Grand Seigneur; et, par conséquent, on met le moins d'argent possible dans les constructions, puisque leur famille n'en doit rien recueillir. Tout ce que l'on veut c'est une maison commode pour la vie; peu importe qu'elle s'écroule plus tard.

Toute maison, grande ou petite, est divisée en deux parties distinctes qui se rejoignent par un étroit passage. La première est précédée d'une vaste cour qu'environne une galerie d'un effet très-agréable pour moi. Cette galerie conduit à tous les appartements qui sont vastes d'ordinaire ; il y a deux rangs de croisées à l'intérieur; le premier rang est orné de vitres de couleur. Si une maison, ce qui est rare, a deux étages, à chaque étage est une galerie. Les escaliers sont larges et n'ont pas souvent plus de trente marches. Tel est le corps de logis qui appartient au maître. Il communique avec le harem ou appartement des femmes. Le nom de sérail n'appartient qu'au palais du Grand Seigneur. Là encore est une galerie tournante, mais elle regarde le jardin, comme toutes les fenêtres. Il y a le même nombre de chambres dans ce corps de logis que dans l'autre, mais plus gaies, plus riches en peintures et en ameublements. Les fenêtres du second rang sont très-petites, et grillées comme celles de nos couvents. Les appartements sont tapissés de tapis de Perse, et à l'un des bouts de la chambre il y a une estrade de deux pieds : chez moi, il y en a deux qui se font face. Là est le sofa recouvert d'un tapis plus riche encore. Tout autour de la chambre est disposée une sorte de lit de repos, à la hauteur d'un demi-pied, garni d'une étoffe de soie plus ou moins riche, selon le goût ou la magnificence du propriétaire. Le mien est de drap écarlate, avec une frange d'or. De toutes parts se trouvent adossés au mur deux rangs de coussins, les uns très-grands, et les autres plus petits. C'est là que les Turcs déploient leur plus grande magnificence. Ordinairement ces coussins sont de brocart ou de satin blanc brodé d'or : on ne peut rien voir de plus gai et de plus splendide. Avec cela ce sont les siéges les plus doux et les plus commodes et je doute que je puisse revenir aux chaises désormais. Les plafonds sont bas, et je ne m'en plains guère; partout sont des lambris de bois ornés de marqueteries ou de fleurs peintes, qui s'ouvrent par un grand nombre de portes brisées sur des cabinets plus commodes, à mon avis, que les nôtres. Entre les fenêtres sont de petites arcades où l'on place des pots de parfums et des bouquets de fleurs. Mais ce qui me plaît le plus, c'est la mode que l'on a ici de placer des fontaines de marbre au fond de l'appartement. L'eau y vient par des conduits et répand une douce fraîcheur. De petits jets d'eau, tombant d'un bassin dans un autre y joignent leur agréable musique; et quelques-unes de ces fontaines sont de la plus grande magnificence. Chaque maison a son bain qui consiste généralement en deux ou trois petites pièces, couvertes en plomb, pavées en marbre, avec des bassins, des robinets et tout ce qu'il faut pour se procurer l'eau froide ou l'eau chaude. 

Vous serez peut-être surprise d'une description si différente de celles que donne le commun des voyageurs qui ont le front de parler de ce qu'ils ne connaissent pas. Il faut avoir ici ou mon caractère ou quelque occasion extraordinaire pour être admis, bien que chrétien, dans la maison d'un homme de qualité et surtout dans les harems qui sont formellement interdits. Aussi ceux qui ne peuvent voir que l'extérieur des maisons qui n'a pas grande apparence ne sauraient parler savamment  de ces maisons. Les appartements des femmes sont toujours bâtis sur l'arrière, loin de la vue des passants, et les jardins qui les entourent sont fermés par de hautes murailles. On n'y trouve point de nos parterres; ils sont plantés de grands arbres qui donnent un ombrage délicieux et, à mon gré, forment un charmant coup d'œil. Au milieu du jardin est le kiosque; c'est une grande pièce embellie ordinairement d'une fontaine qui en occupe le centre. Ce kiosque est élevé de neuf ou dix marches et fermé par des treillages dorés le long desquels se développent des vignes, des jasmins et des chèvrefeuilles qui font un rideau de verdure. De grands arbres l'entourent : c'est le lieu des récréations; les femmes y vont passer la plus grande, partie de leur temps à faire de la musique ou de la broderie. 

Dans les jardins publics il y a de ces kiosques pour le peuple où il se trouve mieux que dans ses demeures, et va boire le café ou le sorbet. Les Turcs n'ignorent pas la manière de bâtir solidement. Leurs mosquées sont construites en pierres de taille ainsi que les hôtels les plus magnifiques.

Quelques-uns de ces hôtels forment un grand carré, avec des arcades de pierre, sous lesquelles se logent gratis les pauvres artisans. Une mosquée y est toujours attachée, et le corps de l'hôtellerie (ou hann) est une très-grande salle, capable de loger trois ou quatre cents personnes, avec une cour extrêmement vaste et une enceinte cloîtrée, ce qui lui donne l'air de nos colléges. J'avoue que je trouve cela une fondation bien plus raisonnablement charitable que nos couvents. 

Je crois vous en avoir assez dit ici pour une fois. Si vous n'aimez pas le choix des choses que je vous raconte, indiquez-m'en d'autres pour l'avenir; car il n'y a personne qui tienne plus à ne pas vous ennuyer, chère madame Thistlethwayte, que votre, etc.


Autres lettres choisies de Lady Montague, traduction de 1853

A LA COMTESSE DE MAR.

Festin dans le harem du grand visir ; son portrait ; celui de sa femme ; visite au harem de kahia ; portrait de sa femme la belle Fatime ; sa maison ; son luxe,etc.

Andrinople, 18 avril.

Je vous écrivis, chère sœur, à vous et à tous mes autres correspondants d'Angleterre par le dernier vaisseau, et il n'y a que Dieu qui puisse dire quand je trouverai une autre occasion pour vous envoyer quelque chose; mais je n'ai pas peur de vous écrire en attendant, bien que ma lettre ne doive peut-être pas sortir de mes mains avant deux mois. Pour être vraie, je dois dire que j'ai la tête toute pleine de ce que j'ai vu hier, et que j'ai absolument besoin de me soulager en parlant ici. Cette préface est assez longue, mais voici mon histoire :

J'étais invitée à diner par la femme du grand vizir; et ce fut avec un grand' plaisir que je me préparai à une cérémonie dont aucun autre chrétien n'a eu l'honneur. Je pensai que je satisferais bien peu sa curiosité, qui était sans doute pour beaucoup dans son invitation, si je mettais la robe turque qu'elle connaît déjà, et j'eus soin de m'habiller avec mon habit de cour de Vienne, qui est bien plus magnifique que les nôtres. Cependant, j'allai chez elle incognito, pour éviter tous les embarras de l'étiquette, et je pris une voiture du pays, accompagnée seulement d'une femme qui portait la queue de ma robe et d'une Grecque pour me servir d'interprète. Je fus reçue dans la cour par un eunuque noir, qui me fit descendre de voiture avec le plus grand respect et me conduisit à travers une enfilade d'appartements dans lesquels des esclaves, fort bien vêtues, faisaient la haie. Tout au fond je trouvai la dame, assise sur un sofa, avec une robe de martre. Elle s'avança pour me recevoir et me présenta poliment à une demi-douzaine de ses amies. 

Elle me parut une excellente femme, âgée d'environ cinquante ans. Je fus surprise de la simplicité de sa demeure : l'ameublement en était très-modeste, et sauf le nombre et la richesse des vêtements des esclaves, rien n'indiquait le luxe chez elle. Elle comprit ma pensée et me dit qu'elle n'avait plus assez de jours à vivre pour dépenser son temps et son argent en superfluités, qu'elle s'en servait pour faire de bonnes œuvres et pour prier Dieu. Elle parlait sans affectation; son mari est, comme elle, tout entier à la dévotion. Il n'a jamais jeté les yeux sur une autre femme que la sienne, et, ce qui est plus extraordinaire, il ne reçoit pas de présents, malgré l'exemple de tous ses prédécesseurs. Il est si scrupuleux sur ce chapitre qu'il ne voulut rien recevoir de mon mari jusqu'à ce qu'il lui eût prouvé à plusieurs reprises qu'il usait du droit de tous les nouveaux ambassadeurs. 

Sa femme m'a entretenue avec la plus grande politesse jusqu'à l'heure du dîner. On ne servit qu'un plat à la fois, mais ils étaient en grand nombre et très-bien arrangés à la turque. Cette cuisine n'est pas si mauvaise qu'on pourrait vous le faire croire. Je suis bon juge en cette matière, ayant vécu trois semaines dans la maison d'un effendi de Belgrade, qui nous a donné des dîners magnifiques, apprêtés par ses cuisiniers. La première semaine cela m'enchanta, puis je m'en dégoûtai un peu, il faut le dire, et j'y fis ajouter par notre cuisinier un ou deux plats à l'anglaise ; mais j'attribue ce dégoût à l'habitude, et je suis portée à croire qu'un Indien qui n'aurait tâté ni de l'une ni de l'autre cuisine, préférerait celle des Turcs à la nôtre. Leurs sauces sont très-relevées et ils abusent du rôti. Ils font un grand usage des meilleures épices. Le potage se sert chez eux à la fin du repas. 

J'étais désolée de ne pouvoir toucher à tous les plats que l'excellente dame me présentait de l'air le plus obligeant. On termina le dîner en servant le café et les parfums, qui sont une grande marque de distinction pour les personnes que l'on traite. Deux esclaves à genoux m'ont parfumé les cheveux, la robe et le mouchoir. Après cette cérémonie, l'hôtesse a ordonné aux esclaves de jouer des instruments et de danser : elles avaient des guitares; on me fit des excuses sur leur peu d'habileté, en disant qu'on n'avait pas tenu à en faire des artistes achevées. 

Je remerciai de l'hospitalité que j'avais reçue, pris congé, et me retirai, accompagnée au départ comme je l'avais été en arrivant. 

Je voulais revenir chez moi, mais la Grecque qui m'accompagnait fit des instances pour que je rendisse visite à la femme du kiyaya, me disant que c'est le second officier de l'empire, et qu'il faut même le considérer comme le premier, puisqu'il exerce l'autorité du grand vizir, et que celui-ci n'a pour ainsi dire qu'un titre d'honneur. J'avais trouvé si peu de plaisir dans le harem du grand vizir, que je n'avais pas un désir bien vif d'aller dans un autre. Cependant je cédai à ses instances, et je fus enchantée plus tard de cette condescendance. 

