Le Ouigour est une langue turque parlée par plus de 7 millions de personnes vivant surtout dans la province du Sin-Kiang en Chine.  La description qui suit a été écrite par Abel Rémusat, un grand spécialiste de la Chine, et publiée en 1820. On y retrouve de nombreux traits communs avec le Turc de Turquie.

Abel Rémusat, Recherches sur les langues tartares..., Paris, Imprimerie royale, 1820

Du Turk oriental, communément appelé Ouigour.

[Nous avons modernisé l'orthographe et ajouté des intertitres]

De toutes les nations auxquelles nous avons conservé le nom de Tartares, la plus anciennement connue, celle qui s'est divisée en un plus grand nombre de tribus, et qui a eu plus de rapports avec les occidentaux, est, sans contredit, la nation Turke. Loin que ces circonstances nous fassent donner, une plus grande étendue à cette partie de nos recherches, elles contribueront à les resserrer dans un cadre plus étroit; car notre objet n'est pas de répéter, dans cet ouvrage, des notions généralement répandues, mais de rassembler des matériaux peu connus, et d'ajouter, s'il se peut, quelques faits à l'histoire des langues, en tant qu'elle peut contribuer à jeter un nouveau jour sur l'histoire des nations.

Dans l'état actuel, quatre principaux dialectes de la langue Turke sont connus pour être parlés par des nations nombreuses, à peu près indépendantes, et parvenues à un certain degré de culture politique et littéraire : ces quatre dialectes sont l'ouigour, le tchakhatéen ou boukharien , le turk de Kasan et d'Astrakhan, et celui de Constantinople, dialectes auxquels se rapportent beaucoup de divisions secondaires, parlées dans les pays voisins de l'empire Ottoman, du Kaptchak, de la Perse et du Turkestan, et jusqu'aux extrémités de la Sibérie.

Le musulmanisme [l'Islam], établi depuis longtemps chez la plupart des nations Turkes, peut être compté au nombre des causes qui ont le plus puissamment contribué à l'altération de leurs idiomes, en y introduisant un grand nombre de mots Arabes et Persans, destinés à remplir les vides d'une langue peu abondante, et à exprimer des idées religieuses, ou à désigner des objets particuliers aux contrées d'où les Turks tiraient la connaissance de l'islamisme. Les tribus qui, en s'avançant vers l'oc­cident, sont venues, si j'ose ainsi parler, chercher elles mêmes la religion de Mahomet dans les pays où elle avait pris nais­sance, comme les Turkomans, les Sefjoucides [Seldjoukides] et les Osmanlis; ces tribus , soumises à l'influence directe des Persans et des Arabes, ont adopté ces mots étrangers à leur langue maternelle, en bien plus grand nombre que celles qui, attachées à leurs contrées natales, ont attendu, pour ainsi dire, que le Koran leur fût apporté par des missionnaires, comme les Kirgis, les Ouigours, et tous les Turks répandus dans la Sibérie. Ainsi, le dialecte de Constantinople est celui de tous qui s'est le plus enrichi, je pourrais dire appauvri, par l'introduction de mots Arabes et Persans ; et l'on n'en rencontre que fort peu dans la langue des Turks voisins de la Chine, où l'on peut, pour cette raison, espérer de retrouver l'antique langue Turke dans un état plus voisin de sa pureté primitive. Joignons à cela l'adoption de l'écriture arabe chez les tribus occidentales, adoption qui, en facilitant la lecture des livres Arabes et Persans, a rendu les emprunts de mots plus fréquents et plus nécessaires.

Le turk de Constantinople, dont la connaissance est indispensable dans les relations que la plupart des nations européennes entretiennent avec la Porte Ottomane, est devenu en France et en Allemagne l'objet d'un enseignement public, et de beaucoup de travaux grammaticaux. S'il reste encore dans cette étude quelques points obscurs ou difficiles, c'est aux savants qui ont consacré leurs veilles à la littérature ottomane, qu'il appartient de les éclaircir. Je me garderai bien d'entreprendre une tâche pour laquelle les langues de l'Asie orientale, objet presque exclusif de mes travaux actuels, ne sauraient me fournir aucun secours, et où une étude approfondie des langues Arabe et Persane est au contraire presque indispensable. Le turk Ottoman, par le caractère classique que les circonstances politiques lui ont donné dans l'occident, sort, pour ainsi dire, du nombre des idiomes Tartares ; de sorte que nous nous bornerons, dans la suite de ce chapitre, à le considérer comme moyen de comparaison, auquel il sera utile de rapporter le dialecte oriental.

Je me verrai forcé, avec bien plus de regrets, de laisser une lacune, moins aisée à remplir, dans l'histoire des dialectes du Kaptchak et du Mawarennahar. Non que je renonce tout à fait à l'espoir de recueillir, sur les tribus qui parlent ces dialectes, quelques faits propres à éclaircir leur origine, et par conséquent à déterminer la place qu'elles doivent occuper dans la classification lexicologique des races Tartares ; mais l'acquisition de documents grammaticaux bien authentiques ne m'a pas été possible, soit à raison de la disette absolue des ouvrages qui auraient pu m'en fournir, soit à cause des difficultés extrêmes qui se sont opposées à ce que je fisse usage du petit nombre de livres écrits dans ces dialectes, que nous possédons en France. On a imprimé en Russie un dictionnaire du turk de Kasan, mais cet ouvrage ayant été distribué presque en entier aux Turks soumis à la Russie, et connus improprement sous le nom de Tatars, il est resté extrêmement rare en Europe, et il ne m'a pas été possible de m'en procurer un exemplaire. Il existe aussi dans plusieurs bibliothèques des dictionnaires indiqués comme Mongols, et qui appartiennent véritablement au dialecte Turk du Tchakhatai; mais aucun d'eux non plus n'a été à ma disposition. Nous n'avons point en France l'Histoire des Tatars du sultan de Kharism, Aboul ghazi Babadour, ouvrage si important et si digne d'être retraduit en entier, ou même textuellement publié et dont il existe plusieurs manuscrits en Allemagne. Ce serait un temps bien employé que celui qu'on mettrait à l'étudier, non seulement sous le rapport des tradi­tions historiques qu'il contient, et dont on peut à peine juger par l'informe version qui en a été donnée, mais aussi sous le rapport grammatical , et comme specimen d'un dialecte inté­ressant et peu connu. Ce n'est guère que sous ce dernier point de vue que les poésies de l'émir Ali Schir méritent d'être examinées ; mais le travail dont elles pourraient être l'objet , serait encore assez important pour qu'on dût souhaiter de le voir achever par le savant académicien qui l'avait entrepris.

