Cette interview parut dans le journal "Pages de gloire, de sciences et d'actualités", n°69 du 26 mars 1916. L'ex-général turc Chérif Pacha considéré comme un traître par les autorités turques, y est présenté comme un ami de la France.
Le journaliste rappelle l'opposition de Mohammed Chérif Pacha (1865-1951) au comité Union et Progrès qui dirige alors la Turquie et qui s'est engagé dans la Première guerre mondiale aux côtés des Allemands. Cette opposition lui a valu une condamnation à mort et l'exil.
"Pages de gloire" était un magazine consacré à la guerre.
Chérif Pacha avait fait des études au lycée français de Galatasaray à Istanbul, parlait couramment le Français ; il avait été un des 4 élèves étrangers de la 70e promotion de l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr (1885-1887) (promotion de l’Annam).
"Il y a, à Paris, un général turc que nul Français ne songe à traiter en ennemi de notre pays. Ce général turc, qui s'honore de porter la plaque de grand officier de la Légion d'honneur, ce général turc qui sort de Saint-Cyr et qui avait rêvé d'une régénération de son pays par une alliance avec la France et l'Angleterre, c'est Chérif Pacha.
Proscrit, deux fois condamné à mort par l'association de bandits qui a vendu la Turquie à l'Allemagne, Chérif Pacha fut poursuivi jusqu'à Paris même par la haine des tyrans de Constantinople, puisque, le 14 janvier 1914, un de leurs émissaires s'introduisait dans son appartement et tentait de l'assassiner. Cet attentat fit beaucoup de bruit à l'époque, mais celui qu'il surprit le moins fut certainement Chérif Pacha lui-même qui, depuis longtemps, s'attendait aux pires entreprises des dirigeants du fameux comité dont le titre – Union et Progrès – apparaît impudent et cynique étant données les réalités qu'il couvre.
Un souvenir personnel
L'auteur de ces lignes est particulièrement bien placé pour parler des dangers qui rôdaient autour de Chérif Pacha. En 1913, à Vichy, j'eus l'occasion de faire une longue promenade dans le parc avec le général : un agent de la sûreté ne cessa de suivre Chérif Pacha quelque vingt ou trente mètres. Nous allâmes déjeuner dans un grand hôtel proche du Casino. Par la large baie de la salle à manger, je pouvais apercevoir le brave agent qui montait consciencieusement sa faction protectrice à l'intention du grand proscrit ottoman que les autorités françaises savaient menacé dans sa vie.
De telles précautions n'étaient pas vaines. L'attentat du 14 janvier 1914, auquel le général n'échappa que par miracle, le prouve abondamment.
Je n'avais pas revu Chérif Pacha depuis notre rencontre à Vichy lorsque, l'autre jour, je suis allé lui faire visite à l'intention des « Pages de gloire ». je savais que, dès la veille de la mobilisation, le général avait offert son épée au gouvernement français. Je savais qu'il souffrait de voir le sort de la Turquie lié à celui des empires de proie, lui, l'adversaire irréductible de ceux qui conduisent son pays à l'abîme. En tout temps, une conversation avec un tel homme ne saurait être indifférente, mais, dans les circonstances actuelles, il était particulièrement intéressant de causer avec l'antagoniste de Enver, des Talaat et consorts, qui se sont faits les exécuteurs de la volonté allemande à Constantinople.
Chérif Pacha me reçoit dans son cabinet de travail, à quelques mètres du vestibule d'où son meurtrier tenta de l'abattre à coups de revolver. L'accueil du général est charmant comme à l'accoutumée, mais, par instants, une expression de tristesse passe sur son visage lorsque l'entretien vient sur les événements d'Orient.
Cherif Pacha
La maître de la Turquie
On se rend parfaitement compte en France, me dit Chérif Pacha, que mon malheureux pays est sous la coupe d'une camarilla sans conscience et sans honneur. Mais on ne sait peut-être pas exactement comment sont distribués les premiers rôles de ce sinistre drame. C'est ainsi que l'on est assez porté à voir dans Enver une sorte de dictateur omnipotent, prenant le mot d'ordre à Berlin, mais menant tous les autres à sa guise.