C'était quelque chose de bien différent que cette maison. Tout y montrait la différence qu'il y a entre une vieille dévote et une jeune beauté. Il y avait à la fois de la délicatesse et de la magnificence. A la porte je fus reçue par deux eunuques qui me conduisirent dans une longue galerie entre deux rangs de belles jeunes filles, avec de beaux cheveux tressés qui pendaient jusqu'à leurs pieds, habillées en fin damas, broché d'argent. Je fus fâchée de ne pouvoir m'arrêter pour les considérer. Mais bientôt je n'y songeai guère en entrant dans un grand salon, ou plutôt dans un pavillon arrondi dont les fenêtres, avec leurs jalousies dorées, étaient en grande partie ouvertes. Des arbres plantés dans le voisinage donnaient une ombre agréable que ne pouvait pénétrer le soleil. Les jasmins et les chèvrefeuilles, qui montaient le long de ces arbres, répandaient de douces odeurs qui rendaient plus douce encore la fraîcheur d'une fontaine de marbre blanc placée au fond du pavillon. Il en jaillissait une eau parfumée, qui retombait dans trois ou quatre bassins avec un aimable murmure. Le plafond était peint avec toutes sortes de fleurs qui semblaient sortir de leurs vases dorés et retomber jusqu'à terre. 

Sur un sofa, élevé de trois marches et couvert des plus beaux tapis de Perse, était assise la femme du kiyaya, accoudée sur des coussins de satin blanc brodé; à ses pieds étaient assises deux jeunes filles d'environ douze ans, belles comme des anges, vêtues avec une parfaite magnificence et couvertes de pierreries. Mais elles étaient bien effacées par leur mère, la belle Fatima. Je n'ai jamais vu de femme, en Angleterre ou en Allemagne, qui approchât de sa beauté. On ne peut imaginer une figure plus glorieusement belle, et j'ai beau chercher dans mes souvenirs, rien ne saurait en donner l'idée. Elle se leva pour me recevoir, me salua à la mode du pays, en mettant la main sur son cœur avec une grâce pleine de majesté, que la vie des cours ne saurait donner. Sur son ordre on m'offrit des coussins dans l'angle de la salle, qui est la place d'honneur. J'avoue que bien que ma Grecque m'eût parlé avec de grands éloges de sa beauté, je fus d'abord saisie d'une telle admiration, que je ne pus dire un mot. Je me contentais de la regarder. Quelle surprenante harmonie dans les formes ! quelle grâce dans tout l'ensemble ! quelles charmantes proportions ! quelle fraîcheur d'un teint que l'art n'avait pas altéré! quel délicieux sourire ! Et ses yeux! grands et noirs, mais avec toute la douceur des yeux bleus. A chaque mouvement de son visage un nouvel agrément se découvrait. 

En revenant de ma surprise, je l'examinai avec soin pour voir si je ne saisirais pas quelque imperfection au milieu de ces charmes; j'en fus pour mes recherches, et je dus dire adieu au préjugé qui veut qu'une beauté parfaite et une figure régulière ne soient pas agréables. La nature, plus heureuse qu'Apelle, a réuni pour elle tous les plus beaux traits et en a formé une admirable figure. Ajoutez à cela des manières pleines de grâce et de délicatesse, des mouvements aisés et un air de majesté qui ne sent ni l'affectation, ni la gêne; si bien

que placez-la sur le trône du royaume le plus civilisé de l'Europe, personne ne dira qu'elle n'a pas été faite et élevée exprès pour en être la reine. Et cependant elle est née dans un pays que nous appelons barbare. En un mot, nos plus belles femmes d'Angleterre ne sont rien devant elle. 

Elle avait un caftan de brocart d'or à fleurs d'argent qui lui prenait la taille, et j'ai pu juger de la beauté de sa gorge qui n'était cachée que par une gaze légère. Ses caleçons étaient couleur d'œillet pâle, sa veste vert et argent, ses pantoufles de satin blanc, richement brodées. Elle avait à ses beaux bras des bracelets de diamants et une ceinture pareille. Sur sa tête était un mouchoir à œillets d'argent, du dessous duquel ses cheveux noirs tombaient en tresses nombreuses : d'un côté de la tête, elle portait un bouquet de pierres fines. 

Je crains que vous ne reprochiez à ma description d'être extravagante. Il me semble que j'ai lu quelque part que les femmes s'enflamment en parlant de la beauté, et, ma foi, je ne vois pas pourquoi l'on s'en étonne. Je regarde plutôt comme une vertu de la pouvoir admirer sans mélange d'envie. Les plus graves écrivains ont parlé avec enthousiasme de quelques morceaux célèbres de peinture ou de sculpture. Les ouvrages de la nature l'emportent certainement sur toutes nos pauvres imitations, et, je pense méritent bien mieux nos hommages. Pour ma part, je ne rougirai jamais d'avoir pris plus de plaisir à contempler la 

belle Fatima qu'à examiner la plus belle statue du monde. 

Elle m'a dit que les deux jeunes filles qu'elle avait à ses pieds étaient ses filles, bien qu'elle parût bien jeune pour être leur mère. Ses esclaves étaient rangées au-dessous du sofa au nombre de vingt, et à les voir si jolies je me représentai les chœurs antiques des nymphes. Je n'aurais pas cru que dans toute la nature on pouvait rencontrer une scène aussi belle. Elle leur fit signe de commencer la musique et la danse. Quatre d'entre elles se mirent à jouer doucement de leurs instruments, qui tiennent à la fois du luth et de la guitare; elles chantèrent aussi, et les autres dansèrent tour à tour. 

[Musique turque]

Je présume que vous avez lu que les Turcs n'ont que de la musique qui écorche les oreilles. Ceux qui le disent montrent qu'ils n'en ont entendu ici que dans les rues, et ils sont aussi judicieux que le serait le voyageur qui jugerait de notre musique par nos racleurs de violon et nos joueurs de clarinette. Je puis vous assurer que leur musique est très-expressive. Il est vrai que j'incline à lui préférer la musique italienne, mais j'ai peut-être tort. 

J'ai vu ici une dame grecque qui chante mieux que Mme Robinson, et qui connaît très-bien les deux musiques : elle préfère celle des Turcs. Il est certain que les femmes ont ici de très-belles voix, et d'un son fort agréable. Quand la danse finit, quatre belles esclaves entrèrent avec des encensoirs d'argent dans les mains et parfumèrent la salle d'ambre, d'aloès et d'autres odeurs. Après quoi on m'a servi le café à genoux dans une tasse du Japon, sur des soucoupes d'argent doré. L'aimable Fatima me parlait pendant ce temps le plus agréablement du monde, m'appelant Souvent Guzel sultanam, ou la Belle sultane, et me demandant avec grâce mon amitié. Elle se désolait de ne pouvoir me parler dans ma langue. 

Quand je la quittai, deux femmes apportèrent une belle corbeille d'argent pleine de mouchoirs brodés ; elle me fit prendre le plus beau comme un souvenir, et en donna deux à mes deux suivantes. Je me retirai avec la même cérémonie que devant. Il me semblait que je venais de passer une heure dans le paradis de Mahomet, tant j'étais charmée de l'avoir vue. Je ne sais ce que vous direz de cette lettre : j'ai désiré partager mon plaisir avec vous. Car je voudrais, ma chère sœur, vous voir ici toutes les fois qu'il arrive quelque chose d'agréable à votre, etc.

A L'ABBÉ ***. 

Description d'Andrinople ; la Bourse; crédit des juifs; magnificence du camp ; revue des nouvelles troupes par le grand seigneur ; mosquée de Sélim ; le sérail ; audience.

Andrinople, 17 mai, 

Je vais quitter Andrinople; mais je ne voudrais pas le faire sans vous parler un peu de ce que la ville a de curieux, ayant mis beaucoup de soin à m'en rendre compte.

Je ne vous ennuierai pas de dissertations pour établir, oui ou non, que c'est l'Oreste ou l'Orestésie des anciens ; vous savez cela mieux que moi. Son nom actuel lui vient de l'empereur Adrien; c'est la première ville d'Europe qui soit devenue le séjour favori de quelques sultans. Mahomet IV, et Mustapha, frère de l'empereur régnant, l'ont aimée assez pour lui sacrifier tout à fait Constantinople. Les janissaires en étaient exaspérés, et ç'a été un des plus grands motifs de la déposition de ces princes. Achmet III paraît aimer aussi à y tenir sa cour, et je ne sais trop pour quelle raison. Il est vrai que le site est beau et que le pays est riche aux alentours; mais l'air est extrêmement épais, et le sérail lui-même n'est pas à l'abri de ses miasmes. La ville a, dit-on, huit milles de circuit, en y comprenant, je le pense, les jardins. Il y a de très-belles maisons, ou du moins de très-grandes; en effet, pour l'architecture, les palais même ne sont pas de belle apparence. Pour le moment, l'affluence est considérable; cela vient de ce qu'on suit la cour ou l'armée; quand elles s'en iront, la ville, à ce qu'on m'a dit, sera assez déserte. La Maritza, qui est l'Hèbre des anciens, coule à ses pieds; elle est à sec en été, ce qui contribue à rendre l'air malsain. A présent ce n'est qu'un agréable ruisseau sur lequel on a bâti deux ponts magnifiques. J'ai eu la curiosité d'aller voir la Bourse dans mon vêtement turc, qui me déguise suffisamment. Je n'étais pas très à mon aise en me voyant entourée de janissaires; mais ils n'osent toucher une femme, et ils me laissaient passer avec autant de respect que si j'avais eu ma pompe d'ambassadrice. La Bourse a un demi-mille de long; c'est une maison voûtée et tenue très-proprement. Il y a trois cent soixante-cinq boutiques, garnies de toutes sortes de richesses, exposées en vente comme à la nouvelle Bourse de Londres ; mais le pavé y est mieux entretenu, et les boutiques sont toutes si propres qu'elles semblent fraîchement mises en couleur. Les paresseux de toute espèce s'y promènent pour se divertir ou s'amuser à prendre du café et du sorbet, que l'on y donne comme on donne des oranges et des confitures dans nos théâtres. • J'ai remarqué que les riches marchands sont juifs; ils ont une puissance incroyable dans ce pays, et des priviléges qui dépassent ceux des 

Turcs eux-mêmes. Ils forment une grande république, et sont jugés d'après leurs lois. Ils ont dans les mains le commerce de tout l'empire, tant par l'union puissante qu'il y a entre eux, que par la nonchalance et le peu d'industrie des Turcs. Chaque pacha a son juif, qui est son homme d'affaires; il le met dans tous ses secrets et lui donne sa confiance. Il ne fait aucun marché, ne reçoit aucun présent, ne dispose d'aucune marchandise sans que le tout n'ait passé par les mains du juif. 