Enfin on possède à la Bibliothèque du Roi un manuscrit in folio, écrit, selon toute apparence, dans la Transoxane, en lettres Ouigoures. Le sujet de cet ouvrage est théologique; il contient la vie des soixante-douze imams, et l'histoire du Miradj ou de l'Ascension fabuleuse de Mahomet. Ce manuscrit, où le turk est mêlé de beaucoup de mots Arabes et Persans, est assez difficile à lire ; et pour se mettre en état de l'entendre parfaitement et d'en déduire toutes les règles grammaticales du dialecte dans lequel il est écrit, il serait nécessaire d'avoir une connaissance approfondie des autres dialectes Turks , ou du moins d'avoir entre les mains un dictionnaire Tchakhataï bien complet. Sans ce secours, la matière qui y est traitée, et le peu d'espoir qu'on aurait d'y trouver aucune notion historique intéressante, ne permettent guère d'entreprendre l'immense travail qu'il faudrait raire pour en acquérir l'intelligence entière. Je me suis borné à y prendre les notions grammaticales qu'un examen rapide et superficiel m'a permis d'y recueillir. Les phrases que j'en ai extraites, et qu'on trouvera soit dans ce chapitre même, soit dans l'Appendice, serviront à la fois d'exemples de l'écriture et du langage de ce manuscrit, qu'on regarde comme étant en dialecte Tchakhatéen, et me serviront à développer les raisons que j'ai de douter que ce nom convienne en effet pour le désigner,

---- L'ouigour

Enfin le quatrième dialecte, ou l'ouigour, qui est encore actuellement la langue des habitants des villes, depuis Khasigar jusqu'à Kamoul, est celui tout à la fois qui est le moins connu, et dont on a le plus parlé dans ces derniers temps. L'esprit de système s'exerce à son aise sur les matières obscures, parce que les faits positifs n'y viennent pas entraver ses théories. On a vu plus haut que l'écriture des Ouigours avait été honorée d'un rôle distingué dans cette espèce d'orientalisme philosophique qui était en vogue il y a quelques années, et où les expressions mystérieuses de peuple primitif, de plateau de la haute Asie, d'antique religion de la Tartarie, de civilisation antérieure à l'histoire, pompeusement répétées à défaut de notions vraiment historiques, formaient une sorte de système sans preuves et sans liaison; et servaient à battre en ruine les traditions les mieux accréditées dans l'occident. Comme mon but, dans cet ouvrage, est de dissiper, autant que possible, les brouillards dont on a enveloppé à dessein l'histoire de la Tartarie, et de faire voir, par la considération des langues, qu'on n'y trouve. rien d'antique, de primitif, de mystérieux , je ne crois pas pouvoir mieux y atteindre, qu'en m'arrêtant à discuter le peu de faits qui se présenteront en étudiant ce dialecte privilégié, dont tout l'avantage consiste, comme on le verra bientôt , à avoir été écrit quelques siècles après notre ère, avec un alphabet d'origine occidentale.

Nous n'avons plus à revenir sur cet alphabet Ouigour, après avoir consacré un chapitre entier à en tracer l'histoire. Nous avons essayé de prouver que les quatorze lettres dont il était formé dans l'origine, suivant les écrivains chinois et suivant­ l'auteur de la vie de Temour, avaient été prises dans l'alphabet Syriaque, soit immédiatement, soit par l'entremise des Nestoriens. Nous avons étudié l'alphabet Ouigour dans les écritures qui en ont été formées pour le mongol et le mandchou, et nous avons démontré. que le fond de ces écritures n'avait rien de commun avec les alphabets indiens desquels on avait essayé de le rapprocher. J'ai rapporté, dans le tableau des alphabets Tartares, celui qu'Ahmed ibn Arabschah a donné comme étant encore usité de son temps dans la Transoxane ; il diffère peu de celui des autres monuments du même genre qui se sont offerts à moi. On pense bien néanmoins que, par l'effet du temps et l'étendue des pays où il s'est répandu, cet alphabet a dû éprouver des altérations. En effet, chacun des morceaux que j'ai vus écrits en lettres Ouigoures présente un style particulier d'écriture. L'ouigour des suppliques du P. Amiot n'est pas tout à fait celui du manuscrit du Miradj : dans ce dernier, le "r" a une forme qui se rapproche davantage du syriaque ; mais ces différences sont trop légères pour en tenir compte et surtout pour qu'il soit nécessaire de faire graver autant de corps qu'on pourra se procurer de manuscrits. Les caractères Tartares qui nous ont servi jusqu'à présent à exprimer les mots Mandchous, Mongols Olets, représenteront avec autant d'exactitude les mots Ouigours ; tout comme on peut également bien  transcrire, avec les caractères Arabes de notre typographie, les textes, tirés d'un manuscrit écrit en neskhi ou en taalik, en koufique ou en mauritanique.

Quant à la langue elle-même, sans avoir jamais vu de textes qui la présentassent dans sa pureté, les auteurs qui en ont parlé s'en sont depuis longtemps formé une idée juste. Rubruquis va jusqu'à dire que "parmi les Iugures [Ouigours] est l'origine du langage Turk et du Coman". Cette assertion est exagérée, en ce qu'elle donnerait à croire que les autres dialectes Turks sont dérivés de l'ouigour, pendant qu'il est certain que le dialecte Ouigour est, non le plus ancien, mais l'un des plus anciennement fixés par l'écriture. Toutefois. comme certains dialectes Turks se sont écrits avec les caractères des Ouigours, et que les écrivains à gages, chez les princes Turks, Mongols ou Persans, ont souvent été pris dans cette nation, l'usage s'est conservé assez longtemps de nommer la langue Turke, langue Ouigoure, lingua Ugaresca ; et par là on doit entendre, non que l'ouïgour offre la source des autres idiomes de la même famille, mais seulement qu'il était regardé alors comme le plus savant des dialectes Turks orientaux. A l'exception de ces notions qui ne manquent pas au fond d'exactitude, tout ce qu'on a connu de mots Ouigours jusqu'à nos jours, se réduisait aux noms des douze animaux du cycle Tartare rapportés par Ouloug bek. et à quelques mots épars dans Aboui ghazi et d'autres orientaux, mots qui, se. retrouvant dans le turk avec la signification qui leur est attribuée, tendaient à confirmer l'assertion de Rubruquis. M. de Klaproth est le premier qui ait donné un vocabulaire qu'on peut dire Ouigour, puisqu'il contient quatre vingt sept mots recueillis par lui à Oust kamenogorsk, sous la dictée d'un habitant de Tourfan, dont l'ouigour était la langue maternelle. Cependant ce vocabulaire laisse quelque chose à désirer, parce que les mots ayant été pris dans la langue orale, et non dans un livre, on peut craindre qu'il ne s'y soit mêlé des expressions étrangères, amenées dans le langage des habitants de Tourfan par le mélange des nations qui vivent confondues dans cette ville. On risque moins en travaillant sur les textes originaux ; et c'est ce qui me fait présenter avec quelque confiance les documents qu'on va lire, et qui sont puisés dans l'es ouvrages qui se trouvent à la bibliothèque du Roi. Je veux parier d'abord du manuscrit en caractères Ouigours déjà indiqué ci dessus, manuscrit dont une lecture rapide et tardive m'a fait regretter de n'avoir pu prendre. une connaissance plus approfondie. J'ai eu plus librement à ma disposition, et j'ai par conséquent étudié avec plus de succès, le vocabulaire Ouigour chinois, et le recueil de suppliques qui font partie de la collection déjà souvent citée, collection dont on est redevable aux soins du tribunal des interprètes, et qui a été envoyée en Europe par le P. Amiot.

