Le théâtre turc à la fin du XIXe siècle vu par Adolphe Thalasso : Karagöz, Orta oyunu et théâtre moderne y sont décrits dans un article plein d'informations paru dans la Revue encyclopédique Larousse en décembre 1899.

[Nous mettons entre crochets les mots turcs dans leur transcription moderne.]
De toutes les littératures iraniennes et sémitiques - syro-arabes, d’après Renan - et de leurs dérivés, la littérature ottomane est la seule dont le théâtre, en plein développement, compte déjà à son actif des oeuvres originales de puissante conception. Le théâtre arabe et le théâtre persan sont, le premier en formation et de date trop récente, le second trop exclusif, trop religieux, trop « mystère », pour soutenir une comparaison avec le théâtre turc.
Bien distinctes entre elles, les trois  époques du théâtre turc sont :
L’époque de Karagueuz (de … à 1790) ;
L’époque de l’Orta Oyounou (de 1790 à 1869) ;
L’époque contemporaine (de 1869 à nos jours).

Théâtre de Karagueuz [Karagöz]

L’origine du théâtre de Karagueuz ou des marionnette turques se perd dans la nuit des temps, ce qui explique, jusqu’à un certain point, son immoralité. Le terrible Mahomet Il ne rêvait pas encore la conquête de Stamboul que tes tribus nomades ottomanes prenaient grand plaisir aux prouesses érotiques de Karagueuz. Qui peut affirmer que l’obscène Polichinelle turc ne soit pas sorti tout armé du cerveau génial d’un Rabelais asiatique, à la suite d’une « libérale » romaine, d’une bacchanale de la Grèce ou d’une fête d’Osiris ?
« Eminemment national », ce théâtre a toujours eu ses coudées franches et n’a subi aucune influence étrangère jusqu’aux environs de 1840, date à laquelle un impresario introduisit dans le répertoire des traductions libres, ad usum Turcorum, de quelques scènes de Molière.
Si la deuxième époque procède directement de Karagueuz, Karagueuz ne lui a point cédé le pas. Gardant les prérogatives des protagonistes des spectacles populaires, il s’est scindé du genre auquel il avait donné naissance; et tandis que ce dernier, grandissant, se développant, préparait la troisième époque et se fondait en elle, Karagueuz, lui, comme un schisme théâtral, continuait ses fredaines sans se préoccuper autrement des enfants qui lui devaient la vie.
Polichinelle est resté en France le prototype de la gaieté théâtrale populaire. Ainsi Karagueuz en Turquie. Avec la différence que si Karagueuz est moins batailleur que son congénère français, il est, en revanche, plus gourmand, plus hypocrite, beaucoup plus sensuel surtout (NOTE : pour plus de détails sur cette époque : Thalasso, Molière en Turquie, brochure publiée en 1888 par Tresse et Stock, et deux plaquettes sur le Théâtre du Karagueuz, parues en 1894 dans l’édition de la « Revue dramatique et littéraire »).

Théâtre de l’Orta Oyounou [Orta Oyunu]