Ces hommes sont médecins, maîtres d'hôtel et interprètes de toutes les personnes considérables. Vous pouvez juger des profits qu'en retire un peuple qui n'a jamais laissé échapper une occasion de tirer parti des plus minces avantages. Ils ont trouvé le secret de se rendre si nécessaires qu'ils sont assurés de la protection de la cour, quel que soit le ministre en faveur. Bien que les marchands anglais, français et italiens connaissent très-bien leurs menées, ils sont forcés néanmoins de recourir à eux pour leurs affaires, puisque rien ne se peut faire sans leur entremise. Ce serait une sottise que de désobliger le plus chétif d'entre eux; toute la tribu défendrait ses intérêts avec autant de chaleur que s'il s'agissait du plus considérable de ses membres. Il y en a d'extraordinairement riches, bien qu'ils n'en témoignent rien au public : c'est dans leur intérieur qu'ils vivent avec le luxe le plus magnifique. Me voilà bien loin de la description de la Bourse qui porte le nom d'Ali-pacha, son fondateur. Elle est située dans la rue Tchartshi, qui a un mille de long et qui est pleine de boutiques où l'on vend toutes sortes de marchandises; mais comme on ne fabrique rien ici, tout se vend fort cher. Cette rue est couverte par un toit de planches qui la met à l'abri de la pluie et permet aux marchands de s'y réunir sans crainte en tout temps. Le Bessiten, non loin de là, est une autre bourse, bâtie sur des piliers ; on y vend toute la fourniture des chevaux. De toutes parts l'or y étincelle ; les riches broderies et les ornements de pierres fines en font un spectacle fort agréable. 

De là, j'ai été dans mon carrosse turc, au camp qui doit être porté bientôt sur la frontière. Le sultan y est déjà sous la tente, avec toute sa cour, et le spectacle en est vraiment magnifique. Les tentes des grands devraient plutôt s'appeler des palais. Elles occupent un vaste terrain et forment de nombreux appartements. Toutes sont peintes en vert, et les pachas à trois queues ont les insignes de leur grade placés en évidence devant leur tente, ornés de boules d'or, suivant leur rang. Les femmes se rendent au camp dans leurs voitures, avec autant d'empressement que nous en mettons à aller à Hyde-Park ; mais il est facile de voir que les soldats ne sont pas aussi empressés de commencer la campagne. La guerre est généralement un fléau pour le peuple, et surtout pour les marchands, maintenant que le sultan s'est décidé à combattre en personne. Il faut que chacune de leurs compagnies lui donne, à cette occasion, des présents proportionnés à leurs apparentes ressources. 

Cette entrée en campagne a déjà donné lieu à une fête très-singulière, et dont je me félicite beaucoup d'avoir eu le spectacle. J'ai pris la peine de me lever à six heures du matin pour voir la cérémonie qui cependant ne commença qu'à six heures. Le Grand Seigneur était à l'une des fenêtres du sérail pour assister à la revue des gens qui ont passé par les rues principales. Un effendi marchait en tête monté sur un chameau, richement harnaché, et lisant tout haut le Coran, dont la reliure magnifique reposait sur un coussin. Autour de lui se tenait une troupe de jeunes garçons en blanc, qui chantaient des versets, et que suivait un homme chargé de rameaux verts, représentant le laboureur qui sème le grain. Derrière lui, plusieurs moissonneurs, parés d'épis de blé, comme on nous représente Cérès, semblaient se servir des faux qu'ils avaient dans les mains. Alors a paru une petite machine tirée par des bœufs, et portant un moulin avec de jeunes enfants pour moudre le blé ; une autre machine suivait, traînée par des buffles, et portant un four : deux enfants y pétrissaient et enfournaient le pain. De temps en temps, ils jetaient au peuple qui les entourait des petits gâteaux. La compagnie tout entière des boulangers venait ensuite, ils marchaient deux par deux dans leurs habits de fête, et portaient sur leur tête des pains, des gâteaux, des galettes et toutes sortes de pâtisseries. Deux gâte-sauces faisaient en arrière des bouffonneries, et tout couverts de farine, divertissaient la foule par leur dialogue. De la même manière marchaient toutes les corporations des marchands de l'empire; les plus relevés d'entre eux, comme les joailliers, les merciers, etc., étaient très-bien montés, et plusieurs des allégories qui représentaient leur commerce étaient magnifiques. Entre elles se faisait remarquer celle des fourreurs, conduisant une vaste machine couverte des plus belles fourrures : les renards, les hermines, etc., étaient si bien empaillés que ces animaux paraissaient vivre. Des musiciens et des danseurs venaient à la suite. Je pense qu'il y avait là, en tout, vingt mille hommes, tous prêts à suivre Sa Hautesse, si elle l'ordonnait. La marche était fermée par les volontaires qui viennent briguer l'honneur de mourir à son service. Cette partie de la pompe m'a paru si barbare que j'ai quitté la fenêtre en la voyant s'approcher. Ils étaient nus jusqu'à la ceinture. Quelques-uns avaient les bras percés de flèches qui demeuraient dans les blessures; d'autres en avaient enfoncé dans leur figure et laissaient le sang couler. Quelques autres se tailladaient les bras à coups de canif et faisaient jaillir le sang sur les spectateurs. On regarde cela comme une preuve de leur zèle pour la gloire. 

Je me suis laissé dire que plusieurs agissaient ainsi pour avancer leurs affaires d'amour, et que quand ils passaient sous les fenêtres de leurs maîtresses (toutes les femmes assistent à ce spectacle sous le voile), ils se perçaient d'une flèche nouvelle en leur honneur, ce qui leur valait quelque marque d'approbation ou d'encouragement. La cérémonie tout entière a duré environ huit heures, à mon grand regret ; j'en étais fatiguée à l'excès, bien que je fusse chez la veuve de l'amiran (capitan-pacha) qui m'avait offert avec toute la politesse possible, le café, les confitures, le sorbet et le reste. 

Je suis allée deux jours après à la mosquée du sultan Sélim Ier. C'est un édifice digne tout à fait de la curiosité d'un voyageur. J'avais mon habit turc et fus admise sans difficulté. Cependant je crois qu'on devina qui j'étais : car autrement le portier m'aurait-il conduite partout avec cette profonde obséquiosité ? La mosquée est très-avantageusement située au milieu de la ville, dans la partie la plus élevée, d'où le coup d'œil est superbe. La première cour s'ouvre sur quatre portes, et la cour intérieure sur trois. Ces deux cours sont entourées de péristyles, dont les colonnes de marbre, d'ordre ionique, sont finement polies, avec des couleurs vives qui tranchent sur le pavé de marbre blanc. Le plafond des péristyles se divise en plusieurs coupoles ou dômes avec des boules d'or sur le faîte. Au milieu des cours sont de belles fontaines de marbre blanc, et devant la grande porte de la mosquée est un portique orné de colonnes de marbre vert avec cinq ouvertures. 

Le corps même de la mosquée est un dôme immense. Je m'entends si peu à l'architecture que je n'ai pas la prétention de parler de ses proportions. Elles sont, à mon avis, très-régulières. A coup sûr, l'élévation du dôme est telle que je ne crois pas avoir vu de plus noble édifice. 

Il y a deux rangs de galeries à colonnes et à balustrades de marbre ; le pavé est aussi de marbre et couvert de tapis de Perse. A mon avis, ce qui rend l'édifice très-admirable, c'est qu'il n'est pas coupé et défiguré, comme le sont nos églises, par une multitude de bancs, de chaises et de banquettes, et que les piliers, qui sont presque tous de marbre, rouge ou blanc, ne sont pas défigurés par ces petites figures emmaillottées ou par ces tableaux qui donnent aux églises catholiques l'air d'une boutique de bric-à-brac. Les murs sont une sorte de marqueterie, avec des couleurs si jolies et des dessins de fleurs si délicats que je ne pouvais imaginer d'abord de quelles pierres on avait dû faire usage. En m'approchant j'ai vu que ce sont des incrustations de porcelaine japonaise, qui sont d'un bien charmant effet. Au milieu de la mosquée est suspendue une grande lampe d'argent doré, et outre cela l'édifice en renferme bien, je crois, au moins deux mille d'un plus petit modèle. Le dôme doit être splendide quand tout est allumé; mais on n'allume que le soir, et alors les femmes n'entrent pas. Sous la lampe principale . est un grand pupitre de bois sculpté et doré, et tout auprès une fontaine pour les ablutions, qui sont, vous le savez, une partie essentielle dans la dévotion turque. Dans un angle est une petite galerie, grillée avec un treillage d'or, pour le sultan. A l'extrémité est une grande niche, semblable à un autel, élevée de deux marches, couverte de brocart précieux, et, devant elle, deux chandeliers d'argent doré, de la hauteur d'un homme, avec deux cierges gros comme le poing. L'extérieur de la mosquée est orné de tours très-élevées et à toits dorés; c'est de là que les imaums appellent le peuple à la prière. J'ai eu la curiosité de monter sur l'une d'elles et je l'ai trouvée travaillée avec un art capable d'étonner tout le monde. Il y a une porte commune pour les trois escaliers qui mènent aux trois étages de la tour, mais ces escaliers sont disposés de façon que les prêtres qui montent ne se puissent rencontrer. Et cette idée singulière est parfaitement venue à l'exécution. Auprès de la mosquée est une bourse pleine de boutiques où de pauvres artisans sont logés gratis. J'ai vu plusieurs derviches en prières. Ils sont vêtus d'une pièce d'étoffe de laine unie, avec les bras nus et un bonnet de laine sur la tête : ce bonnet ressemble à un chapeau de haute forme et sans bords. J'ai vu encore d'autres mosquées, bâties depuis dans le même genre ; mais aucune ne peut être comparée pour la magnificence à celle que j'ai décrite, qui est bien au-dessus des églises d'Allemagne ou d'Angleterre. Je ne puis parler des autres pays, ne les connaissant pas. Le sérail d'Andrinople n'a pas l'apparence extérieure d'un palais superbe ; mais les jardins en sont vastes, avec de belles eaux et de beaux arbres. C'est tout ce que j'en connais, n'y ayant pas mis les pieds. 