« Le chef suprême, c'est Talaat bey. Il est le maître de la Turquie comme il était le maître du cimité Union et Progrès, lorsque celui-ci reprit le pouvoir en abusant de la crédulité généreuse de Nazim Pacha, généralissime et ministre de la Guerre qui, non seulement toléra la présence des Unionistes dans différents postes civils et militaires, mais encore accorda des commandements importants à la plupart des chefs : Enver, Djemal, etc. La reconnaissance de ces gens-là ne se fit pas attendre : le 23 février 1913, Nazim Pacha était assassiné par eux.
Le crime initial
« Il est nécessaire de se reporter à ce crime pour comprendre exactement la situation actuelle. Ce jour-là, c'est Talaat qui dirige tout – comme aujourd'hui. Il a réuni une dizaine d'Unionistes déterminés qui se présentent à la Sublime Porte. Le Comité a pris soin de gagner préalablement le chef du poste de garde, lequel s'est absenté à point nommé. Il aurait suffi que les sentinelles tirassent sur les conjurés pour les disperser, mais personne n'eut la présence d'esprit de leur en donner l'ordre.
« Enver rencontre dans l'antichambre de la salle du Conseil des ministres, Nazim Pacha qui, comprenant ses intentions, lui crie : « Que faites-vous là, lâche ? »
« Enver répond par deux coups de revolver. Nazim roule à terre, tout gémissant. Talaat s'approche du ministre et l'achève d'une balle dans la tête. Les autres se précipitent sur le cadavre, le poignard à la main. »
Chérif Pacha a raconté le terrible drame avec une sobriété de termes et d'accent qui rendent son récit impressionnable jusqu'au malaise.
Enver Pacha
Le dictateur
Depuis ce jour, reprend-il, Talaat est le maître absolu de la Turquie et le vrai dictateur de tout l'Empire. Il est officiellement ministre de l'Intérieur et des Finances ; mais, en réalité, c'est entre ses mains que sont réunis tous les pouvoirs civils, militaires et religieux.
« Talaat règne sur la Turquie en despote. Il a organisé tout un régiment de gardes du corps parmi les forçats les plus redoutables qu'il a fait sortir des prisons de l'Empire. Chacun touche sur les fonds secrets du ministère de l'Intérieur 400 francs par mois, sans compter tous les avantages que, grâce a leur qualité de fedaï , ils s'entendent à soutirer aux populations.
« Talaat est seul responsable de la destinée politique de la Turquie et de tous les assassinats qu'on y commet. »
Comme nous faisions allusion à la mort du prince héritier :
- Ce meurtre, dit notre interlocuteur, est également son œuvre. C'est par son propre médecin particulier que le prince a été chloroformé après une lutte violente entre eux. Or, ce médecin est un des chefs influents du comité Union et Progrès, et le comité voyait en Youssouf Izzeddin effendi un adversaire dangereux.
Comme je demande au général quelques indications sur les dominantes du caractère de Talaat :
- C'est un homme extrêmement souple et savamment hypocrite, me dit-il. Je l'ai vu un jour, c'était en 1909, combler d'amabilités et de prévenances admirablement rouées une personnalité dont il avait ordonné l'assassinat. Il excelle à persuader son interlocuteur de la sincérité de ses bonnes intentions. Chaque fois qu'un ambassadeur ou un étranger de distinction se plaignait à Talaat des faits déplorables qui se passaient en Turquie, Talaat hochait tristement la tête et reconnaissait que certains de ses collaborateurs commettaient des bévues ; mais comme il s'agissait de gens jouissant d'une grande popularité dans l'armée, il fallait user de modération à leur égard...
- Et Djemal ? Qu'y avait-il de vrai dans les bruits qui coururent il y a quelque temps de sa défection possible ?
- Talaat, Enver et Djémal ne forment qu'un seul corps, qu'un seul esprit. D'après le serment qu'ils ont prêté solennellement, rien ne peut séparer leurs causes. Tout bruit de dissentiment entre eux est faux. Mais, je le répète, c'est Talaat qui est la tête. Il est d'ailleurs relativement facile de mener un homme comme Enver, par exemple, qui aime l'ostentation et les honneurs, qui est assoiffé de publicité.