Le vocabulaire dont il s'agit a été rédigé avec toute l'attention qu'on peut désirer dans ce genre d'ouvrages. Les neuf cent quatorze mots qu'il contient y sont écrits en caractères Ouigours, et accompagnés de leur interprétation en chinois, ainsi que d'une transcription approximative, telle que les caractères chinois permettent de la figurer. Cette transcription, toute imparfaite qu'elle est, peut cependant être d'un grand secours pour le déchiffrement des lettres Ouigoures. Le P. Amiot a joint à la copie de ce vocabulaire qu'il s'était procurée, la traduction latine des mots, faite, quelquefois peu exactement, sur le chinois et la lecture des caractères qui servent à exprimer le sens et le son des mots Ouigours.

[On jugera de la manière dont les sons ouïgours sont rendus en caractères chinois, par les exemples suivants [...] Tangri / chinois Teng-ke-li / ciel -- Youldous / ch. yun-tou-sse / étoile -- Gourgorti / ch. kou-eul-ki-li-ti / tonnerre -- khar / ch. ha-eul / neige -- toprak / tou-pa-la / terre]

J'ai revu avec soin ces deux parties de son travail, en m'attachant, pour la lecture et l'orthographe, immédiatement aux mots Tartares; et par là j'ai corrigé un grand nombre de fautes qui avoient échappé au savant mis­sionnaire, comme on pourra s'en convaincre en rapprochant de son manuscrit le vocabulaire que j'en ai tiré, et que l'on trouvera dans le second volume de cet ouvrage. Son étendue, et le choix des mots qui y ont été rassemblés, le rendent propre à donner une juste idée de la langue Ouigoure, au moins sous le rapport lexique, et à démontrer, plus positivement que cela n'avait encore été fait, l'identité radicale de ce dialecte avec le turk de Xasan ou de Constantinople.

Le volume qui est joint au vocabulaire contient quinze lettres ou suppliques, écrites, si l'on s'en rapportait aux formules placées au commencement de chaque pièce, par de petits princes, ou commandants des villes de Kamoul, de Khotcho, de Tourfan, d'Ili bali, etc. L'écriture en est fort négligée, et ne présente d'ailleurs rien de remarquable, si ce n'est que les lignes Tartares y sont disposées de droite à gauche, à la manière Chinoise. Le P. Amiot a traduit en français ces quinze lettres, sur la version Chinoise qui y est jointe ; mais sa traduction, faite très légèrement, n'est d'aucun secours quand on veut analyser les phrases de l'original, moins encore si l'on veut rechercher le sens isolé des mots. Le savant missionnaire n'avait pour objet que de donner une idée du contenu de ces pièces : « J'ai déjà dit, ce me semble, remarque-t-il en finissant, que je ne traduis qu'en gros le sens de ces suppliques. Je le répète, il n'y a rien d'intéressant dans tout cela.» Il est permis de porter un autre jugement sur ces pièces, quand on les considère, moins sous le rapport des objets qui y sont traités, que sous celui de la langue Ouigoure, dont elles offrent un exemple rare et presque unique jusqu'à présent.

J'aurais néanmoins renoncé à y voir rien de plus que ce que la version française m'y faisait voir, si un examen attentif de la traduction. Chinoise ne m'eût donné lieu de me convaincre que cette dernière était aussi fidèle et aussi littérale, que l'autre était libre ou même inexacte, ou plutôt que le style des lettres Tartares était, sauf l'addition de certaines particules et quelques inversions, absolument conforme au style Chinois en général, et en particulier à celui de la traduction Chinoise jointe aux lettres dont il s'agit.

Je sais qu'il peut rester des doutes sur ce style et cette phraséologie si analogues au génie de la langue Chinoise, et je ne voudrais pas assurer positivement que ce soient bien là ceux qui appartiennent à la langue des Ouigours, et qui se retrouvent dans le langage ordinaire de ces peuples. Comme ces négociations que les Chinois appellent des ambassades, et auxquelles ils affectent de prêter un objet politique, se réduisent le plus souvent aux voyages de quelques marchands qui, sous prétexte de venir au nom de leurs souverains payer le tribut à l'empereur, sollicitent  seulement le droit de faire le, commerce, les lettres que ces prétendus envoyés présentent à la cour ne sont quelquefois aussi que des pièces fabriquées à plaisir, que n'ont jamais vues les princes sous le nom desquels on les fait passer. Celles que nous avons sous les yeux ne sont peut être pas plus authentiques; et dans ce cas, le prétendu original Ouigour ne serait qu'une réunion de notes supposées, dont la substance et la forme donnée aux ambassadeurs par les interprètes du tribunal des Rites, n'offriraient de la langue Ouigoure que les caractères et les mois, sans en représenter fidèlement ni la grammaire ni la phraséologie. Cette supposition expliquerait parfaitement bien la grande analogie, ou, pour mieux dire, l'entière identité qu'on observe, sous le rapport du style, entre le chinois et le tartare des pièces dont il s'agit. Cependant, comme il est impossible de la démontrer, et que la conformité des deux styles pourrait aussi s'attribuer à l'influence que les Chinois ont exercée depuis deux mille ans sur les Ouigours; comme enfin ce style Ouigour pourrait n'être que le style d'usage dans les relations diplomatiques des Tartares avec la cour de Peking, je ne crois pas que les doutes, précédemment énoncés, même en les supposant fondés, doivent nous faire négliger le peu de détails grammaticaux qui se présentent dans nos textes Ouigours. Les Chinois peuvent avoir simplifié, restreint, presque réduit à rien le système de grammaire usité chez les Turks orientaux ; mais il est bien certain du moins qu'ils n'y ont rien ajouté : d'ailleurs, en admettant même que les envoyés aient fabriqué ces pièces, ils l'auront fait apparemment dans leur propre idiome, et non pas dans une langue imaginaire, en y joignant toutefois les formules obligées et le protocole d'usage que les Chinois leur auront dictés. Je présente donc les règles que j'en ai extraites, non avec défiance, mais avec réserve : il est probable qu'elles sont incomplètes; mais je ne crois pas qu'elles soient erronées. Je donnerai dans le second volume les textes en entier; le lecteur qui les étudiera, pèsera lui même les raisons qui lui paraîtront d'une plus grande valeur pour ou contre leur authenticité; et quand même il les croirait supposées, il y prendra toujours, sur le dialecte Ouigour, des notions plus précises que celles qu'on puise dans un vocabulaire ordinaire.