Je ne vous dirai rien, ni de l'introduction de M. Wortley, ni de son audience solennelle. Cela a été la même cérémonie de tout temps, et on la connaît de reste; je vous épargne une redite. Le jeune prince, âgé d'environ onze ans, est assis à côté du sultan, son frère; c'est un joli enfant, mais probablement il ne lui succédera pas, car il reste deux fils de Mustapha, qui était l'aîné de la famille; le plus âgé a plus de vingt ans, et sur lui semblent se réunir toutes les espérances du peuple. Achmet III est un sultan avare et sanguinaire, et je crois qu'ici on en a bien assez.

La prochaine fois que je vous écrirai, ce sera de Constantinople.

Je suis, monsieur, votre, etc.

A l’Abbé***.

Constantinople, 29 Mai

J'ai eu la chance de jouir d'un très-beau temps pendant tout mon voyage et de trouver ici l'été dans toute sa splendeur. De toutes parts, ce sont des points de vue magnifiques; les prairies sont toutes pleines de fleurs qui enrichiraient nos jardins et de plantes odoriférantes; en les traversant, ma berline parfumait l'air. Le Grand Seigneur nous a fourni trente chariots couverts pour notre bagage, et cinq voitures du pays pour mes femmes. Nous avons trouvé les chemins remplis de grands spahis, avec leurs équipages, venant d'Asie et allant à la guerre. On voyage toujours ici avec des tentes, mais j'ai mieux aimé coucher sous un toit pendant toute la route.

Je ne vous jetterai pas au nez tous les noms des villages que nous avons traversés; ils n'ont rien de remarquable. Seulement, à Tchiorlu [Çorlu], on rencontre un conac [konak], ou petit sérail, pour l'usage du Grand Seigneur, quand il voyage de ce côté. J'ai eu la curiosité de voir tous les appartements destinés aux femmes de sa cour. Ils sont placés au milieu de gros bouquets d'arbres que rafraîchissent des fontaines. J'ai été surprise d'y voir les murs recouverts

de petits distiques en vers turcs, écrits au pinceau. " Je me les suis fait expliquer, et j'en ai trouvé quelques-uns très-bien tournés, quoique je sache bien ce que la traduction devait leur ôter de grâce. En Voici un traduit littéralement :

Nous venons ici-bas vivre un jour et partir : 

Celui qu'aime mon cœur n'en doit jamais sortir.

Le reste de notre voyage s'est effectué au travers de riches prairies, le long de la mer de Marmara, l'ancienne Propontide. Nous avons passé la nuit à Selivrea, ville autrefois célèbre. C'est encore aujourd'hui un bon port; elle est proprement bâtie et possède un pont de trente-deux arches. Il y a aussi une fameuse église grecque. J'ai donné une de mes voitures à une dame grecque qui désirait s'y rendre en ma compagnie, voulant y faire ses dévotions, et je n'ai pas été fâchée de l'accompagner. Mais l'église est un vilain bâtiment, chargé des mêmes ornements de toute espèce que les églises romaines, avec moins de magnificence. On m'a montré des reliques dont j'ai dû payer la vue, et un portrait de la Vierge, peint par saint Luc, qui ne donnerait pas une haute idée de ses talents. Néanmoins, la plus belle madone d'Italie est moins célèbre pour ses miracles. Les Grecs montrent un goût détestable dans leurs peintures; tous les fonds sont dorés; vous pouvez vous imaginer l'effet de ces fonds-là. De plus, ils ne connaissent ni les proportions, ni les ombres. Il y a dans cette ville un évêque qui officie en robe de pourpre, et qui, à mon arrivée, m'a envoyé un cierge aussi gros que moi, pour ainsi dire.

La nuit suivante, nous nous arrêtâmes dans une ville appelée Bujuk-Checkmedji [Büyükçekmece], ou le Grand-Pont, et celle d'après à Kujuk-Checkmedji, ou le Petit-Pont, dans un bâtiment singulier, qui avait été un couvent de derviches. Une grande cour le précède, entourée d'un cloître de marbre, avec une fontaine fort belle au milieu. La vue de cet endroit et des jardins qui l'environnent est l'une des plus agréables que je connaisse, et montre que, dans toutes les religions, les moines savent choisir leur retraite. Ce bâtiment appartient aujourd'hui à l'iogia, ou maître d'école qui instruit les enfants du pays. Je lui ai demandé de me montrer son appartement, et j'ai été bien surprise de voir qu'il avait placé son lit au sommet d'un grand cyprès de son jardin, et un peu plus bas celui de sa femme et de ses deux enfants. Ils y passent véritablement la nuit. Cette fantaisie me plut singulièrement, et je voulus examiner le nid de plus près; mais, après avoir escaladé cinquante échelons, je vis qu'il en restait encore autant pour le moins, et qu'ensuite il faudrait sauter de branche en branche, au risque de me casser le cou. J'ai cru plus sage de rétrograder.

Le lendemain, nous étions à Constantinople : mais je ne puis encore vous en dire que peu de chose, tout mon temps ayant été pris par des visites qui, du moins, ont enchanté mes yeux. Les jeunes femmes sont toutes fort belles, et leur beauté reçoit un nouveau lustre du bon goût de leurs toilettes. Notre palais est à Péra, qui n'est pas plus un faubourg de Constantinople que Westminster n'en est un de Londres. Tous les ambassadeurs y sont logés à côté les uns des autres. Une partie de notre maison a vue sur le port, sur la ville, le sérail, et, au loin, sur les montagnes d'Asie : peut-être est-ce là le plus beau spectacle de l'univers. 

Je ne sais quel auteur français dit que Constantinople est deux fois grand comme Paris. Milord Wortley, pour sa part, ne veut pas que cette ville soit plus vaste que Londres; c'est cependant là mon avis; mais je ne la crois pas aussi peuplée. Les cimetières qui l'entourent sont certainement plus étendus qu'elle, et il est surprenant de voir les Turcs perdre tant de terrain pour un si triste usage. J'en ai vu quelques-uns qui avaient plusieurs milles d'étendue, appartenant à d'assez petits villages, autrefois plus considérables, et dont c'était le seul vestige d'une grandeur disparue. Sous aucun prétexte, les Turcs ne voudraient déranger une pierre placée sur unê tombe. Quelques-uns de ces monuments sont d'un beau marbre et très-fastueux. Leur forme est une colonne surmontée d'un turban à la mémoire du mort ; et, comme les turbans, par leurs formes choisies, annoncent ici la qualité ou les professions, ce sont là les armoiries en usage; souvent aussi sur les colonnes sont gravées des inscriptions en lettres d'or. Les tombes de femmes consistent en une simple colonne sans ornements, excepté pour les jeunes filles ; on place alors une rose au sommet du monument. Les sépultures de famille sont fermées par une enceinte et plantées d'arbres. Celles des sultans et des grands personnages sont éclairées continuellement par une lampe. 

Quand je vous ai parlé de la religion des Turcs, j'ai oublié de faire mention de deux choses. J'avais appris la première dans les livres, mais n'y voulais pas croire, vu l'étrangeté du fait. Rien n'est plus Vrai cependant : quand un homme a divorcé dans les formes, il ne peut reprendre sa femme que lorsqu'un autre homme a passé une nuit avec elle, et il y a plus d'un mari qui a passé par là pour ne pas perdre sans retour la femme qu'il aimait. L'autre point de leur doctrine est aussi étrange : toute femme qui meurt sans avoir été mariée est en état de réprobation. Leur raison est que Dieu a créé les femmes pour faire croître et multiplier le genre humain, que le devoir d'une femme est de donner le jour à des enfants, et que Dieu n'exige même pas d'elle d'autres vertus. En vérité, la manière dont elles vivent ici, privées de tout commerce avec la société, ne leur en permet pas d'autres. Notre opinion vulgaire, qui leur fait refuser une âme à leurs femmes, n'a pas de fondement légitime. Ils disent, il est vrai, qu'elles sont inférieures en espèce à la race des hommes, et par suite qu'elles ne doivent pas s'attendre à entrer dans le Paradis réservé aux hommes qui doivent y avoir pour compagnes des • beautés célestes. Mais il y a un paradis pour les âmes d'un ordre inférieur, et les femmes vertueuses y seront aussi dans des délices éternelles [sic]. Quelques femmes sont assez superstitieuses pour ne vouloir pas rester dix jours en veuvage, dans la crainte de mourir en état de réprobation comme des créatures inutiles ; mais celles qui aiment leur liberté et ne sont pas esclaves de leur religion, se contentent de se marier lorsqu'elles se voient au lit de mort. Ce chapitre de théologie turque est bien différent de la doctrine qui fait de la virginité constante une vertu si agréable à Dieu. Décidez, je vous en laisse le soin, et dites de quel côté l'idée des lois divines est le mieux établie.... 

Je suis, monsieur, votre, etc.

[PAGE 84]

A M. POPE.

Belgrade, 17 juin.

J'espère que jusqu'ici vous avez reçu deux ou trois de mes lettres. La vôtre ne m'est arrivée qu'hier, bien que datée du 3 février. Je parle de celle dans laquelle vous me supposez morte et enterrée. Je vous ai déjà fait savoir que je suis encore en vie; mais, à dire vrai, je me regarde pour le moment comme un de ces esprits sur qui la matière est impuissante.

Les chaleurs de Constantinople m'ont amenée ici, à Belgrade, dans un lieu qui répond à merveille à la description des champs Élysées. Je suis au milieu d'un bois, planté en grande partie d'arbres fruitiers, arrosé par une foule de sources dont l'eau est renommée, et partagé en diverses allées à l'ombre desquelles croît une herbe fine qui, m'a-t-on dit, et j'en doutais d'abord, vient là tout naturellement. La vue s'étend de ce lieu sur la mer Noire dont le voisinage nous procure sans cesse des brises rafraîchissantes qui nous font oublier les chaleurs de l'été. Le village est entièrement habité par les plus riches des chrétiens qui, chaque soir, viennent se réunir autour d'une fontaine, à quarante pas de ma maison pour chanter et danser à leur aise. La beauté et le costume des femmes me rappellent tout à fait les nymphes antiques, comme nous les représente la poésie ou la peinture. Mais ce qui me persuade surtout que je suis dans un autre monde, c'est la situation même de mon âme, l'ignorance profonde où je suis de tout ce qui se passe parmi les vivants, et le calme avec lequel j'apprends de leurs nouvelles, quand le hasard m'en apporte. Cependant je m'occupe encore des amis et des connaissances que j'ai sur la terre, conformément à l'opinion du poëte qui a dit : 

Que personne jamais n'en doute : 
L'âme en partant garde le souvenir 
De ceux qu'elle aima dans sa route, 
Et vers eux bien souvent se plaît à revenir.