La conversation prit un autre tour, puis elle revint sur la situation de la Turquie.
- La situation si précaire qui est celle de la Turquie, reprend Chérif Pacha, est, en somme, le fait d'une vingtaine d'individus, les dirigeants du Comité. La masse de la population est innocente de leurs crimes. Beaucoup d'Ottomans sont conscients des devoirs qui nous obligent de revenir à notre orientation politique traditionnelle, c'est-à-dire à la coopération avec la France et l'Angleterre.
Le prince Youssouf Izeddine, prince héritierde Turquie
Une illustre famille
Le général Chérif Pacha est né le 15 octobre 1865 à Scutari [Üsküdar]. Il est le fils aîné de feu Saïd Pacha [1834-1907], qui fut pendant quatorze années consécutives ministre des Affaires étrangères de Turquie. C'était incontestablement l'homme d'Etat le plus éminent et les plus intègre du règne d'Abdul Hamid. Saïd Pacha, à qui le gouvernement français a conféré la dignité de grand croix de la Légion d'honneur, parlait notre langue avec beaucoup de finesse ; il avait, dès 1861, la réputation d'être francophile, alors qu'il était secrétaire privé et confident du célèbre maréchal Riza Pacha qui, sous le règne des sultans Mahmoud et Abdul Medjid, était tout-puissant.
Chérif Pacha appartient à l'une des plus anciennes familles nobles du Kurdistan. Il est né de père et de mère purement Kurdes.
De Saint-Cyr à l'ambassade
C'est une carrière à la fois brillante et dramatiquement mouvementée, que celle de Chérif Pacha.
Le général a fait ses études classiques au lycée français de Galata Seraï [Galatasaray], à Constantinople, qu'il quitta à l'âge de dix-sept ans pour venir compléter son instruction à Paris. Il sortit de l'école de Saint-Cyr, en 1887. Ainsi qu'on peut le voir sur la photographie que nous publions, le SaintCyrien Chérif Pacha était déjà chevalier de la Légion d'honneur.
Nommé officier dans la garde impériale ottomane, il devint plus tard aide de camp du sultan.
D'abord attaché militaire à Bruxelles, il était nommé en la même qualité à Paris en 1889. Puis, en 1898, il était envoyé comme ambassadeur, à Stockholm. Or, cette haute mission n'était qu'un exil déguisé. Les idées libérales de Chérif Pacha le compromettaient à la cour de Constantinople, d'où on tenait à l'éloigner sans toutefois froisser son père qui était alors président du Conseil d'Etat et aux obsèques duquel, en 1907, le général dut s'abstenir d'assister.
La révolution de 1908
Au début de la révolution de 1908, Chérif Pacha, qui était acquis aux idées libérales et qui, comme tant d'autres, croyait à l'oeuvre de régénération de la Turquie que faisaient espérer les premiers gestes du comité Union et Progrès, participe au mouvement qui s'effectuait dans son pays et coopéra à l'établissement des lois constitutionnelles. Mais la tournure que prirent les choses, les iniquités commises lors des élections, les projets de crimes politiques qu'il vit élaborer par le Comité, enfin la chute inconstitutionnelle du cabinet de Kiamil Pacha, décidèrent le général Chérif Pacha à envoyer sa lettre retentissante du 25 mars 1909, par laquelle il donnait sa démission motivée et posait, pour la retirer, plusieurs conditions, entre autres celles-ci qu'il est curieux de rappeler aujourd'hui :
« Le comité Union et Progrès ne doit pas conserver son caractère secret ; il ne doit pas s'immiscer d'une façon occulte dans les affaires de l'Etat ; les élections doivent se faire sans aucune pression et sans crime ! »
Telle fut la cause première de la proscription et l'origine des persécutions dont pâtit Chérif Pacha pour avoir voulu le bien de son pays.
Or, si les conseils du général Chérif Pacha avaient été écoutés par les dirigeants du comité Union et Progrès, il est probable que la Turquie ne serait pas acculée à la situation qui est la sienne actuellement."
Gabriel Bernard
Une du journal "Pages de gloire", 26 mars 1916