Les considérations qui précèdent, prises uniquement dans les suppliques elles mêmes, tirent une nouvelle force de la comparaison qu'on peut faire de ces dernières avec le manuscrit du Miradj. On voit dans celui ci un assez grand nombre de notes en langue Turke et en caractères Arabes : ces notes sont en dialecte Tchakhatéen; mais le corps du livre, écrit en lettres

Ouigoures, présente un dialecte simple et sans inversions, où les noms et les verbes ne sont pas affectés de formes beaucoup plus nombreuses que dans les lettres Ouigoures ; et quoique , dans le précis grammatical qu'on va lire, je me fusse primitivement attaché à ces dernières, les règles qu'on y verra m'ont ensuite presque aussi bien servi pour l'intelligence du livre de. l'ascension de Mahomet, ou de la vie des soixante douze imams : le dialecte de ces deux ouvrages est presque aussi simple que l'autre, et n'en diffère en rien d'essentiel. Et ici l'on ne sauroit objecter l'influence Chinoise, à moins qu'on n'entendît parier d'une influence générale et éloignée , exercée autrefois par les Chinois sur toute la partie de la langue Turke que parlent les tribus orientales ; ce qui ne nous empêchera pas de regarder ces différents morceaux comme écrits dans le dialecte Ouigour, tel qu'il existe de nos jours et tel qu'il nous est pos­sible de le connoître. S'il y en a eu jadis un plus ancien, plus compliqué, plus analogue aux dialectes des Ottomans et du Kaptchak, nous n'avons pas de monuments où il soit conservé; il est pour nous comme s'il n'eût jamais existé.

---- Les genres

En ouigour, comme en turk, il n'y a point de marques de genres, ni pour les substantifs, ni pour les adjectifs. On dit également :

ketchig ougoul [un petit enfant];

ketchig kiz [une petite fille ] ;

ketchig kapi [Une petite porte];

yagchi kechi [un bon homme];

yagchi khatoun [une bonne femme];

yagchi ai [un bon cheval];

ouloug kara denggis (une grande mer noire ] ;

ouloug barisda (persan ferischta) [un grand ange], etc.

Je n'ai trouvé dans les suppliques aucun substantif marqué du signe de pluralité "lar", quoique ce signe soit usité pour les pronoms, ainsi qu'on le verra plus bas. On le trouve, au contraire, fréquemment dans le manuscrit Tchakhatéen, et même il y est quelquefois placé après des mots Arabes qui ont déjà en eux la marque de la pluralité.

Voici des exemples :

masckaïk lar [les scheikhs]

souyourgal-lar [les bienfaits] ;

khourous lar [les coqs].

Il faut remarquer pourtant que ce signe revient moins souvent qu'en turk; et c'est  là, sans doute, un premier exemple, de cette imitation du style Chinois dont j'ai parlé ci-dessus. J'attribuerais volontiers à la même cause la rareté des lignes de cas, qui sont moins usités en ouigour qu'en turk, quoiqu'ils y soient réellement au nombre de quatre, un pour le génitif , un pour le datif, le troisième pour l'accusatif, et le dernier pour l'ablatif. Le premier répond au "ti" des Chinois, et sert pareillement à former les participes ; le troisième n'a point d'analogue en chinois, et nous n'en sommes que plus assurés d'y trouver une particule vraiment Ouigoure, dont l'emploi d'ailleurs s'étend aussi aux dialectes occidentaux : voici des exemples.

---- Le génitif

La marque du génitif est "ning", qui se met après les mots de toute terminaison ; exemples :

Dja'fari Sadik ning seuz i [paroles de Djàfar sadik) ;

bardja yaradilmisch lar ning rouzi [la subsistance de toutes les créatures] ;

kamach ning tousakaki [racine de roseau]

bidig ning yourouki [sens d'un livre];

tal ning stirig [jaune de saule];

yil kari ning alkich, yil ketchig ning atchik naik [ceux qui sont accablés de vieillesse et d'années vous comblent de bénédictions et de louanges ; ceux qui sont jeunes font leurs efforts pour vous servir].

 

On ne laisse pas fort souvent de construire les mots sans la particule, à la manière Chinoise, et alors la place qu'ils occupent est le seul signe auquel on  puisse reconnaître le sens ;

exemples :

tamouk od [le feu de l'enfer ] ;

adam basch [tête d'homme];

od tengiz [mer de feu].

Rien n'est plus commun que cette suppression de la particule, même dans le manuscrit du Miradj, où elle ne peut provenir d'une imitation affectée du style Chinois : elle n'est pas même étrangère au dialecte Ottoman, et c'est ainsi que sont généralement formés en turk tous les mots composés.

---- La datif

Le datif s'exprime par ke, ka ou a, et cette syllabe doit se prononcer doucement, puisqu'elle répond au signe du turk Ottoman ;

exemples :

outchountchi koek ke yaddouk [nous parvînmes au troisième ciel] ;

ol ferischta ke salam khildouk [nous fîmes le salut à cet ange] ;

man barib Adam a salam khildim [je fis à mon tour le salut à Adam], &c.

---- L'accusatif

L'accusatif est marqué par "ni" dans les exemples suivans :

tckarik ni tablab [aimer les soldats] ;

il goun ui esirab [épargner le peuple] ;

tamga ni khadakhlakou [tenir le sceau] ;

boudoumi ni yasab [soigner la personne, corpus curare]

ferischta ni kourdoum [je vis un ange];

khatoun lar ni, kourdoum [je vis des femmes], &c.

Il paraît, au reste qu'en ouïgour comme en mongol, la position des mots est souvent le seul indice des rapports. qu'ils ont entre eux. Le génitif, en tartare comme en chinois, est toujours avant le mot qui le régit. L'accusatif, en ouigour, en mongol, en mandchou, se place aussi avant le verbe dont il est complément, on sait que, pour ce dernier cas, c'est le contraire en chinois.

---- L'ablatif

L'ablatif s'exprime, comme en turk, par la particule "din" ;

exemples :

"tangri takha la din yarlik boulti, kim, etc" [il y eut un ordre de Dieu le Très Haut qui etc.)

"koek taki youldous lar din ardouk , rak , aning takeresinda altoun  din , koumouch din yakout din saphar djat din, indjou din soou idjmek" [plus brillant que l'aurore et les étoiles, enrichi d'ornements plus précieux que l'or, l'argent, le yakout, l'émeraude et les perles ].

Cet exemple , où la particule de l'ablatif est répétée plusieurs fois, montre aussi la manière de former les comparatifs , et prouve qu'en cela l'ouigour se rapproche entièrement du turk et du mandchou. Il n'y a pas dans les suppliques un seul exemple de ce cas : on n'y trouve pas non plus le vocatif, qui s'exprime, comme en turk, par la particule arabe préposée ya ; ya Mokhamat [ô Mohammed] ; ya Mousa [ô Moïse] etc.