Je suis un exemple vivant de ce ressouvenir des morts. Je crois que Virgile pensait de même quand il a dit de l'âme humaine que ses humaines passions ne l'abandonnaient pas après la mort :

Même au sein de la mort elle songe et s'afflige.
Il ne me manque donc pour achever mon Élysée qu'une rivière d'oubli que je n'ai pas la chance d'y rencontrer.

Pour vous dire la vérité, je suis quelquefois lasse du chant, de la danse, et du soleil, et alors je regrette un tantinet la fumée d'Angleterre et les impertinences au milieu desquelles vous vous donnez du mouvement. Cependant je ne néglige rien pour me persuader que ma vie est bien plus agréable et bien plus variée que la vôtre. Lundi, partie de chasse. — Mardi, lecture anglaise. — Mercredi, étude de langue turque, et, pour le dire en passant, je suis déjà d'une force passable. — Jeudi, jour des classiques. — Vendredi, les dépêches. — Samedi, l'aiguille. Restent pour le dimanche les visites et le concert. N'est-ce pas là, en somme, une semaine aussi bien employée que si j'allais faire ma cour le lundi; chez lady Mohun, le mardi; le mercredi, à l'Opéra; au jeu, le jeudi; chez lady Chetwynd, le vendredi, etc., à cette seule fin d'entendre perpétuellement les mêmes médisances et d'assister aux mêmes niaiseries? Je m'en soucie à présent aussi peu que si j'avais fait vraiment le voyage des champs Élysées. Si ce n'est pas avec indignation, c'est du moins avec pitié qu'aujourd'hui j'en entends parler.... Je suis, etc.


A LADY RICH. 

Belgrade, 17 juin: 

Je vous demande pardon de tout mon cœur, mais vraiment j'ai ri à cœur joie, en recevant votre lettre, de la commission dont vous m'avez fait l'honneur de me charger.

Vous voulez que je vous achète une esclave grecque réunissant en elle un millier de qualités ; mais sachez que les Grecs sont tout uniment les sujets du Grand Seigneur, et pas du tout leurs esclaves. Ceux ou celles dont il serait loisible de faire l'acquisition sont des prisonniers de guerre ou du moins des malheureux que les Tartares ont enlevés en Russie, en Circassie ou en Géorgie, et tous d'ignorantes créatures dont vous ne voudriez pas pour vos marmitons. On a fait, il est vrai, quelques milliers de prisonniers dans la Morée, mais la plupart d'entre eux sont rachetés par la charité des chrétiens et d'autres par leurs parents de Venise. Quant aux esclaves de belle mine qui servent ici les grandes dames ou qui sont réservées pour les plaisirs des acheteurs, on les a vendues à huit ou neuf ans, après les avoir élevées avec le plus grand soin, en leur apprenant la danse, le chant, la broderie, etc. En général, elles viennent de Circassie, et ceux qui les ont achetées ne s'en défont point si elles n'ont mérité d'être revendues pour une grande faute. Encore ceux qui s'en dégoûtent les affranchissent-ils, quand ils ne les donnent pas en cadeau à leurs amis. Celles que l'on vend au marché ont par conséquent commis quelque faute grave ou sont des meubles inutiles. Et ne croyez pas que j'aie menti d'un seul mot. Sans doute, il y a bien loin de ce que je dis là à ce que l'on pense en Angleterre; il n'en est pas moins vrai que je n'ai pas menti. D'un bout à l'autre, voyez-vous, toutes vos lettres sont pleines d'erreurs étranges : c'est dans les ouvrages de l'estimable Dumont que vous avez pris toutes vos idées sur la Turquie : le malheur est qu'il est aussi présomptueux qu'ignorant, le digne homme ! 

Je m'amuse singulièrement en lisant tout ce qu'on a écrit sur ces contrées; ce n'est qu'absurdités et que mensonges. Par exemple, on y raconte des aventures de femmes qu'on n'a jamais vues, et l'on peint le caractère d'hommes devant lesquels on n'a jamais été admis. Avec cela, des descriptions de mosquées à foison, et remarquez que ces messieurs n'auraient pas osé y jeter un coup d'œil. Les Turcs sont très-fiers, en effet, et n'aiment point à vivre avec des étrangers, s'ils ne les prennent pas pour les gens les plus distingués de leur pays. Bien entendu, je parle des Turcs de haute compagnie, car, pour le bas peuple, je vous demande un peu ce qu'il peut nous apprendre sur toute la nation. 

Vous me demandez du baume de la Mecque, et je vous en enverrai, bien qu'on ne s'en procure pas déjà si aisément; mais dois-je vraiment vous en recommander l'usage? J'ignore ce qui l'a mis si fort à la mode : de Vienne et de Londres on me harcelle pour m'en faire expédier des pots. J'en ai reçu un peu, et sûrement il est de première qualité, ce qui fait que j'y tiens. J'ai voulu en faire l'expérience, m'imaginant que j'allais devenir belle comme le jour. Le lendemain j'étais, en effet, singulièrement changée : j'avais toute la figure enflée, et la peau aussi rouge que Mme Hos; il m'a fallu rester trois jours ainsi, et vous présumez bien que je n'étais pas à la noce, tant je craignais de garder cette mine. Et mon mari ne se faisait pas faute de me reprocher mon imprudence. Me voilà revenue au statu quo, pour parler en ambassadrice. Les femmes du lieu me trouvent embellie; mais ma glace ne me dit pas la même chose. Cependant, s'il faut juger des vertus de ce baume par le teint de ces dames, il est très-puissant; mais l'on ne me reprendra plus à me chagriner sur ses conséquences; mon teint restera ce qu'il est, et ne changera que lorsque le temps songera à l'outrager. Le reste ne me donne guère de souci. Faites, à part vous, ce que vous voudrez; seulement sachez que si vous en tâtez, vous ne pourrez aller de quelques jours à Saint-James.

A en croire les Turques, il y a un moyen bien plus efficace que la beauté pour se faire aimer: nous autres, nous ne le connaissons pas. Mais ici on se pique de rendre fou de soi qui l'on veut, un peu par enchantement. Comme je ne crois pas aux miracles, je n'ajoute pas plus foi à ce prodige-là qu'aux autres. Hier je parlais vivement de ce point avec une femme qui du reste est fort sensée, et elle s'emporta en me voyant incrédule pour toutes Ses histoires. A bout d'efforts, elle me cita des mariages, ridicules qui ne s'expliquaient que par là; mais je ripostai qu'en Angleterre, où l'on n'use pas de sortiléges, où le climat est plus froid et les femmes moins belles, nous avons aussi des mariages disproportionnés, et que nous ne faisons pas intervenir le surnaturel pour expliquer les folies que l'amour fait faire à un homme. Néanmoins elle est restée convaincue de la réalité de sa prétendue science.... Les femmes turques ne disent pas précisément qu'elles ont commerce avec le diable, mais seulement qu'il y a des philtres qui inspirent de l'amour. Si l'on pouvait charger un navire de ces drogues, quelle fortune on pourrait faire ! et combien n'y a-t-il pas de femmes, à notre connaissance, qui seraient tentées d'en faire provision ! Adieu, ma chère dame, je ne saurais m'arrêter sur une idée plus agréable à ruminer; songez-y donc : quelle cour j'aurais à mon retour, si j'arrivais de Turquie avec une science d'une utilité si générale ! 

Certainement, je n'ai pas en horreur les plaisirs mais on ne connaît ici qu'une volupté revêtue de formes fastidieuses. Les Turcs ne savent pas ce que sont les amusements de l'esprit, les conversations agréables et les délassements d'une société élégante. Ils le sauraient, ce me semble, si la dépravation de leur gouvernement ne les abrutissait pas et n'étouffait pas leur curiosité naturelle pour les goûts qui font le charme de la vie. Les fades amours du harem sont, pour ainsi dire, la seule passion à laquelle ils s'abandonnent : encore estelle troublée par la contrainte que le despotisme fait peser sur eux, et par l'anxiété humiliante dont il les accable. 

Au reste, il ne faut pas croire, d'après quelques écrivains, que les femmes soient cloîtrées avec une excessive rigueur. Au contraire, elles jouissent, bien que dans un véritable esclavage, d'une liberté incontestable, et ont (comme je vous l'ai dit déjà) certaines manières de sortir déguisées qui rendent la galanterie très-facile. Il faut dire aussi qu'elles sont toujours dans les transes, de peur d'être découvertes, et qu'une fois prises elles sont exposées aux effets d'une jalousie furieuse et cruelle qui ne recule pas devant l'effusion du sang, et qui est sûre de l'impunité. Une des grandes jouissances pour les femmes turques, c'est la grande magnificence qui règne dans leurs maisons : elles aiment à se voir entourées de jeunes esclaves, bien vêtues, habiles danseuses, habiles musiciennes, et s'amusent infiniment avec elles. Seulement, il y a dans tout ce luxe une roideur qui déplaît; on est ébloui d'abord, puis saisi de froid. Ce cérémonial ennuyeux dont je me plains est le propre des femmes turques; les Grecques sont d'un tout autre caractère et d'une tout autre tournure : elles ravivent le plaisir et en varient à l'infini les formes, mettant partout de la grâce et de l'élégance : dans leurs toilettes, dans leurs manières, dans leurs conversations et dans tous leurs divertissements. 

Je suis, etc.

A Mme THISTLETWAYTE.

Péra, près Constantinople, 4 janvier 1718.