En vertu de circonstances dont l’explication nous mènerait trop loin, - c’est l’histoire même de la société ottomane et de ses transformations successives, sous la pression des idées occidentales, qu’il faudrait retracer, - le théâtre de Karagueuz donna le jour, vers la fin du siècle dernier, à l’Orta Oyounou [Orta Oyunu] (Jeu du milieu).
Ici des acteurs se sont substitués aux marionnettes, une vraie scène est milieu de la salle, d’où sa dénomination d’Orta Oyounou, a remplacé le guignol ; ce ne sont plus des atellanes sans suite, telles qu’en débitent les entrepreneurs de pantins, mais de vraies pièces avec exposition, intrigue et dénouement.
Comme les directeurs de Karagueuz se contentent, pour lui faire lâcher ses épigrammes polissonnes, du premier café venu, de même les acteurs de l’Orta Oyounou, pour représenter leurs farces rabelaisiennes, improvisent leur théâtre dans le premier enclos rencontré sur la route. Il suffit que le voisinage d’une mosquée ou d’un jardin public, d’une fête ou d’un panayir (foire) les allèche par l’espoir d’une recette fructueuse.
Tels nos forains emportant dans leurs vastes maisons roulantes le matériel complet de leur baraquement éphémère, les directeurs de l’Orta Oyounou voiturent dans d’immenses arabas (NOTE : espèces de tombereaux à quatre roues) leur échafaudage de construction, leur attirail scénique, leurs oripeaux et tous les acteurs de la troupe. Ils s’en vont ainsi sous le soleil ardent, traînés par des boeufs lourds et lents qui font à chaque pas carillonner les grelots soyeux et multicolores attachés à leur cou; un artiste en costume aiguillonne et conduit, tandis qu’un bateleur, debout sur le derrière de la voiture, donne la parade et, par ses boniments, attire le public qui augmente à chaque tour de roue.
Dès que les curieux sont en nombre suffisant, l’araba s’arrête, et pendant que le bateleur perçoit le prix des places, le théâtre est dressé. On enfonce dans la terre, en forme d’octogone ovoïde, huit grands pieux, autour desquels on fait courir une bande de calicot vert, haute de 2 mètres et demi, pour empêcher tes indiscrets de jouir gratis du spectacle. Une ouverture pratiquée entre le premier et le huitième poteau et deux autres poteaux plus petits, fixés parallèlement, servira d’entrée pour le public; une loge, en face, formée d’un rectangle en bois entouré de caffess [kafes] (grillages), cachera les honums [hanim] (les femmes) aux regards des hommes; quelques nattes jetées à terre, et voilà.
Plusieurs années plus tard des impresari heureux construisirent de grandes baraques en bois qu’ils appellent pompeusement triato (théâtre). Mais, que ces spectacles soient donnés à ciel ouvert ou dans de méchantes salles fermées, que l’auditoire soit admis à s’asseoir à terre ou sur des gradins, l’Orta Oyounou conservera toujours sa forme de stade ovoïde, le répertoire ne changera presque pas, et le public prendra place, invariablement, de la même façon en forme de grand cercle.
Les spectateurs du premier rang s’assoient à terre les jambes croisées, dans la position traditionnelle du repos chez les Orientaux, position semblable à celle que, chez nous les tailleurs prennent sur leur établi. Les titulaires du deuxième rang, toujours en cercle, s’agenouillent derrière ceux du premier; les mains posées sur les genoux, la rappellent la pose toute de nonchalante dignité des musulmans lorsqu’ils récitent leur prière, tournés vers l’Orient, et qui les fait vc.ir assis en même temps qu’agenouillée. I.e public des troisième et quatrième rangs reste debout. Les derniers arrivants se haussent sur de bancs, des caisses; d’aucune grimpent sur les poteaux: d’autres font la courte échelle.
Le milieu de l’enclos ou de la salle reste vide et sert de scène ; on  y place quelques meubles, chaises, lit, etc. II n’existe par conséquent pas de décor ; un acteur, au cours du spectacle, annonce les changements de scène, tout comme autrefois au théâtre du Globe. Une portière est placée devant l’ouverture par laquelle le public a été introduit, une autre portière devant l’ouverture qui donne sur la scène. L’espace laissé libre entre ces deux portières sert de coulisses, de foyer et de loges aux acteurs; c’est là qu’ils changeront cinq ou six fois de costume, par là qu’au moment venu ils effectueront leur entrée et leur sortie.
L’ancienne Comédie italienne, dont l’histoire est intimement liée à la création de la scène française, qui a rendu tant de services inappréciables à notre art dramatique et à laquelle le grand Molière lui-même reste éternellement débteur, semble être aussi inspiratrice du répertoire l’Orta Ouyounou. Les longues relations de la Turquie avec Venise et Gênes ne sont sans doute pas étrangères à cette inspiration.