Les suppliques offrent une particularité capable d'embarrasser beaucoup, ou même d'arrêter tout à fait une personne qui les étudierait sans faire usage de la version Chinoise. Certains mots y sont suivis de la particule ou, qu'on serait tenté de prendre pour une marque de cas, si on ne la trouvait placée une fois ou deux après le signe du génitif ning, et si la forme constante des mots toujours très courts qui viennent. après, ne conduisait à une autre supposition. Ce n'est pas sans quelque peine , ce n'est même qu'après avoir. réuni toutes les phrases, semblables, après les avoir attentivement comparés entre elles, et avec les passages correspondants de la version Chinoise, que j'ai trouvé la clef de cette singularité. Les petits mots dont je viens de parler, ne sont autre chose que les vocables Chinois transcrits en ouigour, d'une manière peu exacte et parfois méconnaissable, ajoutés aux termes Tartares en. forme d'explication, et la particule ou n'est par conséquent qu'une disjonctive placée entre deux expressions équivalentes, l'une Ouigoure, l'autre chinoise. Voici des exemples : youmchah ou tchaï [ambassadeur ou envoyé] ; "tchaï" est un mot Chinois qui a cette signification "souyourgab" ou si [donner, faire des libéralités] ; "si", ou plus exactement, "sse", est synonyme du tartare "souyourgah tchrintchkeb" ou "lan min" [avoir pitié] ; en chinois, "lian min" : "ousatoun tagri kedirkeb" ou "keou lan ken" [que le Ciel suprême puisse regarder avec miséricorde] ; "keou lan ken" est ici pour "kho lian kian oudib inib bar ning ou ti" [dimittere revertentes abeuntes]. Ce dernier exemple est le plus remarquable, parce qu'on a peine à imaginer l'objet d'une pareille addition faite à une marque de cas ou au signe qui forme les participes. Au reste, je ne me suis arrêté sur cette particularité que parce que c'est le seul point difficile qu'on trouve dans les suppliques, quand on les lit avec la traduction Chinoise, et aussi parce que l'on peut, ce me semble, en tirer quelque induction sur lit manière dont ces pièces ont été rédigées. Il est à remarquer qu'une singularité analogue s'observe, quant à l'orthographe, dans le manuscrit de Samarkand. Comme une seule lettre Ouigoure sert à rendre plusieurs lettres Arabes, on a souvent, pour plus de précision, écrit, au dessous du mot tartare , la lettre arabe sur laquelle la confusion pourrait tomber ;

[…]

La même chose s'observe dans le fragment publié par Hyde, d'après un manuscrit d'Oxford, qui, à en juger par cet échantillon, offre la plus grande analogie avec celui du Miradj.

---- Les pronoms

Les pronoms Ouigours que j'ai recueillis, tant dans les suppliques ou dans le vocabulaire que dans le manuscrit du Miradj, ont la plus grande analogie avec ceux des Turks, même sous le rapport de la déclinaison. Il m'a paru qu'on employait ordinairement, au lieu de possessif, le génitif des pronoms personnels. Voici les cas que j'ai observés; il est aisé d'en déduire les autres :

 

 

Ouigour

Turk

Je, moi

man

ben

nous

bis

biz

 

 

bis lar

 

de moi (mon)

maning

benum

à moi

mangge

bangge

à nous

biz-ke

bize

tu, toi

san

sen

vous

saning

sening

de toi (ton)

sangge

senge

à toi,

sis

siz

à vous

sis ke

size

toi

sani

seni

de toi

sandin

senden

il, lui, ce

ol

ol

eux,

olar

anlar

de lui (son)

aning

aning

à lui

angge

ange

 

 

 

Ouigour

Turk

à eux,

Alar ke

Anlare

lui

ani

Ani

d'eux

Alar din

anlar den

qui, que

Kim

Kim

celui-ci

Bou

Bou

quelques

natcha

Nitcheh

celui-là

mounda

 

 

L'existence de l'adjectif conjonctif "kim" et son emploi fréquent dans le manuscrit de Samarkand, sont un fait d'autant plus remarquable, qu'on ne trouve rien de semblable dans aucun autre idiome de la Tartarie orientale. Le conjonctif est indéclinable en ouigour comme en turk :

"bir ferischta ni koerdoum, kim bir koursi oeza oul dourmisch" [ je vis un ange qui était assis sur un trône];

"khatoun lar ni koerdoum , kim sadj larin din tamouk idjinda asmisch" [je vis des femmes qui étaient suspendues par les cheveux dans l'enfer].

Il est aussi interrogatif, comme dans la phrase suivante :

"Djebraïl din souwal sildim kim boa tenggiz ning souï, .na oudjoun kara dourour tab" [ je demandai. à Gabriel, pourquoi l'eau de la mer était ainsi noire ].

Au reste, on verra dans quelques phrasés que j'ai rapportées dans le second volume pour y servir d'exemples, que l'on peut, en ouïgour, suivre là méthode usitée dans les autres langues Tartares, et remplacer par un participe ce conjonctif , qui semble, étranger à leur grammaire.

Le démonstratif bou ne donne, lieu à aucune remarque est souvent remplacé par "ol" [lui], et l'on trouve à chaque instant ces mots : ol ferischta [cet ange] ; ol tanggis [cette mer], &c.

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----Nombres

Les noms, de nombre sont les, mêmes que ceux du turk ottoman, ainsi qu'on peut s'en assurer dans le vocabulaire comparatif; et cette similitude n'a rien d'étonnant. On sait que les nombres ont souvent de l'analogie dans des idiomes d'ailleurs très différents, et qu'ils sont toujours communs aux dialectes , sortis d'une même souche. Les noms de nombre suivants, qui n'ont pu être joints aux premiers , offrent la même identité, et peuvent même servir à rendre compte de l'étymologie des nombres qui leur correspondent en turk.

 

 

Ouigour.

Turk

20

igirmi

girmi, igirmi

30

outous

otouz.

40

kirk

kirk

50

allig.

elli.

60

altmech

altmich

70

yelmech

yetmich

80

sakis oun [8 dix]

seksen

90

tokos oun (9 dix]

doksan

 

Les noms de nombre ordinaux qui suivent, sont formés suivant les mêmes règles que ceux du turk de Constantinople.

 

 

Ouigour

Turk

ikendi.

ikindji

outchountch

outchindji

dourtountch

dourdindji

bichintch

bechindji

altintch

altenji

yidintch.

yidendji

saksintch

sekizindji.

toksountch

dokouzindji.

10°

ounountch

Ounindji

 

Les ordinaux du manuscrit de Samarkand sont encore plus complètement semblables à ceux des Ottomans, parce qu'on n'y a point retranché l'i final. On y lit "ikindji, outchoundji, dourldindji", etc.