.... Ma chère dame, s'il faut vous dire la vérité, je n'ai pas pour le moment la tête bien disposée pour faire des récits agréables, étant tout occupée des soins que réclame le prochain accroissement de ma famille. Je n'attends plus que l'heure fatale, et vous jugez par là que je suis sur le qui-vive. Il y a du moins ceci qui me donne du cœur, que ma réputation s'en trouvera bien ici, tandis que le mépris m'attendait, si je n'étais bien vite devenue mère. Comprenez-vous cela? Pas trop. Sachez donc qu'à Constantinople une femme mariée et stérile est déshonorée, au moins autant qu'une fille l'est chez nous quand elle est grosse. Si une femme n'est plus féconde, les Turcs croient qu'elle a trop vieilli, eût-elle le plus frais visage; et cela fait qu'on n'épargne rien pour faire ses preuves de jeunesse : c'est un brevet indispensable à une jolie femme en Turquie. Et, non contentes de laisser faire la nature, les femmes du pays ont recours à un tas de charlatans, qui, sous prétexte de prolonger leur fécondité, finissent par les assassiner avec certains breuvages. Toutes celles que je connais ont, ne vous en déplaise, douze ou treize enfants chacune, et les plus âgées se vantent d'en avoir eu jusqu'à trente, ce qui ne les rend que plus respectables. Sont-elles au moment critique, elles s'écrient : « Que Dieu me fasse la grâce d'avoir des jumeaux! » J'ai demandé à quelques-unes comment elles espéraient élever un pareil troupeau : « Oh ! répondaient-elles, la peste en expédiera bien la moitié. » Et cela arrive comme elles disent, sans que les parents soient très-émus. Le principal, pour leur vanité, est qu'on les sache très-fécondes. L'ambassadrice de France a été obligée de se mettre à cette mode avant moi : à peine arrivée depuis un an, elle a un enfant déjà et en promet un autre. Le plus étrange, c'est que les femmes ne sont pas du tout soumises à la malédiction qu'on fait peser sur notre sexe : elles reçoivent, le jour même de leurs couches, et, quinze jours après, rendent leurs visites en grand appareil. Je voudrais ressentir quelque chose de cette bénigne influence du climat, mais j'ai peur de me retrouver Anglaise à ce propos, tout aussi bien que pour la crainte des incendies ou de la peste. Ici on n'y pense pas : presque tout le monde a eu deux fois sa maison brûlée, et cela vient de la manière de les chauffer.... Je viens de vous parler de choses qui ne me plaisent pas beaucoup. Causons un peu, maintenant, de mes plaisirs. Le climat est enchanteur au delà de tout ce qu'on en peut dire. Nous voilà au 4 janvier : je n'en ai pas moins ma fenêtre toute grande ouverte, • jouissant du plus doux soleil, tandis que vous êtes engourdie auprès d'un triste feu de houille. Ma chambre est pleine d'œillets, de roses, de jonquilles cueillis tout à l'heure dans mon jardin... Je vous en dirais plus long; mais il faut que j'envoie chez ma sage-femme.

A LA C0MTESSE DE MAR.

Péra, 16 mars.

Ma chère sœur, j'ai rendu visite à la sultane Hafiten, favorite du dernier empereur, Mustapha, qui, vous le savez peut-être (et peut-être aussi ne le savez-vous pas), a été déposé par son frère le sultan actuel, et est mort au bout de quelques semaines, empoisonné à ce qu'on croit. Presque aussitôt la favorite reçut l'ordre de prendre un mari parmi les grands. Elle n'en fut pas enchantée, croyez-le bien ; car ces femmes qui ont été souveraines et croient toujours l'être, regardent leur liberté comme une disgrâce ou même comme le plus cruel affront. Elle alla se jeter aux pieds d'Achmet III, et lui offrit de la mettre à mort plutôt que de traiter avec un tel mépris la femme de son frère, lui disant tout en larmes qu'elle se Croyait en droit d'être affranchie d'un tel déshonneur après avoir donné cinq princes à l'État. Malheureusement il ne vivait plus de ces enfants qu'une princesse, et, repoussée sans miséricorde, force lui fut de choisir un époux. Elle choisit Bekir-effendi, vieillard octogénaire et secrétaire d'État, voulant déclarer par là la résolution où elle était de ne plus admettre un homme dans sa couche; et contrainte à donner à un de ses sujets le titre de mari, elle en revêtit cet homme afin de lui montrer sa reconnaissance. C'est lui en effet qui l'avait, à dix ans, présentée à Mustapha; mais elle ne lui a jamais permis de la visiter. Voilà quinze ans que cela est arrivé : elle a vécu dans un deuil continuel et donné l'exemple d'une constance assez rare chez nous, n'ayant alors que vingt et un ans et aujourd'hui n'en comptant guère que trente-six. Elle n'a point d'eunuques noirs pour sa garde, et son mari a dû toujours la considérer comme sa souveraine et ne pas même s'informer de ce qui se passait chez elle. 

Quand j'ai été la voir, on m'introduisit dans un grand salon garni tout alentour d'un sofa qui est orné de colonnes de marbre blanc et recouvert d'un velours brodé, bleu clair à fond d'argent, avec des coussins de même étoffe. Je m'y assis en attendant la sultane qui avait trouvé ce moyen de me recevoir sans se lever, et voulut bien néanmoins me faire la politesse d'une inclination de tête quand je m'avançai vers elle. J'étais toute ravie de voir cette femme célèbre, qu'un empereur avait préférée à toutes les beautés de son empire ; je ne la trouvai pourtant pas aussi belle, et à beaucoup près, que ma chère Fatima d'Andrinople. Cependant on découvre encore en elle les restes d'une beauté altérée par les chagrins. Sa toilette était d'un si grand luxe qu'il faut que je vous la décrive. Figurez-vous un vêtement, nommé le donalma, qui diffère du caftan en ce qu'il a des manches plus longues et qu'il est plissé par le bas. Ce donalma était d'une étoffe couleur de pourpre et prenait | bien juste la taille. Autour des manches brillait une parure de diamants de la plus belle eau ; le même ornement décorait le vêtement des deux côtés dans toute sa longueur. Ces diamants étaient bien de la grosseur d'un pois. Des boutonnières étaient formées avec de grandes ganses de diamants, pareilles à nos ganses d'or sur nos habits de fête pour la cour, Au milieu du corps ce vêtement était attaché avec deux grosses touffes de perles plus petites et le tour des bras était orné de très-beaux diamants. La chemise de la sultane avait au col, pour agrafe, un diamant superbe, taillé en losange; sa ceinture, aussi large que les plus larges rubans d'Angleterre, était aussi recouverte de diamants. Elle portait à son cou trois chaînes qui pendaient jusqu'à ses genoux; l'une de grosses perles, au bas de laquelle était une magnifique émeraude, grosse comme un œuf de dinde; une autre était composée de deux cents émeraudes placées les unes auprès des autres, du plus beau vert, et assorties supérieurement; toutes étaient aussi larges qu'un demi-écu, et aussi épaisses que trois écus; enfin la troisième chaîne était de petites émeraudes parfaitement rondes. Les pendants d'oreilles effaçaient tout le reste ; ils consistaient en deux diamants taillés en poires, aussi gros chacun qu'une noisette. Autour de sa coiffure étaient trois cordons de perles les plus blanches et les plus belles du monde.... Ils étaient attachés sur sa tête avec deux roses formées chacune d'un gros rubis pour pierre du milieu et entourées de vingt diamants blancs de la plus belle eau : ajoutez à tout cela que sa coiffure était semée d'une multitude d'épingles à tête d'émeraude ou de brillants. Les bracelets étaient composés de diamants également beaux; enfin elle avait à ses doigts cinq bagues des plus gros brillants que j'aie vus de ma vie, si j'en excepte ceux de M. Pitt... Je suis persuadée que le tout passerait cent mille livres sterling (1), et je suis sûre au moins qu'aucune reine en Europe ne possède la moitié de ces richesses, et que les pierreries de l'impératrice elle-même, quoique fort belles, n'approchent point de celles de la sultane. 

1. Plus de quatre millions de nos francs d'aujourd'hui.

Elle m'a donné un dîner à cinquante plats différents, qui, selon l'usage turc, ne furent servis qu'un à un. Cela m'a fort ennuyée. La magnificence de la table répondait au luxe de la toilette. Les couteaux sont en or avec des garnitures de diamants. Le genre de luxe qui m'a le plus choquée, c'est celui des nappes et des serviettes qui sont toutes de la plus belle gaze brodée en soie et en or; cette broderie est superbe et imite les fleurs naturelles. C'était avec le plus grand respect que je me servais de ma magnifique serviette, qui était aussi parfaitement travaillée qu'aucun des plus beaux mouchoirs qu'on puisse trouver ici, et vous imaginez bien qu'elle est tout à fait gâtée avant la fin du repas. Le sorbet, qui est une liqueur qu'on sert à dîner, fut apporté dans des jattes de porcelaine, mais les couvercles et les soucoupes étaient d'or massif. Après dîner on donna à laver dans des bassins d'or; les essuie-mains étaient aussi riches que les serviettes de table et je m'en frottai les mains bien à contre-cœur. Le café fut également servi dans des tasses de porcelaine, sur des soucoupes d'or. 

La sultane m'a semblé être d'une agréable humeur; elle a causé avec moi de la meilleure grâce du monde. Je n'ai pas manqué cette occasion de m'instruire des usages de l'intérieur du sérail : tout cela est bien inconnu en Angleterre. Elle m'a assurée d'abord que ce que l'on raconte du mouchoir jeté par le sultan est bien fabuleux. Voici le Vrai : L'empereur envoie le kyslar-aga annoncer à celle qu'il choisit l'honneur qu'il veut lui faire ; aussitôt les autres la félicitent et la conduisent au bain; elle se parfume, et se pare avec magnificence de tout ce qu'elle croit pouvoir augmenter sa beauté. Bientôt on lui apporte un présent de la part de l'empereur qui le suit de près et arrive dans l'appartement de la nouvelle sultane. Il n'est pas vrai non plus qu'elle se glisse en rampant par le pied du lit. Elle m'a dit qu'aussitôt le choix fait la sultane Occupe le premier rang sans attendre qu'elle ait donné le jour à un prince, comme le disent certains auteurs. Quelquefois le sultan s'amuse dans la société des autres femmes, qui forment alors un cercle autour de lui. Hafiten m'a avoué qu'elles sont prêtes à mourir de jalousie, si elles s'aperçoivent qu'il en regarde quelqu'une avec un air de préférence. Cela ressemble beaucoup à nos cours. 

.... La sultane m'a ensuite proposé une promenade au jardin. Aussitôt l'une de ses esclaves lui a apporté une pelisse de riche brocart doublé de martre, et nous nous sommes promenées ensemble. Il n'y a que les eaux de remarquables dans ce jardin. De là elle m'a menée voir tous ses appartements. Dans la chambre à coucher, sa toilette était déployée, composée de deux miroirs dont les cadres étaient couverts de perles; sa coiffure de nuit s'attache avec des épingles de diamants. Tout auprès étaient trois robes de martre superbes, valant bien chacune deux cents livres sterling. Je suis persuadée que ces habits ne se trouvaient pas là sans dessem, quoiqu'ils eussent l'air d'être jetés négligemment sur le sofa. Quand j'ai pris congé de mon hôtesse, on m'a fait la cérémonie des parfums, comme chez le grand vizir, et elle m'a offert un magnifique mouchoir à broderies. 