Les types les plus curieux et les plus originaux de la Comedia dell’arte sont au nombre de quatre : Arlequin, Colombine, Scaramouche et Pantalon. On compte également quatre types classiques, lorsque les deux amoureux de la comédie italienne émigrèrent sur les scènes de pantomime: Arlequin, Colombine, Cassandre et Pierrot. Il y a eu aussi quatre personnages d’absolue nécessité pour les représentations de l’Orta Oyounou:  le Kavouklou [Kavuklu] (le gros bonnet), le Pesheikar [Pişekâr] (l’introducteur), le Sevgulu [Sevgili] (l’aimé) et la Zéné [Zenne] (la femme).
Proportions gardées du génie national de chacun des deux peuples, de grandes affinités existent entre le caractère des personnages turcs et celui des personnages italiens.
Avec moins de grâce espiègle et de malice enjouée qui font d’Arlequin le type le plus aimable de la Comédie italienne, Sevgulu lui ressemble beaucoup, malgré le sensualisme qui le pousse à préférer la prose à la poésie.
Qu’elle joue indifféremment les rôles d’une jeune fille, d’une femme mariée, d’une veuve ou d’une fille de joie, la zéné, autour de laquelle pivote invariablement l’intrigue de la comédie, possède au même degré que Colombine une ruse pleine d’esprit et de gentillesse, mise au servie de ses amours et employée à berner Kavouklou, à se jouer du Peshekiar et à se faire enlever par Sevgulu.
Kavouklou, le vieux bellâtre, vaniteux et insupportable, obstinément ridicule, sot, entêté, trompé et berné par tout le monde, est un composé bizarre de Pantalon, de Cassandre et de Léandre. Il y a en lui de l’Arnolpho et du Bartholo. Il y a surtout du karagueuz. La luxure est sa passion dominante. Avec son air de tout respecter, Il ne respecte rien ;  il ne croit pas plus à l’honnêteté qu’à la vertu, dont il prend souvent le masque pour satisfaire ses appétits.
Peshekiar, c’est un Scaramouche doublé du Hadjival des marionnettes turques. Son imagination lui offre toujours des ressources pour venir à bout des difficultés que lui créent la Zénè, Sevgulu et Kavouklou. Fin, rusé, gai, amoureux, vaniteux, hâbleur, il sait tout, se mêle de tout, brouille tout, arrange tout. La marche de l’action dramatique est toujours entre ses mains et il pétille d’un esprit sui generis, dû certainement à son double atavisme théâtral.
Pour qu’une représentation puisse régulièrement avoir lieu, ces quatre personnages sont indispensables; c’est dire que les troupes de l’Orta Oyounou se composent, pour le moins, de quatre acteurs. Encore ces acteurs sont-ils tenus, d’après l’importance de la pièce, à se multiplier. Il est des comédies où chacun deux change jusqu’à dix fois de costume et joue dix rôles différents. La toi musulmane défendant à une femme de paraître eu public, presque toujours des jeunes gens — car il existe des troupes où des actrices arméniennes tiennent le personnage — jouent le rôle le la zénè par leur voix, leurs gestes, leurs manières, ces éphèbes arrivent à donner une illusion aussi complète que possible.
Comme pour Karagueuz, aucune pièce de l’Orta Oyounou n’est écrite. A l’instar des Gelosi, les acteurs turcs ne possèdent qu’un simple canevas. Séance tenante, devant le public, ils improvisent le dialogue, développent les scènes, inventent les incidents, font des trouvailles, lancent leurs lazzis avec une verve inépuisable, une faconde sans cesse renaissante.
Non seulement ces acteurs doivent être des gens de beaucoup d’esprit, mais force leur est de posséder un certain fonds d’instruction. Il n’est pas de comédie où ne paraissent au moins un Albanais, un bosniaque, un kurde et deux Persans: le Persans jouent sur  la scène turque le rôle que les Anglais jouent sur notre scène. Aussi l’obligation s’impose-t-elle de connaître les idiomes de tous les pays d’Orient, de pouvoir imiter l’accent, de  peindre les moeurs, porter le costume, souligner le ridicule de chacun de ces peuples résultat qui ne s’obtient qu’à la suite de longs efforts et d’une étude coustante de la vie de tous les jours.
La donnée de ces comédies est uniformément une intrigue amoureuse. Sur des canevas plus ou moins semblables, les acteurs de l’Orta Oyounou brodent des scènes d’un comique parfois très bien venu. Il leur arrive d’exposer des principes moraux et philosophiques, de faire une critique sévère mais juste des moeurs locales, de habitudes mondaines. Mais quelquefois aussi, ils développent leurs scènes d’amour de façon si obscène, ils emploient des mots d’un naturalisme tel, qu’on est à se demander comment l’austérité musulmane permet la vue de spectacles pareils à des femmes, à des jeunes filles, à des enfants; comment, surtout, ces turpitudes sont tolérées par la censure préfectorale, si sévère, comme nous le verrons plus loin, pour des chefs-d’oeuvre qui n’ont d’autre tort que de mettre en scène des têtes couronnées.
Malgré le genre nouveau qui a suivi l’Orta oyounou des représentations de ce théâtre se donnent encore assez souvent à Stamboul [Istanbul], dans la banlieue et en province. Au mois de juin 1899, à l’occasion des fêtes de la circoncision du fils du sultan,
S. A. I. le prince Abdul Rahim-effendi, des représentations d’Orta Oyounou ont eu lien dans tous les hôpitaux de la capitale où, suivant une ancienne et pieuse coutume, plus de douze mille enfants ont été circoncis aux frais de la liste civile.

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