 

Jusqu'à présent nous avons observé plus d'analogie que de différences entre les deux dialectes que nous examinons, ou , pour mieux dire, les mêmes formes leur étant communes, l'emploi plus ou moins fréquent qu'on en peut faire est la seule chose où ils. s'écartent réellement l'un de l'autre. On ne s'attendrait pas à voir cesser cet accord dans la partie de la grammaire qui touche de plus près au fond d'une langue, et où par conséquent les dialectes d'un même idiome naturellement se rapprocher davantage. C'est pourtant ce qu'on remarque dans la conjugaison des verbes Ouigours, qui est aussi simple et aussi facile que celle des verbes des Ottomans est compliquée et embarrassante. Il y a bien encore ici des similitudes frappantes dans les terminaisons des temps et des personnes ; mais le fond du système est autrement combiné, comme on s'en convaincra en lisant ce qui suit.

 

En turk, le nombre des terminaisons qui représentent des temps différents, serait assez borné, si l'on n'avait pas la faculté d'y joindre des temps composés, formés du participe du verbe principal, et des temps du verbe substantif, qui servent d'auxiliaires. Cela ne s'observe pas en ouigour ; on n'y trouve point de verbes auxiliaires. Le verbe substantif s'emploie toujours seul, rarement avec un participe présent, jamais avec un autre participe, et, de même qu'en chinois, il est souvent sous entendu. Sa conjugaison n'est pas moins irrégulière que dans beaucoup d'autres langues; et dans les radicaux variés qui y sont compris, il n'y en a qu'un qui offre une véritable analogie avec ceux dont se forme le verbe être en turk : c'est le participe "dour" (en turk dour) pour la première personne, et pour les autres dourour, sans distinction de nombre, ni même, si je ne me trompe, de temps. Voici quelques exemples :

"Diabraïldur man" [je suis Gabriel] ;

"bou Adam bai Adambar doùrour" [c'est le prophète Adam];

"ol  ol ferischta lar khadinda dourour" [chacun des anges qui étaient à côté].

---- Verbe être

On trouve dans le vocabulaire et dans les suppliques "erour" (au lieu de dourour) rendu en chinois par "chi" [être] ; "man erour yira sari" [je suis d'un pays fort éloigné]. C'est à ce radical qu'appartient le prétérit "erdi" [il fut], qu'on lit à chaque instant dans le livre du Miradj ; "oldourmisch erdi" [il était assis] ; "khilur ardilar" (ils faisoient, mot à mot, ils étaient faisant]

"tesbih aïdur erdilar" [ils priaient, mot à mot, ils étaient disant le chapelet]. Ce ne sont point là de véritables temps composés, et le verbe "être" n'y est point, à proprement parler, auxiliaire, ainsi que j'aurai l'occasion de le faire voir plus bas.

Il y a quelque chose de remarquable dans le radical bar [war, werde, en allemand], "avoir" ou "y avoir", qui, par un trait de ressemblance singulier avec le chinois "yeou", signifie quelquefois aussi "être" ; exemples : "maning bila Mohammed Rasou l oulla bar" (mon compagnon est Mahomet, le prophète de Dieu) ; et ailleurs "Mohammed bar tab", ou "bar dourour" [c'est Mahomet].

On sait que ce mot s'est conservé dans le turk ottoman, où il joint pareillement avec les autres temps du verbe être "war dur", il y a ; "war idi", il y avait, etc. Au reste, la conjugaison du verbe substantif n'a plus rien de remarquable en ouigour, dès que ce verbe n'y joue pas le rôle d'auxiliaire, qui lui donne un caractère important dans la grammaire des Ottomans.

---- L'impératif

L'impératif est le thème des verbes Ouigours. Nous avons déjà eu bien souvent occasion de lui reconnaître cette propriété dans les langues de la Tartarie ; et si nous voulions faire usage d'une classification ingénieusement imaginée dans ces derniers temps, rien ne saurait nous empêcher de comprendre parmi les idiomes impératifs, toutes ces langues où la forme assignée à ce mode joue un rôle si important, que toutes les autres en sont dérivées. On dit  "khil" [fais],  "bil" [sache], etc. Les particules ou terminaisons qu'on ajoute à ce thème pour former les différentes personnes du présent et du prétérit (les seuls temps que l'on a remarqués en ouigour) paraissent être les mêmes que celles du turk ottoman, comme on en peut juger par l'exemple suivant. Je choisis le prétérit, parce que, dans un livre historique, c'est le temps dont il est le plus facile de réunir toutes les personne pour un seul et même verbe :

 

Ouigour

 

Turk

kilmak 

 faire

kilmak

khildim

je fis

khildum

khilding

tu fis

khilding

khildi

il fit

khildi

khildouk

nous fîmes

khilduk

 

vous fîtes

khildounguz

khildilar

ils firent

khildilar

 

À ce temps presque complet, on peut joindre les terminaisons qu'on observera dans les exemples suivans, et qui, prises dans des verbes différens, reviennent toutes à la conjugaison du turk vulgaire Tangri takhala sani souyourgadi, bascharad boulsoun sangge kim bou kedja ar nama, Tangri tokhhala-din dila sang, sangge bargouzi durur tab [Dieu très haut t'a comblé de bienfaits, en accomplissant ce que tu lui as demandé, que toutes les choses dont tu t'es informé près de lui, te fussent confirmées cette nuit] ; kerdim [j'entrai] ; aïdi , aïdi-lar , ou bien  aïdouni , aïdouni-lar [il dit, ils dirent].

---- L'infinitif

L'infinitif est en "mak", comme dans le dialecte Ottoman : bilmak (savoir), kourmak [voir], etc. Il prend parfois l'affixe "eï", qui semble d'être, que le signe Persan de construction ou de rapport, mais dont l'addition rapproche pourtant l'infinitif ouigour des temps déclinables des autres langues Tartares. Ce qu'il y a de remarquable dans les autres terminaisons, c'est qu'elles varient suivant les personnes, chose contraire à ce que nous avons observé dans le mandchou, le mongol et le kalmouk. Cette particularité, jointe à l'existence du pronom conjonctif, me paraît offrir le seul caractère essentiel par où le turk éloigne réellement, sous le  rapport grammatical, des autres idiomes Tartares que nous avons étudiés. Il est toutefois très-remarquable que, dans le dialecte ouigour, et même, jusqu'à un certain point, dans celui des Ottomans, on néglige la ressource que la multiplicité des terminaisons personnelles offre pour la clarté comme pour la variété du discours, et qu'on introduit par là dans la langue une monotonie, et ce qui est pis, une obscurité qui ne tient pas comme en mongol et en mandchou, nature intime de la langue.