Elle a trente esclaves, sans en compter dix autres beaucoup plus jeunes, dont la plus âgée n'a que sept ans. Ce sont les plus jolies et les plus richement habillées que j'aie vues. J'ai remarqué que la sultane se plaisait beaucoup avec elles. C'est une dépense fort considérable; car ici une jolie esclave de cet âge ne coûte pas moins de cent livres sterling. Elles portent de petites guirlandes de fleurs qui, avec les tresses de leurs longs cheveux, forment toute leur coiffure; mais leurs habits sont d'étoffes d'or; elles lui servent son café à genoux, ainsi que l'eau pour se laver les mains, etc. La principale occupation des plus âgées est de prendre soin des plus jeunes et de leur apprendre à broder. Elles les servent avec autant d'attention que si elles étaient les enfants de la maison. N'allez pas, à présent, vous imaginer que j'ai embelli ces tableaux.... Que diriez-vous si je vous racontais que j'ai été dans un harem où l'appartement d'hiver est boisé en marqueterie de nacre de perles, en ivoire de toutes sortes de couleurs, et en bois d'olivier, comme ces petites boîtes qu'on tire de ce pays-ci, et que vous connaissez bien ? que dans l'appartement d'été les murs sont revêtus de porcelaine du Japon, les plafonds dorés, et tous les planchers couverts des plus riches tapis de Perse? Il n'y a pourtant rien de plus vrai ; tel est le palais de ma belle amie, l'aimable Fatima, avec laquelle j'ai fait connaissance à Andrinople. J'ai été la voir hier, et elle m'a paru, s'il est permis de le croire, encore plus belle. Elle est venue au-devant de moi jusqu'à la porte de sa chambre et m'a dit, en me présentant la main de la meilleure grâce du monde : « Vous autres femmes chrétiennes, vous avez la réputation d'être inconstantes, et malgré la bonté avec laquelle vous m'avez traitée à Andrinople, je ne m'attendais plus à vous revoir. Maintenant, me voilà convaincue que j'ai réellement le bonheur de vous plaire, et si vous saviez comme je parle de vous à toutes nos femmes, vous seriez bien persuadée que ce serait me rendre justice que de me mettre au nombre de vos amies. » Elle me donna la place d'honneur sur son sofa, et je trouvai le plus grand plaisir à causer avec elle pendant toute la soirée.... La femme grecque qui m'accompagnait me témoignait sa surprise sur sa beauté, sur ses grâces, ce qui est inévitable la première fois qu'on la voit; elle me dit en italien : « Ce n'est pas là une femme turque; c'est sûrement quelque chrétienne. » Fatima devina qu'elle me parlait d'elle, et demanda ce qu'elle avait dit ; je ne voulais pas le lui répéter, dans la crainte que ce compliment ne lui parût peu obligeant pour une dame turque, mais la Grecque le lui expliqua. Elle se mit à rire et me dit : « Ce n'est pas la première fois qu'on me fait ce compliment; ma mère était polonaise, et fut prise au siége de Kaminiecz ; mon père disait souvent en riant que sa femme pourrait bien avoir eu quelque amant chrétien, et que je n'avais point l'air d'une petite fille turque. » Je lui dis que si toutes les femmes lui ressemblaient, en Turquie, il faudrait absolument les soustraire à tous les yeux pour le repos du genre humain, et j'ajoutai qu'une beauté telle que la sienne ferait grand bruit à Londres et à Paris : « Je ne puis croire, me répondit-elle agréablement, que, dans votre pays, on fasse aussi grand cas de la beauté; si cela était, comment vous eût-on laissée partir ? » 

Vous allez peut-être, ma chère sœur, vous moquer de mon petit amour-propre, en me voyant vous répéter cette cajolerie, mais je ne le fais que pour vous donner une idée du tour d'esprit et des reparties ingénieuses de cette charmante Turque. La maison est meublée avec autant de goût que de magnificence; son salon d'hiver est en velours ciselé sur fond d'or, et celui d'été, d'un beau point des Indes brodé d'or. Les maisons des grandes dames sont tenues ici aussi proprement que celles des Hollandaises. Celle de Fatima est dans la partie la plus élevée de la ville, et des fenêtres de son appartement d'été nous voyons la mer, les îles et les montagnes de l'Asie. 

.... Il me semble qu'en voilà beaucoup pour une seule lettre. Adieu, chère sœur. 

Je suis, etc.

A LADY RICH.

Péra, 10 mars.

Je suis enchantée d'avoir à remplir pour vous une commission qui est tout à fait de mon ressort: sachez néanmoins que ce n'était pas chose si aisée. Sans ma curiosité, qui est plus vive à cet égard que celle des autres étrangers, il m'aurait fallu me récuser comme pour l'achat de votre esclave grecque. Mais voici le billet doux à la turque que vous désirez. Je l'ai mis dans un petit coffret en recommandant bien au capitaine du Smyrniote de vous le faire parvenir avec ma lettre. Je vous envoie le texte et la traduction littérale. La première pièce que vous tirerez de la bourse, est une petite perle, qui en turc s'appelle Ingi et signifie :

INGI. — Sensin, Guzelerin gingi. 

PERLE. — O la plus belle fille ! 

CAREMFIL. — Caremfilsen cararen yok 

Conge gulsum timarin yok 

Bensemy chok than severim 

Senin benden, haberin yok. 

CLOU DE GIROFLE. — Vous êtes aussi mignonne que ce clou de girofle. Vous êtes un bouton de rose; il y a longtemps que je vous aime : vous ne vous en doutiez pas. 

PUL. — Derdime derman bal. 

JONQUILLE. — Prenez pitié de mon amour. 

KIHAT. — Birlerum sahat sahat. 

PAPIER. — Je languis à toute heure. 

ERMUS. — Ver bixe bir umut., PoIRE. — Donnez-moi quelque espérance. 

JABUN. — Derdinden oldum zabum. 

SAVON. — Je suis malade d'amour. 

EHEMUR. — Ben oliyim size umur. 

CHARBON. — Que je meure et que toutes mes années soient à vous ! 

GUL. — Ben aglarum sen gul. 

ROSE. — Soyez heureuse, et que vos chagrins puissent m'échoir. 

HASIR. — Oliim sana yazir. 

PAILLE. — Souffrez que je sois votre esclave. 

JO HO. - Ustune bulunmaz pahu. 

DRAP. — Vous n'avez pas de prix. 

TARTSIN. — Sen ghel ben che keim senni hartsin. 

CANNELLE. — Ma fortune est à vous. 

GIRO. — Esking-il en oldum ghisa. 

ALLUMETTE. — Je brûle, je brûle! Ma flamme me dévore ! 

SIRMA. — Uzunu benden a yirma. 

FIL DORÉ. — Ne vous détournez pas. 

SATCH. — Bazmazum tatch. 

CHEVEU. – Couronne de ma tête. 

UZUM. — Benim iki Guzum. 

RAISIN. — Mes deux yeux. 

TIL. - Ulugorum tez ghel. 

FIL D'OR. — Venez vite; je meurs. 

Et par manière de post-scriptum : 

BEBER. — Bize bir dogm haber. 

POIVRE. — Répondez-moi. 

Ce billet doux est en vers, comme vous voyez, et le soin que l'on met chez nous dans le style, on l'y a mis pour le plaisir des yeux. Je crois que ces messieurs ont quelque chose comme un million de Vers consacrés à cet usage. Pas de couleur, pas de fleur, pas d'herbe, de fruit, d'arbuste, de caillou, de plume qui ne forme un vers en son particulier. Il est possible de se faire des reproches, de se quereller, de s'envoyer des lettres d'amour, ou d'amitié, ou de simple politesse, même des nouvelles sans avoir besoin d'une goutte d'encre. J'espère que ma science vous étonne ! Hélas! chère amie, je suis tombée dans le piége de l'ambition : on va conquérir au loin pendant que la révolte est par derrière. Et ainsi je cours risque d'oublier mon anglais, au point que j'écris déjà plus difficilement depuis une année; il me faut déjà chercher mes expressions, et peut-être devrai-je quitter toutes les autres langues pour rapprendre la langue de mon pays.... Par exemple, je ne puis trouver une phrase supportable pour terminer ma lettre, et je suis forcée, ma chère dame, de vous dire tout uniment que je suis votre très-humble servante, etc.

A LA COMTESSE DE BRISTOL.

Je me dispose à quitter Constantinople, et peut-être m'accuserez-vous de dissimulation si je vous dis que j'en ai du regret. Je me console en observant le plus possible, afin de vous apprendre bien des choses que vous ne savez pas.... Par exemple, il est curieux de voir avec quelle tendresse les compilateurs se lamentent sur la reclusion des femmes turques. Eh bien, ce sont les plus libres femmes du monde. Elles sont les seules qui passent leur vie dans des plaisirs continuels, exemptes de tous soins, occupées uniquement à faire ou à recevoir des visites, à se baigner, à chercher tous les moyens agréables de dépenser l'argent et d'inventer des modes nouvelles. Un mari passerait pour un fou, s'il exigeait la moindre économie de sa femme dont les dépenses n'ont d'autres bornes que son propre goût; c'est au premier à gagner de l'argent, et à celle-ci à le dépenser. Cette prérogative s'étend même jusqu'aux femmes du plus bas étage. Il y a ici un porte-balle qui me vend des mouchoirs brodés ; représentez-vous la plus mince figure de ces coureurs de châteaux; il m'a assuré que sa femme refuse de porter d'autres étoffes que celles où il y a de l'or; elle est parée comme une jolie femme du grand monde, avec des fourrures d'hermine et des pierreries dans sa coiffure. Les femmes cependant ne peuvent briller dans aucun lieu public, si ce n'est aux bains, et elles n'y peuvent être vues que par des personnes de leur sexe, mais n'importe, elles se passent leur fantaisie, et c'est pour elles un grand plaisir. 