---- Participes, formes verbales impersonnelles

Le nombre des participes, ou, pour parler plus justement, des formes verbales impersonnelles, ne paraît pas moins considérable en ouigour qu'en turk, celui qui finit en "ab", en "ib" ou en "oub", est très usité ; Touroufan  yanga youmschab kelib iltehi [l'ambassadeur envoyé du pays de Tourfan étant venu] ;  Inayat Osatoungi tchirintchkeb dilab soyourgab [nous espérons que sa majesté aura pitié de nous, et nous sommes en attendant (cupientes) ses bienfaits] ; bardib (s'en allant) ; tardib [payant le tribut]; andin achib [m'avançant plus loin (ex eo loco progrediens)]

Le participe dont la figurative est "r", n'est pas moins commun dans les deux ouvrages Ouigours que nous avons sous les yeux. En voici quelques exemples : "yarlikh bilur" [ordre de l'empereur, instruit];  "erur", et dans le manuscrit du Miradj, "durur" [étant] ; "khilur" [faisant];  "aidur" [disant];  "boular "[trouvant,  s'informant], etc. On trouve quelquefois cette forme suivie du verbe substantif, comme je J'ai déjà dit en parlant de ce dernier. On verra bientôt que ce fait ne contredit nullement ce que j'ai avancé plus haut sur le défaut de verbes auxiliaires chez les Ouigours.

Je n'ai trouvé que dans les suppliques une forme qui paraît dérivée de la précédente, et qui en diffère seulement par la terminaison "esch" qui y est ajoutée, en voici un exemple sur lequel j'avertis qu'il me reste quelques doutes :  youmschar iltchi baresch kelesch [les envoyés allant et venant].

Ce peut n'être là qu'une altération de la forme suivante, qui est beaucoup plus usitée.

---- Partcipes en misch

Le participe en misch paraît commun à tous les dialectes Turks, et il se trouve presque à chaque ligne dans l'ouigour ; exemples : amdi ischid tapdi yir sari amrildurmesch [à présent, j'ai entendu dire que cette partie du monde jouit de la tranquillité la plus parfaite] ;  khilmisch kim edja goez gourmisch-i yok, edja khoulag aschidmisch-l-yok [qui a fait ce que nul oeil n'a jamais vu, ce que nulle oreille n'a jamais entendu]. On l'emploie aussi avec le verbe substantif, comme dans les exemples suivans : yarim-i oddin yarimi kardin yaradilmisch  ardi [une moitié était faite de feu et l'autre moitié de neige].

Ces exemples, qui sont rares, ne sont pas de véritables temps composés, et le verbe être n'y est pas auxiliaire comme il le seroit en turk, puisque, si l'on veut y faire attention, il s'agit d'un état, d'une manière d'être attribuée au moment auquel le récit s'applique : il est assis, il est formé  : toutes ces façons de parler, en français même, s'éloignent de la nature des temps composés. J'aurai bientôt occasion de revenir sur ce sujet.

---- Participes en in, an

Il se peut faire enfin qu'il y ait encore d'autres formes de participes en in, en at, etc. On trouve dans le vocabulaire "barkin" [allant] ;  kelkin [venant], étant, en turk : mais ces formes paroissant très-peu usitées, il me semble tout-à-fait inutile de m'y arrêter. Je ne parle pas non plus du participe en tchi, commun aux autres idiomes Tartares, parce que c'est moins un temps dérivé qu'un adjectif, qui sert exclusivement en turk, de nom d'agent, de métier ou de profession. 

---- Passif et négatif

Le passif se marque, comme en turk, par le crément "il" ; mais ce qu'il y a de remarquable, c'est que ce crément se place, non pas entre le thème du verbe et la terminaison, mais à la fin, de cette manière : aïdmak [dire] ; aïdmakil [être dit];  khil [fais];  khilal [soit fait], etc. Il n'en est pas de même du crément négatif "ma", qui s'interpose entre le radical et la terminaison, comme dans le turk ottoman ; exemples : aldi [j'ai pris];  almadi [je n'ai point pris]. Cette forme m'a paru peu usitée, et je n'ai trouvé aucun vestige de verbes transitifs, coopératifs, réciproques , inchoatifs, impossibles, ni de toutes ces complications bizarres dont le turk ottoman est rempli.

Après avoir indiqué tant de traits de ressemblance entre l'oui­gour et le turk, il est temps d'en venir à des considérations qui puissent justifier ce que j'ai dit précédemment, que l'accord observé sur plusieurs points entre les deux dialectes, cessoit presque entièrement dans la partie de la grammaire qui touche à la conjugaison des verbes. Sous ce rapport, on ne remarque guère qu'une différence; mais elle me paroît de nature à balancer bien des analogies. La conjugaison en turk s'exécute, en grande partie, à l'aide du verbe substantif qui sert à former des temps composés, à marquer, dans l'action du verbe principal, des modifications de temps que ne sauraient exprimer les formes simples : l'ouigour, au contraire, n'emploie que ces derniers. Arrêtonsnous un moment pour déterminer le degré l'importance que nous devons attacher à ce trait caractéristique.

---- Temps complexes

En examinant le rôle que jouent, dans la conjugaison de certaines langues, les verbes que l'on nomme auxiliaires, on est conduit à supposer que leur emploi tient, le plus souvent, au besoin d'exprimer des nuances de temps plus délicates ou des rapports d'antériorité plus composés que ceux auxquels les formes simples

peuvent s'appliquer. On y voit principalement  un moyen de multi­plier les combinaisons, en attachant à un verbe abstrait, conjointement avec les marques des modes et des personnes, celles des temps qui surchargeraient trop la terminaison ; mais il faut pour cela que le participe du verbe principal conserve le caractère du futur

ou du prétérit ; il ne saurait être au présent : sans cette condition essentielle, il n'y a pas de nouveau rapport marqué; il ne saurait exister de verbe auxiliaire proprement dit.
Dans nos langues modernes, le participe est presque toujours au passé; dans le latin et dans le grec, il était quelquefois au futur: le verbe être est auxiliaire dans ces phrases, je sais venu, je serai allé; venturus sum, amaturus fui ; eleusomenos eimi, filèsôn ên, parce qu'il y a entre le participe et le verbe une relation de temps : il ne le seroit pas dans celles-ci, je suis venant, je serai allant, parce qu'elles ne diroient rien de plus que le temps simple, je viens, j'irai. Quand l'usage les autoriserait, on n'y pourrait trouver qu'une analyse du verbe complexe décomposé en ses deux élémens, qui sont le verbe par excellence et un attribut ou une manière d'exprimer plus positivement le temps de l'action. Les temps simples, dans toutes les langues, sont soumis à cette analyse, qui ne fait quelquefois que  séparer les parties dont ils sont réellement composés.

Sans sortir du sujet que nous étudions, nous pouvons trouver à faire une application immédiate des principes qui viennent d'être rappelés, et aucune langue n'est plus propre que le turk à justi­fier les distinctions que je hasarde. Si l'on examine les temps qui y sont réputés simples, on verra qu'ils sont en effet composés de

ceux du verbe être et du participe présent  khilrum [je fais] est réellement formé du participe présent , "ur" [faisant], et de "im" [je suis]. Il en est de même des autres personnes, khilersin, khileriz, khilersiz, où l'on reconnoît sans difficulté le participe khilur, et les personnes du  verbe être, "sin", "iz",  "siz". Cela est plus sensible encore dans l'imparfait et l'on n'a pas souvent occasion d'analyser avec autant de facilité les formes grammaticales. Ce temps, qui renferme l'idée d'un présent relatif à un temps passé, est formé d'un participe présent et du prétérit du verbe être : khileridum [je faisais], de "khilur" [faisant] et "idum" [je fus]; et pour les autres personnes, khileridun, khileridi, khileriduk, khileridanaz, khilerleridi, de khilur et de idun, idi, iduk, idunuz, idilar.