Il y a trois jours que j'allai à l'un des plus beaux bains de la ville pour voir une nouvelle mariée; j'eus par là l'occasion de m'instruire des cérémonies usitées en cette circonstance; elles m'ont rappelé l'épithalame d'Hélène dans Théocrite, et il m'a paru que les coutumes anciennes s'étaient à cet égard assez bien conservées. Toutes les amies, parentes ou connaissances des deux familles qui s'unissent, se rassemblent au bain ; d'autres y vont quelquefois par curiosité : je crois que ce jour-là il y en avait bien deux cents. Les femmes et les veuves se placèrent sur le sofa de marbre qui fait le tour de la salle; les filles se déshabillèrent aussitôt et parurent sans aucun autre ornement que leurs longs cheveux garnis de perles ou de rubans. Deux d'entre elles allèrent au-devant de la future mariée vers la porte : elle était accompagnée de sa mère et d'une de ses grandes parentes : c'était une belle personne d'environ dix - sept ans, magnifiquement habillée, et toute brillante de diamants; elle fut mise bientôt dans l'état de simple nature. Deux autres filles remplirent de parfums deux petits vases de vermeil et commencèrent une espèce de procession suivies de toutes les autres deux à deux, au nombre de trente. Les deux coryphées entonnèrent l'épithalame auquel les autres répondirent en chœur. Les deux dernières s'emparèrent de la mariée qui avait les yeux baissés avec un air de modestie charmante : cette procession fit ainsi le tour des trois salles de bain. Il est difficile de se représenter le charme d'un pareil spectacle. La plupart de ces jeunes filles étaient parfaitement bien faites et d'une éblouissante blancheur. L'usage fréquent du bain leur a fait la peau très-lisse et très-belle. 

A la suite de ces processions, elles présentèrent l'épousée, à chaque femme, à la ronde. Toutes lui offrirent des compliments, des bijoux, des étoffes, des mouchoirs ou mille autres galanteries de cette  nature. Elle les remerciait et leur baisait la main.

Tout ce spectacle m'a ravie. Croyez-moi, les femmes turques ont au moins autant de liberté, d'esprit et de politesse que nous : les mêmes usages, il est vrai, qui leur donnent autant de facilité pour satisfaire leurs penchants déréglés, si elles en ont, donnent aussi à leurs maris le pouvoir de se faire justice et je suis sûre que parfois elles sont punies cruellement de leur témérité.... Cela me conduit à vous parler des lois des Turcs ; je ne me l'appelle pas vous en avoir fait connaître une qui m'a frappée, parce qu'elle leur est particulière : je veux parler de l'adoption qui est très-commune parmi eux et encore plus parmi les Grecs et les Arméniens. Comme il n'est pas en leur pouvoir de transmettre leur bien à un ami ou à un parent éloigné, ils cherchent à éviter que le trésor du sultan en profite ; et, partant, quand ils perdent l'espérance d'avoir de la postérité, ils choisissent quelque joli enfant de l'un ou de l'autre sexe, dans le bas peuple; ils se présentent avec cet enfant et ses parents devant le cadi et déclarent qu'ils le reconnaissent pour leur héritier. Les parents sont obligés, au même instant, de renoncer à toute réclamation pour l'avenir; on dresse un acte signé par des témoins, et dès ce moment l'enfant adoptif ne peut plus être déshérité. J'ai vu néanmoins de simples mendiants refuser de céder ainsi leurs enfants à des Grecs très-riches, tant a de puissance cette tendresse que la nature a mise dans le cœur des pères et des mères! Cependant les pères adoptifs ont, en général, beaucoup d'affection pour ces enfants de leur âme : c'est ainsi qu'ils les appellent. J'avoue que cette coutume me paraît très-préférable à celle par laquelle on perpétue son nom en Angleterre, à défaut de postérité; il est, ce me semble, beaucoup plus raisonnable que je rende heureux et riche un enfant que j'ai élevé à ma manière, que j'ai nourri sur mes genoux, pour me servir de l'expression turque, et qui a appris à me révérer avec la tendresse d'un fils respectueux, que de donner mon bien à un parent éloigné, qui n'a d'autre mérite ou d'autre rapport avec moi que quelques lettres de l'alphabet : voilà cependant l'usage absurde auquel nous sacrifions tous les jours !

Je suis, ma chère sœur, votre, etc.

A l’ABBE ***

Constantinople, 19 mai.

Les nouvelles que j'ai reçues de vous m'ont enchantée, et ma vanité, ce côté faible de l'espèce humaine, a été bien flattée de vous voir me proposer de pareilles questions, quoique je ne puisse guère y répondre. Et vraiment, j'aurais beau être aussi habile qu'Euclide en mathématiques, il me faudrait un siècle d'observations pour satisfaire, avec quelque précision, à ce qui a rapport aux vapeurs et à l'air. A peine ai-je passé ici un an, et je suis sur le point d'en partir, tant ma destinée est de vivre errante ! J'espère que cela vous étonne; mais ne m'accusez ni d'ineptie, ni de paresse, séparément ou à la fois, parce que je vais partir sans vous donner une relation de la cour du Grand Seigneur : je ne pourrais rien ajouter à ce qu'en dit P. Ricaut. On trouve dans son livre une notice assez étendue et assez fidèle sur les vizirs, les béglurbey, le gouvernement civil et spirituel, les officiers du sérail, etc. Ce sont là des choses dont il est facile de se procurer des listes, et c'est pourquoi l'on peut compter sur son exactitude à cet égard. Quant à ses autres récits, je n'en dis pas davantage, chacun ayant la liberté de faire ses remarques à sa guise. Au reste, les mœurs d'un peuple changent, et les voyageurs n'y observent pas tout. Du gouvernement, qui ne varie pas, je ne dirai rien de nouveau, et j'aime beaucoup mieux m'en taire.

.... Rien n'est plus charmant que l'aspect du détroit ; les Turcs en connaissent bien le prix; toutes leurs maisons de plaisance sont bâties sur les bords; et de là l'œil a devant lui les plus belles perspectives en Europe et en Asie. Il y a des centaines de palais splendides, les uns à côté des autres; mais les grandeurs étant ici plus exposées que partout ailleurs à l'instabilité, il est très-ordinaire que les héritiers d'un grand pacha à trois queues ne soient pas assez riches pour entretenir ou réparer les édifices qu'il avait construits, et il y en a beaucoup qui tombent en ruine. Je vis hier celui du dernier grand vizir tué à Péterwardein; il l'avait fait élever pour recevoir sa femme, fille du sultan; il n'a pas assez vécu pour jouir de cet honneur. J'aurais grande envie de vous en donner la description; mais je n'ose croire qu'avec le plus beau langage je pourrais vous le faire aussi bien aimer que je l'aime. Il est situé dans un des plus agréables endroits du canal, adossé à une colline avec de grands bois sur un côté. C'est un palais immense, contenant huit cents pièces, à ce que dit le concierge. Je n'ai pas vérifié le nombre et ne le garantis pas; mais il est en effet considérable. Chaque appartement est orné avec une grande profusion de dorures, de marbres, des peintures les plus recherchées, représentant des fleurs et des fruits. Les fenêtres y sont du plus beau cristal d'Angleterre, et on y a prodigué tout le luxe dont était capable le jeune homme le plus vain et le plus magnifique de l'empire, qui disposait des richesses de l'État et les répandait à pleines mains. Rien n'est plus agréable que les salles de bain. Elles sont deux toutes pareilles et se communiquent : les baignoires, les fontaines, les pavés, tout est de marbre blanc ; le plafond est doré; le mur, recouvert d'une porcelaine du Japon. A côté sont deux autres salles; dans la plus élevée il y a divers sofas; des quatre angles du plafond jaillissent autant de cascades qui tombent sur des coquilles de marbre blanc et forment plusieurs chutes avant d'arriver en bas. Enfin elles sont reçues par un grand bassin d'où part un jet d'eau qui s'élève jusqu'au plafond. La muraille est un treillis le long duquel grimpent la vigne et le chèvrefeuille. Cette tapisserie de verdure, la fraîcheur des eaux et le demi-jour qui règne dans ce lieu, le rendent plein des plus doux charmes.... Je ne veux plus vous parler que de l'appartement qui était destiné au sultan venant visiter sa fille. Il est lambrissé en nacre de perle; au lieu de clous on a employé des émeraudes. Il y a d'autres pièces dont les boiseries sont faites d'olivier marqueté de nacre; d'autres sont incrustées en porcelaine. Les galeries, qui sont vastes et en grand nombre, sont ornées de vases remplis de fleurs et de fruits de toute espèce dans des jattes de porcelaine; ces fruits et ces fleurs sont faits de plâtre, mais avec un tel art et de si belles couleurs que l'effet en est charmant. Les jardins répondent à la beauté du bâtiment : les arbres, les fontaines, les promenades y sont répandus avec une agréable profusion : il n'y manque que des statues. 

Vous voyez, monsieur l'abbé, que ce peuple-là n'est pas si dépourvu de politesse que nous l'imaginons. Il est vrai que leur magnificence n'est pas du tout du même goût que la nôtre; mais elle est peut-être de meilleur goût. J'en suis presque à penser qu'ils ont une idée juste de la vie. Ils passent leur temps au milieu des concerts, des jardins, des festins élégants, tandis que nous allons nous tourmentant la cervelle à la recherche de quelque système politique, ou étudiant des sciences dont nous ne viendrons jamais à bout, ou, si nous en triomphons, que nous ne saurions jamais faire estimer aux autres comme nous les estimons nous-mêmes. Il est certain que ce que nous sentons et voyons est proprement à nous (si quelque chose peut être à nous), mais le bien de la renommée, et le bruit des louanges se font payer cher, et, quand on les obtient, c'est toujours une pauvre compensation pour notre temps perdu et notre santé ruinée. Nous mourons ou vieillissons avant d'avoir pu recueillir le fruit de nos labeurs. Si l'on songe quel faible animal c'est que l'homme et de quelle courte vie, y a-t-il une étude aussi avantageuse que la recherche du plaisir présent ? Je n'ose épuiser ce thème; peut-être en ai-je dit déjà trop, mais je compte sur la connaissance véritable que vous avez de mon cœur. Je n'attends pas de vous les insipides railleries dont un autre m'accablerait en répondant à cette lettre. Vous savez faire la distinction entre l'idée du plaisir et l'idée du vice, et il n'y a que les sots pour les confondre. Mais je vous autorise à vous moquer de moi quand je déclare, en franche sensualiste, que j'aimerais mieux être un riche effendi avec toute son ignorance que sir Isaac Newton avec toute sa science. Je suis, monsieur, etc.

 Edition de 1853

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