Dans le prétérit absolu, ce n'est plus le participe du verbe, mais le thème seulement qui s'ajoute au parfait du verbe substantif : khildoum, khildoun, khildi, khilduk, khildunuz, khildiler, de khil [fais], avec "idum", "idun", etc. Sans pousser plus loin cette analyse, nous voyons des temps simples en apparence résulter au fond de l'union ou de la crase d'un  participe avec les temps du verbe être,  sans que ceux-ci  puissent mériter le nom d'auxiliaires. Nous avons vu que l'un de ces temps se retrouvait, avec la même composition, dans le dialecte Ouigour. Nous avons trouvé même une sorte d'imparfait, formé avec le participe présent d'un verbe et le prétérit du verbe être. Dans ce dernier cas, le verbe substantif était employé d'une manière qui le rapprochait de nos auxiliaires, sans pourtant lui en donner le caractère essentiel.

----Temps complexes en ottoman

Mais dans le dialecte Ottoman, on ne s'en tient pas à ce premier degré de composition qui est commune à toutes les langues du monde ; on fait usage de cette composition de temps proprement dite, où un participe exprimant, sans désignation de personne, une action passée ou à venir, est uni sans crase à un temps personnel, soit futur, soit prétérit, et représente, d'une manière complexe, un futur ou  un passé relatif. Cela ne peut se faire qu'à l'aide d'un verbe auxiliaire, et les Turks ont adopté à cet effet "olmak" et ses annexes, qu'ils ajoutent au participe passé en "misch" [miş], ou au participe futur en "djek" [cek]. Il résulte de cette combinaison, des plus-que-parfaits, des futurs, des parfaits composés, toutes choses inconnues en ouigour ; car on ne saurait en rapprocher ni le composé "khilur erdilar" [ils faisaient] , ni même les mots "oldurmisch erdi" [il était assis ]. Dans ces deux exemples, le verbe est réellement substantif; le participe est un véritable adjectif qui marque un état et non une action. Cela est évident pour le second exemple même, puisqu'on ne pourroit pas en faire un plus-que-parfait, ni le traduire par il s'était assis.

----Différences entre turc ottoman et ouigour

Cette différence entre deux dialectes d'une même langue, n'est peut- être pas sans exemple ; mais ce qui la rend  plus remarquable, c'est l'analogie même qu'on observe pour les temps simples. Comment se fait-il qu'en ouigour le prétérit khildum, khildun, etc. contienne le parfait d'un verbe substantif qui n'existe que dans un dialecte différent ?  Pourquoi n'y retrouve-t-on pas plutôt le radical Ouigour erdi, ou dour, ou dourour ! Quelle cause peut avoir introduit un élément étranger dans la conjugaison des verbes, dans la partie la plus intime de la grammaire ! Ce fait peu commun, si j'avois réussi à en bien exposer toutes les circonstances, offriroit, ce me semble, un problème philologique assez curieux à résoudre.  Ce n'est pas une chose qu'on ait souvent occasion d'observer, que deux dialectes d'un idiome différant l'un de l'autre sur des points qui sont regardés assez généralement comme tenant à la nature même du langage. Mais cette première différence, radicale en produit bien d'autres dans la phraséologie, la construction, la manière d'arranger les membres d'une période turk ottoman et l'ouigour se composent, pour la  plus grande, partie, de mots absolument identiques, et les phrases qu'on en compose dans chaque dialecte ont à peine un léger rapport entre elles. Considérés dans un vocabulaire, on serait tenté de les prendre pour un seul et même idiome ; mais en lisant les livres, on est surpris de n'y pas trouver, principalement sous le rapport de la conjugaison, plus d'analogie qu'il n'en existe entre les idiomes d'origine tout-à-fait distincte ; car les temps mêmes qui semblables n'y sont pas également usités. Comment, à quelle époque, de quel peuple les Turks occidentaux ont-ils emprunté cette importante addition qu'ils ont faite à leur système grammatical ? Ou,  si le verbe auxiliaire existait dans  le dialecte primitif,  pourquoi les Ouigours ont-ils renoncé à cet avantage, et comment ont-ils pu faire pour s'en  priver ?

Dans la première  supposition, l'adoption n'aurait pu être faite que par les gens instruits, et n'auroit dû passer qu'avec peine dans la langue parlée. Dans la seconde on conçoit difficilement comment on aurait pu décomposer la langue, en quelque sorte analyser les mots pour en  conserver le radical et en changer la forme. Dans les deux cas, on voit que le mode de comparaison des langues, dont les plus : habiles philologues commencent à sentir l'importance, et qui repose sur le rapprochement des diverses parties du système grammatical, que ce mode, désigné chez un auteur Anglais par l'expression hardie, mais juste, de physiologie du langage ne  doit pourtant pas toujours obtenir une confiance exclusive, mais qu'il faut encore  y joindre l'étude des  mots et de l'étymologie, étude que le même auteur appelle anatomie.  Ce n'est qu'en réunissant cette dernière méthode, à laquelle on s'est peut-être trop borné jusqu'à présent, parce qu'elle ne demande que des connaissances. superficielles avec la première qui exigé un  examen plus  approfondi qu'on peut parvenir ? en philologie des résultats rigoureux et à  des conséquences certaines, d'une égale importance pour l'histoire de la filiation des peuples et pour celle de l'entendement humain.

Comme dans une langue peu riche en terminaisons le défaut de temps diminue beaucoup les ressources de l'écrivain, qui ne peut, sans ce secours, varier la coupe de ses phrases, rattacher à l'endroit qui convient les accessoires qui pourraient éclaircir, étendre ou fortifier son idée principales, on doit s'attendre à retrouver dans l'ouigour  une partie de cette monotonie qui nous a frappés dans  le mandchou, et dont nous avons reconnu des traces dans le mongol de temps personnels, on est réduit à  l'usage des participes, et , au lieu de périodes nombreuses on ne peut faire qu'une série  de petites propositions isolées toutes coulées au même moule, et toujours arrangées l'une par rapport à l'autre, dans un ordre qui doit être rigoureusement conforme à  celui des actions particulières qu'elles énoncent, pour qu'il n'y ait pas de confusion dans les idées. On sent quelle contrainte résulte de cette nécessité, et  le morceau rapporté dans le second  me juger encore. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que les dialectes de constructions plus variées participent, jusqu'à  un certain point à la  même gêne, comme on n'y eût pas pu secouer le joug imposé dès l'origine, ni s'habituer à la liberté dont on y pourrait jouir.

[à suivre]

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